AVERTISSEMENT
Esquisse d'un tableau historique des progrès de l'esprit humain.
PREMIERE ÉPOQUE : Les hommes sont réunis en peuplades. 21
DEUXIEME ÉPOQUE : Les peuples pasteurs. Passage de cet état à celui des peuples agriculteurs. 30
TROISIEME ÉPOQUE: Progrès des peuples agriculteurs, jusqu'à l'invention de l'écriture alphabétique. 42
QUATRIEME ÉPOQUE : Progrès de l'esprit humain dans la Grèce, jusqu'au temps de la division des sciences, vers le siècle d'Alexandre. 74
CINQUIEME ÉPOQUE : Progrès des sciences depuis leur division jusqu’à leur décadence. 101
SIXIEME ÉPOQUE : Décadence des lumières, jusqu'à leur restauration, vers le temps des croisades. 144
SEPTIEME ÉPOQUE : Depuis les premiers progrès des sciences, lors de leur restauration dans l'Occident, jusqu'à l'invention de l'imprimerie. 166
HUITIEME ÉPOQUE : Depuis l'invention de l'imprimerie, jusqu'au temps où les sciences et la philosophie secouèrent le joug de l'autorité. 185
NEUVIEME ÉPOQUE : Depuis Descartes jusqu'à la formation de la République Françoise. 233
DIXIEME ÉPOQUE : Des progrès futurs de l'esprit humain. 327

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QUATRIEME EPOQUE

Progrès de l’esprit humain dans la Grèce,
jusqu’au temps de la division des sciences,
vers le siecle d’Alexandre.

Les Grecs, dégoûtés de ces rois qui, se disant les enfans des dieux, déshonoroient l’humanité par leurs fureurs et par leurs crimes, s’étoient partagés en républiques, parmi lesquelles Lacédémone seule reconnaissoit des chefs héréditaires, mais contenus par l’autorité des autres magistratures, mais soumis aux lois, comme les citoyens, et affoiblis par le partage de la royauté entre les aînés des deux branches de la famille des Héraclides.

Les habitans de la Macédoine, de la Thessalie, de l’Épire, liés aux Grecs par une origine commune, par l’usage d’une même langue, et gouvernés par des princes foibles

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et divisés entre eux, ne pouvoient opprimer la Grèce ; ils suffisoient pour la préserver au nord des incursions des nations scythiques.

A l’occident, l’Italie, partagée en états isolés et peu étendus, ne pouvoit inspirer à la Grèce aucune crainte. Déjà même la Sicile presque entière, les plus beaux ports de la partie méridionale de l’Italie étoient occupés par des colonies grecques, qui, en conservant avec leurs métropoles des liens de fraternité, formoient néanmoins des républiques indépendantes. D’autres colonies s’étoient établies dans les îles de la mer Égée, et sur une partie des côtes de l’Asie Mineure.

Ainsi la réunion de cette partie du continent asiatique au vaste empire de Cyrus, fut, dans la suite, le seul danger réel qui pût menacer l’indépendance de la Grèce et la liberté de ses habitans.

La tyrannie, quoique plus durable dans quelques colonies, et surtout dans celles dont l’établissement avoit précédé la destruction des familles royales, ne pouvoit être

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considérée que comme un fléau passager et partiel qui faisoit le malheur des habitans de quelques villes, sans influer sur l’esprit général de la nation.

La Grèce avoit reçu des peuples de l’Orient leurs arts, une partie de leurs connoissances, l’usage de l’écriture alphabétique, et leur systême religieux ; mais des communications établies entre elle et ces peuples, par des orientaux exilés, qui avoient cherché un asile dans la Grèce, par des Grecs qui voyageoient en Orient, transportèrent seules dans la Grèce les lumières et les erreurs de l’Asie et de l’Égypte.

Les sciences ne pouvoient donc être devenues dans la Grèce l’occupation et le patrimoine d’une caste particulière. Les fonctions de leurs prêtres se bornèrent au culte des dieux. Le génie pouvoit y déployer toutes ses forces, sans être assujetti à des observances pédantesques, au systême d’hypocrisie d’un collège sacerdotal. Tous les hommes conservoient un droit égal à la connoissance de la vérité. Tous pouvoient chercher à la découvrir pour la communiquer à tous, et la leur communiquer tout entière.

