AVERTISSEMENT
Esquisse d'un tableau historique des progrès de l'esprit humain.
PREMIERE ÉPOQUE : Les hommes sont réunis en peuplades. 21
DEUXIEME ÉPOQUE : Les peuples pasteurs. Passage de cet état à celui des peuples agriculteurs. 30
TROISIEME ÉPOQUE: Progrès des peuples agriculteurs, jusqu'à l'invention de l'écriture alphabétique. 42
QUATRIEME ÉPOQUE : Progrès de l'esprit humain dans la Grèce, jusqu'au temps de la division des sciences, vers le siècle d'Alexandre. 74
CINQUIEME ÉPOQUE : Progrès des sciences depuis leur division jusqu’à leur décadence. 101
SIXIEME ÉPOQUE : Décadence des lumières, jusqu'à leur restauration, vers le temps des croisades. 144
SEPTIEME ÉPOQUE : Depuis les premiers progrès des sciences, lors de leur restauration dans l'Occident, jusqu'à l'invention de l'imprimerie. 166
HUITIEME ÉPOQUE : Depuis l'invention de l'imprimerie, jusqu'au temps où les sciences et la philosophie secouèrent le joug de l'autorité. 185
NEUVIEME ÉPOQUE : Depuis Descartes jusqu'à la formation de la République Françoise. 233
DIXIEME ÉPOQUE : Des progrès futurs de l'esprit humain. 327
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SEPTIEME ÉPOQUE.

Depuis les premiers progrès des sciences,
lors de leur restauration dans l’Occident,
jusqu’à l’invention de l’imprimerie
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PLusieurs causes ont contribué à rendre, par degrés, à l’esprit humain cette énergie, que des chaînes si honteuses et si pesantes sembloient devoir comprimer pour toujours.

L’intolérance des prêtres, leurs efforts pour s’emparer des pouvoirs politiques, leur avidité scandaleuse, le désordre de leurs moeurs, rendu plus révoltant par leur hypocrisie, devoient soulever contre eux les ames pures, les esprits sains, les caractères courageux. On étoit frappé de la contradiction de leurs dogmes, de leurs maximes, de leur conduite, avec ces mêmes évangiles, premier fondement de leur doctrine comme




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de leur morale, et dont ils n’avoient pu cacher entièrement la connoissance au peuple.

Il s’éleva donc contre eux des réclamations puissantes. Dans le midi de la France, des provinces entières se réunirent pour adopter une doctrine plus simple, un christianisme plus épuré, où l’homme, soumis à la divinité seule, jugeroit d’après ses propres lumières, de ce qu’elle a daigné révéler dans les livres émanés d’elle.

Des armées fanatiques, dirigées par des chefs ambitieux, dévastèrent ces provinces. Les bourreaux, conduits par des légats et des prêtres, immolèrent ceux que les soldats avoient épargnés. On établit un tribunal de moines, chargé d’envoyer au bûcher quiconque seroit soupçonné d’écouter encore sa raison.

Cependant, ils ne purent empêcher cet esprit de liberté et d’examen de faire sourdement des progrès. Réprimé dans le pays où il osoit se montrer, où plus d’une fois l’intolérante hypocrisie alluma des guerres sanglantes, il se reproduisoit, il se répandoit

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en secret dans une autre contrée. On le retrouve à toutes les époques, jusqu’au moment où, secondé par l’invention de l’ Imprimerie , il fut assez puissant pour délivrer une partie de l’Europe du joug de la cour de Rome.

Déjà il existoit même une classe d’hommes qui, supérieurs à toutes les superstitions, se contentoient de les mépriser en secret, ou se permettoient tout au plus de répandre sur elles, en passant, quelques traits d’un ridicule rendu plus piquant par un voile de respect, dont ils avoient soin de le couvrir. La plaisanterie obtenoit grâce pour ces hardiesses, qui, semées avec précaution dans les ouvrages destinés à l’amusement des grands ou des lettrés, mais ignorés du peuple, ne réveilloient pas la haine des persécuteurs.

