ARREST
DU CONSEIL D’ÉTAT DU ROI,

Du 13 Septembre 1774

PAR lequel Sa Majesté établit la liberté du Commerce des Grains & Farines dans l’intérieur du Royaume : Et se réserve à statuer sur la liberté de la vente à l’Étranger, lorsque les circonstances seront devenues plus favorables.

 
EXTRAIT DES REGISTRES DU CONSEIL D’ÉTAT.
 
 

E ROI s’étant fait rendre compte du prix des grains dans les différentes parties de son royaume, des loix rendues successivement sur le commerce de cette denrée, & des mesures qui ont été prises pour assurer la subsistance des peuples & prévenir la cherté; Sa Majesté a reconnu que ces mesures n’ont point eu le succès qu’on s’en étoit promis.
    Persuadée que rien ne mérite de sa part une attention plus prompte, Elle a ordonné que cette matière fût de nouveau discutée afin de ne se décider qu’après l’examen le plus mûr & le plus réfléchi.
    Elle a vu avec la plus grande satisfaction, que les plans les plus propres rendre la subsistance de ses peuples moins dépendante des vicissitudes des saisons, se réduisent à observer l’exacte justice, à maintenir les droits de la propriété, & la liberté légitime de ses sujets.
    En conséquence, Elle s’est résolue à rendre au commerce des grains, dans l’intérieur de son royaume, la liberté qu’Elle regarde comme l’unique moyen de prévenir, autant qu’il est possible, les inégalités excessives dans les prix, & d‘empêcher que rien n’altère le prix juste & naturel que doivent avoir les subsistances, suivant la variation des saisons & l’étendue des besoins.
    En annonçant les principes qu’Elle a cru devoir adopter, & les motifs qui ont fixé sa décision, Elle veut développer ces motifs, non-seulement par un effet de sa bonté, & pour témoigner à ses sujets qu’Elle se propose de les gouverner toujours comme un père conduit ses enfans, en mettant sous leurs yeux leurs véritables intérêts; mais encore pour prévenir ou calmer les inquiétudes que le peuple conçoit si aisément sur cette matière, & que la seule instruction peut dissiper; sur-tout pour assurer davantage la subsistance des penples, en augmentant la confiance des Négocians dans des dispositions, auxquelles Elle ne donne la sanction de son autorité, qu’après avoir vu qu’elles ont pour base immuable la raison & l’utilité reconnues.
    Sa Majesté s’est donc convaincue, que la variété des saisons & la diversité des terreins occasionnant une très-grande inégalité dans la quantité des productions d’un canton à l’autre, & d’une année à l’autre dans le même canton, la récolte de chaque canton se trouvant par conséquent quelquefois au-dessus, & quelquefois au-dessous du nécessaire pour la subsistance des habitans, le peuple ne peut vivre dans les lieux & dans les années où les moissons ont manqué, qu’avec des grains, ou apportés des lieux favorisés par l’abondance, ou conservés des années antérieures.
    Qu’ainsi le transport & la garde des grains, sont, après la production, les seuls moyens de prévenir la disette des subsistances ; parce que ce sont les seuls moyens de communication qui fassent du superflu la ressource du besoin.
    La liberté de cette communication est nécessaire à ceux qui manquent de la denrée, puisque si elle cessoit un moment, ils seroient réduits à périr.
    Elle est nécessaire à ceux qui possèdent le superflu, puisque sans elle ce superflu n’auroit aucune valeur, & que les propriétaires ainsi que les laboureurs, avec plus de grains qu’il ne leur en faut pour se nourrir, seroient dans l’impossibilité de subvenir à leurs autres besoins, à leurs dépenses de toute espèce, & aux avances de la culture, indispensables pour assurer la production de l’année qui doit suivre.
    Elle est salutaire pour tous, puisque ceux qui dans un moment se refuseroient à partager ce qu’ils ont avec ceux qui n’ont pas, se priveroient du droit d’exiger les mêmes secours, lorsqu’à leur tour ils éprouveront les mêmes besoins ; & que dans les alternatives de l’abondance & de la disette, tous seroient exposés tour-à-tour aux derniers degrés de la misère, qu’ils seroient assurés d’éviter tous en s’aidant mutuellement.
    Enfin, elle est juste, puisqu’elle est & doit être réciproque, puisque le droit de se procurer par son travail, & par l’usage légitime de ses propriétés, les moyens de subsistance préparés par la Providence à tous les hommes, ne peut être sans injustice ôté à personne.
    Cette communication, qui se fait par le transport & la garde des grains, & sans laquelle toutes les Provinces souffriroient alternativement ou la disette ou la non-valeur, ne peut être établie que de deux manieres; ou par l’entremise du commerce laissé à lui-même, ou par l’intervention du Gouvernement.
    Les réflexions & l’expérience prouvent également, que la voie du commerce libre est, pour fournir aux besoins du peuple, la plus sûre, la plus prompte, la moins dispendieuse & la moins sujette à inconvéniens.
    Les Négocians, par la multitude des capitaux dont ils disposent, par l’étendue de leurs correspondances, par la promptitude & l’exactitude des avis qu’ils reçoivent, par l’économie qu’ils savent mettre dans leurs opérations, par l’usage & l’habitude de traiter les affaires de commerce, ont des moyens & des ressources, qui manquent aux Administrateurs les plus éclairés & les plus actifs.
    Leur vigilance excitée par l’intérêt, prévient les déchets & les pertes ; leur concurrence rend impossible tout monopole; & le besoin continuel où ils sont de faire rentrer leurs fonds promptement pour entretenir leur commerce, les engage à se contenter de profits médiocres ; d’où il arrive que le prix des grains dans les années de disette ne reçoit guère que l’augmentation inévitable qui résulte des frais & risques du transport ou de la garde.
    Ainsi, plus le commerce est libre, animé, étendu, plus le peuple est promptement, efficacement & abondamment pourvu; les prix sont d’autant plus uniformes, ils s’éloignent d’autant moins du prix moyen & habituel, sur lesquels les salaires se règlent nécessairement.
    Les approvisionnemens faits par les soins du Gouver-nement, ne peuvent avoir les mêmes succès.
    Son attention partagée entre trop d‘objets, ne peut être aussi active que celle des Négocians, occupés de leur seu1 commerce.
    Il connoît plus tard, il connoît moins exactement & les besoins & les ressources.
    Les Agens qu’il emploie n’ayant aucun intérêt à l’économie, achettent plus chèrement, transportent à plus grands frais, conservent avec moins de précaution ; il se perd, il se gâte beaucoup de grains.
    Ces Agens peuvent, par défaut d‘habileté, ou même par infidélité, grossir à l’excès la dépense de leurs opérations.
    Ils peuvent se permettre des manœuvres coupables, à l’insu du Gouvernement.
    Lors même qu’ils en sont le plus innocens, ils ne peuvent éviter d’en être soupçonnés ; & le soupçon rejaillit toujours sur l’Adminis-