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Cette heureuse circonstance, plus encore que la liberté politique, laissoit à l’esprit humain, chez les Grecs, une indépendance, garant assuré de la rapidité et de l’étendue de ses progrès.

Cependant, leurs sages, leurs savans, qui prirent bientôt après le nom plus modeste de philosophes ou d’amis de la science, de la sagesse, s’égarèrent dans l’immensité du plan trop vaste qu’ils avoient embrassé. Ils voulurent pénétrer la nature de l’homme et celle des dieux, l’origine du monde et celle du genre humain. Ils essayèrent de réduire la nature entière à un seul principe, et les phénomènes de l’univers à une loi unique. Ils cherchèrent à renfermer dans une seule règle de conduite, et tous les devoirs de la morale, et le secret du véritable bonheur.

Ainsi, au lieu de découvrir des vérités, ils forgèrent des systêmes ; ils négligèrent l’observation des faits, pour s’abandonner à leur imagination ; et ne pouvant appuyer leurs opinions sur des preuves, ils essayèrent de les défendre par des subtilités.

Cependant, ces mêmes hommes culti-

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voient avec succès la géométrie et l’astronomie. La Grèce leur dut les premiers élémens de ces sciences, et même quelques vérités nouvelles, ou du moins la connoissance de celles qu’ils avoient rapportées de l’Orient, non comme des croyances établies, mais comme des théories, dont ils connoissoient les principes et les preuves.

Au milieu de la nuit de ces systêmes nous voyons même briller deux idées heureuses, qui reparoîtront encore dans des siècles plus éclairés.

Démocrite regardoit tous les phénomènes de l’univers, comme le résultat des combinaisons et du mouvement de corps simples, d’une figure déterminée et immuable, ayant reçu une impulsion première, d’où résulte une quantité d’action qui se modifie dans chaque atôme, mais qui, dans la masse entière, se conserve toujours la même.

Pythagore annonçoit que l’univers étoit gouverné par une harmonie dont les propriétés des nombres devoient dévoiler les principes ; c’est-à-dire, que tous les phéno-

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mènes étoient soumis à des lois générales et calculées.

On reconnoît aisément, dans ces deux idées, et les systêmes hardis de Descartes, et la philosophie de Newton.

Pythagore découvrit par ses méditations, ou reçut des prêtres, soit de l’Egypte, soit de l’Inde, la véritable disposition des corps célestes et le vrai systême du monde : il le fit connaître aux Grecs. Mais ce systême étoit trop contraire au témoignage des sens, trop opposé aux idées vulgaires, pour que les foibles preuves sur lesquelles on pouvoit en établir la vérité, fussent capables d’entraîner les esprits. Il resta caché dans le sein de l’école pythagoricienne, et fut oublié avec elle, pour reparoître vers la fin du seizième siècle, appuyé de preuves certaines, qui ont alors triomphé et de la répugnance des sens, et des préjugés de la superstition, plus puissans encore et plus dangereux.

Cette école pythagoricienne s’étoit répandue principalement dans la grande Grèce ;

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elle y formoit des législateurs et d’intrépides défenseurs des droits de l’humanité : elle succomba sous les efforts des tyrans. Un d’eux brûla les Pythagoriciens dans leur école ; et ce fut une raison suffisante sans doute, non pour abjurer la philosophie, non pour abandonner la cause des peuples, mais pour cesser de porter un nom devenu trop dangereux, et pour quitter des formes, qui n’auroient plus servi qu’à réveiller les fureurs des ennemis de la liberté et de la raison.

Une des premières bases de toute bonne philosophie, est de former pour chaque science une langue exacte et précise, où chaque signe représente une idée bien déterminée, bien circonscrite, et de parvenir à bien déterminer, à bien circonscrire les idées par une analyse rigoureuse.

