AVERTISSEMENT
Esquisse d'un tableau historique des progrès de l'esprit humain.
PREMIERE ÉPOQUE : Les hommes sont réunis en peuplades. 21
DEUXIEME ÉPOQUE : Les peuples pasteurs. Passage de cet état à celui des peuples agriculteurs. 30
TROISIEME ÉPOQUE: Progrès des peuples agriculteurs, jusqu'à l'invention de l'écriture alphabétique. 42
QUATRIEME ÉPOQUE : Progrès de l'esprit humain dans la Grèce, jusqu'au temps de la division des sciences, vers le siècle d'Alexandre. 74
CINQUIEME ÉPOQUE : Progrès des sciences depuis leur division jusqu’à leur décadence. 101
SIXIEME ÉPOQUE : Décadence des lumières, jusqu'à leur restauration, vers le temps des croisades. 144
SEPTIEME ÉPOQUE : Depuis les premiers progrès des sciences, lors de leur restauration dans l'Occident, jusqu'à l'invention de l'imprimerie. 166
HUITIEME ÉPOQUE : Depuis l'invention de l'imprimerie, jusqu'au temps où les sciences et la philosophie secouèrent le joug de l'autorité. 185
NEUVIEME ÉPOQUE : Depuis Descartes jusqu'à la formation de la République Françoise. 233
DIXIEME ÉPOQUE : Des progrès futurs de l'esprit humain. 327

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TROISIEME EPOQUE.

Progrès des peuples agriculteurs, jusqu’à
l’invention de l’écriture alphabétique.


 

Luniformité du tableau que nous avons tracé jusqu’ici va bientôt disparoître. Ce ne sont plus de foibles nuances qui sépareront les moeurs, les caractères, les opinions, les superstitions de peuples attachés à leur sol, et perpétuant presque sans mélange une première famille.

Les invasions, les conquêtes, la formation des empires, leurs bouleversemens, vont bientôt mêler et confondre les nations, tantôt les disperser sur un nouveau territoire, tantôt couvrir à la fois un même sol de peuples différens.

Le hasard des événemens viendra troubler sans cesse la marche lente, mais ré-

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gulière de la nature, la retarder souvent, l’accélérer quelquefois.

Le phénomène qu’on observe chez une nation, dans un tel siècle, a souvent pour cause une révolution opérée à mille lieues et à dix siècles de distance ; et la nuit du temps a couvert une grande partie de ces événemens, dont nous voyons les influences s’exercer sur les hommes qui nous ont précédés, et quelquefois s’étendre sur nous-même.

Mais il faut considérer d’abord les effets de ce changement dans une seule nation, et indépendamment de l’influence que les conquêtes et le mélange des peuples ont pu exercer.

L’agriculture attache l’homme au sol qu’il cultive. Ce n’est plus sa personne, sa famille, ses instrumens de chasse, qu’il lui suffiroit de transporter ; ce ne sont plus même ses troupeaux qu’il auroit pu chasser devant lui. Des terrains qui n’appartiennent à personne ne lui offriroient plus de subsistances dans sa fuite, ou pour lui-même, ou

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pour les animaux qui lui fournissent sa nourriture.

Chaque terrain a un maître à qui seul les fruits en appartiennent. La récolte s’élevant au-dessus des dépenses nécessaires pour l’obtenir, de la subsistance et de l’entretien des hommes et des animaux qui l’ont préparée, offre à ce propriétaire une richesse annuelle, qu’il n’est obligé d’acheter par aucun travail.

Dans les deux premiers états de la société, tous les individus, toutes les familles du moins, exerçoient à -peu-près tous les arts nécessaires.

Mais, lorsqu’il y eut des hommes qui, sans travail, vécurent du produit de leur terre, et d’autres hommes qui vécurent des salaires que leur payoient les premiers, quand les travaux se furent multipliés, quand les procédés des arts furent devenus plus étendus et plus compliqués, l’intérêt commun força bientôt à les diviser. On s’apperçut que l’industrie d’un individu se perfectionnoit davantage, lorsqu’elle s’exerçoit sur moins d’objets ; que la main

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exécutoit avec plus de promptitude et de précision un plus petit nombre de mouvemens, quand une longue habitude les lui avoit rendus plus familiers ; qu’il falloit moins d’intelligence pour bien faire un ouvrage, quand on l’avoit plus souvent répété.

