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TROISIEME EPOQUE.
Progrès des peuples agriculteurs, jusqu’à
l’invention
de l’écriture alphabétique.
L’uniformité du tableau
que nous avons tracé jusqu’ici va
bientôt disparoître. Ce ne sont plus de foibles nuances qui
sépareront les moeurs, les caractères, les opinions, les
superstitions de peuples attachés à leur sol, et perpétuant
presque sans mélange une première famille.
Les invasions, les conquêtes, la formation des empires, leurs
bouleversemens, vont bientôt mêler et confondre les nations,
tantôt les disperser sur un nouveau territoire, tantôt couvrir à la
fois un même sol de peuples différens.
Le hasard des événemens
viendra troubler sans cesse la marche lente, mais ré-
( 43 )
gulière de la nature, la retarder souvent, l’accélérer
quelquefois.
Le phénomène
qu’on observe chez une nation, dans un tel siècle, a souvent pour
cause une révolution opérée à mille
lieues et à dix siècles de distance ; et la nuit du temps
a couvert une grande partie de ces événemens, dont nous
voyons les influences s’exercer sur les hommes qui nous ont précédés,
et quelquefois s’étendre sur nous-même.
Mais il faut considérer d’abord les effets de ce changement dans
une seule nation, et indépendamment de l’influence
que les conquêtes et le mélange des peuples ont pu exercer.
L’agriculture attache l’homme au sol qu’il cultive. Ce n’est plus sa
personne, sa famille, ses instrumens de chasse, qu’il lui suffiroit
de transporter ; ce ne sont plus même ses troupeaux qu’il auroit
pu chasser devant lui. Des terrains qui n’appartiennent à personne
ne lui offriroient plus de subsistances dans sa fuite, ou pour lui-même,
ou
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pour les animaux qui lui fournissent sa nourriture.
Chaque terrain a un maître à qui seul les fruits en appartiennent.
La récolte s’élevant au-dessus des dépenses nécessaires
pour l’obtenir, de la subsistance et de l’entretien des hommes et des
animaux qui l’ont préparée, offre à ce propriétaire
une richesse annuelle, qu’il n’est obligé d’acheter par aucun
travail.
Dans les deux premiers états de la société, tous
les individus, toutes les familles du moins, exerçoient à -peu-près
tous les arts nécessaires.
Mais, lorsqu’il y eut des hommes qui, sans travail, vécurent
du produit de leur terre, et d’autres hommes qui vécurent des
salaires que leur payoient les premiers, quand les travaux se furent
multipliés, quand les procédés des arts furent
devenus plus étendus et plus compliqués, l’intérêt
commun força bientôt à les diviser. On s’apperçut
que l’industrie d’un individu se perfectionnoit davantage, lorsqu’elle
s’exerçoit sur moins d’objets ; que la main
(
45 )
exécutoit avec plus de promptitude et de précision un
plus petit nombre de mouvemens, quand une longue habitude les lui avoit
rendus plus familiers ; qu’il falloit moins d’intelligence pour bien
faire un ouvrage, quand on l’avoit plus souvent répété.
Ainsi, tandis qu’une
partie des hommes se livroit aux travaux de la culture, d’autres en préparoient
les instrumens. La garde des bestiaux, l’économie intérieure,
la fabrication des habits, devinrent également des occupations
séparées. Comme, dans les familles qui n’avoient qu’une
propriété peu étendue, un seul de ces emplois ne
suffisoit pas pour occuper tout le temps d’un individu, plusieurs d’entre
elles se partagèrent le travail et le salaire d’un seul homme.
Bientôt les substances employées dans les arts se multipliant,
et leur nature exigeant des procédés différens,
celles qui en demandoient d’analogues formèrent des genres séparés, à chacun
desquels s’attacha une classe particulière d’ouvriers. Le commerce
s’étendit, embrassa un plus grand nombre d’objets, et les tira
d’un plus grand territoire ; et alors se forma une autre classe d’hommes
uni-
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quement occupée d’acheter des denrées, pour les
conserver, les transporter, les revendre avec profit.
