CHAPITRE VIII

Autre Reflexion sur l'augmentation & sur la diminution
de la quantité d'argent effectif dans un État

Nous avons vû qu'on pouvoit augmenter la quantité d'argent effectif dans un État, par [240] le travail des Mines qui s'y trouvent, par les subsides des Puissances étrangeres, par le transport des Familles étrangeres, par la résidence d'Ambassadeurs & de Voïageurs, mais principalement par une balance constante & annuelle de commerce, en fournissant des ouvrages à l'Etranger, pour en tirer au moins une partie du prix en especes d'or & d'argent. C'est par cette derniere voie qu'un État s'agrandit le plus solidement, surtout lorsque le commerce est accompagné & soutenu par une grande navigation, & par un produit considérable dans l'intérieur de l'État, qui puisse fournir les materiaux nécessaires pour les ouvrages & les Manufactures qu'on envoie au-dehors.

Cependant, comme la continuation de ce commerce introduit par degré une grande abondance d'argent, & augmente [241] peu-à-peu la consommation, & comme pour y suppléer, il faut tirer beaucoup de denrées de l'Etranger, il sort une partie de la balance annuelle pour les acheter. D'un autre côté, l'habitude de la dépense enchérissant le travail des Ouvriers, les prix des ouvrages des Manufactures haussent toujours; & il ne manque pas d'arriver que quelques-uns des païs étrangers tâchent d'eriger chez eux les mêmes especes d'ouvrages & de Manufactures, au moïen de quoi ils cessent d'acheter ceux de l'État en question : & quoique ces nouveaux établissemens d'ouvrages & de Manufactures ne soient pas d'abord parfaits, ils retardent cependant & empêchent même l'exportation de ceux de l'État voisin dans leur propre païs, où l'on se fournit à meilleur marché.

C'est ainsi que l'État commence à perdre quelques bran[242]ches de son commerce lucratif; & plusieurs de ses Ouvriers & Artisans qui volent le travail rallenti, sortent de l'État pour trouver plus d'emploi dans les païs de la nouvelle Manufacture. Malgré cette diminution de la balance du commerce de l'État, on ne laisse pas d'y continuer dans les usages où l'on étoit de tirer plusieurs denrées de l'Etranger. Les ouvrages & les Manufactures de l'État aïant une grande réputation, & la facilité de la navigation donnant les moïens de les envoïer à peu de frais dans les païs éloignés, l'État l'emportera pendant bien des années sur les nouvelles Manufactures dont nous avons parlé, & maintiendra encore une petite balance de commerce, ou du moins le maintiendra au pair. Cependant si quelqu'autre État maritime tâche de perfectionner les mêmes ouvrages & [243] en même-tems sa navigation, il enlevera par le bon marché de ses Manufactures plusieurs branches du commerce à l'État en question. Par conséquent cet État commencera à perdre la balance, & sera obligé d'envoïer tous les ans une partie de son argent chez l'Etranger, pour le paiement des denrées qu'il en tire.

Bien plus, quand même l'État en question pourroit conserver une balance de commerce dans sa plus grande abondance d'argent, on peut raisonnablement supposer que cette abondance n'arrive pas sans qu'il n'y ait beaucoup de Particuliers opulens qui se jettent dans le luxe. Ils acheteront des Tableaux, des Pierreries de l'Etranger, ils voudront avoir de leurs soieries & plusieurs raretés, mettront l'État dans une telle habitude de luxe, que malgré les avantages de son [244] commerce ordinaire, son argent s'écoulera annuellement chez l'Etranger pour le paiement de ce même luxe : cela ne manquera pas d'appauvrir l'État par degré, & de le faire passer d'une grande puissance dans une grande foiblesse.

Lorsqu'un État est parvenu au plus haut point de richesse, Je suppose toujours que la richesse comparative des États consiste dans les quantités respectives d'argent qu'ils possedent principalement, il ne manquera pas de retomber dans la pauvreté par le cours ordinaire des choses. La trop grande abondance d'argent, qui fait, tandis qu'elle dure, la puissance des États, les rejette insensiblement, mais naturellement, dans l'indigence. Aussi il sembleroit que lorsqu'un État s'étend par le commerce, & que l'abondance de l'argent enchérit trop les prix de la terre [245] & du travail, le Prince, ou la Législature devroit retirer de l'argent, le garder pour des cas imprevus, & tâcher de retarder sa circulation par toutes les voies, hors celles de la contrainte & de la mauvaise foi, afin de prévenir la trop grande cherté de ses ouvrages, & d'empêcher les inconveniens du luxe.

