§. Premier.

Impossibilité du Commerce dans la supposition d’un partage égal des terres où chaque homme n’auroit que ce qu’il lui faudroit pour se nourrir.
 
i la terre étoit tellement distribuée entre tous les habitants d’un pays, que chacun en eût précisément la quantité nécessaire pour se nourrir, & rien de plus ; il est évident que, tous étant

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4 Réflexions sur la formation
égaux, aucun ne voudroit travailler pour autrui. Personne aussi n’auroit de quoi payer le travail d’un autre ; car chacun n’ayant de terre que ce qu’il en faudroit pour produire sa subsistance, consom-meroit tout ce qu’il auroit recueilli, & n’auroit rien qu’il pût échanger contre le travail des autres.
§. I I.
L’hypothese ci-dessus n’a jamais existé, & n’auroit pu subsister. La diversité des terreins & la multiplicité des besoins amenent l’échange des productions de la terre contre d’autres productions.
Cette hypothese n’a jamais pu exister, parceque les terres ont été cultivées avant d’être partagées ; la culture même ayant été le seul motif du partage & de la loi qui assure à chacun sa propriété. Or, les premiers qui ont cultivé, ont probablement cultivé autant de terrein que leurs forces le permet-

& la distribut. des Richesses. 7
toient, & par conséquent plus qu’il n’en falloit pour les nourrir.
Quand cet état auroit pu exister, il n’auroit pu être durable ; chacun ne tirant de son champ que sa subsistance, & n’ayant pas de quoi payer le travail des autres, ne pourroit subvenir à ses autres besoins du logement, du vêtement, &c. que par son propre travail, ce qui seroit à-peu-près impossible ; toute terre ne produisant pas tout à beaucoup près.
Celui dont la terre ne seroit propre qu’au grain, & ne produiroit ni coton ni chanvre, manqueroit de toile pour s’habiller. L’autre auroit une terre propre au coton, qui ne produiroit pas de grain. L’un manqueroit de bois pour se chauffer, tandis que l’autre manqueroit de grain pour se nourrir. Bientôt l’expérience apprendroit à chacun quelle est l’espece de production à laquelle sa terre seroit la plus propre ; & il se borneroit à la cultiver, afin de se procurer les choses dont il manqueroit, par la voie de l’échange avec ses voisins, qui, ayant fait de leur côté les mêmes réflexions, auroient cultivé la denrée la plus propre à leur champ, & abandonné la culture de toutes les autres.
§. I I I.
Les productions de la terre exigent des préparations longues & difficiles, pour être rendues propres aux besoins de l’homme.
Les denrées que la terre produit pour satisfaire aux différens besoins de l’homme, ne peu-
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8 Réflexions sur la formation
vent y servir, pour la plus grande partie, dans l’état où la nature les donne ; elles ont besoin de subir différents changements & d’être préparées par l’art. Il faut convertir le froment en farine & en pain ; tanner ou passer les cuirs; filer les laines, les cotons ; tirer la soie des cocons ; rouir, teiller, filer les chanvres & les lins ; en former ensuite différents tissus; & puis les tailler, les coudre pour en faire des vêtements, des chaussures, &c. Si le même homme, qui fait produire à sa terre ces différentes choses, & qui les emploie à ses besoins, étoit obligé de leur faire subir toutes ces préparations intermédiaires, il est certain qu’il réussiroit fort mal. La plus grande partie de ces préparations exige des soins, une attention, une longue expérience, qui ne s’acquiert qu’en travaillant de suite & sur une grande quantité de matieres. Prenons pour exemple la préparation des cuirs : quel laboureur pourroit suivre tous les détails nécessaires pour cette opération, qui dure plusieurs mois, & quelquefois plusieurs années? S’il le pouvoit, le pourroit-il sur un seul cuir ? Quelle perte de tems, de place, de matieres, qui auroient pu servir en même temps, ou successivement à tanner une grande quantité de cuirs ! Mais quand il réussi-

& la distribut. des Richesses. 9
roit à tanner un cuir tout seul, il ne lui faut qu’une paire de soulier : que feroit il du reste ? Tuera-t-il un boeuf pour avoir cette paire de souliers ? Coupera-t-il un arbre pour se faire une paire de sabots ? On peut dire la même chose de tous les autres besoins de chaque homme, qui, s’il étoit réduit à son champ & à son travail, consumeroit beaucoup de temps & de peine pour être fort mal équipé à tous égards, & cultiveroit très- mal son terrein.
§. I V.
La nécessité des préparations amene l’échange des productions contre le travail.
Le même motif qui a établi l’échange de denrée à denrée, entre les Cultivateurs de terreins de diverses natures, a donc dû amener aussi l’échange de la denrée contre le travail entre les Cultivateurs, & une autre partie de la société, qui aura préféré l’occupation de préparer & de mettre en oeuvre les productions de la terre à celle de les faire naître. Tout le monde gagnoit à cet arrangement, car chacun en se livrant à un seul genre de travail y réussissoit beaucoup mieux. Le Laboureur tiroit

10 Réflexions sur la formation
de son champ la plus grande quantité de productions possibles, & se procuroit bien plus facilement tous ses autres besoins par l’échange de son superflu, qu’il ne l’eût fait par son travail. Le Cordonnier, en faisant des souliers pour le Laboureur, s’approprioit une partie de la récolte de celui-ci. Chaque Ouvrier travailloit pour les besoins des Ouvriers de tous les autres genres, qui, de leur côté, travailloient tous pour lui.
§. V.
Prééminence du Laboureur qui produit sur l’Artisan qui prépare. Le Laboureur est le premier mobile de la circulation des travaux ; c’est lui qui fait produire à la terre le salaire de tous les artisans.
Il faut cependant observer que le Laboureur, fournissant à tous l’objet le plus important & le plus considérable de leur consommation (je veux dire, leurs aliments, & de plus la matiere de presque tous les ouvrages), à l’avantage d’une plus grande indépendance. Son travail, dans l’ordre des travaux partagés entre les différents membres de la société, conserve la même primauté, la même prééminence

& la distribut. des Richesses. 11
qu’avoit, entre les différents travaux qu’il étoit obligé, dans l’état solitaire de consacrer à ses besoins de toute espece, le travail qui subvenoit à sa nourriture. Ce n’est pas ici une primauté d’honneur ou de dignité ; elle est de nécessité physique. Le Laboureur peut, absolument parlant, se passer du travail des autres Ouvriers, mais aucun Ouvrier ne peut travailler si le Laboureur ne le fait vivre. Dans cette circulation, qui, par l’échange réciproque des besoins, rend les hommes nécessaires les uns aux autres, & forme le lien de la société ; c’est donc le travail du Laboureur qui donne le premier mouvement. Ce que son travail fait produire à la terre au-delà de ses besoins personnels, est l’unique fonds des salaires que reçoivent tous les autres membres de la société en échange de leur travail. Ceux-ci, en se servant du prix de cet échange, pour acheter à leur tour les denrées du Laboureur, ne lui rendent exactement que ce qu’ils en ont reçu. C’est une différence bien essentielle entre ces deux genres de travaux, sur laquelle il est nécessaire d’appuyer pour en bien sentir l’évidence avant de se livrer aux conséquences sans nombre qui en découlent.

