Extraits de lettres de
Turgot à Du Pont de Nemours
relatives à la publication des
Réflexions sur la formation et la distribution des richesses.

Tome II - Turgot intendant de Limoges, 1761-1767.
Paris, Librairie Félix Alcan, 1914.

 
Limoges, 9 décembre 1766.
 

... J'ai barbouillé beaucoup de papier depuis que je vous ai vu; indépendamment d'une explication de la grande et de la petite culture que j'avais faite pour un Mémoire sur les impositions du Limousin qui a été donné, j'ai fait des Questions pour les deux Chinois dont je vous ai parlé et, pour en faire voir l'objet et le sens, je les ai fait précéder par une espèce d'esquisse de l'analyse des travaux de la société et de la distribution des richesses. Je n'y ai point voulu d'algèbre et il n'y a du Tableau économique que la partie métaphysique ; encore ai-je laissé bien des questions à l'écart qu'il faudrait traiter pour rendre l'ouvrage complet, mais j'ai traité à fond ce qui concerne la formation et la marche des capitaux, l'intérêt de l'argent, etc. ; c'est un canevas. (519)

 

Tome III - Turgot intendant de Limoges, 1768-1774.
Paris, Librairie Félix Alcan, 1919.

 
Limoges, 2 décembre 1769.
 

Voici, mon cher Du Pont, le morceau sur les richesses que je vous ai promis ; il n'est pas bon, mais il est long, quoique trop court. Il remplira beaucoup de papier et c'est ce qu'il vous faut. Il contient 101 paragraphes, nombre consacré, comme les 1001, pour ces sortes de choses. De plus, j'y ai ajouté des sommaires marginaux qu'il ne tiendra qu'à vous de mettre en titres, ce qui occupera encore beaucoup d'espace. J'y ai même ajouté une petite préface ; enfin, j'ai fait de mon mieux, bien fâché de ne pouvoir faire mieux. [...] Si vous m'en croyez, vous commencerez tout de suite à faire imprimer mon morceau pour le journal en novembre, ou si celui-ci était commencé, pour celui de décembre, cela vous avancerait tout de suite de la moitié d'un journal, car je suis épouvanté de votre retard qui est près de quatre mois. Donnez-moi une autre lettre que C, celle-ci étant connue de bien du monde. De plus, point de panégyrique, je vous prie. Mettez ma préface si elle vous convient, ou ne la mettez pas, vous en êtes le maître.

Faites-moi le plaisir d'en faire tirer à part un cent ou un cent et demi que je payerai pour pouvoir en donner à mes amis. De plus, je veux vous faire valoir tous mes sacrifices ; je n'ai pas | renoncé à faire un jour de ce morceau quelque chose de passable. J'avais fait faire, à cet effet, la copie que je vous envoie suivant les principes de l'abbé Morellet : il faut, pour me la remplacer, que vous me fassiez tirer deux exemplaires en papier de Hollande bien collé ; il faudra disposer les pages en format in-4°, mais ne tirer que d'un seul côté, l'autre devant rester blanc, ainsi chaque feuille ne servira que pour une planche. Il est inutile de s'occuper de la disposition des pages, mon projet étant de couper chaque feuille en quatre carrés et d'arranger les pages comme un jeu de cartes. Il faut que chaque page soit au milieu de son carré, afin que j'aie de la marge pour écrire. (73-74)

 
Limoges, 2 février 1770.
 

J'insisterai, mon cher Du Pont, auprès de M. de Sartine, pour vous faire avoir un autre censeur que Guettard qui n'est pas fait pour rien entendre à votre ouvrage et qui est d'ailleurs bête et jaloux.

Je suis fort content de votre extrait de l'abbé Galiani ; mais je vous trouve un peu trop amer. Ce livre quoique vous en disiez est fort amusant et quoiqu'il y ait beaucoup de contradictions, mérite d'être réfuté pour détruire l'illusion qu'il a dû faire à bien des gens.