Ainsi aux trois classes qu’on pouvoit distinguer déjà dans
la vie pastorale, celle des propriétaires, celle des domestiques
attachés à la famille des premiers, et celle des esclaves,
il faut maintenant ajouter celle des ouvriers de toute espèce
et celle des marchands.
C’est alors que, dans une société plus fixe, plus rapprochée
et plus compliquée, on a senti la nécessité d’une
législation plus régulière et plus étendue
; qu’il a fallu déterminer avec une précision plus rigoureuse,
soit des peines pour les crimes, soit des formes pour les conventions
; soumettre à des règles plus sévères les
moyens de vérifier les faits auxquels on devoit appliquer la loi.
Ces progrès furent l’ouvrage lent et graduel du besoin et des
circonstances : ce sont quelques pas de plus dans la
route, que déjà l’on avoit suivie chez les peuples pasteurs.
( 47 )
Dans les premières époques, l’éducation fut purement
domestique. Les enfans s’instruisoient auprès de leur père,
soit dans les travaux communs, soit dans les arts qu’il savoit exercer,
recevoient de lui le petit nombre de traditions qui formoient
l’histoire de la peuplade et celle de la famille, les fables qui s’y étoient
perpétuées, la connoissance des usages nationaux, et celle
des principes ou des préjugés qui devoient composer leur
morale grossière.
Ils se formoient dans la société de leurs amis au chant, à la
danse, aux exercices militaires. A l’époque où nous sommes
parvenus, les enfans des familles plus riches reçurent une sorte
d’éducation commune, soit dans les villes par la conversation
des vieillards, soit dans la maison d’un chef auquel ils s’attachoient.
C’est là qu’ils s’instruisoient des lois du pays, de ses usages,
de ses préjugés, et qu’ils apprenoient à chanter
les poèmes dans lesquels on en avoit renfermé l’histoire.
L’habitude d’une vie plus sédentaire avoit établi entre
les deux sexes une plus
( 48 )
grande égalité. Les femmes ne furent plus considérées
comme un simple objet d’utilité, comme des esclaves seulement
plus rapprochées du maître. L’homme y vit des compagnes,
et apprit enfin ce qu’elles pouvoient pour son bonheur. Cependant, même
dans les pays où elles furent le plus respectées, où la
polygamie fut proscrite, ni la raison ni la justice n’allèrent
jusqu’à une entière réciprocité dans les
devoirs ou dans le droit de se séparer, jusqu’à l’égalité dans
les peines portées contre l’infidélité.
L’histoire de cette classe de préjugés et de leur influence
sur le sort de l’espèce humaine, doit entrer dans le tableau que je
me suis proposé de tracer ; et rien ne servira mieux à montrer
jusqu’à quel point son bonheur est attaché aux progrès
de la raison.
Quelques nations
restèrent dispersées dans les campagnes.
D’autres se réunirent dans des villes, qui devinrent la résidence
du chef commun, désigné par un nom correspondant au mot de Roi ;
celledes chefs de tribu qui partageoient
son pouvoir, et des
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anciens de chaque grande famille. C’est là que se décidoient
les affaires communes de la société, que se jugeoient les affaires parrticulières.
C’est là qu’on rassembloit ses richesses les plus précieuses,
pour les soustraire aux brigands qui durent se multiplier en même-temps
que ces richesses sédentaires.
Lorsque les nations restèrent dispersées sur leur territoire,
l’usage détermina un lieu et une époque pour les réunions
des chefs, pour les délibérations sur les intérêts
communs, pour les tribunaux qui prononçoient les jugemens.
Les nations qui se reconnaissoient une origine commune, qui parloient
la même langue, sans renoncer à se faire la guerre entre
elles, formèrent presque toujours une fédération
plus ou moins intime, convinrent de se réunir, soit contre
des ennemis étrangers, soit pour venger mutuellement leurs injures,
soit pour remplir en commun quelque devoir religieux.
L’hospitalité et le commerce produisirent même quelques
relations constantes, entre des nations différentes par leur
D
(50 )
origine, leurs coutumes et leur langage : relations que le brigandage
et la guerre interrompoient souvent, mais que renouoit ensuite la nécessité,
plus forte que l’amour du pillage et la soif de la vengeance.
Égorger les vaincus, les dépouiller et les réduire à l’esclavage,
ne formèrent plus le seul droit reconnu entre les nations ennemies.