Les Grecs au contraire, abusèrent des vices de la langue commune, pour jouer sur le sens des mots, pour embarrasser l’esprit dans de misérables équivoques, pour l’égarer, en exprimant successivement par un même signe des idées différentes. Cette

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subtilité donnoit cependant de la finesse aux esprits, en même temps qu’elle épuisoit leur force contre de chimériques difficultés. Ainsi cette philosophie de mots, en remplissant des espaces où la raison humaine semble s’arrêter devant quelque obstacle supérieur à ses forces, ne sert point immédiatement à ses progrès ; mais elle les prépare : et nous aurons encore occasion de répéter cette même observation.

C’’étoit en s’attachant à des questions peut-être à jamais inaccessibles, en se laissant séduire par l’importance ou la grandeur des objets, sans songer si l’on auroit les moyens d’y atteindre ; c’étoit en voulant établir les théories avant d’avoir rassemblé les faits, et construire l’univers quand on ne savoit pas même encore l’observer ; c’étoit cette erreur alors bien excusable, qui, dès les premiers pas, avoit arrêté la marche de la philosophie. Aussi Socrate, en combattant les sophistes, en couvrant de ridicule leurs vaines subtilités, crioit-il aux Grecs de rappeler enfin sur la terre cette philosophie qui se perdoit dans le ciel : non qu’il dédaignât ni l’astronomie, ni la géométrie,

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ni l’observation des phénomènes de la nature ; non qu’il eût l’idée puérile et fausse de réduire l’esprit humain à la seule étude de la morale : c’est au contraire précisément à son école et à ses disciples que les sciences mathématiques et physiques durent leurs progrès ; parmi les ridicules qu’on cherche à lui donner dans les comédies, le reproche qui amène le plus de plaisanteries est celui de cultiver la géométrie, d’étudier les météores, de tracer des cartes de géographie, de faire des observations sur les verres brûlans, dont, par une singularité remarquable, l’époque la plus reculée ne nous a été transmise que par une bouffonnerie d’Aristophane.

Socrate vouloit seulement avertir les hommes de se borner aux objets que la nature a mis à leur portée ; d’assurer chacun de leurs pas avant d’en essayer de nouveaux ; d’étudier l’espace qui les entoure, avant de s’élancer au hasard dans un espace inconnu.

Sa mort est un événement important dans l’histoire de l'esprit humain. Elle est le premier crime qu'ait infanté la guerre de la philosophie et de la superstition.

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Déjà l’incendie de l'école pythagoricienne avoit signalé la guerre non moins ancienne, non moins acharnée de la philosophie contre les oppresseurs de l’humanité, l’époque. L’une et l'autre dureront tant qu'il restera sur la terres des prêtres ou des rois; et elles occuperont une grande place dans le tableau qui nous reste à parcourir.

Les prêtres voyoient avec douleur des hommes qui, cherchant à perfectionner leur raison, à remonter aux causes premières, connaissoient toute l’absurdité de leurs dogmes, toute l’extravagance de leurs cérémonies, toute la fourberie de leurs oracles et de leurs prodiges. Ils craignoient que ces philosophes ne confiassent ce secret aux disciples, qui fréquentoient leurs écoles ; que d’eux il ne passât à tous ceux qui, pour obtenir de l’autorité ou du crédit, étoient obligés de donner quelque culture à leur esprit ; et qu’ainsi l’empire sacerdotal ne fût bientôt réduit à la classe la plus grossière du peuple, qui finiroit elle-même par être désabusée.

L’hypocrisie effrayée se hâta d’ac-

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cuser les philosophes d’impiété envers les Dieux, afin qu’ils n’eussent pas le temps d’apprendre aux peuples que ces Dieux étoient l’ouvrage de leurs prêtres. Les philosophes crurent échapper à la persécution, en adoptant, à l’exemple des prêtres eux-mêmes, l’usage d’une double doctrine, en ne confiant qu’à des disciples éprouvés, les opinions qui blessoient trop ouvertement les préjugés vulgaires.

Mais les prêtres présentoient au peuple comme des blasphêmes les vérités physiques même les plus simples. Ils poursuivirent Anaxagore, pour avoir osé dire que le soleil étoit plus grand que le Péloponèse.

