AVERTISSEMENT
Esquisse d'un tableau historique des progrès de l'esprit humain.
PREMIERE ÉPOQUE : Les hommes sont réunis en peuplades. 21
DEUXIEME ÉPOQUE : Les peuples pasteurs. Passage de cet état à celui des peuples agriculteurs. 30
TROISIEME ÉPOQUE: Progrès des peuples agriculteurs, jusqu'à l'invention de l'écriture alphabétique. 42
QUATRIEME ÉPOQUE : Progrès de l'esprit humain dans la Grèce, jusqu'au temps de la division des sciences, vers le siècle d'Alexandre. 74
CINQUIEME ÉPOQUE : Progrès des sciences depuis leur division jusqu’à leur décadence. 101
SIXIEME ÉPOQUE : Décadence des lumières, jusqu'à leur restauration, vers le temps des croisades. 144
SEPTIEME ÉPOQUE : Depuis les premiers progrès des sciences, lors de leur restauration dans l'Occident, jusqu'à l'invention de l'imprimerie. 166
HUITIEME ÉPOQUE : Depuis l'invention de l'imprimerie, jusqu'au temps où les sciences et la philosophie secouèrent le joug de l'autorité. 185
NEUVIEME ÉPOQUE : Depuis Descartes jusqu'à la formation de la République Françoise. 233
DIXIEME ÉPOQUE : Des progrès futurs de l'esprit humain. 327

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PREMIERE EPOQUE.

Les hommes sont réunis en peuplades.


 

Aucune observation directe ne nous instruit sur ce qui a précédé cet état; et c’est seulement en examinant les facultés intellectuelles ou morales, et la constitution physique de l’homme, qu’on peut conjecturer comment il s’est élevé à ce premier degré de civilisation.

Des observations sur celles des qualités physiques de l’homme qui peuvent favoriser la première formation de la société, une analyse sommaire du développement de nos facultés intellectuelles ou morales, doivent donc servir d’introduction au tableau de cette époque.

UNE société de famille paroît naturelle à l’homme. Formée d’abord par le besoin que les enfans ont de leurs parens, par la tendresse des mères, par celle des pères, quoique moins générale et moins vive, la
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longue durée de ce besoin a donné le temps de naître et de se développer à un sentiment qui a dû inspirer le désir de perpétuer cette réunion. Cette même durée a suffi pour en faire sentir les avantages. Une famille placée sur un sol qui offroit une subsistance facile, a pu ensuite se multiplier et devenir une peuplade.

Les peuplades qui auroient pour origine la réunion de plusieurs familles séparées, ont dû se former plus tard et plus rarement, puisque la réunion dépend alors et de motifs moins pressans et de la combinaison d’un plus grand nombre de circonstances.

L’art de fabriquer des armes, de donner une préparation aux alimens, de se procurer les ustensiles nécessaires pour cette préparation, celui de conserver ces mêmes alimens pendant quelque temps, d’en faire des provisions pour les saisons où il étoit impossible de s’en procurer de nouveaux, ces arts, consacrés aux plus simples besoins, furent le premier fruit d’une réunion prolongée, et le premier caractère qui distingua la société humaine de celle que forment plusieurs espèces d’animaux.

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DANS quelques-unes de ces peuplades, les femmes cultivent autour des cabanes quelques plantes qui servent à la nourriture, et qui suppléent au produit de la chasse ou de la pêche. Dans d’autres, formées aux lieux où la terre offre spontanément une nourriture végétale, le soin de la chercher et de la recueillir occupe une partie du temps des sauvages. Dans ces dernières, où l’utilité de rester unis se fait moins sentir, on a pu observer la civilisation réduite presque à une simple société de famille. Cependant, on a trouvé par tout l’usage d’une langue articulée.

LES relations plus fréquentes, plus durables avec les mêmes individus, l’identité de leurs intérêts, les secours mutuels qu’ils se donnoient, soit dans des chasses communes, soit pour résister à un ennemi, ont dû produire également et le sentiment de la justice et une affection mutuelle entre les membres de la société. Bientôt cette affection s’est transformée en attachement pour la société elle-même.

UNE haine violente, un inextinguible
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désir de vengeance contre les ennemis de la peuplade, en devenoient la conséquence nécessaire.

LE besoin d’un chef, afin de pouvoir agir en commun, soit pour se défendre, soit pour se procurer avec moins de peine une subsistance plus assurée et plus abondante, introduisit dans ces sociétés les premières idées d’une autorité politique. Dans les circonstances où la peuplade entière étoit intéressée, où elle devoit prendre une résolution commune, tous ceux qui avoient à l’exécuter devoient être consultés. La foiblesse des femmes, qui les excluoit des chasses éloignées et de la guerre, objets ordinaires de ces délibérations, les en fit éloigner également. Comme ces résolutions exigeoient de l’expérience, on n’y admettoit que ceux à qui l’on pouvoit en supposer. Les querelles qui s’élevoient dans le sein d’une même société en troubloient l’harmonie ; elles auroient pu la détruire : il étoit naturel de convenir que la décision en seroit remise à ceux qui, par leur âge, par leurs qualités personnelles, inspiroient le plus de confiance. Telle fut l’origine des premières institutions politiques.