Des cessions de territoire, des
rançons, des tributs, prirent en partie la place de ces violences
barbares.
A cette époque, tout homme qui possédoit des armes étoit
soldat ; celui qui en avoit de meilleures, qui avoit pu s’exercer davantage à les
manier, qui pouvoit en fournir à d’autres, à condition qu’ils
le suivroient à la guerre, qui, par les provisions qu’il avoit rassemblées,
se trouvoit en état
de subvenir à leurs
besoins, devenoit nécessairement un chef : mais cette obéissance
presque volontaire n’entraînoit pas une dépendance servile.
Comme rarement on avoit besoin de faire des lois nouvelles ; comme il
n’étoit
(51 )
pas de dépenses publiques auxquelles les citoyens fussent forcés
de contribuer, et que, si elles devenoient nécessaires, le bien
des chefs ou les terres conservées en commun devoient les acquitter
; comme l’idée de gêner par des réglemens l’industrie
et le commerce étoit inconnue ; comme la guerre
offensive étoit
décidée par le consentement général, ou faite
uniquement par ceux que l’amour de la gloire et le goût du pillage
y entraînoit volontairement ; l’homme se croyoit libre dans ces
gouvernemens grossiers, malgré l’hérédité presque
générale des premiers chefs ou des rois, et la
prérogative,
usurpée par d’autres chefs inférieurs, de partager seuls
l’autorité politique, et d’exercer les fonctions du gouvernement,
comme celles de la magistrature.
Mais souvent un roi se livroit à des vengeances personnelles, à des
actes arbitraires de violence ; souvent, dans ces familles privilégiées,
l’orgueil, la haine héréditaire, les fureurs de l’amour
et la soif de l’or, multiplioient les crimes, tandis que les chefs réunis
dans les villes, instrumens des passions des rois, y excitoient les
fac-
D 2
( 52 )
tions et les guerres civiles, opprimoient le peuple par des jugemens
iniques, le tourmentoient par les crimes de leur ambition, comme par
leurs brigandages.
Chez un grand nombre de nations, les excès de ces familles lassèrent
la patience des peuples : elles furent anéanties, chassées,
ou soumises à la loi commune ; rarement elles conservèrent
leur titre avec une autorité limitée par la loi commune
; et l’on vit s’établir ce qu’on a depuis appelé des républiques.
Ailleurs, ces rois entourés de satellites, parce qu’ils avoient
des armes et des trésors à leur distribuer, exercèrent
une autorité absolue : telle fut l’origine de la tyrannie.
Dans d’autres contrées, surtout dans celles où les petites
nations ne se réunirent point dans des villes, les premières
formes de ces constitutions grossières furent conservées,
jusqu’au moment où l’on vit ces peuples, ou tomber sous le joug
d’un conquérant, ou, entraînés eux-mêmes par
l’es-
( 53 )
prit de brigandage, se répandre sur un territoire étranger.
Cette tyrannie, resserrée
dans un trop petit espace, ne pouvoit avoir qu’une courte durée.
Les peuples secouèrent
bientôt ce joug imposé par la force seule, et que l’opinion
même n’eût pu maintenir. Le monstre étoit vu de trop
près, pour ne pas inspirer plus d’horreur que d’effroi : et la
force comme l’opinion ne peuvent forger des chaînes durables, si
les tyrans n’étendent pas leur empire à une distance assez
grande, pour pouvoir cacher à la nation qu’ils oppriment, en la
divisant, le secret de sa puissance et de leur foiblesse.
L’histoire des républiques
appartient à l’époque
suivante : mais celle qui nous occupe va nous présenter un spectacle
nouveau.
Un peuple agriculteur, soumis à une
nation étrangère, n’abandonne point ses foyers : la nécessité le
contraint à travailler pour ses maîtres.
Tantôt la nation dominatrice se contente de laisser, sur le territoire
conquis, des
D 3
( 54 )
chefs pour le gouverner, des soldats pour le défendre, et sur-tout
pour en contenir les habitans, et d’exiger de sujets soumis et désarmés
un tribut en monnoie ou en denrées. Tantôt elle s’empare
du territoire même, en distribue la propriété à ses
soldats, à ses capitaines ; mais alors elle attache à chaque
terre l’ancien colon qui la cultivoit, et le soumet à ce nouveau
genre de servitude, réglé par des lois plus ou moins rigoureuses.