Mais comme il n'est pas facile de s'appercevoir du tems propre pour cela, ni de savoir quand l'argent est devenu plus abondant qu'il ne doit l'être pour le bien & la conservation des avantages de l'État, les Princes, & les Chefs des Républiques, qui ne s'embarrassent guere de ces sortes de connoissances, ne s'attachent qu'à se servir de la facilité qu'ils trouvent, par l'abondance des revenus de l'État, à étendre leurs puissances, & à insulter d'autres États sur les prétextes les plus frivoles. Et toutes [246] choses bien considerées, ils ne font peut-être pas si mal de travailler à perpétuer la gloire de leurs Regnes & de leur administration, & de laisser des monumens de leur puissance & de leur opulence; car puisque, selon le cours naturel des choses humaines, l'État doit retomber de lui-même, ils ne font qu'accélerer un peu sa chûte. Il semble néanmoins qu'ils devroient tâcher de faire durer leurs puissances pendant tout le tems de leur propre administration.

Il ne faut pas un grand nombre d'années pour porter dans un État l'abondance au plus haut degré, & il en faut encore moins pour le faire entrer dans l'indigence, faute de commerce & de Manufactures. Sans parler de la puissance & de la chûte de la République de Venise, des Villes anséatiques, de la Flandre & du Brabant, de la République [247] de Hollande, &c. qui se sont succedées dans les branches lucratives du commerce, on peut dire que la puissance de la France n'est allée en augmentant que depuis 1646, qu'on y érigea des Manufactures de draps, au lieu qu'auparavant on les tiroit de l'Etranger, jusqu'en 1684, qu'on en chassa nombre d'entrepreneurs & d'artisans Protestans, & que ce Roïaume n'a fait que baisser depuis cette derniere époque.

Pour juger de l'abondance & de la rareté de l'argent dans la circulation, je ne connois pas de meilleure régie que celle des baux & des rentes des Propriétaires de terres. Lorsqu'on afferme des terres à haut prix c'est une marque que l'argent abonde dans l'État; mais lorsqu'on est obligé de les affermer bien plus bas, cela fait voir, tout autres choses étant égales, que l'argent [248] est rare. J'ai lu dans un état de la France, que l'arpent de vigne qu'on avoit affermé en 1660, en argent fort, auprès de Mante, & par conséquent pas bien loin de la Capitale de France, pour 200 liv. tournois, ne s'affermoit en 1700, en argent plus foible, qu'à 100 liv. tournois : quoique l'argent apporté des Indes occidentales dans cet intervalle dût naturellement rehausser le prix des terres, dans l'Europe.

L'Auteur attribue cette diminution de la rente à un défaut de consommation. Et il paroît qu'il avoit remarqué en effet que la consommation de vin étoit diminuée. Mais j'estime qu'il a pris l'effet pour la cause. La cause étoit une plus grande rareté d'argent en France, dont l'effet étoit naturellement une diminution de consommation. Tout au contraire j'ai toujours insinué dans cet Essai, que l'abondance de [249] l'argent augmente naturellement la consommation, & contribue sur toutes choses à mettre les terres en valeur. Lorsque l'abondance de l'argent éleve les denrées à un prix honnête, les habitans s'empressent de travailler pour en acquerir; mais ils n'ont pas le même empressement de posséder aucunes denrées ou marchandises au-delà de ce qu'il faut pour leur entretien.

Il est apparent que tout État, qui a plus d'argent en circulation que ses voisins, a un avantage sur eux, tant qu'il conserve cette abondance d'argent.

En premier lieu, dans toutes les branches du commerce il donne moins de terre & de travail qu'il n'en retire : le prix de la terre & du travail étant par tout estimé en argent, ce prix est plus fort dans l'État où l'argent abonde le plus. Ainsi l'État en question retire quelquefois le [250] produit de deux arpens de terre en échange de celui d'un arpent, & le travail de deux hommes pour celui d'un seul. C'est par rapport à cette abondance d'argent dans la circulation à Londres, que le travail d'un seul Brodeur Anglois, couse plus que celui de dix Brodeurs Chinois; quoique les Chinois brodent bien mieux & fassent plus d'ouvrages dans la journée. On s'étonne en Europe comment ces Indiens peuvent subsister en travaillant à si grand marché, & comment les étoffes admirables qu'ils nous envoient, coutent si peu.