Frédéric II fut soupçonné d’être ce que nos prêtres du dix-huitième siècle ont depuis appelé un Philosophe. Le pape l’accusa, devant toutes les nations, d’avoir traité de fables politiques les religions de Moïse, de Jésus et de Mahomet. On attribuoit à son




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chancelier, Pierre Des Vignes, le livre imaginaire des Trois Imposteurs. Mais le titre seul annonçoit l’existence d’une opinion, résultat bien naturel de l’examen de ces trois croyances, qui, nées de la même source, n’étoient que la corruption d’un culte plus pur, rendu, par des peuples plus anciensà l’ame universelle du monde.

Les recueils de nos fabliaux, le Décaméron de Boccace, sont pleins de traits qui respirent cette liberté de penser, ce mépris des préjugés, cette disposition à en faire le sujet d’une dérision maligne et secrète.

Ainsi, cette époque nous présente de paisibles contempteurs de toutes les superstitions, à côté des réformateurs enthousiastes de leurs abus les plus grossiers ; et nous pourrons presque lier l’histoire de ces réclamations obscures, de ces protestations en faveur des droits de la raison, à celle des derniers philosophes de l’école d’Alexandrie.

Nous examinerons si, dans un temps où le prosélytisme philosophique eût été si




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dangereux, il ne se forma point des sociétés secrètes destinées à perpétuer, à répandre sourdement et sans danger, parmi quelques adeptes, un petit nombre de vérités simples, comme de sûrs préservatifs contre les préjugés dominateurs.

Nous chercherons si l’on ne doit point placer au nombre de ces sociétés cet ordre célèbre, contre lequel les papes et les rois conspirèrent avec tant de bassesse, et qu’ils détruisirent avec tant de barbarie.

Les prêtres étoient obligés d’étudier, soit pour se défendre, soit pour couvrir de quelques prétextes leurs usurpations sur la puissance séculière, et se perfectionner dans l’art de fabriquer des pièces supposées. D’un autre côté, pour soutenir avec moins de désavantage cette guerre, où les prétentions s’appuyoient sur l’autorité et sur les exemples, les rois favorisèrent des écoles destinées à former les jurisconsultes, qu’ils avoient besoin d’opposer aux prêtres.

Dans ces disputes entre le clergé et les gouvernemens, entre le clergé de chaque




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pays et le chef de l’église, ceux qui avoient un esprit plus juste, un caractère plus franc, plus élevé, combattirent pour la cause des hommes contre celle des prêtres, pour la cause du clergé national contre le despotisme du chef étranger. Ils attaquèrent ces abus, ces usurpations dont ils cherchoient à dévoiler l’origine. Cette hardiesse ne nous paroît aujourd’hui qu’une timidité servile; nous rions de voir prodiguer tant de travaux pour prouver ce que le simple bon sens devoit apprendre : mais ces vérités, alors nouvelles, décidoient souvent du sort d’un peuple; ces hommes les cherchoient avec une ame indépendante ; ils les défendoient avec courage : et c’est par eux que la raison humaine a commencé à se ressouvenir de ses droits et de sa liberté.

Dans les querelles qui s’élevoient entre des rois et les seigneurs, les premiers s’assurèrent l’appui des grandes villes, ou par les privilèges, ou par la restauration de quelques-uns des droits naturels de l’homme ; ils cherchèrent, par des affranchissemens, à multiplier celles qui jouiroient du droit de commune. Ces mêmes hommes qui




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renaissoient à la liberté, sentirent combien il leur importoit d’acquérir, par l’étude des lois, par celle de l’histoire, une habileté, une autorité d’opinion qui les aidât à contre-balancer la puissance militaire de la tyrannie féodale.

La rivalité des empereurs et des papes empêcha l’Italie de se réunir sous un maître, et y conserva un grand nombre de sociétés indépendantes. Dans les petits états, on a besoin d’ajouter le pouvoir de la persuasion à celui de la force, d’employer la négociation aussi souvent que les armes : et, comme cette guerre politique y avoit pour principe une guerre d’opinion, comme jamais l’Italie n’avoit absolument perdu le goût de l’étude, elle devoit être, pour l’Europe, un foyer de lumière, foible encore, mais qui promettoit de s’accroître avec rapidité.

