N°. I I.

SUITE des Réflexions sur la Formation & la Distribution des Richesses, par Mr. X.
 
§. X X X I.
Des capitaux en général & du revenu de l’argent.
l y a un autre moyen d’être riche sans travailler & sans posséder des terres dont je n’ai point encore parlé. Il est nécessaire d’en expliquer l’origine & la liaison avec le reste du systême de la distribution des richesses dans la société, dont je viens de crayonner l’ébauche. Ce moyen consiste à vivre de ce qu’on appelle le revenu de son argent, ou de l’intérêt qu’on retire de l’argent, prêté.
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§. X X X I I.
De l’usage de l’or & de l’argent dans le commerce.
L’argent & l’or sont deux marchandises comme les autres ; & moins précieuses que beaucoup d’autres, puisqu’elles ne sont d’aucun usage pour les véritables besoins de la vie. Pour expliquer comment ces deux métaux sont devenus le gage représentatif de toute espece de richesse, comment ils influent dans la marche du Commerce, & comment ils entrent dans la composition des fortunes ; il faut remonter un peu haut & revenir sur nos pas.
§. X X X I I I.
Naissance du Commerce. Principe de l’évaluation des choses commerçables.
Le besoin réciproque a introduit l’échange de ce qu’on avoit contre ce qu’on n’avoit pas ; on échangea une denrée

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contre une autre, les denrées contre le travail. Dans ces échanges il falloit que les deux parties convinssent de la qualité & de la quantité de chacune des choses échangées. Dans cette convention il est naturel que chacun desire de recevoir le plus qu’il peut & de donner le moins qu’ll peut, & tous deux étant également maîtres de ce qu’ils ont à donner dans l’échange ; c’est à chacun d’eux à balancer l’atta-chement qu’il a pour la denrée qu’il donne avec le desir qu’il a de la denrée qu’il veut recevoir, & à fixer en conséquence la quantité de chacune des choses échangées. S’ils ne sont pas d’accord, il faudra qu’ils se rapprochent en cédant un peu de part & d’autre, en offrant plus & se contentant de moins. Je suppose que l’un ait besoin de bled & l’autre de vin, & qu’ils s’accordent à échanger un boisseau de bled contre six pintes de vin. Il est évident que pour chacun d’eux, un boisseau
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de bled & six pintes de vin sont regardés comme exactement équivalents, & que dans cet echange particulier le prix d’un boisseau de bled est six pintes de vin, & le prix de six pintes de vin est un boisseau de bled. Mais dans un autre échange entre d’autres hommes, ce prix sera différent suivant que l’un d’eux aura un besoin plus ou moins pressant de la denrée de l’autre ; & un boisseau de bled pourra être échangé contre huit pintes de vin, tandis qu’un autre boisseau sera échangé contre quatre pintes seulement. Or il est évident qu’aucun de ces trois prix ne sauroit être regardé plutôt que l’autre comme le véritable prix du boisseau de bled ; car, pour chacun des contractans, le vin qu’il a reçu étoit l’équivalent du bled qu’il a donné : en un mot, tant que l’on considere chaque échange comme isolé & en particulier, la valeur de chacune des choses échangées n’a d’autre mesure que le besoin ou le desir

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& les moyens des contractans balancés de part & d’autre, & n’est fixée que par l’accord de leur volonté.
§. X X X I V.
Comment s’établit la valeur courante dans l’échange des marchandises.
Cependant il se trouve que plusieurs Particuliers ont du vin à offrir à celui qui a du bled : si l’un n’a voulu donner que quatre pintes pour un boisseau, le Propriétaire du bled ne lui donnera pas son bled, lorsqu’il saura qu’un autre lui donnera six pintes ou huit pour le même boisseau. Si le premier veut avoir du blé, il sera obligé de hausser le prix au niveau de celui qui offre davantage. Les Vendeurs de vin profitent de leur côté de la concurrence entre les Vendeurs de bled : chacun ne se détermine à donner sa denrée qu’après avoir comparé les différentes offres qu’on lui fait de la denrée dont il a besoin, & donne la préférence à l’of-
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fre la plus forte. La valeur du bled & du vin n’est plus débattue entre deux seuls Particuliers relativement à leurs besoins & à leurs facultés réciproques ; elle se fixe par la balance des besoins & des facultés de la totalité des Vendeurs de bled avec ceux de la totalité des Vendeurs de vin. Car tel qui donneroit volontiers huit pintes de vin pour un boisseau de bled, n’en donnera que quatre, lorsqu’il saura qu’un Propriétaire de bled consent à donner deux boisseaux de bled pour huit pintes. Le prix mitoyen entre les différentes offres & les différentes demandes deviendra le prix courant auquel tous les acheteurs & les vendeurs se conformeront dans leurs échanges ; & il sera vrai de dire que six pintes de vin seront pour tout le monde l’équivalent d’un boisseau de bled, si c’est là le prix mitoyen, jusqu’à ce que la diminution de l’offre d’un côté, ou de la demande de l’autre, fasse changer cette évaluation.


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§. X X X V.
Le Commerce donne à chaque marchandise une valeur courante, relativement à chaque autre marchandise, d’où il suit que toute marchandise est l’équivalent d’une certaine quantité de toute autre marchandise, & peut être regardée comme un gage qui la représente.
Le bled ne s’échange pas seulement contre le vin, mais contre tous les autres objets dont peuvent avoir besoin les propriétaires de bled ; contre le bois, le cuir, la laine, le coton, &c. : il en est de même du vin & de chaque denrée en particulier. Si un boisseau de bled est l’équivalent de six pintes de vin, & qu’un mouton soit l’évalent de trois boisseaux de bled, ce même mouton sera l’équivalent de dix-huit pintes de vin. Celui qui, ayant du bled, auroit besoin de vin, pourroit, sans inconvénient, échanger son bled contre un mouton,

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afin de pouvoir ensuite échanger ce mouton contre le vin dont il a besoin.
§. X X X V I.
Chaque marchandise peut servir d’échelle ou de mesure commune pour y comparer la valeur de toutes les autres.
Il suit de là que dans un pays où le Commerce est fort animé, où il y a beaucoup de productions & beaucoup de consommation, où il y a beaucoup d’offres & de demandes de toutes sortes de denrées, chaque espece aura un prix courant relativement à chaque autre espece ; c’est-à-dire, qu’une certaine quantité de l’une équivaudra à une certaine quantité de chacune des autres. Ainsi la même quantité de bled, qui vaudra dix-huit pintes de vin, vaudra aussi un mouton, une piéce de cuir préparé, une certaine quantité de fer : & toutes ces choses auront dans le commerce une valeur égale. Pour exprimer