12 Réflexions sur la formation
§. V I.
Le Salaire de l’Ouvrier est borné par la concurrence entre les Ouvriers à sa subsistance. Il ne gagne que sa vie.
Le simple Ouvrier, qui n’a que ses bras & son industrie, n’a rien qu’autant qu’il parvient à vendre à d’autres sa peine. Il la vend plus ou moins cher ; mais ce prix plus ou moins haut ne dépend pas de lui seul ; il résulte de l’accord qu’il fait avec celui qui paye son travail. Celui-ci le paye le moins cher qu’il peut ; comme il a le choix entre un grand nombre d’Ouvriers, il préfére celui qui travaille au meilleur marché. Les Ouvriers sont donc obligés de baisser le prix à l’envi les uns des autres. En tout genre de travail, il doit arriver, & il arrive en effet, que le salaire de l’Ouvrier se borne à ce qui lui est nécessaire pour lui procurer sa subsistance.
§. V I I.
Le Laboureur est le seul dont le travail produise au-delà du salaire du travail. Il est donc l’unique source de toute richesse.
La position du Laboureur est bien diffé-

& la distribut. des Richesses. 13
rente. La terre, indépendamment de tout autre homme & de toute convention, lui paie immédiatement le prix de son travail. La nature ne marchande point avec lui pour l’obliger à se contenter du nécessaire absolu. Ce qu’elle donne n’est proportionné ni à son besoin, ni à une évaluation conventionnelle du prix de ses journées. C’est le résultat physique de la fertilité du sol, & de la justesse, bien plus que de la difficulté des moyens qu’il a employés pour le rendre fécond. Dès que le travail du Laboureur produit au-delà de ses besoins, il peut, avec ce superflu que la nature lui accorde en pur don, au-delà du salaire de ses peines, acheter le travail des autres membres de la société. Ceux ci en le lui vendant, ne gagnent que leur vie ; mais le Laboureur recueille, outre sa subsistance, une richesse indépendante & disponible, qu’il n’a point achetée & qu’il vend. Il est donc l’unique source de toutes les richesses, qui, par leur circulation, animent tous les travaux de la société; parce qu’il est le seul dont le travail produise au-delà du salaire du travail.

14 Réflexions sur la formation
§. V I I I.
Premiere division de la société en deux classes : l’une productrice, ou des Cultivateurs ; l’autre stipendiée, ou des Artisans.
Voilà donc toute la société partagée, par une nécessité fondée sur la nature des choses, en deux classes, toutes deux laborieuses. Mais dont l’une, par son travail, produit ou plutôt tire de la terre des richesses continuellement renaissantes, qui fournissent à toute la société la subsistance & la matiere de tous ses besoins. L’autre, occupée à donner aux matieres produites les préparations & les formes qui les rendent propres à l’usage des hommes, vend à la premiere son travail, & en reçoit en échange sa subsistance. La premiere peut s’appeler classe productrice, & la seconde classe stipendiée.
§. I X.
Dans le premiers tems, le Propriétaire n’a pas dû être distingué du Cultivateur.
Jusqu’ici nous n’avons point encore distingué le Laboureur du Propriétaire des terres ; & dans la premiere origine ils n’étoient point en effet

& la distribut. des Richesses. 15
distingués. C’est, par le travail de ceux qui ont les premiers labouré des champs, & qui les ont enclos, pour s’en assurer la récolte, que toutes les terres ont cessé d’être communes à tous, & que les propriétés foncieres se sont établies. Jusqu’à ce que les sociétés aient été affermies, & que la force publique, ou la loi devenue supérieure à la force particuliere, ait pu garantir à chacun la possession tranquille de sa propriété, contre toute invasion étrangere, on ne pouvoit conserver la propriété d’un champ que comme on l’avoit acquise, & en continuant de le cultiver. Il n’auroit pas été sûr de faire labourer son champ par un autre, qui ayant pris toute la peine, n’auroit pas facilement compris que toute la récolte ne lui appartenoit pas. D’ailleurs, dans ce premier temps, tout homme laborieux trouvant autant de terre qu’il en vouloit, ne pouvoit être tenté de labourer pour autrui. Il falloit que tout propriétaire cultivât son champ ou l’abandonnât entierement.
§. X.
Progrès de la société ; toutes les terres ont un maître.
Mais la terre se peuploit & se défrichoit de

16 Réflexions sur la formation
plus en plus. Les meilleures terres se trouverent à la longue toutes occupées. Il ne resta plus pour les derniers venus que des terreins stériles, rebutés par les premiers. Mais à la fin toute terre trouva son maître ; & ceux qui ne purent avoir des propriétés, n’eurent d’abord d’autre ressource que celle d’échanger le travail de leurs bras dans les emplois de la classe stipendiée, contre le superflu des denrées du Propriétaire cultivateur.
§. X I.
Les Propriétaires commencent à pouvoir se décharger du travail de la culture sur des Cultivateurs salariés.
Cependant, puisque la terre rendoit au maître qui la cultivoit, non-seulement sa subsistance, non-seulement de quoi se procurer, par la voie de l’échange, ses autres besoins, mais encore un superflu considérable ; il put, avec ce superflu, payer des hommes pour cultiver sa terre. Et pour des hommes qui vivent de salaires, autant vaut les gagner à ce métier qu’à tout autre. La propriété put donc être séparée du travail de la culture, & bientôt elle le fut.

& la distribut. des Richesses. 17
§. X I I.
Inégalité dans le partage des propriétés : causes qui la rendent inévitable.
Les premiers Propriétaires occuperent d’abord, comme on l’a déja dit, autant de terrein que leurs forces leur permettoient d’en cultiver avec leur famille. Un homme plus fort, plus laborieux, plus inquiet de l’avenir en prit davantage qu’un homme d’un caractere opposé. Celui dont la famille étoit plus nombreuse, ayant plus de besoins & plus de bras, étendit davantage ses possessions ; c’étoit déja une premiere inégalité. Tous les terreins ne sont pas également fertiles : deux hommes, avec la même étendue de terrein & le même travail, peuvent en tirer un produit fort différent : seconde source d’inégalité. Les propriétés, en passant des peres aux enfants, se partagent en portions plus ou moins petites, suivant que les familles sont plus ou moins nombreuses. A mesure que les générations se succedent, tantôt les héritages se subdivisent encore, tantôt ils se réunissent de nouveau par l’extinction des branches : troisieme
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18 Réflexions sur la formation
source d’inégalité. Le contraste de l’intelligence, de l’activité & sur-tout de l’économie des uns, avec l’indolence, l’inaction & la dissipation des autres, fut un quatrieme principe d’inégalité, & le plus puissant de tous. Le Propriétaire négligent & sans prévoyance, qui cultive mal, qui, dans les années abondantes, consume en choses frivoles la totalité de son superflu, se trouve réduit au moindre accident à demander du secours à son voisin plus sage, & à vivre d’emprunt. Si, par de nouveaux accidents, ou par la continuation de sa négligence, il se trouve hors d’état de rendre, s’il est obligé de faire de nouveaux emprunts, il n’aura enfin d’autre ressource que d’abandonner une partie, ou même la totalité de son fonds à son créancier, qui la prendra en équivalent ; ou de la céder à un autre, en échange d’autres valeurs, avec lesquelles il s’acquittera vis-à-vis de son créancier.
§. X I I I.
Suite de l’inégalité : le Cultivateur distingué du Propriétaire.
Voilà les fonds de terre dans le commerce, achetés, vendus. La portion du Propriétaire