En second lieu, les revenus de l'État où l'argent abonde, se levent avec bien plus de facilité & en plus grande somme comparativement; ce qui donne les moïens à l'État, en cas de guerre ou de contestation, de gagner toutes sortes d'avantages sur ses [251] Adversaires chez qui l'argent est plus rare.

Si de deux Princes qui se font la guerre pour la Souveraineté ou la Conquête d'un État, l'un a beaucoup d'argent, & l'autre peu, mais plusieurs domaines qui puissent valoir deux fois plus que tout l'argent de son Ennemi; le premier sera plus en état de s'attacher des Généraux & des Officiers par des largesses en argent, que le second ne le sera en donnant aux siens le double de la valeur en terres & en domaines. Les cessions des terres sont sujettes à des contestations & à des rescisions, & on n'y compte pas si bien que sur l'argent qu'on reçoit. On achete avec de l'argent les munitions de guerre & de bouche, même des Ennemis de l'État. On peut donner de l'argent pour des services secrets & sans témoins : les terres, les denrées, & les mar-[252]chandises ne sauroient servir dans ces occasions, ni même les bijoux ni les diamans, parcequ'ils sont faciles à reconnoître. Après tout, il me semble que la puissance & la richesse comparatives des États consistent, tout autres choses étant égales, dans la plus ou moins grande abondance d'argent qui y circule, hic & nunc.

Il me reste encore à parler de deux autres moïens d'augmenter la quantité d'argent effectif dans la circulation d'un État. Le premier est lorsque les Entrepreneurs & les Particuliers empruntent de l'argent de leurs Correspondans étrangers, pour leur en païer l'intérêt, ou que les Particuliers étrangers envoient leur argent dans l'État, pour y acheter des actions ou fonds publics. Cela fait souvent des sommes très considérables dont l'État doit païer annuellement à ces Etrangers un intérêt, & ces fa[253]çons d'augmenter l'argent dans l'État y rendent réellement l'argent plus abondant, & diminuent le prix de l'intérêt. Par le moïen de cet argent, les Entrepreneurs de l'État trouvent moïen d'emprunter plus facilement, de faire faire des ouvrages & d'établir des Manufactures, dans l'esperance d'y gagner; les Artisans, & tous ceux par les mains de qui cet argent passe, ne manquent pas de consommer plus qu'ils n'eussent fait, s'ils n'avoient été emploïés au moïen de cet argent, qui hausse par conséquent les prix de toutes choses, comme s'il appartenoit à l'État; & au moïen de l'augmentation de dépense ou de la consommation qu'il cause, les revenus que le Public perçoit sur la consommation en sont augmentés. Les sommes prêtées à l'État en cette maniere y causent bien des avantages présens, mais [254] la suite en est toujours onéreuse & désavantageuse. Il faut que l'État en paie l'intérêt aux Etrangers annuellement, & outre cette perte l'État se trouve à la merci des Etrangers, qui peuvent toujours le mettre dans l'indigence lorsqu'il leur prendra fantaisie de retirer leurs fonds; & il arrivera certainement qu'ils voudront les retirer, dans l'instant que l'État en aura le plus de besoin; comme lorsqu'on se prépare à avoir une guerre & qu'on y craint quelque échet. L'intérêt qu'on paie à l'Etranger est toujours bien plus considerable que l'augmentation du revenu public que cet argent cause. On voit souvent passer ces prêts d'argent d'un Païs à un autre, suivant la confiance des Prêteurs pour les États où ils les envoient. Mais à dire le vrai, il arrive le plus souvent que les États qui sont chargés de ces emprunts & qui en ont païé plu-[255]sieurs années de gros intérêts, tombent à la longue dans l'impuissance de païer les capitaux, par une banqueroute. Pour peu que la méfiance s'en mêle, les fonds ou actions publiques tombent, les Actionnaires étrangers n'aiment pas à les rappeller avec perte, & aiment mieux se contenter de leurs intérêts, en attendant que la confiance puisse revenir; mais elle ne revient quelquefois plus. Dans les États qui tombent en décadence, le principal objet des Ministres est ordinairement de ranimer la confiance, & par ce moïen d'attirer l'argent des Etrangers par ces sortes de prêts : car à moins que le Ministere ne manque à la bonne foi & à ses engagemens, l'argent des Sujets circulera sans interruption. C'est celui des Etrangers qui peut augmenter la quantité de l'argent effectif dans l'État.