Je prends bien part à tous vos chagrins. Sans cela, je vous gronderais beaucoup, car vous m'avez fait une vraie peine, en changeant quelques endroits de mon ouvrage, et surtout en y ajoutant des choses qui ne sont ni dans mon ton, ni dans ma façon de penser.

Ce tort-là est réel vis-à-vis de moi et je voudrais vous faire sentir à quel point il m'a fâché dans le moment et me fâche encore pour que vous n'y retombiez vis-à-vis de personne, car certainement, jamais vous n'aurez aucun correspondant si vous usez avec eux de cette manière, et malgré toute mon amitié, | je ne vous aurais pas donné mon ouvrage si j'avais cru que vous en usassiez ainsi.

J'exige absolument que vous vous conformiez à mon manuscrit pour la suite et si vous ne l'avez pas fait, que vous y mettiez des cartons. Bien entendu que j'en paierai la dépense. J'exige aussi absolument des cartons dans les trois endroits que vous avez changés pour les exemplaires que je vous ai prié de faire tirer séparément.

L'endroit des avances foncières, en particulier, m'a fait bien mal au cœur ; vous savez combien j'ai disputé avec l'abbé Baudeau sur cet article en votre présence ; je puis avoir tort, mais chacun veut être soi, et non un autre. Je n'ai pas été plus content d'une certaine violation des lois de l'ordre, phrase économiste dont je ne veux point absolument me servir et que vous avez intercalée avant les droits de l'humanité, qui est l'expression juste ou du moins la mienne. Vous m'avez encore beaucoup changé le morceau de l'esclavage.

Ce que vous avez dit sur son origine ne s'éloigne pas de mes idées, excepté que je n'aurais pas dit qu'on ne se bat que par faiblesse, mais surtout je n'aurais pas substitué à un sommaire marginal un morceau d'éloquence.

A présent que vous voilà bien averti, je vous préviens que si vous ne me donnez pas cette satisfaction, je fais imprimer une lettre au Mercure pour désavouer toutes ces additions qui toutes tendent à me donner pour économiste, chose que je ne veux pas plus être qu'encyclopédiste.

Encore un mot; je vous prie de retrancher de l'édition particulière votre petit avertissement, non que n'ayez peut-être très bien fait de le substituer à ma lettre sur laquelle je vous avais laissé tous pouvoirs, mais parce qu'il contient un éloge et que, voulant donner quelques exemplaires de cet ouvrage à mes amis, il ne me convient pas de donner mon éloge ; cela ne convient qu'à l'abbé Galiani.

Gardez-moi aussi mon manuscrit et renvoyez-le moi, quelque gras qu'il puisse être : je n'en ai pas d'autre.

Adieu, je vous embrasse de tout mon coeur sans rancune.

Quand vous aurez un moment, répondez à mes différentes lettres sur les articles qui exigent réponse.

Je suis cloué ici jusqu'à ce que l'on n'y ait plus aucune inquiétude sur les grains. (373-374)

 
Limoges, le 20 février 1770.
 

... A propos de crédit, je n'ai point écrit encore à M. de Sartine pour l'engager à vous délivrer de M. Guettard, parce que je n'en ai réellement pas eu le temps, étant, s'il m'est permis de le dire, | presque aussi occupé que vous. Je craindrais à présent de lui demander une chose faite; ainsi, j'attendrai que vous m'ayez mandé qu'il faut lui écrire.