Ainsi, tandis qu’une partie des hommes se livroit aux travaux de la culture, d’autres en préparoient les instrumens. La garde des bestiaux, l’économie intérieure, la fabrication des habits, devinrent également des occupations séparées. Comme, dans les familles qui n’avoient qu’une propriété peu étendue, un seul de ces emplois ne suffisoit pas pour occuper tout le temps d’un individu, plusieurs d’entre elles se partagèrent le travail et le salaire d’un seul homme. Bientôt les substances employées dans les arts se multipliant, et leur nature exigeant des procédés différens, celles qui en demandoient d’analogues formèrent des genres séparés, à chacun desquels s’attacha une classe particulière d’ouvriers. Le commerce s’étendit, embrassa un plus grand nombre d’objets, et les tira d’un plus grand territoire ; et alors se forma une autre classe d’hommes uni-

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quement occupée d’acheter des denrées, pour les conserver, les transporter, les revendre avec profit.

Ainsi aux trois classes qu’on pouvoit distinguer déjà dans la vie pastorale, celle des propriétaires, celle des domestiques attachés à la famille des premiers, et celle des esclaves, il faut maintenant ajouter celle des ouvriers de toute espèce et celle des marchands.

C’est alors que, dans une société plus fixe, plus rapprochée et plus compliquée, on a senti la nécessité d’une législation plus régulière et plus étendue ; qu’il a fallu déterminer avec une précision plus rigoureuse, soit des peines pour les crimes, soit des formes pour les conventions ; soumettre à des règles plus sévères les moyens de vérifier les faits auxquels on devoit appliquer la loi.

Ces progrès furent l’ouvrage lent et graduel du besoin et des circonstances : ce sont quelques pas de plus dans la route, que déjà l’on avoit suivie chez les peuples pasteurs.

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Dans les premières époques, l’éducation fut purement domestique. Les enfans s’instruisoient auprès de leur père, soit dans les travaux communs, soit dans les arts qu’il savoit exercer, recevoient de lui le petit nombre de traditions qui formoient l’histoire de la peuplade et celle de la famille, les fables qui s’y étoient perpétuées, la connoissance des usages nationaux, et celle des principes ou des préjugés qui devoient composer leur morale grossière.

Ils se formoient dans la société de leurs amis au chant, à la danse, aux exercices militaires. A l’époque où nous sommes parvenus, les enfans des familles plus riches reçurent une sorte d’éducation commune, soit dans les villes par la conversation des vieillards, soit dans la maison d’un chef auquel ils s’attachoient. C’est là qu’ils s’instruisoient des lois du pays, de ses usages, de ses préjugés, et qu’ils apprenoient à chanter les poèmes dans lesquels on en avoit renfermé l’histoire.

L’habitude d’une vie plus sédentaire avoit établi entre les deux sexes une plus

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grande égalité. Les femmes ne furent plus considérées comme un simple objet d’utilité, comme des esclaves seulement plus rapprochées du maître. L’homme y vit des compagnes, et apprit enfin ce qu’elles pouvoient pour son bonheur. Cependant, même dans les pays où elles furent le plus respectées, où la polygamie fut proscrite, ni la raison ni la justice n’allèrent jusqu’à une entière réciprocité dans les devoirs ou dans le droit de se séparer, jusqu’à l’égalité dans les peines portées contre l’infidélité.

L’histoire de cette classe de préjugés et de leur influence sur le sort de l’espèce humaine, doit entrer dans le tableau que je me suis proposé de tracer ; et rien ne servira mieux à montrer jusqu’à quel point son bonheur est attaché aux progrès de la raison.