Un service militaire, un tribut, sont, pour les individus du peuple conquérant,
la condition attachée à la jouissance de ces terres.
D’autres fois, elle se réserve la propriété même
du territoire, et n’en distribue que l’usufruit, en imposant les mêmes
conditions. Presque toujours les circonstances font employer à la
fois ces trois manières de récompenser les instrumens
de la conquête, et de dépouiller les vaincus.
De la, nous voyons naître de
nouvelles classes d’hommes : les descendans du peuple dominateur, et
ceux du peuple opprimé ;
une noblesse héréditaire, qu’il ne faut pas con-
( 55 )
fondre avec
le patriciat des républiques ; un peuple condamné aux travaux, à la
dépendance, à l’humiliation, sans l’être à l’esclavage
; enfin, des esclaves de la glèbe, distingués des esclaves
domestiques, et dont la servitude moins arbitraire peut opposer la loi
aux caprices de leurs maîtres.
C’est encore
ici que l’on peut observer l’origine de la féodalité,
qui n’a pas été un fléau particulier à nos
climats, mais qu’on a retrouvé presque sur tout le globe
aux mêmes époques de la civilisation, et toutes les fois
qu’un
même territoire a été occupé par deux peuples,
entre lesquels la victoire avoit établi une inégalité héréditaire.
Le despotisme,
enfin, fut encore le fruit de la conquête. J’entends
ici par despotisme, pour le distinguer des tyrannies passagères,
l’oppression d’un peuple par un seul homme, qui le domine
par l’opinion,
par l’habitude, sur-tout par une force militaire, sur les individus
de laquelle il exerce lui-même une
autorité arbitraire, mais dont il est forcé de respecter
les préjugés,
de flatter les caprices, de caresser l’avidité et
l’ orgueil.
D 4
( 56 )
Immédiatement entouré d’une
portion nombreuse et choisie de cette force armée, formée
de la nation conquérante ou étrangère à la masse des sujets;
environné des chefs les plus puissans de la milice; retenant
les provinces par des généraux, qui ont à leurs ordres
des portions plus foibles de cette même armée, il
règne par la terreur : et personne dans ce peuple abattu, ou
parmi ces chefs dispersés, et rivaux l’un de l’autre,
ne conçoit
la possibilité de lui opposer des forces, que celles dont il dispose
ne puissent écraser à l’instant.
Un soulèvement
de la garde, une sédition de la capitale
peuvent être funestes au despote, mais sans affoiblir le despotisme.
Le général d’une armée victorieuse peut, en
détruisant
une famille consacrée par le préjugé, fonder une
dynastie nouvelle ; mais c’est pour exercer la même tyrannie.
Dans cette
troisième époque, les peuples qui n’ont encore éprouvé le
malheur, ni d’être conquérans, ni d’être
conquis, nous offrent ces vertus simples et fortes des nations agricoles,
ces
moeurs des temps hé-
( 57 )
roïques, dont un mélange de grandeur
et de férocité, de générosité et
de barbarie, rend le tableau si attachant, et nous séduit encore
au point de les admirer, même de les regretter.
Le tableau
des moeurs qu’on observe dans les empires fondés par
les conquérans, nous présente au contraire toutes les
nuances de l’avilissement et de la corruption, où le despotisme
et la superstition peuvent amener l’espèce humaine. C’est
là que
l’on voit naître les tributs sur l’industrie et le
commerce, les exactions qui font acheter le droit d’employer ses
facultés à son
gré, les lois qui gênent l’homme dans le choix de
son travail et dans l’usage de sa propriété, celles
qui attachent les enfans à la profession de leurs pères,
les confiscations, les supplices atroces ; en un mot, tout ce que le
mépris pour
l’espèce humaine a pu inventer d’actes arbitraires,
de tyrannies légales et d’atrocités superstitieuses.
On peut remarquer que dans les peuplades qui n’ont point éprouvé de
grandes révolutions, les progrès de la civilisation se
sont
( 58 )
arrêtés à un terme très - peu
élevé.