Socrate ne put échapper à leurs coups. Il n’y avoit plus dans Athènes de Périclès qui veillât à la défense du génie et de la vertu. D’ailleurs Socrate étoit bien plus coupable. Sa haine pour les sophistes, son zèle pour ramener vers des objets plus utiles la philosophie égarée, annonçoit aux prêtres que la vérité seule étoit l’objet de ses recherches ; qu’il vouloit, non faire adopter par les hommes un nouveau systême, et sou-

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mettre leur imagination à la sienne, mais leur apprendre à faire usage de leur raison : et de tous les crimes, c’est celui que l’orgueil sacerdotal sait le moins pardonner.

Ce fut au pied du tombeau même de Socrate que Platon dicta les leçons qu’il avoit reçues de son maître.

Son style enchanteur, sa brillante imagination, les tableaux rians ou majestueux, les traits ingénieux et piquans, qui, dans ses dialogues, font disparoître la sécheresse des discussions philosophiques ; ces maximes d’une morale douce et pure, qu’il a su y répandre ; cet art avec lequel il met ses personnages en action et conserve à chacun son caractère ; toutes ces beautés que le temps et les révolutions des opinions n’ont pu flétrir, ont dû sans doute obtenir grâce pour les rêves philosophiques qui trop souvent forment le fond de ses ouvrages, pour cet abus des mots que son maître avoit tant reproché aux sophistes, et dont il n’a pu préserver le plus grand de ses disciples.

On est étonné, en lisant ses dialogues,

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qu’ils soient l’ouvrage d’un philosophe qui, par une inscription placée sur la porte de son école, en défendoit l’entrée à quiconque n’auroit pas étudié la géométrie ; et que celui qui débite avec tant d’audace des hypothèses si creuses et si frivoles, ait été le fondateur de la secte, où l’on a soumis pour la première fois, à un examen rigoureux, les fondemens de la certitude des connoissances humaines, et même ébranlé ceux qu’une raison plus éclairée auroit fait respecter.

Mais la contradiction disparoît, si l’on songe que jamais Platon ne parle en son nom ; que Socrate, son maître, s’y exprime toujours avec la modestie du doute ; que les systêmes y sont présentés au nom de ceux qui en étoient, ou que Platon supposoit en être les auteurs : qu’ainsi ces mêmes dialogues sont encore une école de pyrrhonisme, et que Platon y a su montrer à la fois l’imagination hardie d’un savant qui se plaît à combiner, à développer de brillantes hypothèses, et la réserve d’un philosophe qui se livre à son imagination, sans se laisser entraîner par elle ; parce que sa

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raison, armée d’un doute salutaire, sait se défendre des illusions même les plus séduisantes.

Ces écoles où se perpétuoient la doctrine, et surtout les principes et la méthode d’un premier chef, pour qui ses successeurs étoient cependant bien éloignés d’une docilité servile ; ces écoles avoient l’avantage de réunir entre eux, par les liens d’une libre fraternité, les hommes occupés de pénétrer les secrets de la nature. Si l’opinion du maître y partageoit trop souvent l’autorité qui ne doit appartenir qu’à la raison ; si par-là cette institution suspendoit les progrès des lumières, elle servoit à les propager avec plus de promptitude et d’étendue, dans un temps où l’imprimerie étant inconnue, et les manuscrits même très-rares, ces grandes écoles, dont la célébrité appeloit les élèves de toutes les parties de la Grèce, étoient le moyen le plus puissant d’y faire germer le goût de la philosophie, et d’y répandre les vérités nouvelles.

Ces écoles rivales se combattoient avec cette animosité que produit l’esprit de secte,

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et souvent l’on y sacrifioit l’intérêt de la vérité au succès d’une doctrine, à laquelle chaque membre de la secte attachoit une partie de son orgueil. La passion personnelle du prosélytisme corrompoit la passion plus noble d’éclairer les hommes. Mais en même temps, cette rivalité entretenoit dans les esprits une activité utile ; le spectacle de ces disputes, l’intérêt de ces guerres d’opinion réveilloit, attachoit à l’étude de la philosophie, une foule d’hommes, que le seul amour de la vérité n’auroit pu arracher ni aux affaires, ni aux plaisirs, ni même à la paresse.