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& faire connoître la valeur d’une chose eu particulier, il est évident qu’il suffit d’énoncer la quantité d’une autre denrée connue qui en seroit regardée comme l’équivalent. Ainsi pour faire connoître ce que vaut une piéce de cuir d’une certaine grandeur, on peut dire indifféremment qu’elle vaut trois boisseaux de bled ou dix-huit pintes de vin. On peut de même exprimer la valeur d’une certaine quantité de vin par le nombre des moutons ou des boisseaux de bled qu’elle vaut dans le Commerce.
On voit par-là que toutes les espèces de denrées qui peuvent être l’objet du Commerce se mesurent, pour ainsi dire, les unes les autres, que chacune peut peut servir de mesure commune ou d’échelle de comparaison pour y rapporter les valeurs de toutes les autres ; & pareillement chaque marchandise devient entre les mains de celui qui la possede, un moyen de se procurer tou-

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tes les autres : une espece de gage universel.
§. X X X V I I.
Toute marchandise ne présente pas une échelle des valeurs également commode. On a dû préférer, dans l’usage celles qui n’étant pas susceptibles d’une grande différence dans la qualité ont une valeur principalement relative au nombre ou à la quantité.
Mais, quoique toutes les marchandises aient essentiellement cette propriété de représenter toutes les autres, de pouvoir servir de commune mesure, pour exprimer leur valeur, & de gage universel pour se les procurer toutes par la voie de l’échange, toutes ne peuvent pas êtte employées avec la même facilité à ces deux usages. Plus une marchandise est susceptible de changer de valeur à raison de sa qualité, plus il est difficile de la faire servir d’échelle pour

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y rapporter la valeur des autres marchandises. Par exemple, si dix-huit pintes de vin d’Anjou, sont l’équivalent d’un mouton, dix-huit pintes de vin du Cap seront l’équivalent de dix-huit moutons. Ainsi celui qui pour faire connoître la valeur d’un mouton, diroit qu’il vaut dix huit pintes de vin, employeroit un langage équivoque, & qui ne donneroit aucune idée précise, à moins qu’il n’ajoutât beaucoup d’expli-cations, ce qui seroit très incommode. On a donc dû choisir par préférence pour échelle de comparaison, des denrées qui, étant d’un usage plus commun, & par-là d’une valeur plus connue, étoient plus semblables les unes aux autres, & dont, par conséquent, la valeur étoit plus relative au nombre ou à la quantité qu’à la qualité.

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§. X X X V I I I.
Au défaut de l’exacte correspondance entre la valeur & le nombre ou la quantité, on y supplée par une évaluation moyenne qui devient une espece de monnoye ideale.
Dans un pays où il n’y a qu’une race de moutons, on peut facilement prendre la valeur d’une toison ou celle d’un mouton pour la mesure commune des valeurs, & l’on dira qu’une barique de vin ou une pièce d’étoffe valent un certain nombre de toisons ou de moutons. A la vérité, il y a entra les moutons quelque inégalité, mais quand il s’agit de vendre des moutons on a soin d’évaluer cette inégalité, & de compter, par exemple, deux agneaux pour un mouton. Lorsqu’il s’agit d’évaluer toute autre marchandise, on prend pour unité la valeur commune d’un mouton d’uu âge moyen & d’une force moyenne. De cette sorte, l’énon-

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ciation des valeurs en moutons devient comme un langage de convention, & ce mot, un mouton, dans le langage du commerce, ne signifie qu’une certaine valeur, qui, dans l’esprit de ceux qui l’entendent, porte l’idée non-seulement d’un mouton, mais d’une certaine quantité de chacune des denrées les plus communes, qui sont regardées comme l’équivalent de cette valeur ; & cette expression finira si bien par s’appliquer à une valeur fictive & abstraite, plutôt qu’à un mouton réel ; que si par hasard il arrive une mortalité sur les moutons, & que, pour en avoir un, il faille donner le double de bled ou de vin qu’on donnoit auparavant ; on dira qu’un mouton vaut deux moutons, plutôt que de changer l’expression à laquelle on est accoutumé pour toutes les autres valeurs.

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§. X X X I X.
Exemples de ces évaluations moyennes qui deviennent une expression idéale des valeurs.
On connoit dans le commerce de toutes les Nations, plusieurs exemples de ces évaluations fictives en marchandises, qui ne sont pour ainsi dire qu’un langage de convention, pour exprimer leur valeur. Ainsi les Rotisseurs de Paris, les Marchands de Poisson, qui fournissent de grandes maisons, font ordinairement leurs marchés à la piece. Une poularde grasse est comptée pour une piece; un poulet pour une demie piece, plus ou moins suivant la saison, & ainsi du reste. Dans le Commerce des Negres vendus aux Colonies d’Amérique, on vend une cargaison de Negres, à raison de tant par tête de Negre piece d’Inde. Les femmes & les enfants s’évaluent : en sorte, par exemple, que trois enfants,

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ou bien une femme & un enfant, sont comptés pour une tête de Negre. On augmente ou on diminue l’évaluation à raison de la vigueur ou des autres qualités des esclaves ; en sorteque tel esclave peut être compté pour deux têtes de Negre.
Les Negres Mandingos, qui font le commerce de la poudre d’or avec les Marchands Arabes, rapportent toutes les denrées à une échelle fictive dont les parties s’appellent macutes, ensorte qu’ils disent aux Marchands qu’ils leur donnent tant de macutes en or. Ils évaluent aussi en macutes les marchandises qu’ils reçoivent, & se débattent avec les marchands sur cette évaluation. C’est ainsi qu’on compte en Hollande par florins de Banque, qui ne sont qu’une monnoie fictive, & qui dans le commerce s’évaluent tantôt plus cher, tantôt moins que la monnoie qu’on appelle florins.

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§. X L.
Toute marchandise est un gage représentatif de tous les objets du Commerce ; mais plus ou moins commode dans l’usage, suivant qu’elle est plus ou moins facile à transporter & à conserver sans altération.
La variation dans la qualité des marchandises, & dans leur prix à raison de cette qualité, qui les rend moins propres que d’autres à servir de commune mesure, s’oppose ou plus moins à ce qu’elles soient un gage représentatif de toute autre marchandise d’une pareille valeur. Cependant il y a aussi, quant à cette derniere propriété, une très grande différence entre les différentes especes de marchandises. Il est évident, par exemple, qu’un homme qui a chez lui une piece de toile est bien plus sûr de se procurer, quand il voudra, une certaine quantité de bled, que s’il avoit une barique de vin de pareille valeur ; le vin étant

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sujet à une infinité d’accidents qui peuvent en un instant lui faire perdre tout son prix.
§. X L I.
Toute marchandise a les deux propriétés essentielles de la monnoie, de mesurer & de représenter toute valeur : & dans ce sens, toute marchandise & monnoie.
Ces deux propriétés de servir de commune mesure de toutes les valeurs & d’être un gage représentatif de toutes les marchandises de pareille valeur, renferment tout ce qui constitue l’essence & l’utilité de ce qu’on appelle monnoie ; & il suit des détails dans lesquels je viens d’entrer, que toutes les marchandises sont à quelques égards monnoie & participent à ces deux propriétés essentielles, plus ou moins à raison de leur nature particuliere. Toutes sont plus ou moins propres à servir de commune mesure à raison de ce qu’elles sont d’un usage plus

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général, d’une qualité plus semblable, & plus faciles à se diviser en parties d’une valeur égale. Toutes sont plus ou moins propres à être un gage universel des échanges, à raison de ce qu’elles sont moins susceptibles de déchet & d’altération dans leur quantité ou dans leur qualité.
§. X L I I.
Réciproquement, toute monnoie est essentiellement marchandise.
On ne peut prendre pour commune mesure des valeurs, que ce qui a une valeur, ce qui est reçu dans le Commerce en échange des autres valeurs : & il n’y a de gage universellement représentatif d’une valeur, qu’une autre valeur égale. Une monnoie de pure convention est donc une chose impossible.