Enfin, l’enthousiasme religieux entraîna les Occidentaux à la conquête des lieux consacrés, à ce qu’on disoit, par la mort et par les miracles du Christ : et en même temps que cette fureur étoit favorable à la




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liberté, par l’affoiblissement et l’appauvrissement des seigneurs, elle étendoit les relations des peuples européens avec les Arabes, liaisons que déjà leur mélange avec les chrétiens d’Espagne avoit formées, que le commerce de Pise, de Gênes, de Venise, avoit cimentées. On apprit la langue des Arabes ; on lut leurs ouvrages ; on s’instruisit d’une partie de leurs découvertes : et si l’on ne s’éleva point au-dessus du point où ils avoient laissé les sciences, on eut du moins l’ambition de les égaler.

Ces guerres, entreprises pour la superstition, servirent à la détruire. Le spectacle de plusieurs religions finit par inspirer aux hommes de bon sens une égale indifférence pour ces croyances également impuissantes contre les vices ou les passions des hommes, un mépris égal pour l’attachement également sincère, également opiniâtre de leurs sectateurs à des opinions contradictoires.

Il s’étoit formé en Italie des républiques dont quelques-unes avoient imité les formes des républiques grecques, tandis que les autres essayèrent de concilier avec la ser-




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vitude, dans un peuple sujet, la liberté, l’égalité démocratique d’un peuple souverain. En Allemagne, dans le Nord, quelques villes, obtenant une indépendance presqu’entière, se gouvernèrent par leurs propres lois. Dans quelques portions de l’Helvétie, le peuple brisa les fers de la féodalité, comme ceux du pouvoir royal. Dans presque tous les grands états, on vit naître des constitutions imparfaites, où l’autorité de lever des subsides, de faire des lois nouvelles, fut partagée, tantôt entre le roi, les nobles, le clergé et le peuple, tantôt entre le roi, les barons et les communes ; où le peuple, sans sortir encore de l’humiliation, étoit du moins à l’abri de l’oppression ; où ce qui compose vraiment les nations, étoit appelé au droit de défendre ses intérêts, et d’être entendu de ceux qui régloient ses destinées. En Angleterre, un acte célèbre, solemnellement juré par le roi et par les grands, garantit les droits des barons, et quelques-uns de ceux des hommes.

D’autres peuples, des provinces, des villes même, obtinrent aussi des chartes semblables, moins célèbres et moins bien




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défendues. Elles sont l’origine de ces déclarations des droits, regardées aujourd’hui par tous les hommes éclairés comme la base de la liberté, et dont les anciens n’avoient pas conçu, ne pouvoient concevoir l’idée, parce que l’esclavage domestique souilloit leurs constitutions; que chez eux, le droit de citoyen étoit héréditaire, ou conféré par une adoption volontaire ; et qu’ils ne s’étoient pas élevés jusqu’à la connoissance de ces droits inhérens à l’espèce humaine, et appartenant à tous les hommes avec une entière égalité.

En France, en Angleterre, chez quelques autres grandes nations, le peuple parut vouloir ressaisir ses véritables droits ; mais aveuglé par le sentiment de l’oppression, plutôt qu’éclairé par la raison, des violences, bientôt expiées par des vengeances plus barbares, et sur-tout plus injustes, et des pillages suivis d’une misère plus grande, furent le fruit unique de ses efforts.

Cependant, chez les Anglois, les principes du réformateur Wicleff avoient été le motif d’un de ces mouvemens dirigés par




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quelques-uns de ses disciples, présage des tentatives plus suivies et mieux combinées, que les peuples devoient faire sous d’autres réformateurs, dans un siècle plus éclairé.

La découverte d’un manuscrit du code de Justinien, fit renaître l’étude de la jurisprudence, comme celle de la législation, et servit à rendre moins barbare, celle même des peuples qui surent en profiter, sans vouloir s’y soumettre.

Le commerce de Pise, de Gênes, de Florence, de Venise, des cités de la Belgique, de quelques villes libres d’Allemagne, embrassoit la Méditerranée, la Baltique et les côtes de l’océan européen. Leurs négocians allèrent chercher les denrées précieuses du Levant dans les ports de l’Égypte, et aux extrémités de la Mer-Noire.

La politique, la législation, l’économie publique, n’étoient pas encore des sciences ; on ne s’occupoit point d’en chercher, d’en approfondir, d’en développer les principes ; mais en commençant à s’éclairer par l’expérience, on rassembloit les observations

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qui pouvoient y conduire ; on s’instruisoit des intérêts qui devoient en faire sentir le besoin.