J'ai reçu le commencement de mon manuscrit; si j'avais un peu plus de loisir, je ferais aussi, de mon côté, un gros livre pour vous prouver qu'il ne fallait pas me corriger. Je me contenterai de vous dire sommairement: 1° qu'on ne pouvait nullement induire de ce que j'avais dit que l'esclavage fût bon à aucune société, même dans l'enfance. Quant aux particuliers qui ont des esclaves, c'est autre chose. Je voudrais fort que vous eussiez raison de soutenir que l'esclavage n'est bon à personne, car c'est une abominable et barbare injustice, mais j'ai bien peur que vous n'ayez tort, et que cette injustice ne soit quelquefois utile à celui qui la commet. Le genre humain n'est pas assez heureux pour que l'injustice soit toujours punie sur-le-champ. Il y en a d'énormes et qui certainement ont procuré à ceux qui les ont faites de très grandes satisfactions. Quelquefois, le remords peut être une compensation de ces satisfactions qui sont le fruit de l'injustice, mais lorsque l'injustice n'est point reconnue par l'opinion, elle n'excite point de remords. Croyez-vous que Philippe en ait eu d'avoir soumis la Grèce, et Alexandre d'avoir conquis le royaume de Darius ? César en a peut-être eu d'avoir usurpé la puissance suprême à Rome, mais il n'en a sûrement pas eu d'avoir conquis les Gaules. Je ne crois pas non plus que, chez les peuples où l'esclavage est établi, les maîtres aient aucun scrupule d'avoir des esclaves. Il est donc incontestable que l'injustice est souvent utile à celui qui la commet et celle de l'esclavage l'est tout comme une autre.

Je vous dirai que, quoique les avances que vous appelez foncières contribuent pour leur part à la production des récoltes, ce que j'aurais dit si mon objet avait été de développer les principes du Tableau Economique, il est cependant faux que les avances foncières soient le principe de la propriété. Ainsi, en croyant me corriger, c'est vous qui m'avez prêté une grosse erreur, mais c'est bien pour vous le prouver qu'il faudrait faire un gros livre, et je n'en ai nulle envie. C'est cette correction qui m'a le plus fâché.

Quant à votre troisième correction, je ne m'en étais pas même aperçu. Il est assurément bien évident que la faculté de payer entre pour beaucoup dans la demande, mais je n'avais pas cru | nécessaire de le dire dans l'endroit dont il s'agit. Lorsque vous verrez ce que j'ai fait sur les principes de la fixation des valeurs, vous reconnaîtrez que je n'ai nullement oublié d'y faire entrer dans mes calculs la faculté de payer. Au surplus, je vous remercie, d'avoir rétabli l'édition détachée, comme le manuscrit, et j'en ai autant de reconnaissance que si vous aviez eu pleinement raison.

Je ne vois pas, au reste, pourquoi vous n'auriez pas voulu être d'un autre avis que moi. Il n'y a pas deux hommes qui puissent être en tout du même avis et j'aurais beaucoup mieux aimé que vous m'eussiez combattu par une note que de me corriger comme vous l'avez fait sur l'article des avances foncières... (377-379)

 
 
Limoges, 2 mars 1770.
 

... J'ai reçu votre volume où j'ai vu avec plaisir que vous avez changé de censeur. [...]|

Je crains que vous n'ayez pas retranché la partie théologique sur l'usure ou que vous ne parliez au public de ce retranchement. Je serais fâché de l'un et de l'autre. Puisque vous aviez pris tant de temps, vous auriez pu m'envoyer ces deux ou trois feuillets, j'aurais fait moi-même le retranchement. J'ai, au reste, l'idée de l'avoir moi-même marqué avec deux crochets que j'ai ensuite effacés.

Votre addition sur les moyens de payer ne nuit pas; mais elle est surabondante. Il ne s'agit dans cet endroit que d'un change isolé entre deux hommes qui sont supposés avoir du superflu; par conséquent, je ne devais pas parler des moyens de payer, puisqu'ils sont compris dans la supposition. [...] |

Je prierai Mme Blondel de vous faire payer tout ce que je vous devrai pour l'édition de M. Y dont vous m'enverrez les deux exemplaires en grand papier avec trois ou quatre autres. Je vous enverrai une petite liste de présents à faire. Vous n'avancez guère et je suis d'autant plus effrayé de cette continuation de retards que ce dernier volume a dû vous coûter. [...] (380-382)