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§. X L I I I.
Différentes matieres ont pû servir & ont servi de monnoie usuelle.
Plusieurs Nations ont adopté dans leur langage & dans leur Commerce, pour commune mesure de valeurs, différentes matieres plus ou moins précieuses ; il y a encore aujourd’hui quelques Peuples Barbares qui se servent d’une espece de petits coquillages appelés Caurits. Je me souviens d’avoir vu au College des noyaux d’abricots échangés & troqués, comme une espece de monnoie entre les Ecoliers qui s’en servoient pour jouer à différens jeux. J’ai déjà parlé de l’évaluation par tête de bétail. On en trouve des vestiges dans les Loix des anciennes Nations Germaniques qui détruisirent l’Empire Romain. Les premiers Romains ou du moins les Latins leurs ancêtres s’en étoient aussi servis. On prétend que les premieres monnoies qu’on frappa en
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cuivre représentoient la valeur d’un mouton, & portoient l’empreinte de cet animal, & que c’est delà qu’est venu le mot pecunia de pecus. Cette conjecture a beaucoup de vraisemblance.
§. X L I V.
Les Métaux, & sur-tout l’or & l’argent, y sont plus propres qu’aucune autre substance ; & pourquoi.
Nous voici arrivés à l’introduction des métaux précieux dans le Commerce. Tous les métaux, à mesure qu’ils ont été découverts, ont été admis dans les échanges à raison de leur utilité réelle : Leur brillant les a fait rechercher pour servir de parure ; leur ductilité & leur solidité les ont rendus propres à faire des vases plus durables & plus légers que ceux d’argile. Mais ces substances ne purent être dans le Commerce sans devenir presque aussi-tôt la Monnoie universelle ; un morceau de quelque métal que

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ce soit a exactement les mêmes qualités qu’un autre morceau du même métal, pourvu qu’il soit également pur : or la facilité qu’on a de séparer, par différentes opérations de Chymie, un métal des autres métaux avec lesquels il seroit allié, fait qu’on peut toujours les réduire au degré de pureté, ou, comme on s’exprime, au titre qu’on veut : alors la valeur du métal ne peut plus différer que par son poids. En exprimant la valeur de chaque marchandise par le poids du métal qu’on donne en échange, on aura donc l’expression de toutes les valeurs la plus claire, la plus commode & la plus susceptible de précision : & dès lors il est impossible que dans l’usage on ne la préfere pas à toute autre. Les métaux ne sont pas moins propres que les autres marchandises à devenir le gage universel de toutes les valeurs qu’ils peuvent mesurer : comme ils sont susceptibles de toutes les divisions imaginables, il n’y a aucun objet dans le
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Commerce dont la valeur, petite ou grande, ne puisse être exactement payée par une certaine quantité de métal. A cet avantage de se préter à toutes sortes de divisions, ils joignent celui d’être inaltérables : & ceux qui sont rares, comme l’argent & l’or, ont une très grande valeur sous un poids & un volume très peu considérable.
Ces deux métaux sont donc de toutes les marchandises les plus faciles à vérifier pour leur qualité, à diviser pour leur quantité, à conserver éternellement sans altération, & à transporter en tous lieux aux moindres frais. Tout homme qui a une denrée superflue & qui n’a pas, au moment, besoin d’une autre denrée d’usage, s’empressera donc de l’échanger contre de l’argent ; avec lequel il est plus sûr, qu’avec toute autre chose, de se procurer la denrée qu’il voudra au moment du besoin.

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§. X L V.
L’or & l’argent sont constitués, par la nature des choses, monnoie & monnoie universelle ; indépendamment de toute convention & de toute loi.
Voilà donc l’or & l’argent constitués monnoie & monnoie universelle, & cela sans aucune convention arbitraire des hommes, sans l’intervention d’aucune loi, mais par la nature des choses. Ils ne sont point, comme bien des gens l’ont imaginé, des signes de valeurs ; ils ont eux-mêmes une valeur. S’ils sont susceptibles d’être la mesure & le gage des autres valeurs, cette propriété leur est commune avec tous les autres objets qui ont une valeur dans le Commerce. Ils n’en different que parcequ’étant tout à la fois plus divisibles, plus inaltérables & plus faciles à transporter que les autres marchandises, il est plus commode de les
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employer à mesurer & à représenter les valeurs.
§. X L V I.
Les autres métaux ne sont employés a ces usages que subsidiairement.
Tous les métaux seroient susceptibles d’être employés comme monnoie. Mais ceux qui sont fort communs ont trop peu de valeur sous un trop grand volume pour être employés dans les échanges courants du Commerce. Le cuivre, l’argent & l’or sont les seuls dont on ait fait un usage habituel. Et même à l’exception de quelques Peuples auxquels ni les mines, ni le Commerce n’avoient point encore pu fournir une quantité suffisante d’or & d’argent, le cuivre n’a jamais servi que dans les échanges des plus petites valeurs.

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§. X L V I I.
L’usage de l’or & de l’argent comme monnoie en a augmenté la valeur comme matiere.
Il est impossible que l’empressement avec lequel chacun a cherché à échanger ses denrées superflues contre l’or ou l’argent, plutôt que contre aucune autre denrée, n’ait pas beaucoup augmenté la valeur de ces deux métaux dans le Commerce. Ils n’en sont devenus que plus commodes pour leur emploi de gage & de commune mesure.
§. X L V I I I.
Variations dans la valeur de l’or & de l’argent comparés avec les autres objets du Commerce & entr’eux.
Cette valeur est susceptible de changer & change en effet continuellement ; ensorte que la même quantité de métal qui répondoit à une certaine quantité de telle ou telle denrée cesse d’y répon-

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dre, & qu’il faut plus ou moins d’argent pour représenter la même denrée. Lorsqu’il en faut plus, on dit que la denrée est plus chere, & lorsqu’il en faut moins, on dit qu’elle est à meilleur marché ; mais on pourroit dire tout aussi bien que c’est l’argent qui est à meilleur marché dans le premier cas, & plus cher dans le second. Non-seulement l’argent & l’or varient de prix, comparés avec toutes les autres denrées : mais ils varient de prix entr’eux à raison de ce qu’ils sont plus ou moins abondants. Il est notoire qu’on donne aujourd’hui en Europe de quatorze à quinze onces d’argent pour une once d’or, & que dans des tems plus anciens on ne donnoit que dix à onze onces d’argent pour une once d’or. Encore aujourd’hui à la Chine on ne donne gueres qu’environ douze onces d’argent pour avoir une once d’or : ensorte qu’il y a un très grand avantage à porter de l’argent à la Chine pour l’échanger contre de

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l’or que l’on rapporte en Europe. Il est visible qu’à la longue ce Commerce doit rendre l’or plus commun en Europe, & plus rare à la Chine, & que la valeur de ces deux métaux doit enfin se ramener par-tout à la même proportion.
Mille causes différentes concourent à fixer dans chaque moment & à faire varier sans cesse la valeur des denrées comparées, soit les unes avec les autres, soit avec l’argent. Les mêmes causes fixent & font varier la valeur de l’argent comparé, soit à la valeur de chaque denrée en particulier, soit à la totalité des autres valeurs qui sont actuellement dans le Commerce. Il ne seroit pas possible de démêler ces différentes causes, & de développer leurs effets sans se livrer à des détails très étendus & très difficiles, & je m’abstiendrai d’entrer dans cette discussion.