Enfin, comme ces écoles, ces sectes que les Grecs eurent la sagesse de ne jamais faire entrer dans les institutions publiques, restèrent parfaitement libres ; comme chacun pouvoit à son gré ouvrir une autre école, ou former une secte nouvelle, on n’avoit point à craindre cet asservissement de la raison, qui, chez la plûpart des autres peuples, opposoit un obstacle invincible au progrès de l’esprit humain.

Nous montrerons quelle fut, sur la raison

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des Grecs, sur leurs moeurs, sur leurs lois, sur leurs gouvernemens, l’influence des philosophes, influence qui doit être attribuée en grande partie à ce qu’ils n’eurent, ou même ne voulurent jamais avoir aucune existence politique, à ce que l’éloignement volontaire des affaires publiques étoit une maxime de conduite commune à presque toutes leurs sectes, enfin, à ce qu’ils affectoient de se distinguer des autres hommes, par leur vie, comme par leurs opinions.

En traçant le tableau de ces sectes différentes, nous nous occuperons moins de leurs systêmes que des principes de leur philosophie ; moins de chercher, comme on l’a fait trop souvent, quelles sont précisément les doctrines absurdes, que nous dérobe un langage devenu presque inintelligible ; mais de montrer quelles erreurs générales les ont conduits dans ces routes trompeuses, et d’en trouver l’origine dans la marche naturelle de l’esprit humain.

Nous nous attacherons sur-tout à exposer les progrès des sciences réelles, et le perfectionnement successif de leurs méthodes.

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A cette époque, la philosophie les embrassoit toutes, excepté la médecine, qui déjà s’en étoit séparée. Les écrits d’Hippocrate nous montreront quel étoit alors l’état de cette science, et de celles qui y sont naturellement liées, mais qui n’existoient encore que dans leurs rapports avec elle.

Les sciences mathématiques, avoient été cultivées avec succès, dans les écoles de Thalès et de Pythagore. Cependant, elles ne s’y élevèrent pas beaucoup au-delà du terme où elles s’étoient arrêtées dans les colléges sacerdotaux des peuples de l’Orient. Mais, dès la naissance de l’école de Platon, elles s’élancèrent au-delà de cette barrière, que l’idée de les borner à une utilité immédiate et pratique leur avoit opposée.

Ce philosophe résolut le premier le problême de la duplication du cube, à la vérité par un mouvement continu, mais par un procédé ingénieux, et d’une manière vraiment rigoureuse. Ses premiers disciples découvrirent les sections coniques, en déterminèrent les principales propriétés ; et par là, ils ouvrirent au génie cet horizon immense,

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où, jusqu’à la fin des temps, il pourra sans cesse exercer ses forces, mais dont à chaque pas, il verra reculer les bornes devant lui.

Ce n’est pas à la philosophie seule, que les sciences politiques durent leurs progrès chez les Grecs. Dans ces petites républiques, jalouses de conserver et leur indépendance et leur liberté, on eut presque généralement l’idée de confier à un seul homme, non la puissance de faire des lois, mais la fonction de les rédiger et de les présenter au peuple, qui, après les avoir examinées, leur accordoit une sanction immédiate.

Ainsi, le peuple imposoit un travail au philosophe, dont les vertus ou la sagesse avoient obtenu sa confiance ; mais il ne lui conféroit aucune autorité : il exerçoit seul et par lui-même ce que depuis nous avons appelé le pouvoir législatif. L’habitude si funeste d’appeler la superstition au secours des institutions politiques, a souillé trop souvent l’exécution d’une idée si propre à donner aux lois d’un pays cette unité systématique, qui peut seule en rendre l’action sûre et facile, comme en maintenir la durée.

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La politique d’ailleurs n’avoit pas encore de principes assez constans, pour que l’on n’eût pas à craindre de voir les législateurs porter dans ces combinaisons leurs préjugés et leurs passions.

Leur objet ne pouvoit être encore de fonder sur la raison, sur les droits que tous les hommes ont également reçus de la nature, enfin, sur les maximes de la justice universelle, l’édifice d’une société d’hommes égaux et libres, mais seulement d’établir les lois suivant lesquelles les membres héréditaires d’une société déjà existante, pourroient conserver leur liberté, y vivre à l’abri de l’injustice, et déployer au dehors une force qui garantît leur indépendance.