Les hommes y éprouvoient cependant déjà ce besoin
d’idées
ou de sensations nouvelles, premier mobile des progrès de l’esprit
humain, qui produit également le goût des superfluités
du luxe, aiguillon de l’industrie, cette curiosité perçant
d’un
oeil avide le voile, dont la nature a caché ses secrets. Mais
il est arrivé presque
par tout que, pour échapper à ces besoins, les hommes ont
cherché, ont adopté avec une sorte de fureur des moyens
physiques de se procurer des sensations qui pussent se renouveler sans
cesse : telle est l’habitude des liqueurs fermentées, des
boissons chaudes, de l’opium, du tabac, du behtgel.
Il est peu de peuples chez qui l’on n’observe une de ces
habitudes, d’où naît
un plaisir qui remplit les journées
entières, ou se répète à toutes les heures,
qui empêche de sentir le poids du temps, satisfait au besoin
d’être occupé ou réveillé, finit par
l’émousser,
et prolonge pour l’esprit humain la durée de son enfance
et de son inactivité : et ces mêmes habitudes, qui ont été un
obstacle aux progrès des nations ignorantes ou asservies, s’opposent
encore, dans les pays éclairés, à ce que la vérité
( 59 )
répande
dans toutes les classes une lumière égale et pure.
En exposant
ce que furent les arts dans les deux premières époques
de la société, on fera voir comment à ceux de travailler
le bois, la pierre, ou les os d’animaux, d’en préparer
les peaux, et de former des tissus, ces peuples primitifs purent
joindre les arts
plus difficiles de la teinture, de la poterie, et même les commencemens
des travaux sur les métaux.
Les progrès
de ces arts auroient été lents dans
les nations isolées ; mais les communications, même foibles,
qui s’établirent entre elles, en accélérèrent
la marche. Un procédé nouveau, découvert chez un
peuple, devint commun à ses voisins. Les conquêtes, qui
tant de fois ont détruit les arts, commencèrent par les
répandre, et servirent à leur perfectionnement, avant de
l’arrêter ou de contribuer à leur chute.
On voit
plusieurs de ces arts portés au plus haut degré de
perfection chez des peuples où la longue influence de la supers-
( 60 )
tition
et du despotisme a consommé la dégradation de toutes les
facultés humaines. Mais si l’on observe les prodiges de
cette industrie servile, on n’y verra rien qui annonce la présence
du génie : tous les perfectionnemens y paroissent l’ouvrage
lent et pénible d’une longue routine ; par-tout, à côté de
cette industrie qui nous étonne, on apperçoit des traces
d’ignorance et de stupidité qui nous en décèlent
l’origine.
Dans des
sociétés sédentaires et paisibles, l’astronomie,
la médecine, les notions les plus simples de l’anatomie,
la connoissance des minéraux et des plantes, les premiers élémens
de l’étude des phénomènes de la nature, se
perfectionnèrent,
ou plutôt s’étendirent par le seul effet du temps,
qui, multipliant les observations, conduisoit, d’une manière
lente, mais sûre, à saisir facilement, et presque au premier
coup d’oeil, quelques-unes des conséquences générales,
auxquelles ces observations devoient conduire.
Cependant ces
progrès furent très-foibles ; et les sciences
seroient restées plus long-temps dans leur première enfance,
si certaines
( 61 )
familles, si sur-tout des castes particulières n’en
avoient fait le premier fondement de leur gloire ou de leur puissance.
On avoit
déjà pu joindre l’observation de l’homme et
des sociétés à celle de la nature. Déjà un
petit nombre de maximes de morale pratique et de politique, se transmettoient
de générations en générations : ces castes
s’en emparèrent ; les idées religieuses, les préjugés,
les superstitions accrurent encore leur domaine. Elles succédèrent
aux premières associations, aux premières familles des
charlatans et des sorciers : mais elles employèrent plus d’art
pour séduire des esprits moins grossiers. Leurs connoissances
réelles, l’austérité apparente de leur vie,
un mépris
hypocrite pour ce qui est l’objet des désirs des hommes
vulgaires, donnèrent de l’autorité à leurs
prestiges, tandis que ces mêmes prestiges consacroient, aux yeux
du peuple, et ces foibles connoissances et ces hypocrites vertus. Les
membres de ces sociétés
suivirent d’abord avec une ardeur presque égale deux objets
bien différens ; l’un, d’acquérir pour eux-mêmes
de nouvelles connoissances ; l’autre, d’employer celles
( 62 )
qu’ils avoient à tromper
le peuple, à dominer les esprits.