Quelques nations restèrent dispersées dans les campagnes. D’autres se réunirent dans des villes, qui devinrent la résidence du chef commun, désigné par un nom correspondant au mot de Roi ; celledes chefs de tribu qui partageoient son pouvoir, et des

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anciens de chaque grande famille. C’est là que se décidoient les affaires communes de la société, que se jugeoient les affaires parrticulières. C’est là qu’on rassembloit ses richesses les plus précieuses, pour les soustraire aux brigands qui durent se multiplier en même-temps que ces richesses sédentaires. Lorsque les nations restèrent dispersées sur leur territoire, l’usage détermina un lieu et une époque pour les réunions des chefs, pour les délibérations sur les intérêts communs, pour les tribunaux qui prononçoient les jugemens.

Les nations qui se reconnaissoient une origine commune, qui parloient la même langue, sans renoncer à se faire la guerre entre elles, formèrent presque toujours une fédération plus ou moins intime, convinrent de se réunir, soit contre des ennemis étrangers, soit pour venger mutuellement leurs injures, soit pour remplir en commun quelque devoir religieux.

L’hospitalité et le commerce produisirent même quelques relations constantes, entre des nations différentes par leur

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origine, leurs coutumes et leur langage : relations que le brigandage et la guerre interrompoient souvent, mais que renouoit ensuite la nécessité, plus forte que l’amour du pillage et la soif de la vengeance.

Égorger les vaincus, les dépouiller et les réduire à l’esclavage, ne formèrent plus le seul droit reconnu entre les nations ennemies. Des cessions de territoire, des rançons, des tributs, prirent en partie la place de ces violences barbares.

A cette époque, tout homme qui possédoit des armes étoit soldat ; celui qui en avoit de meilleures, qui avoit pu s’exercer davantage à les manier, qui pouvoit en fournir à d’autres, à condition qu’ils le suivroient à la guerre, qui, par les provisions qu’il avoit rassemblées, se trouvoit en état de subvenir à leurs besoins, devenoit nécessairement un chef : mais cette obéissance presque volontaire n’entraînoit pas une dépendance servile.

Comme rarement on avoit besoin de faire des lois nouvelles ; comme il n’étoit

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pas de dépenses publiques auxquelles les citoyens fussent forcés de contribuer, et que, si elles devenoient nécessaires, le bien des chefs ou les terres conservées en commun devoient les acquitter ; comme l’idée de gêner par des réglemens l’industrie et le commerce étoit inconnue ; comme la guerre offensive étoit décidée par le consentement général, ou faite uniquement par ceux que l’amour de la gloire et le goût du pillage y entraînoit volontairement ; l’homme se croyoit libre dans ces gouvernemens grossiers, malgré l’hérédité presque générale des premiers chefs ou des rois, et la prérogative, usurpée par d’autres chefs inférieurs, de partager seuls l’autorité politique, et d’exercer les fonctions du gouvernement, comme celles de la magistrature.

Mais souvent un roi se livroit à des vengeances personnelles, à des actes arbitraires de violence ; souvent, dans ces familles privilégiées, l’orgueil, la haine héréditaire, les fureurs de l’amour et la soif de l’or, multiplioient les crimes, tandis que les chefs réunis dans les villes, instrumens des passions des rois, y excitoient les fac-
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tions et les guerres civiles, opprimoient le peuple par des jugemens iniques, le tourmentoient par les crimes de leur ambition, comme par leurs brigandages.

Chez un grand nombre de nations, les excès de ces familles lassèrent la patience des peuples : elles furent anéanties, chassées, ou soumises à la loi commune ; rarement elles conservèrent leur titre avec une autorité limitée par la loi commune ; et l’on vit s’établir ce qu’on a depuis appelé des républiques.

Ailleurs, ces rois entourés de satellites, parce qu’ils avoient des armes et des trésors à leur distribuer, exercèrent une autorité absolue : telle fut l’origine de la tyrannie.

Dans d’autres contrées, surtout dans celles où les petites nations ne se réunirent point dans des villes, les premières formes de ces constitutions grossières furent conservées, jusqu’au moment où l’on vit ces peuples, ou tomber sous le joug d’un conquérant, ou, entraînés eux-mêmes par l’es-

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prit de brigandage, se répandre sur un territoire étranger.