Comme on supposoit que ces lois, presque toujours liées à la religion, et consacrées par des sermens, auroient une durée éternelle, on s’occupoit moins d’assurer à un peuple les moyens de les réformer d’une manière paisible, que de prévenir l’altération de ces lois fondamentales, et d’empêcher que des réformes de détail n’en altérassent le systême, n’en corrompissent l’esprit. On

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chercha des institutions propres à exalter, à nourrir l’amour de la patrie, qui renfermoit celui de sa législation, ou même de ses usages, et une organisation de pouvoirs, qui garantît l’exécution des lois contre la négligence ou la corruption des magistrats, le crédit des citoyens puissans, et les mouvemens inquiets de la multitude.

Les riches, qui seuls étoient alors à portée d’acquérir des lumières, pouvoient, en s’emparant de l’autorité, opprimer les pauvres, et les forcer à se jeter dans les bras d’un tyran. L’ignorance, la légéreté du peuple, sa jalousie contre les citoyens puissans, pouvoient donner à ceux-ci le désir et les moyens d’établir le despotisme aristocratique, ou livrer l’état affoibli à l’ambition de ses voisins. Forcés de se préserver à la fois de ces deux écueils, les législateurs grecs eurent recours à des combinaisons plus ou moins heureuses, mais portant presque toujours l’empreinte de cette finesse, de cette sagacité, qui dès-lors caractérisoit l’esprit général de la nation.

On trouveroit à peine dans les républiques

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modernes, et même dans les plans tracés par les philosophes, une institution dont les républiques grecques n’ayent offert le modèle ou donné l’exemple. Car la ligue amphictyonique, celle des Etoliens, des Arcadiens, des Achéens, nous présentent des constitutions fédératives, dont l’union étoit plus ou moins intime ; et il s’étoit établi un droit des gens moins barbare, et des règles de commerce plus libérales entre ces différens peuples rapprochés par une origine commune, par l’usage de la même langue, par la ressemblance des moeurs, des opinions et des croyances religieuses.

Les rapports mutuels de l’agriculture, de l’industrie, du commerce, avec la constitution d’un état et sa législation, leur influence sur sa prospérité, sur sa puissance, sur sa liberté, ne purent échapper aux regards d’un peuple ingénieux, actif, occupé des intérêts publics ; et l’on y apperçoit les premières traces de cet art si vaste, si utile, connu aujourd’hui sous le nom d’économie politique.

L’observation seule des gouvernemens

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établis suffisoit donc, pour faire bientôt de la politique une science étendue. Aussi, dans les écrits mêmes des philosophes, paroît-elle plutôt une science de faits, et pour ainsi dire empyrique, qu’une véritable théorie, fondée sur des principes généraux, puisés dans la nature, et avoués par la raison. Tel est le point de vue sous lequel on doit envisager les idées politiques d’Aristote et de Platon, si l’on veut en pénétrer le sens et les apprécier avec justice.

Presque toutes les institutions des Grecs supposent l’existence de l’esclavage, et la possibilité de réunir, dans une place publique, l’universalité des citoyens ; et pour bien juger de leurs effets, surtout pour prévoir ceux qu’elles produiroient dans les grandes nations modernes, il ne faut pas perdre un instant de vue ces deux différences si importantes. Mais on ne peut réfléchir sur la première, sans songer avec douleur, qu’alors les combinaisons même les plus parfaites n’avoient pour objet que la liberté, ou le bonheur de la moitié tout au plus de l’espèce humaine.

L’éducation étoit chez les Grecs une

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partie importante de la politique. Elle y formoit les hommes pour la patrie, bien plus que pour eux-mêmes ou pour leur famille. Ce principe ne peut être adopté que pour des peuples peu nombreux, à qui l’on est plus excusable de supposer un intérêt national, séparé de l’intérêt commun de l’humanité. Il n’est praticable que dans les pays où les travaux les plus pénibles de la culture et des arts sont exercés par des esclaves. Cette éducation se bornoit presque aux exercices du corps, aux principes des moeurs, aux habitudes propres à exciter un patriotisme exclusif : le reste s’apprenoit librement dans les écoles des philosophes ou des rhéteurs, dans les ateliers des artistes ; et cette liberté est encore une des causes de la supériorité des Grecs.