[256] Mais la voie de ces emprunts, qui donne un avantage présent, conduit à une mauvaise fin, & c'est un feu de paille. Il faut pour relever un État, s'attacher à y faire rentrer annuellement & constamment une balance réelle de commerce, faire fleurir par la Navigation les Ouvrages & les Manufactures qu'on est toujours en état d'envoïer chez les Etrangers à un meilleur marché, lorsqu'on est tombé en décadence & dans une rareté d'espaces. Les Négocians commencent à faire les premieres fortunes, les Gens de robbe pourront ensuite s'en approprier une partie, le Prince & les Traitans pourront en acquerir aux dépens des uns & des autres, & distribuer les graces selon leurs volontés. Lorsque l'argent deviendra trop abondant dans l'État, le luxe s'y mettra, & il tombera en décadence.

[257] Voilà à-peu-près le cercle que pourra faire un État considérable qui a du fond & des habitans industrieux. Un habile Ministre est toujours en état de lui faire recommencer ce cercle, il ne faut pas un grand nombre d'années pour en voir l'expérience & le succès, au moins des commencemens qui en est la situation la plus intéressante. On connoîtra l'augmentation de la quantité de l'argent effectif, par plusieurs voles que mon sujet ne me permet pas d'examiner présentement.

Pour ce qui est des États qui n'ont pas un bon fond, & qui ne peuvent s'agrandir que par des accidens & selon les circonstances des tems, il est difficile de trouver les moïens de les faire fleurir par les voies du commerce. Il n'y a pas de Ministres qui puissent remettre les Républiques de Venise & de Hollan-[258]de dans la situation brillante dont elles sont tombées. Mais pour l'Italie, l'Espagne, la France, & l'Angleterre, en quelque état de décadence qu'elles poissent être, elles sont capables d'être toujours portées, par une bonne administration, à un haut degré de puissance, par le seul fait du commerce; pourvu qu'on l'entreprenne séparement : car si tous ces États étoient également bien administrés, ils ne seroient considérables que proportionnellement à leurs fonds respectifs & à la plus ou moins grande industrie de leurs habitans.

Le dernier moïen que je puisse imaginer pour augmenter dans un État la quantité d'argent effectif dans la circulation, est la voie de la violence & des armes, & elle se mêle souvent avec les autres, attendu que dans tous les Traités de paix on pourvoit ordinairement à se conserver les [259] droits de commerce & les avantages qu'on a pu en tirer. Lorsqu'un État se fait païer des contributions, ou se rend plusieurs autres États tributaires, c'est un moïen bien certain d'attirer leur argent. Je n'entreprendrai pas de rechercher les moïens de mettre cette voie en usage, je me contenterai de dire que toutes les Nations qui ont fleuri par cette voie, n'ont pas laissé de tomber dans la décadence, comme les États qui ont fleuri par leur commerce. Les anciens Romains ont été plus puissans par cette voie que tous les autres Peuples dont nous avons connoissance; cependant ces mêmes Romains avant que de perdre un pouce du terrein de leurs vastes États, tomberent en décadence par le luxe, & s'appauvrirent par la diminution de l'argent effectif qui avoit circulé chez eux, & que leur luxe fit [260] passer de leur grand Empire chez les Nations orientales.