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§. X L I X.
L’usage des payements en argent a donné lieu à la distinction entre le Vendeur & l’Acheteur.
A mesure que les hommes se sont familiarisés avec l’habitude de tout évaluer en argent, d’échanger tout leur superflu contre de l’argent, & de n’échanger l’argent que contre les choses qui leur étoient utiles ou agréables pour le moment, ils se sont accoutumés à considérer les échanges du Commerce sous un nouveau point de vue. Ils y ont distingué deux personnes, le Vendeur & l’Acheteur. Le Vendeur étoit celui qui donnoit la denrée pour de l’argent, & l’Acheteur celui qui donnoit l’argent pour avoir la denrée.

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§. L.
L’usage de l’argent a beaucoup facilité la séparation des divers travaux entre les différents Membres de la Société.
Plus l’argent tenoit lieu de tout, plus chacun pouvoit, en se livrant uniquement à l’espece de culture ou d’industrie qu’il avoit choisie, se débarrasser de tout soin pour subvenir à ses autres besoins, & ne penser qu’à se procurer le plus d’argent qu’il pourroit par la vente de ses fruits ou de son travail, bien sûr, avec cet argent, d’avoir tout le reste. C’est ainsi que l’usage de l’argent a prodigieusement hâté les progrès de la Société.
§. L I.
De la réserve des produits annuels, accumulés pour former des capitaux.
Aussi-tôt qu’il s’est trouvé des hommes à qui la propriété des terres assuroit un revenu annuel plus que suffisant

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pour satisfaire à tous leurs besoins, il dût se trouver des hommes, ou inquiets de l’avenir, ou simplement prudents, qui mirent en réserve une partie de ce qu’ils recueilloient chaque année ; soit pour subvenir aux accidents possibles, soit pour augmenter leur aisance. Lorsque les denrées qu’ils recueilloient étoient difficiles à conserver, ils durent chercher à se procurer en échange des objets d’une nature plus durable & auxquels le tems ne feroit pas perdre leur valeur ; ou qui pouvoient être employés de façon à procurer des profits qui en repareroient avec avantage le dépérissement.
§. L I I.
Richesses mobiliaires, amas d’argent.
Ce genre de possessions résultantes de l’accumulation des produits annuels non consommés, est connu sous le nom de richesses mobiliaires. Les meubles, les maisons, la vaisselle, les marchandises

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emmagazinées, les outils de chaque métier, les bestiaux, appartiennent à ce genre de richesses. Il est évident que l’on s’étoit fortement appliqué à se procurer le plus qu’on avoit pu de ces richesses, avant de connoître l’argent ; mais il n’est pas moins sensible que dès qu’il fût connu & reconnu pour le plus inaltérable de tous les objets de Commerce, & le plus facile à conserver sans embarras, il dût être principalement recherché par quiconque voulut amasser. Ce ne furent pas seulement les Propriétaires des terres qui accumulerent ainsi de leur superflu. Quoique les profits de l’industrie ne soient pas, comme les revenus de la terre, un don de la nature, & que l’homme industrieux ne retire de son travail que le prix que lui en donne celui qui lui paie son salaire ; quoique ce dernier économise le plus qu’il peut sur ce salaire, & que la concurrence oblige l’homme industrieux à se contenter d’un prix moindre qu’il ne

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voudroit ; il est certain cependant que cette concurrence n’a jamais été assez nombreuse, assez animée dans tous les genres de travaux pour qu’un homme plus adroit, plus actif & sur-tout plus économe que les autres pour sa consommation personnelle, n’ait pû, dans tous les tems, gagner un peu plus qu’il ne faut pour le faire subsister lui & sa famille, & réserver ce surplus pour s’en faire un petit pécule.
§. L I I I.
Les richesses mobiliaires sont un préalable indispensable pour tous les travaux lucratifs.
Il est même nécessaire que, dans chaque métier, les Ouvriers, ou les Entrepreneurs qui les font travailler, aient un certain fonds de richesses mobiliaires amassées d’avance. Nous sommes encore ici obligés de revenir sur nos pas pour rappeller plusieurs choses qui n’ont été

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d’abord qu’indiquées en passant quand on a parlé du partage des différentes professions & des différents moyens par lesquels les Propriétaires peuvent faire valoir leurs fonds, parcequ’alors on auroit pû les bien expliquer sans interrompre le fil des idées.
§. L I V.
Nécessité des avances pour la culture.
Tous les genres de travaux de la culture, de l’industrie, du Commerce, exigent des avances. Quand on laboureroit la terre avec les mains, il faudroit semer avant de recueillir : il faudroit vivre jusqu’après la récolte. Plus la culture se perfectionne & s’anime, plus les avances sont fortes. Il faut des bestiaux, des outils aratoires, des bâtiments pour contenir les bestiaux, pour serrer les récoltes ; il faut payer & faire subsister jusqu’à la récolte, un nombre de personnes proportionné à l’étendue de

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l’exploitation. Ce n’est que par de fortes avances qu’on obtient de riches produits, & que les terres donnent beaucoup de revenu. Dans quelque métier que ce soit, il faut d’avance que l’Ouvrier ait des outils, qu’il ait une suffisante quantité des matieres qui sont l’objet de son travail ; il faut qu’il subsiste en attendant la vente de ses ouvrages.
§. L V.
Premieres avances fournies par la terre encore inculte.
C’est toujours la terre qui est la premiere & l’unique source de toute richesse : c’est elle qui par la culture produit tout le revenu ; c’est elle aussi qui a donné le premier fond des avances antérieures à toute culture. Le premier Cultivateur a pris les graines qu’il a semées sur des plantes que la terre avoit produites d’elle-même; en attendant la récolte, il a vécu de chasse, de pêche, de

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fruits sauvages : ses outils ont été des branches d’arbres arrachées dans les forêts, taillées avec des pierres tranchantes, aiguisées contre d’autres pierres ; il a pris lui-même à la course, ou fait tomber dans ses piéges les animaux errants dans les bois, il les a soumis, apprivoisés : il s’en est servi d’abord pour sa nourriture, ensuite pour l’aider dans son travail. Ce premier fond s’est accru peu-à-peu ; les bestiaux sur-tout furent, de toutes les richesses mobiliaires, la plus recherchée dans ces premiers tems, & celle qu’il fut le plus facile d’accumuler : ils périssent, mais ils se reproduisent, & la richesse en est en quelque sorte impérissable : ce fond même s’augmente par la seule voie de la génération, & donne un produit annuel, soit en laitages, soit en laines, en cuirs & autres matieres qui, avec les bois pris dans les forêts, ont été le premier fond des ouvrages d’industrie.