tration qui les emploie, & qui devient odieuse au peuple, par les soins mêmes qu’elle prend pour le secourir.

Le Roi doit donc à ses peuples, d’honorer, de protéger, d’encourager d’une manière spéciale le commerce des grains, comme le plus nécessaire de tous.
    Sa Majesté ayant examiné sous ce point de vue, les réglemens auxquels ce commerce a été assujetti, & qui après avoir été abrogés par la Déclaration du 25 mai 1763, ont été renouvelés par l’Arrêt du 23 décembre 1770; Elle a reconnu que ces règlemens renferment des dispositions directement contraires au but qu’on auroit dû se proposer.
    Que l’obligation imposée à ceux qui veulent entreprendre le commerce des grains, de faire inscrire fur le registre de la Police, leurs noms, surnoms, qualités & demeures, le lieu de leurs magasins & les actes relatifs à leurs entreprises, flétrit & décourage ce commerce; par la défiance qu’une telle précaution suppofe de la part du Gouvernement; par l’appui qu’elle donne aux soupçone injustes du peuple sur-tout parce qu’elle tend à mettre continuellement la matière de ce commerce, & par conséquent la fortune de ceux qui s’y livrent, sous la main d’une autorité qui semble s’être réservé le droit de les ruiner & de les deshonorer arbitrairement :
    Que ces formalités avilissantes écartent nécessairement de ce commerce tous ceux d’entre les Négocians, qui par leur fortune, par l’étendue de leur combinaisons, par la multiplicité de leurs correspondances, par leurs lumières & l’honnêteté de leur caractère, seroient les seuls propres à procurer une véritable abondance :
    Que la défense de vendre ailleurs que dans les marchés, surcharge sans aucune utilité les achats & les ventes, des frais de voiture au marché, des droits de hallage, magasinage & autres, également nuisibles au Laboureur qui produit, & au peuple qui consomme.
    Que cette défense, en forçant les vendeurs & les acheteurs à choisir, pour leurs opérations, les jours & les heures des marchés, peut les rendre tardives, au grand préjudice de ceux qui attendent, avec toute l’impatience du besoin, qu’on leur porte la denrée :
    Qu’enfin, n’étant pas possible de faire, dans les marchés, aucun achat considérable, sans y faire hausser extraordinairement les prix & sans y produire un vide subit, qui répandant l’alarme soulève les esprits du peuple; défendre d’acheter hors des marchés, c’est mettre tout Négociant dans l’impossibilité d‘acheter une quantité de grains suffisante, pour recourir d’une maniere effiace, les provinces qui sont dans le besoin : d’où il résulte, que cette défense équivaut à une interdiction absolue du transport & de la circulation des grains d’une province à l’autre :
    Qu’ainsi, tandis que l’Arrêt du 23 décembre 1770 assuroit expres sément la liberté du transport de province à province, il y mettoit, par ses autres dispositions, un obstacle tellement invincible, que depuis cette époque le commerce a perdu toute activité, & qu’on a été forcé de recourir pour y suppléer, à des moyens extraordinaires, onéreux à l’État, qui n’ont point rempli leur objet, & qui ne peuvent ni ne doivent être continués.
    Ces considérations mûrement pesées ont déterminé Sa Majeste à remettre en vigueur les principes établis par la Déclaration du 25 mai 1763 ; à délivrer le commerce des grains des formalités & des gênes auxquelles on l’avoit depuis assujetti par le renouvellement de quelques anciens rég1emens; à rassurer les Négocians contre la crainte de voir leurs opérations traversées par des achats faits pour le compte du Gouvernement. Elle les invite tous à se livrer à ce commerce. ELLE déclare que son intention est de les soutenir par la protection la plus signalée. Et, pour les encourager d’autant plus à augmenter dans le Royaume la masse des subsistances, en y introduisant des grains étrangers, ELLE leur assure la liberté d’en disposer à leur gré. ELLE veut s’interdire à Elle-même, & à ses Officiers, toutes mesures contraires à la liberté & à la propriété de ses sujets, qu’Elle défendra toujours contre toute atteinte injuste. Mais si la Providence permettoit que pendant le cours de son règne, ses provinces fussent affligées par la disette ELLE se promet de ne négliger aucun moyen pour procurer des secours vraiment efficaces à la portion de ses sujets qui souffre le plus des calamités publiques. A quoi voulant pourvoir : Ouï le rapport du sieur Turgot, Conseiller ordinaire au Conseil royal, Contrôleur général des finances ; LE ROI ÉTANT EN SON CONSEIL, a ordonné & ordonne ce qui suit :