Cette tyrannie, resserrée dans un trop petit espace, ne pouvoit avoir qu’une courte durée. Les peuples secouèrent bientôt ce joug imposé par la force seule, et que l’opinion même n’eût pu maintenir. Le monstre étoit vu de trop près, pour ne pas inspirer plus d’horreur que d’effroi : et la force comme l’opinion ne peuvent forger des chaînes durables, si les tyrans n’étendent pas leur empire à une distance assez grande, pour pouvoir cacher à la nation qu’ils oppriment, en la divisant, le secret de sa puissance et de leur foiblesse.

L’histoire des républiques appartient à l’époque suivante : mais celle qui nous occupe va nous présenter un spectacle nouveau.

Un peuple agriculteur, soumis à une nation étrangère, n’abandonne point ses foyers : la nécessité le contraint à travailler pour ses maîtres.

Tantôt la nation dominatrice se contente de laisser, sur le territoire conquis, des
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chefs pour le gouverner, des soldats pour le défendre, et sur-tout pour en contenir les habitans, et d’exiger de sujets soumis et désarmés un tribut en monnoie ou en denrées. Tantôt elle s’empare du territoire même, en distribue la propriété à ses soldats, à ses capitaines ; mais alors elle attache à chaque terre l’ancien colon qui la cultivoit, et le soumet à ce nouveau genre de servitude, réglé par des lois plus ou moins rigoureuses. Un service militaire, un tribut, sont, pour les individus du peuple conquérant, la condition attachée à la jouissance de ces terres.

D’autres fois, elle se réserve la propriété même du territoire, et n’en distribue que l’usufruit, en imposant les mêmes conditions. Presque toujours les circonstances font employer à la fois ces trois manières de récompenser les instrumens de la conquête, et de dépouiller les vaincus.

De la, nous voyons naître de nouvelles classes d’hommes : les descendans du peuple dominateur, et ceux du peuple opprimé ; une noblesse héréditaire, qu’il ne faut pas con-

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fondre avec le patriciat des républiques ; un peuple condamné aux travaux, à la dépendance, à l’humiliation, sans l’être à l’esclavage ; enfin, des esclaves de la glèbe, distingués des esclaves domestiques, et dont la servitude moins arbitraire peut opposer la loi aux caprices de leurs maîtres.

C’est encore ici que l’on peut observer l’origine de la féodalité, qui n’a pas été un fléau particulier à nos climats, mais qu’on a retrouvé presque sur tout le globe aux mêmes époques de la civilisation, et toutes les fois qu’un même territoire a été occupé par deux peuples, entre lesquels la victoire avoit établi une inégalité héréditaire.

Le despotisme, enfin, fut encore le fruit de la conquête. J’entends ici par despotisme, pour le distinguer des tyrannies passagères, l’oppression d’un peuple par un seul homme, qui le domine par l’opinion, par l’habitude, sur-tout par une force militaire, sur les individus de laquelle il exerce lui-même une autorité arbitraire, mais dont il est forcé de respecter les préjugés, de flatter les caprices, de caresser l’avidité et l’ orgueil.
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Immédiatement entouré d’une portion nombreuse et choisie de cette force armée, formée de la nation conquérante ou étrangère à la masse des sujets; environné des chefs les plus puissans de la milice; retenant les provinces par des généraux, qui ont à leurs ordres des portions plus foibles de cette même armée, il règne par la terreur : et personne dans ce peuple abattu, ou parmi ces chefs dispersés, et rivaux l’un de l’autre, ne conçoit la possibilité de lui opposer des forces, que celles dont il dispose ne puissent écraser à l’instant.

Un soulèvement de la garde, une sédition de la capitale peuvent être funestes au despote, mais sans affoiblir le despotisme. Le général d’une armée victorieuse peut, en détruisant une famille consacrée par le préjugé, fonder une dynastie nouvelle ; mais c’est pour exercer la même tyrannie.

Dans cette troisième époque, les peuples qui n’ont encore éprouvé le malheur, ni d’être conquérans, ni d’être conquis, nous offrent ces vertus simples et fortes des nations agricoles, ces moeurs des temps hé-

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roïques, dont un mélange de grandeur et de férocité, de générosité et de barbarie, rend le tableau si attachant, et nous séduit encore au point de les admirer, même de les regretter.