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LA formation d’une langue a dû précéder ces institutions. L’idée d’exprimer les objets par des signes conventionnels paroît au-dessus de ce qu’étoit l’intelligence humaine dans cet état de civilisation ; mais il est vraisemblable que ces signes n’ont été introduits dans l’usage qu’à force de temps, par degrés, et d’une manière en quelque sorte imperceptible.

L’INVENTION de l’arc avoit été l’ouvrage d’un homme de génie : la formation d’une langue fut celui de la société entière. Ces deux genres de progrès appartiennent également à l’espèce humaine. L’un, plus rapide, est le fruit des combinaisons nouvelles, que les hommes favorisés de la nature ont le pouvoir de former ; il est le prix de leurs méditations et de leurs efforts : l’autre, plus lent, naît des réflexions, des observations qui s’offrent aux hommes, et même des habitudes qu’ils contractent dans le cours de leur vie commune.

LES mouvemens mesurés et réguliers s’exécutent avec moins de fatigue. Ceux qui les voient ou les entendent en saisissent l’ordre

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ou les rapports avec plus de facilité. Ils sont donc, par cette double raison, une source de plaisir. Aussi l’origine de la danse, de la musique, de la poésie, remonte-t-elle à la première enfance de la société. La danse y est employée pour l’amusement de la jeunesse, et dans les fêtes publiques. On y trouve des chansons d’amour et des chants de guerre : on y sait même fabriquer quelques instrumens de musique. L’art de l’éloquence n’est pas absolument inconnu dans ces peuplades : du moins on y sait prendre dans les discours d’appareil un ton plus grave et plus solennel ; et même alors l’exagération oratoire ne leur est point étrangère.

LA vengeance et la cruauté à l’égard des ennemis érigée en vertu, l’opinion qui condamne les femmes à une sorte d’esclavage, le droit de commander à la guerre regardé comme la prérogative d’une famille, enfin les premières idées des diverses espèces de superstitions, telles sont les erreurs qui distinguent cette époque, et dont il faudra rechercher l’origine et développer les motifs. Car l’homme n’adopte pas sans raison l’erreur, que sa première éducation ne lui a

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pas rendue en quelque sorte naturelle : s’il en reçoit une nouvelle, c’est qu’elle est liée à des erreurs de l’enfance, c’est que ses intérêts, ses passions, ses opinions, ou les événemens l’ont disposé à la recevoir.

Quelques connoissances grossières d’astronomie, celles de quelques plantes médicinales employées pour guérir les maladies ou les blessures, sont les seules sciences des sauvages ; et déjà elles sont corrompues par un mélange de superstition.

Mais cette même époque nous présente encore un fait important dans l’histoire de l’esprit humain. On peut y observer les premières traces d’une institution, qui a eu sur sa marche des influences opposées, accélérant le progrès des lumières, en même temps qu’elle répandoit l’erreur ; enrichissant les sciences de vérités nouvelles, mais précipitant le peuple dans l’ignorance et dans la servitude religieuse, et faisant acheter quelques bienfaits passagers par une longue et honteuse tyrannie.

J’entends ici la formation d’une classe

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d’hommes dépositaires des principes des sciences ou des procédés des arts, des mystères ou des cérémonies de la religion, des pratiques de la superstition, souvent même des secrets de la législation et de la politique. J’entends cette séparation de l’espèce humaine en deux portions ; l’une destinée à enseigner, l’autre faite pour croire ; l’une cachant orgueilleusement ce qu’elle se vante de savoir, l’autre recevant avec respect ce qu’on daigne lui révéler ; l’une voulant s’élever au-dessus de la raison, et l’autre renonçant humblement à la sienne, et se rabaissant au-dessous de l’humanité, en reconnoissant dans d’autres hommes des prérogatives supérieures à leur commune nature.

Cette distinction, dont, à la fin du dix-huitième siècle, nos prêtres nous offrent encore les restes, se trouve chez les sauvages les moins civilisés, qui ont déjà leurs charlatans et leurs sorciers. Elle est trop générale, on la rencontre trop constamment à toutes les époques de la civilisation, pour qu’elle n’ait pas un fondement dans la nature même : aussi trouverons-nous

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dans ce qu’étoient les facultés de l’homme à ces premiers temps des sociétés, la cause de la crédulité des premières dupes, comme celle de la grossière habileté des premiers imposteurs.