& la distribut. des Richesses. 19
dissipateur ou malheureux, tourne à l’accroissement de celle du Propriétaire plus heureux ou plus sage; & dans cette inégalité des possessions variées à l’infini, il est impossible qu’un grand nombre de Propriétaires n’en aient plus qu’ils n’en peuvent cultiver. D’ailleurs, il est assez naturel qu’un homme riche desire de jouir tranquillement de sa richesse, & qu’au lieu d’employer tout son tems à des travaux pénibles, il préfere de donner une partie de son superflu à des gens qui travaillent pour lui.
§. X I V.
Partage des produits entre le Cultivateur & le Propriétaire. Produit net ou revenu.
Par ce nouvel arrangement, le produit de la terre se divise en deux parts. L’une comprend la subsistance & les profits du Laboureur, qui sont la récompense de son travail & la condition sous laquelle il se charge de cultiver le champ du Propriétaire. Ce qui reste est cette partie indépendante & disponible que la terre donne en pur don à celui qui la cultive, au-delà de ses avances & du salaire de ses peines ; & c’est la part du Propriétaire ou le revenu avec lequel
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20 Réflexions sur la formation
celui-ci peut vivre sans travail, & qu’il porte où il veut.
§. X V.
Nouvelle division de la Société en trois classes, des Cultivateurs, des Artisans & des Propriétaires, ou classe productrice, classe stipendiée, & classe disponible.
Voilà maintenant la Société partagée en trois classes ; la classe des Laboureurs, à laquelle on peut conserver le nom de classe productrice ; la classe des Artisans & autres stipendiés des produits de la terre ; & la classe des Propriétaires, la seule qui, n’étant point attachée par le besoin de la subsistance à un travail particulier, puisse être employée aux besoins généraux de la Société, comme la guerre & l’administration de la justice, soit par un service personnel, soit par le paiement d’une partie de ses revenus avec laquelle l’Etat ou la Société soudoie des hommes pour remplir ces fonctions. Le nom qui lui convient le mieux par cette raison est, celui de classe disponible.

& la distribut. des Richesses. 21
§. X V I.
Ressemblance entre les deux classes laborieuses ou non disponibles.
Les deux classes des Cultivateurs & des Artisans se ressemblent par bien des rapports, & sur-tout en ce que ceux qui les composent ne possédent aucun revenu & vivent également de salaires qui leur sont payés sur les produits de la terre. Les uns & les autres ont encore cela de commun qu’ils ne gagnent que le prix de leur travail & de leurs avances, & ce prix est à peu près le même dans les deux classes ; le Propriétaire marchandant avec ceux qui cultivent sa terre pour leur abandonner la moindre part possible des produits, de la même maniere qu’il dispute avec son Cordonnier pour acheter ses souliers le moins cher qu’il est possible. En un mot, le Cultivateur & l’Artisan n’ont tous deux que la rétribution de leur travail.
§. X V I I.
Différence essentielle entre les deux classes laborieuses.
Mais il y a cette différence entre ces deux
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22 Réflexions sur la formation
genres de travaux, que le travail du Cultivateur produit son propre salaire, & en outre le revenu qui sert à salarier toute la classe des Artisans & autres stipendiés ; au lieu que les Artisans reçoivent simplement leur salaire ; c’est-à-dire, leur part de la production des terres en échange de leur travail, & ne produisent aucun revenu. Le Propriétaire n’a rien que par le travail du Cultivateur ; il reçoit de lui sa subsistance & ce avec quoi il paie les travaux des autres stipendiés. Il a besoin du Cultivateur par la nécessité de l’ordre physique, en vertu duquel la terre ne produit point sans travail ; mais le Cultivateur n’a besoin du Propriétaire qu’en vertu des conventions humaines & des loix civiles qui ont garanti aux premiers Cultivateurs & à leurs héritiers la propriété des terreins qu’ils avoient occupés, lors même qu’ils cesseroient de les cultiver. Mais ces loix n’ont pu garantir à l’homme oisif que la partie de la production que la terre donne au-delà de la rétribution due aux Cultivateurs. Le Propriétaire est forcé d’abandonner celle-cià peine de tout perdre. Le Cultivateur, tout borné qu’il est à la rétribution de son travail, conserve donc cette primauté naturelle & physique qui le rend le

& la distribut. des Richesses. 23
premier moteur de toute la machine de la Société, & qui fait dépendre de son travail seul & sa subsistance & la richesse du Propriétaire & le salaire de tous les autres travaux. L’Artisan, au contraire, reçoit son salaire, soit du Propriétaire, soit du Cultivateur, & ne leur donne, par l’échange de son travail, que l’équivalent de ce salaire & rien au-delà.
Ainsi, quoique le Cultivateur & l’Artisan ne gagnent l’un & l’autre que la rétribution de leur travail, le Cultivateur fait naître, au-delà de cette rétribution le revenu du Propriétaire, & l’Artisan ne fait naître aucun revenu, ni pour lui, ni pour d’autres.
§. X V I I I.
Cette différence autorise leur distinction en classe productrice & classe stérile.
On peut donc distinguer les deux classes non disponibles en classe productrice qui est celle des Cultivateurs, & classe stérile qui comprend tous les autres membres stipendiés de la Société.
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24 Réflexions sur la formation
§. X I X.
Comment les Propriétaires peuvent tirer le revenu de leurs terres.
Les Propriétaires qui ne travaillent pas eux-mêmes leurs terres, peuvent s’y prendre de différentes manieres pour les faire cultiver, ou faire différents arrangements avec ceux qui les cultivent.
§. X X.
Premiere maniere : culture par des hommes salariés.
Ils peuvent premierement payer des hommes à la journée, ou à l’année, pour labourer leur champ & se réserver la totalité des produits ; ce qui suppose que le Propriétaire fasse l’avance & des semences & du salaire des ouvriers jusqu’après la récolte. Mais cette premiere maniere a l’inconvénient d’exiger beaucoup de travail & d’assiduité de la part du Propriétaire, qui peut seul conduire les ouvriers dans leurs travaux, veiller sur l’emploi de leur tems & sur leur fidélité à ne rien détourner des produits. Il est vrai qu’il peut aussi salarier un homme plus intelligent & dont il connoisse

& la distribut. des Richesses. 25
la fidélité, qui en qualité de régisseur ou de conducteur dirige les ouvriers & fasse le compte des produits ; mais il sera toujours exposé à être trompé. D’ailleurs, cette méthode est extrêmement dispendieuse, à moins qu’une grande population & le défaut d’emploi dans les autres genres de travail, ne force les ouvriers à se contenter de salaires très-bas.
§. X X I.
Seconde maniere : culture par Esclaves.
Dans les tems voisins de l’origine des Sociétés, il étoit à peu près impossible de trouver des hommes qui voulussent travailler le terrein d’autrui, parce que tous les terreins n’étant pas encore occupés, ceux qui veuloient travailler préféroient de défricher de nouvelles terres & de les cultiver pour leur propre compte ; c'est à-peu-près le cas où l'on se trouve dans toutes les Colonies nouvelles.
Des hommes violens ont alors imaginé de contraindre par force d'autres hommes à travailler pour eux. Ils ont eu des esclaves. Ces derniers n’ont aucune justice à réclamer, vis-à-vis de gens qui n’ont pu les réduire en esclavage sans