A R T I C L E P R E M I E R .

LES articles Ier. & II. de la Déclaration du 25 Mai 1763 seront exécutés suivant leur forme & teneur : en conséquence, il sera libre à toutes personnes, de quelque qualité & condition qu’elles soient, de faire, ainsi que bon leur semblera, dans l’intérieur du royaume, le commerce des grains & fàrines, de les vendre & acheter en quelques lieux que ce soit, même hors des halles & marchés ; de les garder & voiturer à leur gré, sans qu’ils puissent être astreints à aucune formalité ni enregistrement, ni soumis à aucunes prohibitions ou contraintes, sous quelque prétexte que ce puisse étre en aucun cas & en aucun lieu du Royaume.

II. FAIT Sa Majesté très-expresses inhibitions & défenses à toutes personnes, notamment aux Juges de police, à tous ses autres Officiers & à ceux des Seigneurs, de mettre aucun obstacle à la libre circulation des grains & farines de province à province; d’en arrêterle transport, sous quelque prétexte que ce soit; comme aussi de contraindre aucun Marchand, Fermier, Laboureur ou autres, de porter des grains ou farines au marché, ou de les empêcher de vendre par-tout où bon leur semblera.

III. SA MAJESTÉ voulant qu’il ne soit fait à l’avenir aucun achat de grains & farines pour son compte, Elle fait très-expresses inhibitions & défenses à toutes personnes, de se dire chargées de faire de semblables achats pour Elle & par ses ordres; se réservant dans le cas de disette , de procurer à la partie indigente de ses sujets, les secours que les circonstances exigeront.

IV. DESIRANT encourager l’introduction des blés étrangers dans ses États, & assurer ce secours à ses peuples, Sa Majesté permet à tous ses sujets, & aux Étrangers, qui auront fait entrer des grains dans le royaume, d’en faire telles destinations & usages que bon leur semblera; même de les faire ressortir sans payer aucuns droits, en justifiant que les grains sortans sont les mêmes qui ont été apportés de l’étranger : Se réservant au surplus Sa Majesté, de donner des marques de sa protection spéciale à ceux de ses sujets qui auront fait venir des blés étrangers dans les lieux du royaume où le besoin s’en seroit fait sentir : N’entendant Sa Majesté statuer quant-à-présent, & jusqu’à ce que les circonstances soient devenues plus favorables, sur la liberté de la vente hors du Royaume. Déroge Sa Majesté à toutes loix & règlemens contraires aux dispositions du présent Arrêt, sur lequel seront toutes Lettres nécessaires expédiées. FAIT au Conseil d’État du Roi, Sa Majesté y étant, tenu à Versailles le treize septembre mil sept cent soixante-quatorze. Signé PHELYPEAUX.


A MONTPELLIER, De l’Imprimerie d’Augustin F. Rochardseul Imprimeur du Roi, Place du Petit-Scel. 1774
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