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§. L V I.
Bestiaux, richesse mobiliaire antérieure même à la culture des terres.
Dans un tems où il y avoit encore une grande quantité de terres incultes & qui n’appartenoient à personne, on pût avoir des bestiaux sans être Propriétaire de terres. Il est même probable que les hommes ont presque par-tout commencé à rassembler des troupeaux, & à vivre de leut produit avant de se livrer au travail plus pénible de la culture. Il paroît que les Nations qui ont le plus anciennement cultivé la terre, sont celles qui ont trouvé dans leur Pays des especes d’animaux plus susceptibles d’être apprivoisés, & qui par-là ont été conduites de la vie errante & agitée des Peuples qui vivent de chasse & de pêche, à la vie plus tranquille des Peuples Pasteurs. La vie pastorale fait séjourner plus long-tems dans un même lieu ; elle donne plus de loisir ;

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plus d’occasions d’étudier la différence des terreins, d’observer la marche de la nature dans la production des plantes qui servent à la nourriture des bestiaux. Peut être est-ce par cette raison que les Nations Asiatiques ont cultivé la terre les premieres, & que les Peuples de l’Amérique sont restés si long tems dans l’état de Sauvages.
§. L V I I.
Les richesses mobiliaires ont une valeur échangeable contre la terre elle-même.
Ceux qui avoient beaucoup de richesses mobiliaires pouvoient les employer non-seulement à la culture des terres, mais encore aux différents travaux de l’industrie. La facilité d’accumuler ces richesses & d’en faire usage même indépendamment des terres, fit qu’on pût évaluer les terres elles-mêmes & comparer leur valeur à celle des richesses mobiliaires.

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Un homme qui auroit eu une grande quantité de terres sans bestiaux, ni instruments, ou sans une quantité suffisante de bestiaux et d’instruments, auroit certainement fait un marché avantageux en cédant une partie de ses terres à un homme qui lui auroit donné en échange des bestiaux & des instruments pour cultiver le reste. C’est par-là principalement que les fonds de terres eux-mêmes entrerent dans le Commerce & eurent une valeur comparable à celle de toutes les autres denrées. Si quatre boisseaux de bled produit net d’un arpent de terre, valoient six moutons, l’arpent lui-même qui les produisoit auroit pu être donné pour une certaine valeur, plus grande à la vérité, mais toujours facile à déterminer de la même manière que le prix de toutes les autres marchandises ; c’est-à-dire, d’abord par le débat entre les deux contractans ; & ensuite d’après le prix courant

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établi par le concours de ceux qui veulent échanger des terres contre des bestiaux, & de ceux qui veulent donner des bestiaux pour avoir des terres. C’est d’après ce prix courant qu’on évalue les terres, lorsqu’un Débiteur poursuivi par son Créancier est obligé de lui céder son fond.
§. L V I I I.
Evaluation des terres par la proportion du revenu avec la somme des richesses mobiliaires, ou la valeur contre laquelle elles sont échangées : cette proportion est ce qu’on appelle le denier du prix des terres.
Il est évident que si une terre qui produit un revenu équivalent à six moutons, peut être vendue pour une certaine valeur qu’on peut toujours exprimer par un nombre de moutons équivalent à cette valeur ; ce nombre aura une proportion déterminée avec celui de six, & le con-

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tiendra un certain nombre de fois. Le prix d’un fonds ne sera donc qu’un certain nombre de fois son revenu ; vingt fois si le prix est cent vingt moutons; trente fois si c’est cent quatre-vingts moutons. Le prix courant des terres se regle ainsi par la proportion de la valeur du fonds avec la valeur du revenu, & le nombre de fois que le prix du fonds contient le revenu, s’appelle le denier du prix des terres. Elles se vendent le denier vingt, le denier trente, quarante, &c. Lorsque l’on paie pour les avoir vingt, trente ou quarante fois leur revenu. Il est encore évident que ce prix, ou ce denier, doit varier suivant qu’il y a plus ou moins de gens qui veulent vendre ou acheter des terres ; ainsi que le prix de toutes les autres marchandises varie à raison de la différente proportion entre l’offre & la demande.

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§. L I X.
Tout capital en argent, ou toute somme de valeur quelconque, est l’équivalent d’une terre produisant un revenu égal à une portion déterminée de cette somme. Premier emploi des capitaux. Achât d’un fond de terre.
Replaçons nous maintenant à l’époque postérieure à l’indroduction de l’argent : la facilité de l’accumuler en a bientôt fait la plus recherchée des richesses mobiliaires, & a donné les moyens d’en augmenter sans cesse la quantité par la simple voie de l’économie. Quiconque soit par le revenu de sa terre, soit par les salaires de son travail ou de son industrie, reçoit chaque année plus de valeurs qu’il n’a besoin d’en dépenser, peut mettre en réserve ce superflu & l’accumuler : ces valeurs accumulées sont ce qu’on appelle un capital. L’Avare pusilla-

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nime qui n’amasse l’argent que pour rassurer son imagination contre la crainte de manquer des choses nécessaires à la vie dans un avenir incertain, garde son argent en masse. Si les dangers qu’il a prévus se réalisoient & qu’il fût réduit par la pauvreté à vivre chaque année sur son trésor, ou qu’un Héritier prodigue le dépensât en détail, ce trésor seroit bientôt épuisé & le capital entierement perdu pour le Possesseur : celui-ci peut en tirer un parti bien plus avantageux. Puisqu’un fond de terre d’un certain revenu n’est que l’équivalent d’une somme de valeur égale à ce revenu répété un certain nombre de fois, il s’en suit qu’une somme quelconque de valeurs est l’équivalent d’un fond de terre produisant un revenu égal à une portion déterminée de cette somme : il est absolument indifférent que cette somme de valeurs ou ce capital consiste en une masse de métal ou en toute autre chose, puisque l’ar-

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gent représente toute espece de valeur, comme toute espece de valeur représente l’argent : le Possesseur d’un capital peut donc d’abord l’employer à acheter des terres ; mais il a encore d’autres ressources.
§. L X.
Autre emploi de l’argent en avances des entreprises de fabrication & d’industrie.
J’ai déja remarqué que tous les travaux, soit de la culture, soit de l’industrie, exigoient des avances. Et j’ai montré comment la terre, par les fruits & les herbes qu’elle produit d’elle-même pour la nourriture des hommes & des bestiaux, & les arbres dont les hommes ont formé leurs premiers outils, avoit fourni les premieres avances de la culture & même des premiers ouvrages manuels que chaque homme peut faire pour son usage. Par exemple, c’est la terre qui a fourni la pierre, l’argile &