26 Réflexions sur la formation
violer tous les droits de l'humanité. Cependant la Loi physique de la nature leur assure encore leur part aux productions qu'ils font naitre, car il faut bien que le maître les nourrisse pour profiter de leur travail. Mais cette espece de salaire est bornée au plus étroit nécessaire, & à leur subsistance.
Cette abominable coutume de l'esclavage a été autrefois universelle, & est encore répandue dans la plus grande partie de la terre. Le principal objet des guerres que les anciens Peuples se faisoient étoiet d'enlever des Esclaves que les Vainqueurs faisoient travailler pour leur compte ou qu'ils vendoient à d'autres. Ce brigandage & ce commerce regnent encore dans toute leur horreur sur les côtes de Guinée, où les Européens le fomentent en allant acheter des Noirs, pour la culture des Colonies d'Amérique.
Les travaux excessifs auxquels des maîtres avides forcent leurs esclaves, en font périr beaucoup ; & il faut, pour entretenir toujours le nombre nécessaire à la culture, que le commerce en fournisse chaque année une très grande quantité. Et, comme c'est toujours la guerre qui fait les premiers fonds de ce com-

& la distribut. des Richesses. 27
merce, il est évident qu’il ne peut subsister qu’autant que les hommes sont divisés en Nations très petites, qui se déchirent sans cesse, & que chaque bourgade fait la guerre à sa voisine. Que l’Angleterre, la France & l’Espagne se fassent la guerre la plus acharnée, les frontieres seules de chaque Etat seront entamées, & cela par un petit nombre de points seulement. Tout le reste du pays sera tranquille, & le petit nombre de prisonniers qu’on pourroit faire de part & d’autre, seroit une bien foible ressource pour la culture de chacune des trois Nations.
§. X X I I.
La culture par esclaves ne peut subsister dans les grandes Sociétés.
Ainsi, lorsque les hommes se rassemblent en grandes Sociétés, les recrues d’esclaves cessent d’être assez abondantes pour subvenir à la consommation qui s’en fait par la culture. Et quoiqu’on supplée au travail des hommes par celui des bestiaux, il vient un tems où les terres ne peuvent plus être travaillées par des esclaves. L’usage ne s’en conserve que pour

28 Réflexions sur la formation
le service de l’intérieur des maisons, & à la longue, il s’anéantit ; parce qu’à mesure que les Nations se policent, elles font entr’elles des conventions pour l’échange des prisonniers de guerre. Ces conventions se font d’autant plus facilement, que chaque particulier est très intéressé à écarter de lui le danger de tomber dans l’esclavage.
§. X X I I I.
L’esclavage de la glêbe succede à l’esclavage proprement dit.
Les descendants des premiers esclaves, attachés d’abord à la culture des terres, changent eux-mêmes de condition. La paix intérieure des Nations ne laissant plus au commerce de quoi fournir à une trop grande consommation d’esclaves, les maîtres sont obligés de les ménager davantage. Ceux qui sont nés dans la maison, accoutumés dès l’enfance à leur état en sont moins révoltés, & les maîtres ont moins besoin d’employer la rigueur pour les contenir. Peu-à-peu la glêbe qu’ils cultivent devient leur patrie. Ils n’ont d’autre langue que celle de leurs maîtres ; ils deviennent partie de la même Na-

& la distribut. des Richesses. 29
tion ; la familiarité s’établit, & à sa suite la confiance & l’humanité de la part des maîtres.
§. X X I V.
Le vasselage succede à l’esclavage de la glêbe, & l’esclave devient propriétaire. Troisieme maniere ; aliénation du fonds à la charge d’une redevance.
L’administration d’un bien cultivé par des esclaves exige des soins pénibles, & une résidence gênante. Le maître s’assure une jouissance plus libre, plus facile & plus sure, en intéressant ses esclaves à la culture, & en leur abandonnant à chacun une certaine étendue de terrein, à condition de lui rendre une portion des fruits. Les uns ont fait ce marché pour un tems, & n’ont laissé à leurs serfs, qu’une possession précaire & révocable. D’autres ont abandonné le fond à perpétuité, en se retenant une rente annuelle, payable en denrées ou en argent, & exigeant des possesseurs certains devoirs. Ceux qui recevoient ces terres sous la condition prescrite, devenoient propriétaires & libres, sous le nom de tenanciers, ou de vassaux ; & les anciens propriétaires, sous le nom de seigneurs, conservoient seulement le

30 Réflexions sur la formation
droit d’exiger le payement de la rente & les autres devoirs convenus. C’est ainsi que les choses se sont passées dans la plus grande partie de l’Europe.
§. X X V.
Quatrieme maniere ; Colonage partiaire.
Ces fonds devenus libres à la charge de la rente peuvent encore changer de Propriétaires, se diviser & se réunir par la voie des successions & des ventes ; & tel Vassal peut à son tour en avoir plus qu’il ne peut en cultiver lui-même. Le plus souvent la rente à laquelle les fonds sont assujettis n’est pas assez forte, pour qu’en les cultivant bien, l’on ne puisse encore se procurer au-delà des avances, des frais & de la subsistance du Cultivateur, une surabondance de productions qui forme un revenu : dès lors le Vassal propriétaire doit aussi desirer de jouir sans peine de ce revenu, & de faire cultiver son fonds par d’autres. D’un autre côté, la plus grande partie des Seigneurs n’aliénent que les parties de leurs possessions les moins à leur portée, & gardent celles qu’ils peuvent faire cultiver à moins de frais. La culture par esclaves n’étant plus pratiquable ; le premier moyen qui s’offrit, &

& la distribut. des Richesses. 31
le plus simple pour engager des hommes libres à cultiver des fonds qui ne leur appartenoient pas, fut de leur abandonner une portion des fruits ; ce qui les engageoit à mieux cultiver que ne le feroient des ouvriers auxquels on donneroit un salaire fixe. Le partage le plus commun a été de faire deux parts égales, dont l’une appartenoit au Colon, & l’autre au Propriétaire. C’est ce qui a donné lieu aux noms de Métayer (medietarius), ou Colon à moitié fruits. Dans les arrangements de ce genre, qui ont lieu dans la plus grande partie de la France, le Propriétaire fait toutes les avances de la culture, c’est-à-dire, qu’il fournit à ses dépens les bestiaux de labour, les charrues & autres outils aratoires, la semence & la nourriture du Colon & de sa famille, depuis l’instant où celui-ci entre dans la métairie jusqu’après la premiere recolte.

§. X X V I.

Cinquième maniere. Fermage ou louage des Terres.
Des Cultivateurs intelligens & riches, qui soupçonnoient à quel point une culture active

32 Réflexions sur la formation
& bien dirigée, pour laquelle on n’épargneroit ni travaux, ni dépenses, pourroit porter la fécondité des terres, jugerent avec raison qu’ils gagneroient davantage, si le Propriétaire consentoit à leur abandonner pendant un certain nombre d’années la totalité des recoltes, à la charge de lui payer chaque année un revenu constant, & de faire toutes les avances de la culture. Par là ils s’assuroient que l’accroissement de productions que feroient naître leurs dépenses & leur travail leur appartiendroit en entier. Le Propriétaire de son côté y gagnoit une jouissance de son revenu, plus tranquille, puisqu’il étoit débarrassé du soin de faire des avances, & de compter des produits, plus égale, puisqu’il recevoit chaque année le même prix de sa ferme, & plus certaine, parce qu’il ne couroit jamais le risque de perdre ses avances & que les bestiaux & autres effets, dont les Fermiers avoient meublé sa ferme devenoient un gage qui l’assuroit du paiement. D’ailleurs le bail n’étant que pour un petit nombre d’années, si son Fermier avoit donné de ses terres un prix trop bas, il pouvoit l’augmenter à la fin du bail.