Tandis que le luxe des Romains, qui ne commença qu'après la défaite d'Antiochus, Roi d'Asie, vers l'an de Rome 564, se contentoit du produit & du travail de tous les vastes États de leur domination, la circulation de l'argent ne faisoit qu'augmenter au lieu de diminuer. Le Public étoit en possession de toutes les Mines d'or, d'argent & de cuivre qui étoient dans l'Empire. Ils avoient les Mines d'or d'Asie, de Macedoine, d'Aquilée, & les riches Mines, tant d'or que d'argent, d'Espagne & de plusieurs autres endroits. Ils avoient plusieurs Monnoies où ils faisoient battre des especes d'or, d'argent & de cuivre. La consommation qu'ils faisoient à Rome de tous les ouvrages & de toutes les marchandises qu'ils tiroient de leurs vastes [261] Provinces, ne diminuoit pas la circulation de l'argent effectif; non plus que les Tableaux, les Statues & les Bijoux qu'ils en tiroient. Quoique les Seigneurs y fissent des dépenses excessives pour leurs tables, & païassent des quinze mille onces d'argent pour un seul poisson, tout cela ne diminuoit pas la quantité d'argent qui circuloit dans Rome, attendu que les tributs des Provinces l'y faisoient incessamment rentrer, sans parler de celui que les Préteurs & les Gouverneurs y apportoient par leurs extorsions. Les sommes qu'on tiroit annuellement des Mines, ne faisoient qu'augmenter à Rome la circulation pendant tout le regne d'Auguste. Cependant, le luxe étoit déja fort grand, & on avoit beaucoup d'avidité, non-seulement pour tout ce que l'Empire produisoit de curieux, mais encore pour les bijoux des [262] Indes, pour le poivre & les épiceries, & pour toutes les raretés de l'Arabie; & les soieries qui n'étoient pas du crû de l'Empire, commençoient à y être recherchées. Mais l'argent qu'on tiroit des Mines surpassoit encore les sommes qu'on envoïoit hors de l'Empire pour acheter tout cela. On sentit néanmoins sous Tibere une rareté d'argent : cet Empereur avoit resserré dans son Fisc deux milliards & sept cent millions de sesterces. Pour rétablir l'abondance & la circulation, il n'eut besoin d'emprunter que trois cens millions sur les hypotheques des terres. Caligula dépensa en moins d'un an tout ce trésor de Tibere après sa mort, & ce fut alors que l'abondance d'argent dans la circulation fut au plus haut point à Rome. La fureur du luxe augmenta toujours; & du tems de Pline l'Historien, il sortoit de [263] l'Empire tous les ans au moins cent millions de sesterces, suivant son calcul. On n'en tiroit pas tant des Mines. Sous Trajan le prix des terres étoit tombé d'un tiers & au-delà, au rapport de Pline le jeune; & l'argent diminua toujours jusqu'au tems de l'Empereur Septime Severe. L'argent fut alors si rare à Rome, que cet Empereur fit des magasins étonnans de blé, ne pouvant pas ramasser des trésors assez considérables pour ses entreprises. Ainsi l'Empire Romain tomba en décadence par la perte de son argent, avant que d'avoir rien perdu de ses États. Voilà ce que le luxe causa, & ce qu'il causera toujours en pareil cas.


[264] CHAPITRE IX

De l'interêt de l'argent, & de ses causes

Comme les prix des choses se fixent dans les altercations des marchés par les quantités des choses exposées en vente proportionnellement à la quantité d'argent qu'on en offre, ou ce qui est la même chose, par la proportion numerique des Vendeurs & des Acheteurs; de même l'interêt de l'argent dans un État se fixe par la proportion numérique des Prêteurs & des Emprunteurs.

Quoique l'argent passe pour gages dans le troc, cependant il ne se multiplie point, & ne produit point un interêt dans la simple circulation. Les nécessités des Hommes semblent avoir [265] introduit l'usage de l'interêt. Un Homme qui prête son argent sur de bons gages ou sur l'hypotheque des terres, court au moins le hazard de l'inimitié de l'Emprunteur, ou celui des frais, des procès & des pertes; mais lorsqu'il prête sans sureté, il court risque de tout perdre. Par rapport à ces raisons, les Hommes nécessiteux doivent avoir dans les commencemens tenté les Prêteurs par l'appas d'un profit; & ce profit doit avoir été proportionné aux nécessités des Emprunteurs & à la crainte & à l'avarice des Prêteurs. Voilà ce me semble la premiere source de l'intérêt. Mais son usage constant dans les États paroît fondé sur les profits que les Entrepreneurs en peuvent faire.

La terre produit naturellement, aidée du travail de l'Homme, quatre, dix, vingt, cinquante, cent, cent-cinquante [266] fois, la quantité de blé qu'on y seme, suivant la bonté du terroir & l'industrie des Habitans. Elle multiplie les fruits & les bestiaux. Le Fermier qui en conduit le travail a ordinairement les deux tiers du produit, dont un tiers paie ses frais & son entretien, l'autre lui reste pour profit de son entreprise.

Si le Fermier a assez de fond pour conduire son entreprise, s'il a tous les outils & les instrumens nécessaires, les chevaux pour labourer, les bestiaux qu'il faut pour mettre la terre en valeur, &c., il prendra pour lui, tous frais faits, le tiers du produit de sa Ferme. Mais si un Laboureur entendu, qui vit de son travail à gages au jour la journée, & qui n'a aucun fond, peut trouver quelqu'un qui veuille bien lui prêter un fond ou de l'argent pour en acheter, il sera en état de donner à ce Prêteur toute la [267] troisieme rente, ou le tiers du produit d'une Ferme dont il deviendra le Fermier ou l'Entrepreneur. Cependant, il croira sa condition meilleure qu'auparavant, attendu qu'il trouvera son entretien dans la seconde rente, & deviendra Maître, de Valet qu'il étoit : que si par sa grande conomie, & en se fraudant quelque chose du nécessaire, il peut par degrés amasser quelques petits fonds, il aura tous les ans moins à emprunter, & parviendra dans la suite à s'approprier toute la troisieme rente.