Le tableau des moeurs qu’on observe dans les empires fondés par les conquérans, nous présente au contraire toutes les nuances de l’avilissement et de la corruption, où le despotisme et la superstition peuvent amener l’espèce humaine. C’est là que l’on voit naître les tributs sur l’industrie et le commerce, les exactions qui font acheter le droit d’employer ses facultés à son gré, les lois qui gênent l’homme dans le choix de son travail et dans l’usage de sa propriété, celles qui attachent les enfans à la profession de leurs pères, les confiscations, les supplices atroces ; en un mot, tout ce que le mépris pour l’espèce humaine a pu inventer d’actes arbitraires, de tyrannies légales et d’atrocités superstitieuses.

On peut remarquer que dans les peuplades qui n’ont point éprouvé de grandes révolutions, les progrès de la civilisation se sont

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arrêtés à un terme très - peu élevé. Les hommes y éprouvoient cependant déjà ce besoin d’idées ou de sensations nouvelles, premier mobile des progrès de l’esprit humain, qui produit également le goût des superfluités du luxe, aiguillon de l’industrie, cette curiosité perçant d’un oeil avide le voile, dont la nature a caché ses secrets. Mais il est arrivé presque par tout que, pour échapper à ces besoins, les hommes ont cherché, ont adopté avec une sorte de fureur des moyens physiques de se procurer des sensations qui pussent se renouveler sans cesse : telle est l’habitude des liqueurs fermentées, des boissons chaudes, de l’opium, du tabac, du behtgel. Il est peu de peuples chez qui l’on n’observe une de ces habitudes, d’où naît un plaisir qui remplit les journées entières, ou se répète à toutes les heures, qui empêche de sentir le poids du temps, satisfait au besoin d’être occupé ou réveillé, finit par l’émousser, et prolonge pour l’esprit humain la durée de son enfance et de son inactivité : et ces mêmes habitudes, qui ont été un obstacle aux progrès des nations ignorantes ou asservies, s’opposent encore, dans les pays éclairés, à ce que la vérité

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répande dans toutes les classes une lumière égale et pure.

En exposant ce que furent les arts dans les deux premières époques de la société, on fera voir comment à ceux de travailler le bois, la pierre, ou les os d’animaux, d’en préparer les peaux, et de former des tissus, ces peuples primitifs purent joindre les arts plus difficiles de la teinture, de la poterie, et même les commencemens des travaux sur les métaux.

Les progrès de ces arts auroient été lents dans les nations isolées ; mais les communications, même foibles, qui s’établirent entre elles, en accélérèrent la marche. Un procédé nouveau, découvert chez un peuple, devint commun à ses voisins. Les conquêtes, qui tant de fois ont détruit les arts, commencèrent par les répandre, et servirent à leur perfectionnement, avant de l’arrêter ou de contribuer à leur chute.

On voit plusieurs de ces arts portés au plus haut degré de perfection chez des peuples où la longue influence de la supers-

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tition et du despotisme a consommé la dégradation de toutes les facultés humaines. Mais si l’on observe les prodiges de cette industrie servile, on n’y verra rien qui annonce la présence du génie : tous les perfectionnemens y paroissent l’ouvrage lent et pénible d’une longue routine ; par-tout, à côté de cette industrie qui nous étonne, on apperçoit des traces d’ignorance et de stupidité qui nous en décèlent l’origine.

Dans des sociétés sédentaires et paisibles, l’astronomie, la médecine, les notions les plus simples de l’anatomie, la connoissance des minéraux et des plantes, les premiers élémens de l’étude des phénomènes de la nature, se perfectionnèrent, ou plutôt s’étendirent par le seul effet du temps, qui, multipliant les observations, conduisoit, d’une manière lente, mais sûre, à saisir facilement, et presque au premier coup d’oeil, quelques-unes des conséquences générales, auxquelles ces observations devoient conduire.

Cependant ces progrès furent très-foibles ; et les sciences seroient restées plus long-temps dans leur première enfance, si certaines

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familles, si sur-tout des castes particulières n’en avoient fait le premier fondement de leur gloire ou de leur puissance.