Leurs sages
s’occupèrent sur-tout de l’astronomie : et, autant
qu’on en peut juger par les restes épars des monumens de
leurs travaux, il paroît qu’ils atteignirent le point le
plus haut où l’on
puisse s’élever, sans le secours des lunettes, sans l’appui
des théories mathématiques supérieures aux premiers élémens.
En effet, à l’aide
d’une longue suite d’observations, on peut
parvenir à une connoissance des mouvemens des astres assez précise,
pour mettre en état de calculer et de prédire les phénomènes
célestes. Ces lois empyriques, d’autant plus faciles à trouver
que les observations s’étendent sur un plus long espace
de temps, n’ont point conduit ces premiers astronomes jusqu’à la
découverte
des lois générales du systême du monde ; mais elles
y suppléoient suffisamment pour tout ce qui pouvoit intéresser
les besoins de l’homme, ou sa curiosité, et servir à augmenter
le crédit de ces usurpateurs du droit exclusif de l’instruire.
( 63 )
Il paroît
qu’on leur doit l’idée ingénieuse des échelles
arithmétiques, de ce moyen heureux de représenter tous
les nombres avec un petit nombre de signes, et d’exécuter
par des opérations techniques très-simples, des calculs
auxquels l’intelligence humaine, livrée à elle-même,
ne pourroit atteindre. C’est là le premier exemple de ces
méthodes
qui doublent ses forces, et à l’aide
desquelles elle peut reculer indéfiniment ses limites, sans qu’on
puisse fixer un terme où il lui soit interdit d’atteindre.
Mais on
ne voit pas qu’ils ayent étendu la science de l’arithmétique
au-delà de ses premières opérations.
Leur géométrie,
renfermant ce qui étoit nécessaire à l’arpentage, à la
pratique de l’astronomie, s’est arrêtée à cette
proposition célèbre que Pythagore transporta en Grèce,
ou découvrit de nouveau.
Ils abandonnèrent
la mécanique des machines à ceux
qui devoient les employer. Cependant quelques récits mêlés
de fables,
( 64 )
semblent annoncer que cette partie des sciences a été cultivée
par eux-mêmes, comme un des moyens de frapper les esprits par des
prodiges.
Les lois du mouvement, la mécanique rationnelle, ne fixèrent
point leurs regards.
S’ils étudièrent
la médecine et la chirurgie, sur-tout
celle qui a pour objet le traitement des blessures, ils négligèrent
l’anatomie.
Leurs connoissances
en botanique, en histoire naturelle, se bornèrent
aux substances employées comme remèdes, à quelques
plantes, à quelques minéraux, dont les propriétés
singulières pouvoient servir leurs projets.
Leur chimie,
réduite à de simples procédés
sans théorie, sans méthode, sans analyse, n’étoit
que l’art de faire certaines préparations, la connoissance
de quelques secrets, soit pour la médecine, soit pour les arts,
ou de quelques prestiges propres à éblouir les yeux d’une
multitude ignorante, soumise à des chefs non moins ignorans qu’elle.
Les
( 65 )
Les progrès
des sciences n’étoient pour eux qu’un but
secondaire, qu’un moyen de perpétuer ou d’étendre
leur pouvoir. Ils ne cherchoient la vérité que pour répandre
des erreurs ; et il ne faut pas s’étonner qu’ils l’ayent
si rarement trouvée.
Cependant,
ces progrès, quelque lents, quelque foibles qu’ils
soient, auroient été impossibles, si ces mêmes hommes
n’avoient connu l’art de l’écriture, seul moyen
d’assurer
les traditions, de les fixer, de communiquer et de transmettre les connoissances,
dès qu’elles commencent à se multiplier.