& la distribut. des Richesses. 33

§. X X V I I.

Cette derniere méthode est la plus avantageuse de toutes, mais elle suppose un pays déja riche.

Cette méthode d’affermer les terres est de toutes la plus avantageuse aux Propriétaires & aux Cultivateurs ; elle s’établit par tout où il y a des Cultivateurs riches, en état de faire les avances de la culture ; & comme des Cultivateurs riches sont en état de donner bien plus de labours & d’engrais à la terre, il en résulte une prodigieuse augmentation dans les productions & dans le revenu des biens fonds.
Dans la Picardie, la Normandie, les environs de Paris, & dans la plupart des Provinces du Nord de la France, les terres sont cultivées par des Fermiers. Dans les Provinces du Miis elles le sont par des métayers ; aussi les Provinces du Nord de la France sont-elles incomparablement plus riches & mieux cultivées que celles du Midi.
§. X X V I I I.
Récapitulation des différentes manieres de faire valoir les terres.
Je viens de compter cinq manieres différen-
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34 Réflexions sur la formation
tes dont les Propriétaires ont pu, en s’exemptant du travail de la culture, faire valoir leurs fonds par les mains d’autrui.
La premiere, par des ouvriers payés à salaire fixe.
La seconde, par des esclaves.
La troisieme, en abandonnant le fonds moyennant une rente.
La quatrieme, en abandonnant au Cultivateur une portion déterminée & le plus communément la moitié des fruits, le Propriétaire se chargeant de faire les avances de la culture.
La cinquieme, en louant la terre à des Fermiers qui se chargent de faire toutes les avances de la culture, & qui s’engagent à donner au Propriétaire, pendant le nombre d’années convenu, un revenu toujours égal.
De ces cinq manieres, la premiere est trop dispendieuse & très rarement mise en usage ; la seconde ne peut avoir lieu que dans des pays encore ignorants & barbares ; la troisieme, est moins une maniere de faire valoir sa propriété, qu’un abandon de sa propriété, moyennant une créance sur le fonds, en sorte que l’ancien Propriétaire n’est plus, à proprement parler, qu’un créancier du nouveau.

& la distribut. des Richesses. 35
Les deux dernieres méthodes de culture sont le plus généralement en usage: savoir, la culture des Métayers dans les pays pauvres, & la culture des Fermiers dans les pays les plus riches.
§. X X I X.
Des capitaux en général & du revenu de l’argent.
Il y a un autre moyen d’être riche sans travailler & sans posséder des terres dont je n’ai point encore parlé. Il est nécessaire d’en expliquer l’origine & la liaison avec le reste du systême de la distribution des richesses dans la société, dont je viens de crayonner l’ébauche. Ce moyen consiste à vivre de ce qu’on appelle le revenu de son argent, ou de l’intérêt qu’on retire de l’argent, prêté.
§. X X X.
De l’usage de l’or & de l’argent dans le commerce.
L’argent & l’or sont deux marchandises comme les autres ; & moins précieuses que beaucoup d’autres, puisqu’elles ne sont d’aucun usage pour les véritables besoins de la vie.
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36 Réflexions sur la formation
Pour expliquer comment ces deux métaux sont devenus le gage représentatif de toute espece de richesse, comment ils influent dans la marche du commerce, & comment ils entrent dans la composition des fortunes, il faut remonter un peu haut & revenir sur nos pas.
§. X X X I.

Naissance du Commerce. Principe de l’évaluation des choses commerçables.

Le besoin réciproque a introduit l’échange de ce qu’on avoit contre ce qu’on n’avoit pas ; on échangea une denrée contre une autre, les denrées contre le travail. Dans ces échanges il falloit que les deux parties convinssent de la qualité & de la quantité de chacune des choses échangées. Dans cette convention il est naturel que chacun desire de recevoir le plus qu’il peut & de donner le moins qu’il peut, & tous deux étant également maîtres de ce qu’ils ont à donner dans l’échange, c’est à chacun d’eux à balancer l’attachement qu’il a pour la denrée qu’il donne avec le desir qu’il a de la denrée qu’il veut recevoir, & à fixer en conséquence la quantité de chacune des

& la distribut. des Richesses. 37
choses échangées. S’ils ne sont pas d’accord, il faudra qu’ils se rapprochent en cédant un peu de part & d’autre, en offrant plus & se contentant de moins. Je suppose que l’un ait besoin de bled & l’autre de vin, & qu’ils s’accordent à échanger un boisseau de bled contre six pintes de vin. Il est évident que pour chacun d’eux, un boisseau de bled & six pintes de vin sont regardés comme exactement équivalents, & que dans cet echange particulier, le prix d’un boisseau de bled est six pintes de vin, & le prix de six pintes de vin est un boisseau de bled. Mais dans un autre échange entre d’autres hommes, ce prix sera différent, suivant que l’un d’eux aura un besoin plus ou moins pressant de la denrée de l’autre ; & un boisseau de bled pourra être échangé contre huit pintes de vin, tandis qu’un autre boisseau sera échangé contre quatre pintes seulement. Or il est évident qu’aucun de ces trois prix ne sauroit être regardé plutôt que l’autre comme le véritable prix du boisseau de bled ; car, pour chacun des contractans, le vin qu’il a reçu étoit l’équivalent du bled qu’il a donné : en un mot, tant que l’on considere chaque échange comme isolé & en particulier, la valeur de chacune des choses échangées n’a
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38 Réflexions sur la formation
d’autre mesure que le besoin ou le desir des contractans balancés de part & d’autre, & n’est fixée que par l’accord de leur volonté.
§. X X X I I.
Comment s’établit la valeur courante dans l’échange des marchandises.
Cependant il se trouve que plusieurs Particuliers ont du vin à offrir à celui qui a du bled : si l’un n’a voulu donner que quatre pintes pour un boisseau, le Propriétaire du bled ne lui donnera pas son bled, lorsqu’il saura qu’un autre lui donnera six pintes ou huit pour le même boisseau. Si le premier veut avoir du blé, il sera obligé de hausser le prix au niveau de celui qui offre davantage. Les Vendeurs de vin profitent de leur côté de la concurrence entre les Vendeurs de bled : chacun ne se détermine à donner sa denrée qu’après avoir comparé les différentes offres qu’on lui fait de la denrée dont il a besoin, & donne la préférence à l’offre la plus forte. La valeur du bled & du vin n’est plus débattue entre deux seuls Particuliers relativement à leurs besoins & à leurs facultés réciproques ; elle se fixe par la balance des besoins & des facultés