Si cet Entrepreneur nouveau trouve à acheter à crédit du blé ou des bestiaux, pour les païer à long terme & lorsqu'il sera en état de faire de l'argent par la vente du produit de sa Ferme, il en donnera volontiers un plus grand prix que celui du marché contre argent comptant : & cette façon sera la même chose que s'il em-[268]pruntoit de l'argent comptant pour acheter le blé au comptant, en donnant pour l'interêt la différence du prix du comptant & de celui à terme : mais de quelque façon qu'il emprunte soit au comptant, soit en marchandises, il faut qu'il lui reste dequoi s'entretenir par son entreprise, sans quoi il fera banqueroute. Ce hazard fera qu'on exigera de lui vingt à trente pour cent de profit ou d'interêt sur la quantité de l'argent ou sur la valeur des denrées ou des marchandises qu'on lui prêtera.

D'un autre côté, un maître Chapelier, qui a du fond pour conduire sa Manufacture de chapeaux soit pour louer une maison, acheter des castors, des laines, de la teinture, &c., soit pour païer toutes les semaines, la subsistance de ses Ouvriers, doit non-seulement trouver son entretien dans cette en-[269]treprise, mais encore un profit semblable à celui du Fermier, qui a la troisieme partie pour lui. Cet entretien, de même que ce profit, doit se trouver dans la vente des chapeaux, dont le prix doit païer non-seulement les matériaux, mais aussi l'entretien du Chapelier & de ses Ouvriers, & encore le profit en question.

Mais un Compagnon Chapelier entendu, mais sans fond, peut entreprendre la même Manufacture, en empruntant de l'argent & des matériaux, & en abandonnant l'article du profit à quiconque voudra lui prêter de l'argent, ou à quiconque voudra lui confier du castor, de la laine, &c., qu'il ne paiera qu'à long terme & lorsqu'il aura vendu ses chapeaux. Si à l'expiration du terme de ses billets le Prêteur d'argent redemande son capital, ou si le Marchand de laine & les autres Prê-[270]teurs ne veulent plus s'y fier, il faut qu'il quitte son entreprise; auquel cas il aimera peut-être mieux faire banqueroute. Mais s'il est sage & industrieux, il pourra faire voir à ses créanciers qu'il a en argent ou en chapeaux la valeur du fond qu'il a emprunté à-peu-près, & ils aimeront mieux probablement continuer à s'y fier & se contenter, pour le présent, de leur interêt ou du profit. Au moïen dequoi il continuera, & peut-être amassera-t'il par degrés quelque fond en se frustrant un peu de son nécessaire. Avec ce secours il aura tous les ans moins à emprunter, & lorsqu'il aura amassé un fond suffisant pour conduire sa Manufacture qui sera toujours proportionnée au débit qu'il en a, l'article du profit lui demeurera en entier, & il s'enrichira s'il n'augmente pas sa dépense.

Il est bon de remarquer que [271] l'entretien d'un tel Manufacturier est d'une petite valeur à proportion de celle des sommes qu'il emprunte dans son commerce, ou des matériaux qu'on lui confie; & par conséquent les Prêteurs ne courent pas un grand risque de perdre leur capital, s'il est honnête homme & industrieux : mais comme il est très possible qu'il ne le soit pas, les Préteurs exigeront toujours de lui un profit ou interêt de vingt à trente pour cent de la valeur du prêt : encore n'y aura-s'il que ceux qui en ont bonne opinion qui s'y fieront. On peut faire les mêmes inductions par rapport à tous les Maîtres, Artisans, Manufacturiers & autres Entrepreneurs dans l'État, qui conduisent des entreprises dont le fond excede considérablement la valeur de leur entretien annuel.

Mais si un Porteur d'eau à [272] Paris s'érige en Entrepreneur de son propre travail, tout le fond dont il aura besoin sera le prix de deux seaux, qu'il pourra acheter pour une once d'argent, après quoi tout ce qu'il gagne devient profit. S'il gagne par son travail cinquante onces d'argent par an, la somme de son fond, ou emprunt, sera à celle de son profit, comme un à cinquante. C'est-à-dire, qu'il gagnera cinq mille pour cent, au lieu que le Chapelier ne gagnera pas cinquante pour cent, & qu'il sera même obligé d'en païer vingt à trente pour cent au Prêteur.