Ainsi l’écriture
hiéroglyphique, ou fut une de leurs premières
inventions, ou avoit été inventée avant la formation
des castes enseignantes.
Comme leur
but n’étoit pas d’éclairer, mais de dominer,
non-seulement ils ne communiquoient pas au peuple toutes leurs connoissances,
mais ils corrompoient par des erreurs celles qu’ils vouloient bien
lui révéler ; ils lui enseignoient, non ce qu’ils
croyoient vrai, mais ce qui leur étoit utile.
E
( 66 )
Ils ne
lui montroient rien, sans y mêler je ne sais quoi de surnaturel,
de sacré, de céleste, qui tendît à les faire
regarder comme supérieurs à l’humanité, comme
revêtus
d’un caractère divin, comme ayant reçu du ciel même
des connoissances interdites au reste des hommes.
Ils eurent
donc deux doctrines, l’une pour eux seuls, l’autre pour le
peuple : souvent même, comme ils se partageoient en plusieurs ordres,
chacun d’eux se réserva quelques mystères. Tous les
ordres inférieurs étoient à la fois fripons et dupes
; et le systême d’hypocrisie ne se développoit en
entier qu’aux yeux de quelques adeptes.
Rien ne
favorisa plus l’établissement de cette double doctrine,
que les changemens dans les langues, qui furent l’ouvrage du temps,
de la communication et du mélange des peuples. Les hommes à double
doctrine, en conservant pour eux l’ancienne langue, ou celle d’un
autre peuple, s’assurèrent aussi l’avantage de posséder
un langage entendu par eux seuls.
La première écriture
qui désignoit les
( 67 )
choses par
une peinture plus ou moins exacte, soit de la chose même, soit
d’un objet analogue, faisant place à une écriture
plus simple, où la ressemblance de ces objets étoit presque
effacée, où l’on n’employoit que des signes déjà en
quelque sorte de pure convention, la doctrine secrète eut son écriture
comme elle avoit déjà son langage.
Dans l’origine
des langues, presque chaque mot est une métaphore,
et chaque phrase une allégorie. L’esprit saisit à la
fois le sens figuré et le sens propre ; le mot offre, en même
temps que l’idée, l’image analogue, par laquelle on
l’avoit exprimée.
Mais par l’habitude d’employer un mot dans un sens figuré,
l’esprit
finit par s’y arrêter uniquement, par faire abstraction du
premier sens ; et ce sens, d’abord figuré, devient peu-à-peu
le sens ordinaire et propre du même mot.
Les prêtres, qui conservèrent le premier langage allégorique,
l’employèrent avec le peuple qui ne pouvoit plus en saisir le
véritable sens, et qui, accoutumé à prendre
E 2
( 68 )
les
mots dans une seule acception, devenue leur acception propre, entendoit
je ne sais quelles fables absurdes, lorsque les mêmes expressions
ne présentoient à l’esprit des prêtres qu’une
vérité très-
simple. Ils firent le même usage de leur écriture sacrée.
Le peuple voyoit des hommes, des animaux, des monstres, où les
prêtres avoient voulu représenter un phénomène
astronomique, un des faits de l’histoire de l’année.
Ainsi,
par exemple, les prêtres, dans leurs méditations,
s’étoient presque par-tout créé le systême
métaphysique d’un grand tout, immense, éternel, dont
tous les êtres n’étoient que les parties, dont tous
les changemens observés dans l’univers n’étoient
que les modifications diverses. Le ciel ne leur offroit que des groupes
d’étoiles semés
dans ces déserts immenses, que des planètes qui y décrivoient
des mouvemens plus ou moins
compliqués, et des phénomènes purement physiques,
résultans des positions de ces astres divers. Ils imposoient des
noms à ces groupes d’étoiles et à ces planètes,
aux cercles mobiles ou fixes imaginés pour en représenter
les positions et la marche
( 69 )
apparente, pour en expliquer les phénomènes.
Mais leur
langage, leurs monumens, en exprimant pour eux ces opinions métaphysiques,
ces vérités naturelles, offroient
aux yeux du peuple le systême de la plus extravagante mythologie,
devenoient pour lui le fondement des croyances les plus absurdes, des
cultes les plus insensés, des pratiques les plus honteuses ou
les plus barbares.