& la distribut. des Richesses. 39
de la totalité des Vendeurs de bled avec ceux de la totalité des Vendeurs de vin. Car tel qui donneroit volontiers huit pintes de vin pour un boisseau de bled, n’en donnera que quatre lorsqu’il saura qu’un Propriétaire de bled consent à donner deux boisseaux de bled pour huit pintes. Le prix moyen entre les différentes offres & les différentes demandes deviendra le prix courant auquel tous les Acheteurs & les Vendeurs se conformeront dans leurs échanges ; & il sera vrai de dire que six pintes de vin seront pour tout le monde l’équivalent d’un boisseau de bled, c’est-là le prix moyen, jusqu’à ce que la diminution de l’offre d’un côté, ou de la demande de l’autre, fasse changer cette évaluation.
§. X X X I I I.
Le Commerce donne à chaque marchandise une valeur courante, relativement à chaque autre marchandise, d’où il suit que toute marchandise est l’équivalent d’une certaine quantité de toute autre marchandise, & peut être regardée comme un gage qui la représente.
Le bled ne s’échange pas seulement contre le vin, mais contre tous les autres objets dont
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40 Réflexions sur la formation
peuvent avoir besoin les propriétaires de bled ; contre le bois, le cuir, la laine, le coton, &c. il en est de même du vin & de chaque denrée en particulier. Si un boisseau de bled est l’équivalent de six pintes de vin, & qu’un mouton soit l’équivalent de trois boisseaux de bled, ce même mouton sera l’équivalent de dix-huit pintes de vin. Celui qui ayant du bled, auroit besoin de vin, pourroit, sans inconvénient, échanger son bled contre un mouton, afin de pouvoir ensuite échanger ce mouton contre le vin dont il a besoin.
§. X X X I V.
Chaque marchandise peut servir d’échelle, ou de mesure commune pour y comparer la valeur de toutes les autres.
Il suit de là que dans un pays où le Commerce est fort animé, où il y a beaucoup de productions & beaucoup de consommation, où il y a beaucoup d’offres & de demandes de toutes sortes de denrées, chaque espece aura un prix courant relativement à chaque autre espece ; c’est-à-dire, qu’une certaine quantité de l’une équivaudra à une certaine quantité de

& la distribut. des Richesses. 41
chacune des autres. Ainsi, la même quantité de bled, qui vaudra dix-huit pintes de vin, vaudra aussi un mouton, une piece de cuir préparé, une certaine quantité de fer : & toutes ces choses auront dans le commerce une valeur égale. Pour exprimer & faire connoître la valeur d’une chose eu particulier, il est évident qu’il suffit d’énoncer la quantité d’une autre denrée connue qui en seroit regardée comme l’équivalent. Ainsi pour faire connoître ce que vaut une piéce de cuir d’une certaine grandeur, on peut dire indifféremment qu’elle vaut trois boisseaux de bled ou dix-huit pintes de vin. On peut de même exprimer la valeur d’une certaine quantité de vin par le nombre des moutons ou des boisseaux de bled qu’elle vaut dans le commerce.
On voit par-là que toutes les espèces de denrées qui peuvent être l’objet du Commerce se mesurent, pour ainsi dire, les unes les autres, que chacune peut servir de mesure commune ou d’échelle de comparaison pour y rapporter les valeurs de toutes les autres ; & pareillement chaque marchandise devient entre les mains de celui qui la possede, un moyen de se procurer toutes les autres : une espece de gage universel.
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42 Réflexions sur la formation
§. X X X V.
Toute marchandise ne présente pas une échelle des valeurs également commode. On a dû préférer dans l’usage celles qui n’étant pas susceptibles d’une grande différence dans la qualité ont une valeur principalement relative au nombre ou à la quantité.
Mais, quoique toutes les marchandises aient essentiellement cette propriété de représenter toutes les autres, de pouvoir servir de commune mesure, pour exprimer leur valeur, & de gage universel pour se les procurer toutes par la voie de l’échange, toutes ne peuvent pas être employées avec la même facilité à ces deux usages. Plus une marchandise est susceptible de changer de valeur à raison de sa qualité, plus il est difficile de la faire servir d’échelle pour y rapporter la valeur des autres marchandises. Par exemple, si dix-huit pintes de vin d’Anjou sont l’équivalent d’un mouton, dix-huit pintes de vin du Cap seront l’équivalent de dix-huit moutons. Ainsi celui qui pour faire connoître la valeur d’un mouton, diroit qu’il vaut dix-huit pintes de vin, employeroit un langage équivoque, & qui ne

& la distribut. des Richesses. 43
donneroit aucune idée précise, à moins qu’il n’ajoutât beaucoup d’explications, ce qui seroit très-incommode. On a donc dû choisir par préférence pour échelle de comparaison, des denrées qui, étant d’un usage plus commun, & par-là d’une valeur plus connue, étoient plus semblables les unes aux autres, & dont, par conséquent, la valeur étoit plus relative au nombre ou à la quantité qu’à la qualité.
§. X X X V I.
Au défaut de l’exacte correspondance entre la valeur & le nombre ou la quantité, on y supplée par une évaluation moyenne qui devient une espece de monnoye idéale.
Dans un pays où il n’y a qu’une race de moutons, on peut facilement prendre la valeur d’une toison ou celle d’un mouton pour la mesure commune des valeurs, & l’on dira qu’une barique de vin ou une piece d’étoffe valent un certain nombre de toisons ou de moutons. A la vérité, il y a entre les moutons quelque inégalité, mais quand il s’agit de vendre des moutons on a soin d’évaluer cette inégalité, & de compter, par exemple, deux agneaux pour un mouton. Lors-

44 Réflexions sur la formation
qu’il s’agit d’évaluer toute autre marchandise, on prend pour unité la valeur commune d’un mouton d’un âge moyen & d’une force moyenne. De cette sorte, l’énonciation des valeurs en moutons, devient comme un langage de convention, & ce mot, un mouton, dans le langage du commerce, ne signifie qu’une certaine valeur, qui, dans l’esprit de ceux qui l’entendent, porte l’idée non-seulement d’un mouton, mais d’une certaine quantité de chacune des denrées les plus communes, qui sont regardées comme l’équivalent de cette valeur ; & cette expression finira si bien par s’appliquer à une valeur fictive & abstraite, plutôt qu’à un mouton réel ; que si par hasard il arrive une mortalité sur les moutons, & que, pour en avoir un, il faille donner le double du bled ou du vin qu’on donnoit auparavant, on dira qu’un mouton vaut deux moutons, plutôt que de changer l’expression à laquelle on est accoutumé pour toutes les autres valeurs.
§. X X X V I I.
Exemples de ces évaluations moyennes qui deviennent une expression idéale des valeurs.
On connoît dans le commerce de toutes les

& la distribut. des Richesses. 45
Nations, plusieurs exemples de ces évaluations fictives en marchandises, qui ne sont, pour ainsi dire qu’un langage de convention, pour exprimer leur valeur. Ainsi les Rôtisseurs de Paris, les Marchands de Poissons, qui fournissent de grandes maisons, font ordinairement leurs marchés à la piece. Une poularde grasse est comptée pour une piece ; un poulet pour une demie piece, plus ou moins suivant la saison, & ainsi du reste. Dans le Commerce des Negres vendus aux Colonies d’Amérique, on vend une cargaison de Negres, à raison de tant par tête de Negre piece d’Inde. Les femmes & les enfants s’évaluent : en sorte, par exemple, que trois enfants, ou bien une femme & un enfant, sont comptés pour une tête de Negre. On augmente ou on diminue l’évaluation à raison de la vigueur ou des autres qualités des esclaves ; en sorte que tel esclave peut être compté pour deux têtes de Negres.
Les Negres Mandingos, qui font le commerce de la poudre d’or avec les Marchands Arabes, rapportent toutes les denrées à une échelle fictive dont les parties s’appellent macutes, en sorte qu’ils disent aux Marchands qu’ils leur donnent tant de macutes en or. Ils évaluent

46 Réflexions sur la formation
aussi en macutes les marchandises qu’ils reçoivent, & se débattent avec les Marchands sur cette évaluation. C’est ainsi qu’on compte en Hollande par florins de Banque, qui ne sont qu’une monnoie fictive, & qui dans le commerce s’évaluent tantôt plus cher, tantôt moins que la monnoie qu’on appelle florins.