On avoit déjà pu joindre l’observation de l’homme et des sociétés à celle de la nature. Déjà un petit nombre de maximes de morale pratique et de politique, se transmettoient de générations en générations : ces castes s’en emparèrent ; les idées religieuses, les préjugés, les superstitions accrurent encore leur domaine. Elles succédèrent aux premières associations, aux premières familles des charlatans et des sorciers : mais elles employèrent plus d’art pour séduire des esprits moins grossiers. Leurs connoissances réelles, l’austérité apparente de leur vie, un mépris hypocrite pour ce qui est l’objet des désirs des hommes vulgaires, donnèrent de l’autorité à leurs prestiges, tandis que ces mêmes prestiges consacroient, aux yeux du peuple, et ces foibles connoissances et ces hypocrites vertus. Les membres de ces sociétés suivirent d’abord avec une ardeur presque égale deux objets bien différens ; l’un, d’acquérir pour eux-mêmes de nouvelles connoissances ; l’autre, d’employer celles

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qu’ils avoient à tromper le peuple, à dominer les esprits.

Leurs sages s’occupèrent sur-tout de l’astronomie : et, autant qu’on en peut juger par les restes épars des monumens de leurs travaux, il paroît qu’ils atteignirent le point le plus haut où l’on puisse s’élever, sans le secours des lunettes, sans l’appui des théories mathématiques supérieures aux premiers élémens.

En effet, à l’aide d’une longue suite d’observations, on peut parvenir à une connoissance des mouvemens des astres assez précise, pour mettre en état de calculer et de prédire les phénomènes célestes. Ces lois empyriques, d’autant plus faciles à trouver que les observations s’étendent sur un plus long espace de temps, n’ont point conduit ces premiers astronomes jusqu’à la découverte des lois générales du systême du monde ; mais elles y suppléoient suffisamment pour tout ce qui pouvoit intéresser les besoins de l’homme, ou sa curiosité, et servir à augmenter le crédit de ces usurpateurs du droit exclusif de l’instruire.

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Il paroît qu’on leur doit l’idée ingénieuse des échelles arithmétiques, de ce moyen heureux de représenter tous les nombres avec un petit nombre de signes, et d’exécuter par des opérations techniques très-simples, des calculs auxquels l’intelligence humaine, livrée à elle-même, ne pourroit atteindre. C’est là le premier exemple de ces méthodes qui doublent ses forces, et à l’aide desquelles elle peut reculer indéfiniment ses limites, sans qu’on puisse fixer un terme où il lui soit interdit d’atteindre.

Mais on ne voit pas qu’ils ayent étendu la science de l’arithmétique au-delà de ses premières opérations.

Leur géométrie, renfermant ce qui étoit nécessaire à l’arpentage, à la pratique de l’astronomie, s’est arrêtée à cette proposition célèbre que Pythagore transporta en Grèce, ou découvrit de nouveau.

Ils abandonnèrent la mécanique des machines à ceux qui devoient les employer. Cependant quelques récits mêlés de fables,

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semblent annoncer que cette partie des sciences a été cultivée par eux-mêmes, comme un des moyens de frapper les esprits par des prodiges.

Les lois du mouvement, la mécanique rationnelle, ne fixèrent point leurs regards.

S’ils étudièrent la médecine et la chirurgie, sur-tout celle qui a pour objet le traitement des blessures, ils négligèrent l’anatomie.

Leurs connoissances en botanique, en histoire naturelle, se bornèrent aux substances employées comme remèdes, à quelques plantes, à quelques minéraux, dont les propriétés singulières pouvoient servir leurs projets.

Leur chimie, réduite à de simples procédés sans théorie, sans méthode, sans analyse, n’étoit que l’art de faire certaines préparations, la connoissance de quelques secrets, soit pour la médecine, soit pour les arts, ou de quelques prestiges propres à éblouir les yeux d’une multitude ignorante, soumise à des chefs non moins ignorans qu’elle.

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Les progrès des sciences n’étoient pour eux qu’un but secondaire, qu’un moyen de perpétuer ou d’étendre leur pouvoir. Ils ne cherchoient la vérité que pour répandre des erreurs ; et il ne faut pas s’étonner qu’ils l’ayent si rarement trouvée.