Cependant un Prêteur d'argent aimera mieux prêter mille onces d'argent à un Chapelier à vingt pour cent d'interêt, que de prêter mille onces à mille Porteurs d'eau à cinq cent pour cent d'interêt. Les Porteurs d'eau dépenseront bien vîte à leur entretien non-seulement [273] l'argent qu'ils gagnent par leur travail journalier, mais tout celui qu'on leur a prêté. Ces capitaux qu'on leur prête, sont petits à proportion de la somme qu'il leur faut pour leur entretien : soit qu'ils soient beaucoup ou peu emploïés, ils peuvent facilement dépenser tout ce qu'ils gagnent. Ainsi on ne peut guere déterminer les gains de ces bas Entrepreneurs. On diroit bien qu'un Porteur d'eau gagne cinq mille pour cent de la valeur des seaux qui servent de fond à son entreprise, & même dix mille pour cent, si par un rude travail il gagnoit cent onces d'argent par an. Mais comme il peut dépenser pour son entretien les cent onces aussi-bien que les cinquante, ce n'est que par la connoissance de ce qu'il met à son entretien qu'on peut savoir combien il a de profit clair.

[274] Il faut toujours défalquer la subsistance & l'entretien des Entrepreneurs avant que de statuer sur leur profit. C'est ce que nous avons fait dans l'exemple du Fermier & dans celui du Chapelier : & c'est ce qu'on ne peut guere déterminer pour les bas Entrepreneurs; aussi font-ils pour la plûpart banqueroute, s'ils doivent.

Il est ordinaire aux Brasseurs de Londres, de prêter quelques barils de biere aux Entrepreneurs de Cabarets à biere, & lorsque ceux-ci paient les premiers barils, on continue à leur en prêter d'autres. Si la consommation de ces Cabarets à biere devient forte, ces Brasseurs font quelquefois un profit de cinq cent pour cent par an; & j'ai oui dire que les gros Brasseurs ne laissoient pas de s'enrichir lorsqu'il n'y a que la moitié des Cabarets à biere qui leur font [275] banqueroute dans le courant de l'année.

Tous les Marchands dans l'État, sont dans une habitude constante de prêter à termes des marchandises ou des denrées à des Détailleurs, & proportionnent la mesure de leur profit, ou leur interêt, à celle de leur risque. Ce risque est toujours grand par la grande proportion de l'entretien de l'emprunteur à la valeur prêtée. Car si l'emprunteur ou détailleur n'a pas un prompt débit dans le bas troc, il se ruinera bien vîte & dépensera tout ce qu'il a emprunté pour sa subsistance, & par conséquent sera obligé de faire banqueroute.

Les Revendeuses de poisson, qui l'achetant à Billingaste, à Londres, pour le revendre dans les autres quartiers de la Ville, paient ordinairement par contrat passé par un Ecrivain ex-[276]pert, un schelling par guinée, ou par vingt-un schellings, d'interêts par semaine; ce qui fait deux cens soixante pour cent par année. Les Revendeuses des Halles à Paris dont les entreprises sont moins considérables paient cinq sols par semaine d'interêts d'un écu de trois livres, ce qui passe quatre cents trente pour cent par an : cependant il y a peu de Prêteurs qui fassent fortune avec de si grands interêts.

Ces gros interêts sont non-seulement tolérés, mais encore en quelque façon utiles & nécessaires dans un État. Ceux qui achetent le poisson dans les rues paient ces gros interêts par l'augmentation de prix qu'ils en donnent; cela leur est commode, & ils n'en ressentent pas la perte. De même un Artisan qui boit un pot de biere, & en paie un prix qui fait trouver au Bras[277]seur cinq cents pour cent de profit, se trouve bien de cette commodité & n'en sent point la perte dans un si bas détail.

Les Casuistes, qui ne paroissent guere propres à juger de la nature de l'interêt & des matieres de commerce, ont imaginé un terme (damnum emergens) au moïen duquel ils veulent bien tolerer ces hauts prix d'interêt : & plutôt que de renverser l'usage & la convenance des Societés, ils ont consenti & permis à ceux qui prêtent avec un grand risque, de tirer proportionnellement un grand interêt; & cela sans bornes: car ils seroient bien embarassés à en trouver de certaines, puisque la chose dépend réellement des craintes des Prêteurs & des nécessités des emprunteurs.