On ne connut d’abord Aristote que par une traduction faite d’après l’Arabe ; et sa philosophie, persécutée dans les premiers instans, régna bientôt dans toutes les écoles. Elle n’y porta point la lumière ; mais elle y donna plus de régularité, plus de méthode à cet art de l’argumentation, que les disputes théologiques avoient enfanté. Cette scolastique ne conduisoit pas à la découverte de la vérité ; elle ne servoit même pas à discuter, à bien apprécier les preuves ; mais elle aiguisoit les esprits : et ce goût des distinctions subtiles, cette nécessité de diviser sans cesse les idées, d’en saisir les nuances fugitives, de les représenter par des mots nouveaux, tout cet appareil employé pour embarrasser un ennemi dans la dispute, ou pour échapper à ses pièges, fut la première origine de cette analyse philosophique, qui depuis a été la source féconde de nos progrès.

Nous devons à ces scolastiques des no-

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tions plus précises sur les idées qu’on peut se former de l’être suprême et de ses attributs ; sur la distinction entre la cause première et l’univers qu’elle est supposée gouverner ; sur celle de l’esprit et de la matière ; sur les différens sens que l’on peut attacher au mot de liberté ; sur ce qu’on entend par la création ; sur la manière de distinguer entre elles les diverses opérations de l’esprit humain, et de classer les idées qu’il se forme des objets réels et de leurs propriétés.

Mais cette même méthode ne pouvoit que retarder dans les écoles le progrès des sciences naturelles. Quelques recherches anatomiques ; des travaux obscurs sur la chimie, uniquement employés à chercher le grand-oeuvre ; des études sur la géométrie, l’algèbre, qui ne s’élevèrent, ni jusqu’à savoir tout ce que les Arabes avoient découvert, ni jusqu’à entendre les ouvrages des anciens ; enfin, des observations, des calculs astronomiques qui se bornoient à former, à perfectionner des tables, et que souilloit un ridicule mélange d’astrologie ; tel est le tableau que ces sciences présentent.




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Cependant, les arts mécaniques commencèrent à se rapprocher de la perfection qu’ils avoient conservée en Asie. La culture de la soie s’introduisoit dans les pays méridionaux de l’Europe ; les moulins à vent, les papeteries, s’y étoient établis ; l’art de mesurer le temps y avoit passé les limites où il s’étoit arrêté chez les anciens et chez les Arabes. Enfin deux découvertes importantes marquent cette même époque. La propriété qu’a l’aimant de se diriger vers un même point du ciel, propriété connue des Chinois, et même employée par eux à guider les vaisseaux, fut aussi observée en Europe. On apprit à se servir de la boussole, dont l’usage augmenta l’activité du commerce, perfectionna l’art de la navigation, donna l’idée de ces voyages qui, depuis, ont fait connoître un monde nouveau, et permis à l’homme de porter ses regards sur toute l’étendue du globe où il est placé. Un chimiste, en mêlant le salpêtre à une matière inflammable, trouva le secret de cette poudre, qui a produit une révolution inattendue dans l’art de la guerre. Malgré les effets terribles des armes à feu, en éloignant les combattans, elles ont rendu

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la guerre moins meurtrière et les guerriers moins féroces. Les expéditions militaires sont plus dispendieuses ; la richesse peut balancer la force : les nations même les plus belliqueuses sentent le besoin de se préparer, de s’assurer les moyens de combattre, en s’enrichissant par le commerce et les arts. Les peuples policés n’ont plus à craindre le courage aveugle des nations barbares. Les grandes conquêtes, et les révolutions qui les suivent, sont devenues presque impossibles.

Cette supériorité, qu’une armure de fer, que l’art de conduire un cheval presque invulnérable, de manier la lance, la massue ou l’épée, donnoit à la noblesse sur le peuple, a fini par disparoître totalement : et la destruction de ce dernier obstacle à la liberté des hommes, à leur égalité réelle, est due à une invention, qui sembloit, au premier coup-d’oeil, menacer d’anéantir la race humaine.