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le bois dont on a construit les premieres maisons, & avant la séparation des professions, lorsque le même homme qui cultivoit la terre pourvoyoit à ses autres besoins par son travail, il ne falloit pas d’autres avances : mais lorsqu’une grande partie de la Société n’eut que ses bras pour vivre, il fallut bien que ceux qui vivoient ainsi de salaires, commençassent par avoir quelque chose d’avance, soit pour se procurer les matieres sur lesquelles ils travailloient, soit pour vivre en attendant le paiement de leur salaire.
§. L X I.
Développements sur l’usage de l’avance des capitaux dans les entreprises d’industrie, sur leur rentrée & sur le profit qu’elles doivent rapporter.
Dans les premiers tems celui qui faisoit travailler, fournissoit lui-même la matiere & payoit jour par jour le salaire de l’Ouvrier. Le Cultivateur ou

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le Propriétaire donnoit lui-même à la Fileuse le chanvre qu’il avoit recueilli & la nourrissoit pendant qu’elle travailloit : il donnoit ensuite le fil au Tissérand auquel il donnoit chaque jour le salaire convenu : mais ces avances légeres & journalieres ne peuvent suffire que pour des travaux d’une manœuvre grossiere. Un grand nombre d’Arts, & même d’Arts à l’usage des Membres les plus pauvres de la Société, exigent que la même matiere passe par une foule de mains différentes, & subisse pendant un très long-tems des préparations très difficiles & très variées. J’ai cité déja la préparation des cuirs dont on fait des souliers : quiconque a vû l’attelier d’un tanneur, sent l’impossibilité absolue qu’un homme, ou même plusieurs hommes pauvres s’approvisionnent de cuirs, de chaux, de tan, d’outils, &c. fassent élever les bâtiments nécessaires pour monter une Tannerie, & vivent pen-

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dant plusieurs mois jusqu’à ce que les cuirs soient vendus : dans cet Art & dans beaucoup d’autres, ne faut-il pas que ceux qui travaillent aient appris le métier avant d’oser toucher la matiere qu’ils gâteroient dans leurs premiers essais ? Voilà encore une nouvelle avance indispensable : qui donc rassemblera les matieres du travail, les ingrédients & les outils nécessaires à la préparation ? qui fera construire des canaux, des halles, des bâtiments de toute espece ? qui fera vivre jusqu’à la vente des cuirs ce grand nombre d’Ouvriers dont aucun ne pourroit seul préparer un seul cuir, & dont le profit sur la vente d’un seul cuir ne pourroit faire subsister un seul ? qui subviendra aux frais de l’instruction des Eleves & des Apprentis ? qui leur procurera de quoi subsister jusqu’à ce qu’ils soient instruits en les faisant passer par degrés d’un travail facile & proportionné à leur âge, jusqu’aux travaux

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qui demandent le plus de force & d’habileté ? Ce sera un de ces Possesseurs de capitaux ou de valeurs mobiliaires accumulées, qui les emploiera, partie aux avances de la construction & des achâts de matieres, partie aux salaires journaliers des Ouvriers qui travaillent à leur préparation. C’est lui qui attendra que la vente des cuirs lui rende non-seulement toutes ses avances, mais encore un profit suffisant pour le dédommager de ce que lui auroit valu son argent s’il l’avoit employé en acquisition de fonds, & de plus, du salaire dû à ses travaux, à ses soins, à ses risques, à son habileté même ; car sans doute, à profit égal, il auroit préféré de vivre sans aucune peine du revenu d’une terre qu’il auroit pu acquérir avec le même capital, à mesure que ce capital lui rentre par la vente des ouvrages, il l’emploie a de nouveaux achâts pour alimenter & soutenir sa Fabrique par cette circulation continuelle :

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sur ses profits il vit, il met en réserve ce qu’il peut épargner pour accroître son capital & le verser dans son entreprise en augmentant la masse de ses avances, afin d’augmenter encore ses profits.
§. L X I I.
Subdivision de la Classe stipendiée industrieuse, en Entrepreneurs, capitalistes & simples Ouvriers.
Toute la Classe occupée à fournir aux différents besoins de la Société l’immense variété des ouvrages de l’industrie, se trouve donc, pour ainsi dire, subdivisée en deux ordres : celui des Entrepreneurs Manufacturiers, Maîtres Fabricans, tous possesseurs de gros capitaux qu’ils font valoir en faisant travailler, par le moyen de leurs avances, le second ordre qui est composé des simples Artisans qui n’ont d’autre bien que leurs bras, qui n’avancent que leur travail

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journalier & n’ont de profit que leurs salaires.
§. L X I I.
Autre emploi des capitaux en avances des entreprises d’Agriculture. Développement sur l’usage, la rentrée & les profits indispensables des capitaux dans les entreprises d’Agriculture.
En parlant d’abord de l’emploi des capitaux dans les entreprises de Fabrique, j’ai eu pour but de présenter un exemple plus sensible de la nécessité & de l’effet des grosses avances & de la marche de leur circulation : mais j’ai un peu renversé l’ordre naturel, qui auroit demandé que je commençasse par parler des entreprises de culture, qui ne se font aussi, ne s’étendent & ne deviennent profitables que par le moyen de grosses avances. Ce sont des Possesseurs de gros capitaux qui, pour les faire valoir dans des entreprises d’agriculture, affer-

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ment les terres & en payent aux Propriétaires de gros loyers en se chargeant de faire toutes les avances de la culture. Leur sort doit être le même que celui des Entrepreneurs de Fabriques : comme eux, ils doivent faire les premieres avances de l’entreprise, se fournir de bestiaux, de chevaux, d’outils aratoires, acheter les premieres semences ; comme eux ils doivent entretenir & nourrir les Charretiers, Moissonneurs, Batteurs, Domestiques, Ouvriers de toute espece qui n’ont que leurs bras, n’avancent que leur travail & ne gagnent que leurs salaires : comme eux ils doivent recueillir outre la rentrée de leur capital, c’est-à-dire, de toutes les avances primitives & annuelles, 1°. un profit égal au revenu qu’ils pourroient acquérir avec leur capital sans aucun travail ; 2°. le salaire & le prix de leur travail, de leurs risques, de leur industrie ; 3°. de quoi remplacer annuellement le

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dépérissement des effets employés dans leur entreprise, les bestiaux qui meurent, les outils qui s’usent, &c., tout cela doit être prélevé sur le prix des productions de la terre ; le surplus sert au Cultivateur a payer au Propriétaire la permission que celui-ci lui a donnée de se servir de son champ pour y établir son entreprise. C’est le prix du fermage, le revenu du Propriétaire, le produit net, car tout ce que la terre produit jusqu’à la concurrence de la rentrée des avances & des profits de toute espece de celui qui les fait, ne peut être regardé comme un revenu, mais seulement comme rentrée des frais de culture, attendu que si le Cultivateur ne les retiroit pas, il se garderoit bien d’employer ses richesses & sa peine à cultiver le champ d’autrui.