§. X X X V I I I.

Toute marchandise est un gage représentatif de tous les objets du Commerce ; mais plus ou moins commode dans l’usage, suivant qu’elle est plus ou moins facile à transporter & à conserver sans altération.
La variation dans la qualité des marchandises, & dans leur prix à raison de cette qualité, qui les rend plus ou moins propres que d’autres à servir de commune mesure, s’oppose aussi plus ou moins à ce qu’elles soient un gage représentatif de toute autre marchandise d’une pareille valeur. Cependant, il y a aussi, quant à cette derniere propriété, une très-grande différence entre les différentes especes de marchandises. Il est évident, par exemple, qu’un homme qui a chez lui une piece de toile est bien plus sûr de se pro-

& la distribut. des Richesses. 47
curer, quand il voudra, une certaine quantité de bled, que s’il avoit une barique de vin de pareille valeur ; le vin étant sujet à une infinité d’accidents qui peuvent en un instant lui faire perdre tout son prix.
§. X X X I X.
Toute marchandise a les deux propriétés essentielles de la monnoie, de mesurer & de représenter toute valeur : & dans ce sens, toute marchandise est monnoie.
Ces deux propriétés de servir de commune mesure de toutes les valeurs & d’être un gage représentatif de toutes les marchandises de pareille valeur, renferment tout ce qui constitue l’essence & l’utilité de ce qu’on appelle monnoie ; & il suit des détails dans lesquels je viens d’entrer, que toutes les marchandises sont à quelques égards monnoie, & participent à ces deux propriétés essentielles, plus ou moins à raison de leur nature particuliere. Toutes sont plus ou moins propres à servir de commune mesure à raison de ce qu’elles sont d’un usage plus général, d’une qualité plus semblable, & plus facile à se diviser en parties d’une valeur égale.

48 Réflexions sur la formation
Toutes sont plus ou moins propres à être un gage universel des échanges, à raison de ce qu’elles sont moins susceptibles de déchet & d’altération dans leur quantité ou dans leur qualité.
§. X L.
Réciproquement, toute monnoie est essentiellement marchandise.
On ne peut prendre pour commune mesure des valeurs, que ce qui a une valeur, ce qui est reçu dans le Commerce en échange des autres valeurs : & il n’y a de gage universellement représentatif d’une valeur, qu’une autre valeur égale. Une monnoie de pure convention est donc une chose impossible.
§. X L I.
Différentes matieres ont pu servir & ont servi de monnoie usuelle.
Plusieurs Nations ont adopté dans leur langage & dans leur Commerce, pour commune mesure de valeurs, différentes matieres plus ou moins précieuses ; il y a encore aujourd’hui quelques
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& la distribut. des Richesses. 49
Peuples Barbares qui se servent d’une espece de petits coquillages appelés Cauris. Je me souviens d’avoir vu au College des noyaux d’abricot échangés & troqués, comme une espece de monnoie entre les Ecoliers qui s’en servoient pour jouer à différens jeux. J’ai déjà parlé de l’évaluation par tête de bétail. On en trouve des vestiges dans les Loix des anciennes Nations Germaniques qui détruisirent l’Empire Romain. Les premiers Romains, ou du moins les Latins leurs ancêtres, s’en étoient aussi servis. On prétend que les premieres monnoies qu’on frappa en cuivre représentoient la valeur d’un mouton, & portoient l’empreinte de cet animal, & que c’est delà qu’est venu le mot pecunia de pecus. Cette conjecture a beaucoup de vraisemblance.
§. X L I I.
Les Métaux, & sur-tout l’or & l’argent, y sont plus propres qu’aucune autre substance ; & pourquoi.
Nous voici arrivés à l’introduction des métaux précieux dans le Commerce. Tous les métaux, à mesure qu’ils ont été découverts, ont été admis dans les échanges à raison de leur utilité réelle :
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50 Réflexions sur la formation
Leur brillant les a fait rechercher pour servir de parure ; leur ductilité & leur solidité les ont rendus propres à faire des vases plus durables & plus légers que ceux d’argile. Mais ces substances ne purent être dans le Commerce sans devenir presqu’aussi-tôt la Monnoie universelle ; un morceau de quelque métal que ce soit a exactement les mêmes qualités qu’un autre morceau du même métal, pourvu qu’il soit également pur : or la facilité qu’on a de séparer, par différentes opérations de Chymie, un métal des autres métaux avec lesquels il seroit allié, fait qu’on peut toujours les réduire au degré de pureté, ou, comme on s’exprime, au titre q’uon veut : alors la valeur du métal ne peut plus différer que par son poids. En exprimant la valeur de chaque marchandise par le poids du métal qu’on donne en échange, on aura donc l’expression de toutes les valeurs la plus claire, la plus commode & la plus susceptible de précision : & dès-lors il est impossible que dans l’usage on ne la préfere pas à toute autre. Les métaux ne sont pas moins propres que les autres marchandises à devenir le gage universel de toutes les valeurs qu’ils peuvent mesurer : comme ils sont susceptibles de toutes les divisions

& la distribut. des Richesses. 51
imaginables, il n’y a aucun objet dans le Commerce, dont la valeur, petite ou grande, ne puisse être exactement payée par une certaine quantité de métal. A cet avantage de se prêter à toutes sortes de divisions, ils joignent celui d’être inaltérables : & ceux qui sont rares, comme l’argent & l’or, ont une très grande valeur sous un poids & un volume très-peu considérable.
Ces deux métaux sont donc de toutes les marchandises les plus faciles à vérifier pour leur qualité, à diviser pour leur quantité, à conserver long-tems sans altération, & à transporter en tous lieux aux moindres frais. Tout homme qui a une denrée superflue, & qui n’a pas, au moment, besoin d’une autre denrée d’usage, s’empressera donc de l’échanger contre de l’argent ; avec lequel il est plus sûr, qu’avec toute autre chose, de se procurer la denrée qu’il voudra au moment du besoin.
§. X L I I I.
L’or & l’argent sont constitués, par la nature des choses, monnoie & monnoie universelle ; indépendamment de toute convention & de toute loi.
Voilà donc l’or & l’argent constitués mon-
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52 Réflexions sur la formation
noie & monnoie universelle, & cela sans aucune convention arbitraire des hommes, sans l’intervention d’aucune loi, mais par la nature des choses. Ils ne sont point, comme bien des gens l’ont imaginé, des signes de valeurs ; ils ont eux-mêmes une valeur. S’ils sont susceptibles d’être la mesure & le gage des autres valeurs, cette propriété leur est commune avec tous les autres objets qui ont une valeur dans le Commerce. Ils n’en different que parcequ’étant tout-à-la-fois plus divisibles, plus inaltérables & plus faciles à transporter que les autres marchandises, il est plus commode de les employer à mesurer & à représenter les valeurs.
§. X L I V.
Les autres métaux ne sont employés à ces usages que subsidiairement.
Tous les métaux seroient susceptibles d’être employés comme monnoie. Mais ceux qui sont fort communs ont trop peu de valeur sous un trop grand volume pour être employés dans les échanges courants du Commerce. Le cuivre, l’argent & l’or sont les seuls dont on ait fait un usage habituel. Et même, à l’exception