En Italie, la langue étoit parvenue presque à sa perfection vers le quatorzième siècle. Le Dante est souvent noble, précis,




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énergique. Boccace a de la grâce, de la simplicité, de l’élégance. L’ingénieux et sensible Pétrarque n’a point vieilli. Dans cette contrée, dont l’heureux climat se rapproche de celui de la Grèce, on étudioit les modèles de l’antiquité ; on essayoit de transporter dans la langue nouvelle quelques-unes de leurs beautés ; on tâchoit de les imiter dans la leur. Déjà quelques essais faisoient espérer que, réveillé par la vue des monumens antiques, instruit par ces muettes mais éloquentes leçons, le génie des arts alloit, pour la seconde fois, embellir l’existence de l’homme, et lui préparer ces plaisirs purs dont la jouissance est égale pour tous, et s’accroît à mesure qu’elle se partage.

Le reste de l’Europe suivoit de loin ; mais le goût des lettres et de la poésie y commençoit du moins à polir les langues encore barbares.

Les mêmes causes, qui avoient forcé les esprits à sortir de leur longue léthargie, devoient aussi diriger leurs efforts. La raison ne pouvoit être appelée à décider les

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questions que les intérêts opposés forçoient d’agiter : la religion, loin de reconnoître son autorité, prétendoit la soumettre et se vantoit de l’humilier ; la politique regardoit comme juste ce qui étoit consacré par des conventions, par un usage constant, par des coutumes anciennes.

On ne se doutoit pas que les droits des hommes fussent écrits dans le livre de la nature, et qu’en consulter d’autres c’étoit les méconnoître et les outrager. C’est dans les livres sacrés, dans les auteurs respectés, dans les bulles des papes, dans les rescrits des rois, dans les recueils des coutumes, dans les annales des églises, qu’on cherchoit les maximes ou les exemples, dont il pouvoit être permis de tirer des conséquences. Il ne s’agissoit pas d’examiner un principe en lui-même, mais d’interpréter, de discuter, de détruire ou de fortifier par d’autres textes ceux sur lesquels on l’appuyoit. On n’adoptoit pas une proposition parce qu’elle étoit vraie, mais parce qu’elle étoit écrite dans un tel livre, et qu’elle avoit été admise dans tel pays et depuis tel siècle.




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Ainsi, par tout l’autorité des hommes étoit substituée à celle de la raison. On étudioit les livres beaucoup plus que la nature, et les opinions des anciens plutôt que les phénomènes de l’univers. Cet esclavage de l’esprit, dans lequel même on n’avoit pas encore la ressource d’une critique éclairée, fut alors plus nuisible aux progrès de l’espèce humaine, en corrompant la méthode d’étudier, que par ses effets immédiats. On étoit si loin d’avoir atteint les anciens, qu’il n’étoit pas temps encore de chercher à les corriger ou à les surpasser.

Les moeurs conservèrent, durant cette époque, leur corruption et leur férocité ; l’intolérance religieuse fut même plus active ; et les discordes civiles, les guerres perpétuelles d’une foule de petits princes remplacèrent les invasions des barbares, et le fléau plus funeste des guerres privées.A la vérité, la galanterie des ménestrels et des troubadours, l’institution d’une chevalerie, professant la générosité et la franchise, se dévouant au maintien de la religion et à la défense des opprimés, comme au service des dames, sembloient devoir donner aux moeurs

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plus de douceur, de décence et d’élévation. Mais ce changement, borné aux cours et aux châteaux, n’atteignit pas la masse du peuple. Il en résultoit un peu plus d’égalité entre les nobles, moins de perfidie et de cruauté dans leurs relations entr’eux ; mais leur mépris pour le peuple, la violence de leur tyrannie, l’audace de leur brigandage, restèrent les mêmes ; et les nations, également opprimées, furent également ignorantes, barbares et corrompues.

Cette galanterie poétique et militaire, cette chevalerie, dues en grande partie aux Arabes, dont la générosité naturelle résista long-temps en Espagne à la superstition et au despotisme, furent sans doute utiles : elles répandirent des germes d’humanité qui ne devoient fructifier que dans des temps plus heureux ; et ce fut le caractère général de cette époque, d’avoir disposé l’esprit humain pour la révolution, que la découverte de l’imprimerie devoit amener, et d’avoir préparé la terre que les âges suivans devoient couvrir d’une moisson si riche et si abondante.