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§. L X I V.
La concurrence des Capitalistes Entrepreneurs de culture établit le prix courant des fermages, & la grande culture.
La concurrence des riches Entrepreneurs de culture établit le prix courant des fermages à raison de la fertilité de la terre & du prix auquel se vendent ses productions, toujours d’après le calcul que les Fermiers font de tous leurs frais & des profits qu’ils doivent retirer de leurs avances : ils ne peuvent rendre au Propriétaire que le surplus. Mais lorsque la concurrence entr’eux est fort animée, ils lui rendent tout ce surplus, le Propriétaire ne donnant sa terre qu’à celui qui lui offre un loyer plus fort.

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§. L X V.
Le défaut de Capitalistes Entrepreneurs de culture, borne l’exploitation des terres à la petite culture.
Lorsqu’au contraire il n’y a point d’hommes riches qui aient de gros capitaux à mettre dans les entreprises d’agriculture, lorsque, par le bas prix des productions de la terre ou par toute autre cause, les récoltes ne suffisent pas pour assurer aux Entrepreneurs, outre la rentrée de leurs fonds, des profits égaux au moins à ceux qu’ils tireroient de leur argent en l’employant de toute autre maniere, on ne trouve point de Fermiers qui veuillent louer les terres. Les Propriétaires sont forcés de les faire cultiver par des Colons ou Métayers hors d’état de faire aucunes avances & de bien cultiver. Le Propriétaire fait lui-même des avances médiocres qui lui produisent un très médiocre revenu : si

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la terre appartient à un Propriétaire pauvre ou obéré ou négligent, à une veuve, à un Mineur, elle reste inculte : tel est le vrai principe de la différence que j’ai déjà remarquée entre les Provinces où la terre est cultivée par des Fermiers riches, comme la Normandie & l’Isle de France, & celles où elle n’est cultivée que par de pauvres Métayers, comme le Limousin, l’Angoumois, le Bourbonnois & beaucoup d’autres.
§. L X V I.
Subdivision de la Classe des Cultivateurs en Entrepreneurs ou Fermiers, & simples Salariés, Valets ou Journaliers.
Il suit delà que la Classe des Cultiva-teurs se partage comme celle des Fabriquants en deux ordres d’hommes, celui des Entrepreneurs ou Capitalistes qui font toutes les avances & celui des simples Ouvriers salariés. On voit encore que ce sont les capitaux seuls qui for-

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ment & soutiennent les grandes entreprises d’Agriculture, qui donnent aux terres une valeur locative constante, si j’ose ainsi parler, qui assurent aux Propriétaires un revenu toujours égal, & le plus grand qu’il soit possible.
§. L X V I I.
Quatrieme emploi des capitaux en avance des entreprises de Commerce. Nécessité de l’interposition des Marchands proprement dits entre les Producteurs de la denrée & les Consommateurs.
Les Entrepreneurs, soit de culture, soit de Manufactures, ne retirent leurs avances & leurs profits que par la vente des fruits de la terre ou des ouvrages fabriqués. Ce sont toujours les besoins & les facultés du Consommateur qui mettent le prix à la vente; mais le Consommateur n’a pas toujours besoin de la chose fabriquée ou produite, au moment de la récolte ou de l’achevement des ouvrages ; ce-

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pendant les entrepreneurs ont besoin que leurs fonds leur rentrent immédiatement & régulierement pour les reverser dans leurs entreprises : il faut que les labours & la semence succédent sans interruption à la récolte ; il faut occuper sans cesse les Ouvriers d’une Manufacture, commencer de nouveaux ouvrages à mesure que les premiers se finissent, remplacer les matieres à mesure qu’elles sont consommées : on n’interromproit pas impunément les travaux d’une entreprise montée, & on ne les reprendroit pas quand on le voudroit. L’Entrepreneur a donc le plus grand intérêt de faire rentrer très promptement ses fonds par la vente de ses récoltes ou de ses ouvrages : d’un autre côté le Consommateur a intérêt de trouver quand il veut & où il veut, les choses dont il a besoin ; il lui seroit fort incommode d’être obligé d’acheter au moment de la récolte, sa provision de toute une année. Parmi les

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objets de la consommation nouvelle, il y en a beaucoup qui exigent des travaux longs & dispendieux, des travaux qui ne peuvent être entrepris avec profit que sur une très grande quantité de matiere, & telle que la consommation d’un petit nombre d’hommes ou d’un canton borné ne peut suffire au débit des ouvrages d’une seule Manufacture : les entreprises de ce genre d’ouvrages sont donc nécessairement en petit nombre, à une distance considérable les unes des autres, & par conséquent fort éloignées du domicile du plus grand nombre des Consommateurs ; il n’y a point d’hommes au-dessus de l’extrême misere qui ne soit dans le cas de consommer plusieurs choses qui ne se recueillent ou ne se fabriquent que dans des lieux très éloignés de chez lui & non moins éloignés les uns des autres. Un homme qui ne pourroit se procurer les objets de sa consommation qu’en les achetant immédiatement de

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la main de celui qui les recueille ou qui les fabrique, se passeroit de bien des choses ou employeroit sa vie à voyager.
Ce double intérêt qu’ont le Producteur & le Consommateur, le premier de trouver à vendre, l’autre de trouver à acheter, & cependant de ne pas perdre un tems précieux à attendre l’Acheteur ou à chercher le Vendeur, a dû faire imaginer à des tiers de s’entre mettre entre l’un & l’autre, c’est l’objet de la protection que l’on doit à des Marchands qui achetent la denrée de la main du Producteur, pour en faire des amas ou magasins, dans lesquels le consommateur vient se pourvoir, par ce moyen l’Entrepreneur assuré de la vente & de la rentrée de ses fonds, s’occupe sans inquiétude & sans relâche à de nouvelles productions, & le Consommateur trouve à sa portée & dans tous les moments les choses dont il a besoin.

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§. L X V I I I.
Différents ordres de Marchands. Tous ont cela de commun, qu’ils achetent pour revendre ; & que leur trafic roule sur des avances qui doivent rentrer avec profit pour être de nouveau versées dans l’entreprise.
    Depuis la Revendeuse qui étale des herbes au marché, jusqu’à l’Armateur de Nantes ou de Cadix, qui étend ses ventes & ses achats jusque dans l’Inde & dans l’Amérique, la profession de marchand, ou le commerce proprement dit, se divise en une infinité de branches, &, pour ainsi, dire de degrés. Tel marchand se borne à s’approvisionner d’une ou de plusieurs sortes de denrées qu’il vend dans sa boutique à tous ceux qui se présentent. Tel autre va vendre certaines denrées dans le lieu où elles manquent, pour en rapporter en échange les denrées qui y croissent