& la distribut. des Richesses. 53
de quelques Peuples auxquels ni les mines, ni le Commerce n’avoient point encore pu fournir une quantité suffisante d’or & d’argent, le cuivre n’a jamais servi que dans les échanges des plus petites valeurs.
§. X L V.
L’usage de l’or & de l’argent comme monnoie en a augmenté la valeur comme matiere.
Il est impossible que l’empressement avec lequel chacun a cherché à échanger ses denrées superflues contre l’or ou l’argent, plutôt que contre aucune autre denrée, n’ait pas beaucoup augmenté la valeur de ces deux métaux dans le Commerce. Ils n’en sont devenus que plus commodes pour leur emploi de gage & de commune mesure.
§. X L V I.
Variations dans la valeur de l’or & de l’argent comparés avec les autres objets du Commerce & entr’eux.
Cette valeur est susceptible de changer & change en effet continuellement ; ensorte que
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54 Réflexions sur la formation
la même quantité de métal qui répondoit à une certaine quantité de telle ou telle denrée cesse d’y répondre, & qu’il faut plus ou moins d’argent pour représenter la même denrée. Lorsqu’il en faut plus, on dit que la denrée est chere, & lorsqu’il en faut moins, on dit qu’elle est à meilleur marché; mais on pourroit dire tout aussi bien que c’est l’argent qui est à meilleur marché dans le premier cas, & plus cher dans le second. Non-seulement l’argent & l’or varient de prix, comparés avec toutes les autres denrées : mais ils varient de prix entr’eux à raison de ce qu’ils sont plus ou moins abondants. Il est notoire qu’on donne aujourd’hui en Europe de quatorze à quinze onces d’argent pour une once d’or, & que dans des temps plus anciens on ne donnoit que dix à onze onces d’argent pour une once d’or. Encore aujourd’hui à la Chine on ne donne gueres qu’environ douze onces d’argent pour avoir une once d’or : ensorte qu’il y a un très-grand avantage à porter de l’argent à la Chine pour l’échanger contre de l’or que l’on rapporte en Europe. Il est visible qu’à la longue ce Commerce doit rendre l’or plus commun en Europe, & plus rare à la Chine, & que la valeur de ces deux mé-

& la distribut. des Richesses. 55
taux doit enfin se ramener par-tout à la même proportion.
Mille causes différentes concourent à fixer dans chaque moment, & à faire varier sans cesse la valeur des denrées comparées, soit les unes avec les autres, soit avec l’argent. Les mêmes causes fixent & font varier la valeur de l’argent comparée, soit à la valeur de chaque denrée en particulier, soit à la totalité des autres valeurs qui sont actuellement dans le Commerce. Il ne seroit pas possible de démêler ces différentes causes, & de développer leurs effets sans se livrer à des détails très-étendus & très-difficiles, & je m’abstiendrai d’entrer dans cette discussion.
§. X L V I I.
L’usage des paiemens en argent a donné lieu à la distinction entre le Vendeur & l’Acheteur.
A mesure que les hommes se sont familiarisés avec l’habitude de tout évaluer en argent, d’échanger tout leur superflu contre de l’argent, & de n’échanger l’argent que contre les choses qui leur étoient utiles ou agréables pour le moment, ils se sont accoutumés à considérer les
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& la distribut. des Richesses. 56
échanges du Commerce sous un nouveau point de vue. Ils y ont distingué deux personnes, le Vendeur & l’Acheteur. Le Vendeur étoit celui qui donnoit la denrée pour de l’argent, & l’acheteur celui qui donnoit l’argent pour avoir la denrée.
§. X L V I I I.
L’usage de l’argent a beaucoup facilité la séparation des divers travaux entre les différents Membres de la Société.
Plus l’argent tenoit lieu de tout, plus chacun pouvoit, en se livrant uniquement à l’espece de culture ou d’industrie qu’il avoit choisie, se débarrasser de tout soin pour subvenir à ses autres besoins, & ne penser qu’à se procurer le plus d’argent qu’il pourroit pour la vente de ses fruits ou de son travail, bien sûr, avec cet argent, d’avoir tout le reste. C’est ainsi que l’usage de l’argent a prodigieusement hâté les progrès de la Société.
§. X L I X.
De la réserve des produits annuels, accumulés pour former des capitaux.
Aussi-tôt qu’il s’est trouvé des hommes à qui

& la distribut. des Richesses. 57
la propriété des terres assuroit un revenu annuel plus que suffisant pour satisfaire à tous leurs besoins, il dut se trouver des hommes, ou inquiets de l’avenir, ou simplement prudents, qui missent en réserve une partie de ce qu’ils recueilloient chaque année ; soit pour subvenir aux accidents possibles, soit pour augmenter leur aisance. Lorsque les denrées qu’ils recueilloient étoient difficiles à conserver, ils dûrent chercher à se procurer en échange des objets d’une nature plus durable & auxquels le tems ne feroit pas perdre leur valeur ; ou qui pouvoient être employés de façon à procurer des profits qui en répareroient avec avantage le dépérissement.

§. X L.

Richesses mobilieres, amas d’argent.
Ce genre de possessions résultantes de l’accumulation des produits annuels non consommés, est connu sous le nom de mobilieress. Les meubles, les maisons, la vaisselle, les marchandises emmagazinées, les outils de chaque métier, les bestiaux, appartiennent à ce genre de richesses. Il est évident que l’on s’étoit fortement appliqué à se procurer le plus qu’on avoit pu de ces richesses, avant de con-

& la distribut. des Richesses. 58
noître l’argent ; mais il n’est pas moins sensible que dès qu’il fut connu & reconnu pour le plus inaltérable de tous les objets de Commerce, & le plus facile à conserver sans embarras, il dut être principalement recherché par quiconque voulut amasser. Ce ne fut pas seulement les Propriétaires des terres qui accumulerent ainsi de leur superflu. Quoique les profits de l’industrie ne soient pas, comme les revenus de la terre, un don de la nature, & que l’homme industrieux ne retire de son travail que le prix que lui en donne celui qui lui paye son salaire ; quoique ce dernier économise le plus qu’il peut sur ce salaire, & que la concurrence oblige l’homme industrieux à se contenter d’un prix moindre qu’il ne voudroit ; il est certain cependant que cette concurrence n’a jamais été assez nombreuse, assez animée dans tous les genres de travaux pour qu’un homme plus adroit, plus actif & sur-tout plus économe que les autres pour sa consommation personnelle  n’ait pû, dans tous les tems, gagner un peu plus qu’il ne faut pour le faire subsister lui & sa famille, & réserver ce surplus pour s’en faire un petit pécule.
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