Telle est l’origine de presque toutes les religions connues, qu’ensuite
l’hypocrisie ou l’extravagance de leurs inventeurs et de leurs prosélytes
ont chargées de fables nouvelles.
Ces castes
s’emparèrent de l’éducation, pour façonner
l’homme à supporter plus patiemment des chaînes identifiées
pour ainsi dire avec son existence, pour écarter de lui jusqu’à la
possibilité du désir de les briser. Mais, si l’on
veut connoître jusqu’à quel point, même sans
le secours des terreurs superstitieuses, ces institutions peu-
E 3
( 70 )
vent porter
leur pouvoir
destructeur des facultés humaines, c’est sur la Chine, qu’il
faut un moment arrêter ses regards ; sur ce peuple, qui semble
n’avoir
précédé les autres dans les sciences et les arts,
que pour se voir successivement effacé par eux tous ; ce peuple,
que la connoissance de l’artillerie n’a point empêché d’être
conquis par des nations barbares ; où les sciences, dont les nombreuses écoles
sont ouvertes à tous les citoyens, conduisent seules à toutes
les dignités, et où cependant, soumises à d’absurdes
préjugés, elles sont
condamnées à une éternelle médiocrité ;
où enfin l’invention même de l’imprimerie est
demeurée
entièrement inutile aux progrès de l’esprit humain.
Des hommes
dont l’intérêt étoit de tromper, durent
se dégoûter bientôt de la recherche de la vérité.
Contens de la docilité des peuples, ils crurent n’avoir
pas besoin de nouveaux moyens pour s’en garantir la durée.
Peu à peu
ils oublièrent eux-mêmes une partie des vérités
cachées sous leurs allégories ; ils ne gardèrent
de leur ancienne science, que ce qui étoit rigoureusement
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nécessaire
pour conserver la confiance de leurs disciples ; et ils finirent par être
eux-mêmes la dupe de leurs propres fables.
Dès-lors,
tout progrès dans les sciences s’arrêta
; une partie même de ceux dont les siècles antérieurs
avoient été témoins, se perdit pour les générations
suivantes ; et l’esprit humain, livré à l’ignorance
et aux préjugés, fut condamné à une honteuse
immobilité dans ces vastes empires, dont l’existence non
interrompue a déshonoré depuis si long-temps l’Asie.
Les peuples
qui les habitent sont les seuls, où l’on ait pu observer à la
fois ce degré de civilisation et cette décadence. Ceux
qui occupoient le reste du globe ont été arrêtés
dans leurs progrès, et nous retracent encore les temps de l’enfance
du genre humain, ou ont été entraînés par
les événemens, à travers les dernières époques,
dont il nous reste à tracer l’histoire.
A l’époque
où nous sommes parvenus, ces mêmes peuples
de l’Asie avoient inventé l’écriture alphabétique,
qu’ils avoient subs-
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tituée aux hiéroglyphes, après
avoir vraisemblablement employé celle, où des signes conventionnels
sont attachés à chaque idée, qui est la seule
que les Chinois connoissent encore aujourd’hui.
L’histoire et
le raisonnement peuvent nous éclairer sur la manière, dont
a dû s’opérer
le passage graduel des hiéroglyphes à cet art en quelque
sorte, intermédiaire : mais rien ne peut nous instruire avec quelque
précision, ni sur le pays, ni sur le temps, où l’écriture
alphabétique fut d’abord mise en usage.
Cette découverte
fut ensuite portée chez les Grecs ; chez
ce peuple qui a exercé sur les progrès de l’espèce
humaine une influence si puissante et si heureuse, dont le génie
lui a ouvert toutes les routes de la vérité, que la nature
avoit préparé, que le sort avoit destiné pour être
le bienfaiteur et le guide de toutes les nations, de tous les âges
: honneur que jusqu’ici, aucun autre peuple n’a partagé.
Un seul a pu depuis concevoir l’espérance de présider à une
révolution nouvelle dans les destinées du genre humain.
La
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nature, la combinaison des événemens, semblent
s’être
accordées pour lui en réserver la gloire. Mais ne cherchons
point à pénétrer ce qu’un avenir incertain
nous cache encore.
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