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& qui manquent dans le lieu d’où il est parti. L’un fait ses échanges de proche en proche, & par lui-même ; l’autre par le moyen des Correspondants, & par le ministere des Voituriers qu’il paye, envoye & fait venir d’une Province dans une autre, d’un Royaume dans un autre Royaume, d’Europe en Asie & d’Asie en Europe. L’un vend ses marchandises par petites parties, à chacun de ceux qui les consomment ; l’autre ne vend que de grosses quantités à la fois à d’autres Marchands qui les revendent en détail aux Consommateurs ; mais tous ont cela de commun qu’ils achetent pour revendre, & que leurs premiers achâts sont une avance qui ne leur rentre qu’avec le tems : elle doit leur rentrer comme celle des Entrepreneurs de Culture & de Fabrique, non seulement tout entiere dans un certain terme pour être reversée dans de nouveaux achâts, mais encore, 1°. avec un profit égal

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au revenu qu’ils pourroient acquérir avec leur capital sans aucun travail, 2°. avec le salaire & le prix de leur travail, de leurs risques, de leur industrie : sans l’assurance de cette rentrée & de ces profits indispensables, aucun Marchand n’entre-prendroit le Commerce,; aucun ne pourroit le continuer : c’est, d’après ce point de vue, qu’il se regle dans ses achâts, sur le calcul de la quantité & du prix des choses qu’il peut espérer de vendre dans un certain tems : le Détailleur apprend par l’expérience, par le succès d’essais bornés faits avec précaution, quelle est à peu près la quantité des besoins des Consommateurs, qu’il est à portée de fournir. Le Négociant s’instruit par ses Correspondances de l’abondance ou de la rareté & du prix des marchandises dans les différentes Contrées où il étend son Commerce : il dirige ses spéculations en conséquence, il envoie les marchandises du lieu où elles

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sont à bas prix dans ceux où elles se vendent plus cher, bien entendu que les frais de la Voiture entrent dans le calcul des avances qui doivent lui rentrer.
Puisque le Commerce est nécessaire, & qu’il est impossible d’entreprendre aucun commerce sans des avances proportionnées à son étendue, voilà encore un emploi des richesses mobiliaires, un nouvel usage que le possesseur d’une masse de valeurs mise en réserve & accumulée, d’une somme d’argent, d’un capital en un mot, peut en faire pour en tirer avantage pour se procurer sa subsistance, & pour augmenter s’il se peut ses richesses.
§. L X I X.
Véritable notion de la circulation de l’argent.
On voit, par ce qui vient d’être dit, comment la culture des terres, les fabriques de tout genre, & toutes les

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branches de commerce roulent sur une masse de capitaux ou de richesses mobiliaires accumulées, qui ayant été d’abord avancées par les Entrepreneurs, dans chacune de ces différentes classes de travaux, doivent leur rentrer chaque année avec un profit constant ; savoir le capital pour être reversé & avancé de nouveau dans la continuation des mêmes entreprises, & le profit pour la subsistance plus ou moins aisée des Entrepreneurs. C’est cette avance & cette rentrée continuelles des capitaux, qui constituent ce qu’on doit appeler la circulation de l’argent ; cette circulation utile & féconde qui anime tous les travaux de la société, qui entretient le mouvement & la vie dans le corps politique, & qu’on a grande raison de comparer à la circulation du sang dans le corps animal. Car, que par un dérangement quelconque dans l’ordre des dépenses des différentes classes de la société, les

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entrepreneurs cessent de retirer leurs avances avec le profit qu’ils ont droit d’en attendre, il est évident qu’ils seront obligés de diminuer leurs entreprises, que la somme du travail, celle des consommations des fruits de la terre, celle des productions & du revenu, seront d’autant diminuées ; que la pauvreté prendra la place de la richesse, & que les simples Ouvriers cessant de trouver de l’emploi, tomberont dans la plus profonde misere.
§. LXX.
Toutes les entreprises de travaux, surtout celles de fabrique & de commerce, n’ont pu être que très bornées avant l’introduction de l’or & de l’argent dans le commerce.
 Il n’est presque pas nécessaire de remarquer que les entreprises de tout genre, mais sur tout celles de fabrique, & encore plus celles de commerce, n’ont

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pu être que très bornées avant l’introduction de l’or & de l’argent dans le commerce, puisqu’il étoit presque impossible d’accumuler des capitaux considérables, & encore plus difficile de multiplier & de diviser les paiements, autant qu’il est nécessaire, pour faciliter & multiplier les échanges autant que l’exigent un commerce & une circulation animée. La seule culture des terres pouvoit se soutenir un peu, parceque les bestiaux sont le principal emploi des avances qu’elle exige ; encore est-il probable qu’il n’y avoit d’autre entrepreneur de culture que le propriétaire. Quant aux arts de toute espece, ils n’ont pu être que dans la plus extrême langueur avant l’introduction de l’argent. Ils se bornoient aux ouvrages les plus grossiers, dont les Propriétaires faisoient les avances en nourrissant les Ouvriers & leur fournissant les matieres, ou qu’ils faisoient faire chez eux par leurs Domestiques.

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§. L X X I.
Les capitaux étant aussi nécessaires à toutes les entreprises que le travail & l’industrie, l’homme industrieux partage volontiers les profits de son entreprise avec le Capitaliste qui lui fournit les fonds dont il a besoin.
Puisque les capitaux sont la base indispensable de toute entreprise, puisque l’argent est un moyen principal pour économiser de petits gains, amasser des profits & s’enrichir, ceux qui, avec l’industrie & l’ardeur du travail n’ont point de capitaux ou n’en ont point assez pour les entreprises qu’ils veulent former, n’ont pas de peine à se résoudre à céder aux Possesseurs de capitaux ou d’argent qui veulent leur en confier, une portion des profits qu’ils esperent recueillir outre la rentrée de leurs avances.

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§. L X X I I.
Cinquieme emploi des capitaux : le prêt à intérêt. Nature du prêt.
Les Possesseurs d’argent balançent le risque que leur capital peut courir, si l’entreprise ne réussit pas, avec l’avantage de jouir sans travail d’un profit certain ; & se réglent là dessus pour exiger plus ou moins de profit ou d’intérêt de leur argent, ou pour consentir à le prêter moyennant l’intérêt que leur offre l’Emprunteur. Voilà encore un débouché ouvert au Possesseur d’argent, le prêt à intérêt ou le commerce d’argent. Car il ne faut pas s’y méprendre, le prêt à intérêt n’est exactement qu’un commerce dans lequel le Prêteur est un homme qui vend l’usage de son argent, & l’Emprunteur un homme qui l’achete ; précisément comme le Propriétaire d’une terre & son fermier vendent & achetent respecti-

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vement l’usage d’un fonds affermé. C’est ce qu’exprimoit parfaitement le nom que les Latins donnoient à l’intérêt de l’argent prêté: usura pecuniæ, mot dont la Traduction Françoise est devenue odieuse par les suites des fausses idées qu’on s’est faites sur l’intérêt de l’argent.

L’AUTEUR ajoute ici des réflexions fort sages sur le pret à intérêt, & continue le dévelopement de sa doctrine sur la formation & l’usage des capitaux. C’est avec beaucoup de regret que nous nous voyons forcés, par l’abondance de nos matériaux à renvoyer cette suite de son Ouvrage à notre prochain Volume dans lequel nous en donnerons la fin.
Suite
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