Cependant, ces progrès, quelque lents, quelque foibles qu’ils soient, auroient été impossibles, si ces mêmes hommes n’avoient connu l’art de l’écriture, seul moyen d’assurer les traditions, de les fixer, de communiquer et de transmettre les connoissances, dès qu’elles commencent à se multiplier.

Ainsi l’écriture hiéroglyphique, ou fut une de leurs premières inventions, ou avoit été inventée avant la formation des castes enseignantes.

Comme leur but n’étoit pas d’éclairer, mais de dominer, non-seulement ils ne communiquoient pas au peuple toutes leurs connoissances, mais ils corrompoient par des erreurs celles qu’ils vouloient bien lui révéler ; ils lui enseignoient, non ce qu’ils croyoient vrai, mais ce qui leur étoit utile.
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Ils ne lui montroient rien, sans y mêler je ne sais quoi de surnaturel, de sacré, de céleste, qui tendît à les faire regarder comme supérieurs à l’humanité, comme revêtus d’un caractère divin, comme ayant reçu du ciel même des connoissances interdites au reste des hommes.

Ils eurent donc deux doctrines, l’une pour eux seuls, l’autre pour le peuple : souvent même, comme ils se partageoient en plusieurs ordres, chacun d’eux se réserva quelques mystères. Tous les ordres inférieurs étoient à la fois fripons et dupes ; et le systême d’hypocrisie ne se développoit en entier qu’aux yeux de quelques adeptes.

Rien ne favorisa plus l’établissement de cette double doctrine, que les changemens dans les langues, qui furent l’ouvrage du temps, de la communication et du mélange des peuples. Les hommes à double doctrine, en conservant pour eux l’ancienne langue, ou celle d’un autre peuple, s’assurèrent aussi l’avantage de posséder un langage entendu par eux seuls.

La première écriture qui désignoit les

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choses par une peinture plus ou moins exacte, soit de la chose même, soit d’un objet analogue, faisant place à une écriture plus simple, où la ressemblance de ces objets étoit presque effacée, où l’on n’employoit que des signes déjà en quelque sorte de pure convention, la doctrine secrète eut son écriture comme elle avoit déjà son langage.

Dans l’origine des langues, presque chaque mot est une métaphore, et chaque phrase une allégorie. L’esprit saisit à la fois le sens figuré et le sens propre ; le mot offre, en même temps que l’idée, l’image analogue, par laquelle on l’avoit exprimée. Mais par l’habitude d’employer un mot dans un sens figuré, l’esprit finit par s’y arrêter uniquement, par faire abstraction du premier sens ; et ce sens, d’abord figuré, devient peu-à-peu le sens ordinaire et propre du même mot.

Les prêtres, qui conservèrent le premier langage allégorique, l’employèrent avec le peuple qui ne pouvoit plus en saisir le véritable sens, et qui, accoutumé à prendre
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les mots dans une seule acception, devenue leur acception propre, entendoit je ne sais quelles fables absurdes, lorsque les mêmes expressions ne présentoient à l’esprit des prêtres qu’une vérité très- simple. Ils firent le même usage de leur écriture sacrée. Le peuple voyoit des hommes, des animaux, des monstres, où les prêtres avoient voulu représenter un phénomène astronomique, un des faits de l’histoire de l’année.

Ainsi, par exemple, les prêtres, dans leurs méditations, s’étoient presque par-tout créé le systême métaphysique d’un grand tout, immense, éternel, dont tous les êtres n’étoient que les parties, dont tous les changemens observés dans l’univers n’étoient que les modifications diverses. Le ciel ne leur offroit que des groupes d’étoiles semés dans ces déserts immenses, que des planètes qui y décrivoient des mouvemens plus ou moins compliqués, et des phénomènes purement physiques, résultans des positions de ces astres divers. Ils imposoient des noms à ces groupes d’étoiles et à ces planètes, aux cercles mobiles ou fixes imaginés pour en représenter les positions et la marche

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apparente, pour en expliquer les phénomènes.