Dans leur politique, comme dans leur philosophie, on découvre un principe général, auquel l’histoire présente à peine un très-petit nombre d’exceptions ; c’est de chercher dans les lois, moins à faire disparoître les causes d’un mal qu’à en détruire les effets, en opposant ces causes l’une à l’autre ; c’est de vouloir, dans les institutions, tirer

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parti des préjugés, des vices, plutôt que les dissiper ou les réprimer ; c’est de s’occuper plus souvent des moyens de dénaturer l’homme, d’exalter, d’égarer sa sensibilité, que de perfectionner, d’épurer les inclinations et les penchans qui sont le produit nécessaire de sa constitution morale : erreurs produites par l’erreur plus générale de regarder comme l’homme de la nature, celui que leur offroit l’état actuel de la civilisation, c’est-à-dire, l’homme corrompu par les préjugés, par les intérêts des passions factices, et par les habitudes sociales.

Cette observation est d’autant plus importante, il sera d’autant plus nécessaire de développer l’origine de cette erreur, pour mieux la détruire, qu’elle s’est transmise jusqu’à notre siècle, et qu’elle corrompt encore trop souvent parmi nous et la morale et la politique.

Si l’on compare la législation, et sur-tout la forme et les règles des jugemens dans la Grèce, et chez les Orientaux, on verra que chez les uns, les lois sont un joug sous lequel la force a courbé des esclaves, chez

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les autres, les conditions d’un pacte commun fait entre des hommes. Chez les uns, l’objet des formes légales est que la volonté du maître soit accomplie, chez les autres, que la liberté des citoyens ne soit pas opprimée. Chez les uns, la loi est faite pour celui qui l’impose, chez les autres, pour celui qui doit s’y soumettre. Chez les uns, on force à la craindre, chez les autres, on instruit à la chérir : différences que nous retrouverons encore, chez les modernes, entre les lois des peuples libres et celles des peuples esclaves. On verra enfin que dans la Grèce, l’homme avoit du moins le sentiment de ses droits, s’il ne les connoissoit pas encore, s’il ne savoit pas en approfondir la nature, en embrasser et en circonscrire l’étendue.

A cette époque des premières lueurs de la philosophie chez les Grecs, et de leurs premiers pas dans les sciences, les beaux-arts s’y élevèrent à un degré de perfection qu’aucun peuple n’avoit encore connu, qu’à peine quelques-uns ont pu atteindre depuis. Homère vécut pendant le temps de ces dissentions qui accompagnèrent la chute des

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tyrans, et la formation des républiques. Sophocle, Euripide, Pindare, Thucydite, Démosthène, Phidias, Apelles, furent contemporains de Socrate ou de Platon.

Nous tracerons le tableau du progrès de ces arts ; nous en discuterons les causes ; nous distinguerons ce qu’on peut regarder comme une perfection de l’art, et ce qui n’est dû qu’à l’heureux génie de l’artiste ; distinction qui suffit pour faire disparoître ces bornes étroites, dans lesquelles on a renfermé le perfectionnement des beaux-arts. Nous montrerons l’influence qu’exercèrent sur leurs progrès la forme des gouvernemens, le systême de la législation, l’esprit du culte religieux ; nous rechercherons ce qu’ils durent à ceux de la philosophie, et ce qu’elle-même a pu leur devoir.

Nous montrerons comment la liberté, les arts, les lumières, ont contribué à l’adoucissement, à l’amélioration des moeurs ; nous ferons voir que ces vices des Grecs, si souvent attribués aux progrès mêmes de leur civilisation, étoient ceux des siècles plus grossiers ; et que les lumières, la cul-

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ture des arts, les ont tempérés, quand elles n’ont pu les détruire ; nous prouverons que ces éloquentes déclamations contre les sciences et les arts, sont fondées sur une fausse application de l’histoire ; et qu’au contraire les progrès de la vertu ont toujours accompagné ceux des lumières, comme ceux de la corruption en ont toujours suivi ou annoncé la décadence.