 
Limoges, 23 mars 1770
 

... Laissons cela [la relation de l'organisation des secours consécutifs à la disette du Limousin. NdE]. Voici un errata pour l'ouvrage de M. Y qui voudrait bien qu'on pût trouver quelqu'un qui, en payant s'entend, voulût corriger à la main proprement les plus essentielles de ses fautes. Il y a aussi trois cartons à faire. Cet article est facile à remplir. Quand cela sera fait, il faut faire relier trois exemplaires en beau veau écaillé doré sur tranches à filet, l'un pour l'éditeur, l'autre pour Mme Blondel, l'autre pour Mme la duchesse d'Enville et les envoyer à ces deux dames par la petite poste de la part de M. Y. Il faudra joindre au paquet de Mme Blondel deux exemplaires brochés, l'un pour M. de Malesherbes, l'autre pour M. l'abbé de Véri; deux aussi au paquet de Mme d'Enville, l'un pour M. le duc de la Rochefoucauld, l'autre pour M. l'abbé de Mably. Il faut que la destination soit sur les brochures Outre cela, il faut que l'éditeur donne un exemplaire au Docteur, un à M. de Mirabeau, un à M. de La Rivière, un à l'abbé Baudeau, un à l'abbé Morellet, un à M. Caillard; je vous enverrai une liste pour la destination des autres.

M. Y. doit une belle chandelle à Dieu et il s'applaudit bien de s'être fâché. Quelle correction vous lui faisiez! Confondre l'emploi des capitaux avec la formation des capitaux ! Appeler la dépense, recette, et s'imaginer qu'épargner et thésauriser sont deux mots synonymes ! Quel renversement d'idées ou plutôt de | langage, et cela pour couvrir quelques fausses expressions échappées au bon Docteur dans ses premiers écrits. Oh! esprit de secte !... (383-384)

 
Limoges, 29 mars 1770.
 

... Je vous ai déjà marqué que je paierai à M. Barbou pour vous tout ce que je vous dois, mais il faut m'en envoyer l'état. Je ne veux point que vous vous acquittiez sur les frais de ma petite édition : l° Je ne suis pas assez content de mon éditeur pour vouloir prendre son édition pour argent comptant et j'ai toujours sur le cœur ses corrections ; 2° Quoique vous ayez un crédit inépuisable, cependant il est très bon de le diviser entre votre imprimeur et vos amis. 3° et cette dernière raison est décisive vous me gêneriez pour vous demander des cartons quand ils seront imprimés. Vous m'en ferez passer six exemplaires pour les six exemplaires de l'ouvrage que vous m'avez adressés assez inutilement, car, que voulez-vous que j'en fasse ici ? Voici une petite liste des Économistes auxquels vous en | donnerez : Le Docteur, M. de Mirabeau, Mme de Pailli si vous croyez que cela puisse lui faire plaisir, M. de la Rivière, l'abbé Baudeau, M. Le Trosne et M. de Saint-Péravy. Je vous enverrai peut-être quelque autre liste un autre jour.

J'aurais bien à vous gronder sur le retard de vos Ephémérides. Je désespère que vous vous mettiez au courant. Je vous embrasse pourtant comme si vous n'étiez pas encore plus paresseux que moi.

Si j'avais douté des principes sur la liberté, l'expérience actuelle m'en démontrerait la nécessité.

Réflexion faite, je n'envoie pas ce nouveau carton qui n'est pas absolument nécessaire, mais ajoutez à l'errata les cinq fautes marquées sur le petit billet ci-joint. (385-386)

 
Limoges, 5 juin 1770
 

Il y a mille ans, mon cher Du Pont, que je n'ai reçu de vos nouvelles; encore étaient-elles si laconiques que vous n'avez presque rien répondu à aucun article de mes lettres. Vous avez même oublié de m'envoyer cinq assortiments de cartons pour les cinq exemplaires que j'ai ici de l'ouvrage de M. Y. Une chose non moins essentielle, c'est la note de ce que je vous dois, afin que je paye M. Barbou.

Je vous demande encore la liste des exemplaires que vous avez distribués afin que je vous adresse un petit supplément.

Je crois vous avoir marqué que je payerais ici 102 1. pour vos souscripteurs, et il faut y ajouter 61. parce que l'évêque de Lavaur n'ira point cette année à Paris. Envoyez-lui les trois premiers volumes à Limoges où il sera encore une quinzaine de jours; le reste à Lavaur.

Adieu mon cher Du Pont, je vous embrasse bien vite, car je suis pressé. (387)