Mais leur langage, leurs monumens, en exprimant pour eux ces opinions métaphysiques, ces vérités naturelles, offroient aux yeux du peuple le systême de la plus extravagante mythologie, devenoient pour lui le fondement des croyances les plus absurdes, des cultes les plus insensés, des pratiques les plus honteuses ou les plus barbares.

Telle est l’origine de presque toutes les religions connues, qu’ensuite l’hypocrisie ou l’extravagance de leurs inventeurs et de leurs prosélytes ont chargées de fables nouvelles.

Ces castes s’emparèrent de l’éducation, pour façonner l’homme à supporter plus patiemment des chaînes identifiées pour ainsi dire avec son existence, pour écarter de lui jusqu’à la possibilité du désir de les briser. Mais, si l’on veut connoître jusqu’à quel point, même sans le secours des terreurs superstitieuses, ces institutions peu-
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vent porter leur pouvoir destructeur des facultés humaines, c’est sur la Chine, qu’il faut un moment arrêter ses regards ; sur ce peuple, qui semble n’avoir précédé les autres dans les sciences et les arts, que pour se voir successivement effacé par eux tous ; ce peuple, que la connoissance de l’artillerie n’a point empêché d’être conquis par des nations barbares ; où les sciences, dont les nombreuses écoles sont ouvertes à tous les citoyens, conduisent seules à toutes les dignités, et où cependant, soumises à d’absurdes préjugés, elles sont condamnées à une éternelle médiocrité ; où enfin l’invention même de l’imprimerie est demeurée entièrement inutile aux progrès de l’esprit humain.

Des hommes dont l’intérêt étoit de tromper, durent se dégoûter bientôt de la recherche de la vérité. Contens de la docilité des peuples, ils crurent n’avoir pas besoin de nouveaux moyens pour s’en garantir la durée. Peu à peu ils oublièrent eux-mêmes une partie des vérités cachées sous leurs allégories ; ils ne gardèrent de leur ancienne science, que ce qui étoit rigoureusement

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nécessaire pour conserver la confiance de leurs disciples ; et ils finirent par être eux-mêmes la dupe de leurs propres fables.

Dès-lors, tout progrès dans les sciences s’arrêta ; une partie même de ceux dont les siècles antérieurs avoient été témoins, se perdit pour les générations suivantes ; et l’esprit humain, livré à l’ignorance et aux préjugés, fut condamné à une honteuse immobilité dans ces vastes empires, dont l’existence non interrompue a déshonoré depuis si long-temps l’Asie.

Les peuples qui les habitent sont les seuls, où l’on ait pu observer à la fois ce degré de civilisation et cette décadence. Ceux qui occupoient le reste du globe ont été arrêtés dans leurs progrès, et nous retracent encore les temps de l’enfance du genre humain, ou ont été entraînés par les événemens, à travers les dernières époques, dont il nous reste à tracer l’histoire.

A l’époque où nous sommes parvenus, ces mêmes peuples de l’Asie avoient inventé l’écriture alphabétique, qu’ils avoient subs-
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tituée aux hiéroglyphes, après avoir vraisemblablement employé celle, où des signes conventionnels sont attachés à chaque idée, qui est la seule que les Chinois connoissent encore aujourd’hui.

L’histoire et le raisonnement peuvent nous éclairer sur la manière, dont a dû s’opérer le passage graduel des hiéroglyphes à cet art en quelque sorte, intermédiaire : mais rien ne peut nous instruire avec quelque précision, ni sur le pays, ni sur le temps, où l’écriture alphabétique fut d’abord mise en usage.

Cette découverte fut ensuite portée chez les Grecs ; chez ce peuple qui a exercé sur les progrès de l’espèce humaine une influence si puissante et si heureuse, dont le génie lui a ouvert toutes les routes de la vérité, que la nature avoit préparé, que le sort avoit destiné pour être le bienfaiteur et le guide de toutes les nations, de tous les âges : honneur que jusqu’ici, aucun autre peuple n’a partagé. Un seul a pu depuis concevoir l’espérance de présider à une révolution nouvelle dans les destinées du genre humain. La

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nature, la combinaison des événemens, semblent s’être accordées pour lui en réserver la gloire. Mais ne cherchons point à pénétrer ce qu’un avenir incertain nous cache encore.