On loue les Négocians sur Mer, lorsqu'ils peuvent faire profiter leur fond dans leur en[278]treprise, fusse à dix mille pour cent; & quelque profit que les Marchands en gros fassent ou stipulent en vendant à long terme les denrées ou les marchandises à des Marchands-détailleurs inférieurs, je n'ai pas oui dire que les Casuistes leur en fissent un crime. Ils sont ou paroissent un peu plus scrupuleux au sujet des prêts en argent sec, quoique ce soit dans le fond la même chose. Cependant ils tolerent encore ces prêts au moïen d'une distinction (lucrum cessans) qu'ils ont imaginée; je crois que cela veut dire, qu'un Homme qui a été dans l'habitude de faire valoir son argent à cinq cens pour cent dans son commerce, peut stipuler ce profit en le prétant à un autre. Rien n'est plus divertissant que la multitude des Loix & des Canons qui ont été faits dans tous les siécles au sujet de l'interêt de l'argent, tou-[279]jours par des Sages qui n'étoient guere au fait du commerce, & toujours inutilement.

Il paroît par ces exemples & par ces inductions, qu'il y a dans un État plusieurs classes & allées d'interêts ou de profit; que dans les plus basses classes, l'interêt est toujours le plus fort à proportion du plus grand risque; & qu'il diminue de classe en classe jusqu'à la plus haute qui est celle des Négocians riches & réputés solvables. L'intérêt qu'on stipule dans cette classe, est celui qu'on appelle le prix courant de l'interêt dans l'État, & il ne differe guere de l'interêt qu'on stipule sur l'hypotheque des terres. On aime autant le billet d'un Négociant solvable & solide, au moins pour un court terme, qu'une action sur une terre; parceque la possibilité d'un procès ou d'une contestation au sujet de celle-ci, com-[280]pense la possibilité de la banqueroute du Négociant.

Si dans un État il n'y avoit pas d'entrepreneurs qui pussent faire du profit sur l'argent ou sur les marchandises qu'ils empruntent, l'usage de l'intérêt ne seroit pas probablement si fréquent qu'on le voit. Il n'y auroit que les Gens extravagans & prodigues qui feroient des emprunts. Mais dans l'habitude où tout le monde est de se servir d'entrepreneurs, il y a une source constante pour les emprunts & par conséquent pour l'interêt. Ce sont les Entrepreneurs qui cultivent les terres, les Entrepreneurs qui fournissent le pain, la viande, les habillemens, &c. à tous les Habitans d'une ville. Ceux qui travaillent aux gages de ces Entrepreneurs, cherchent aussi à s'ériger eux-mêmes en Entrepreneurs, à l'envie les uns des autres. La mult-i[281]tude des Entrepreneurs est encore bien plus grande parmi les Chinois; & comme ils ont tous l'esprit vif, le génie propre pour les entreprises, & une grande constance à les conduire, il y a parmi eux des Entrepreneurs qui parmi nous sont fournis par des gens gagés : ils fournissent les repas des Laboureurs, même dans les champs. Et c'est peut-être cette multitude de bas Entrepreneurs, & des autres, de classe en classe, qui, trouvant le moïen de gagner beaucoup par la consommation sans que cela soit sensible aux consommateurs, soutiennent le prix de l'interêt dans la plus haute classe à trente pour cent; au lieu qu'il ne passe guere cinq pour cent dans notre Europe. L'interêt a été à Athênes, du tems de Solon, à dix-huit pour cent. Dans la République romaine il a été le plus souvent à douze pour cent, [282] on l'y a vu à quarante huit pour cent, à vingt pour cent, à huit pour cent, à six pour cent, au plus bas à quatre pour cent : il n'a jamais été si bas librement que vers la fin de la République & sous Auguste après la conquête de l'Egypte. L'Empereur Antonin & Alexandre Severe, ne réduisirent l'interêt à quatre pour cent, qu'en prêtant l'argent public sur l'hypotheque des terres.


Chapitre Dixième et Dernier

Des causes de l'augmentation & de la diminution
de l'interêt de l'argent, dans un État

C'est une idée & reçûe de tous ceux qui ont écrit sur le commerce, que l'augmen-[283]tation de la quantité de l'argent effectif dans un Etat y diminue le prix de l'interêt, parceque lorsque l'argent abonde, il est plus facile d'en trouver à emprunter. Cette idée n'est pas toujours vraie ni juste. Pour s'en convaincre, il ne faut que se souvenir qu'en l'année 1720, presque tout l'argent d'Angleterre fut apporté à Londres, & que par-dessus cela, le nombre des billets qu'on mit sur la place accélera le mouvement de l'argent d'une maniere extraordinaire.

Cependant cette abondance d'argent & de circulation au lieu de diminuer l'interêt courant qui étoit auparavant à cinq pour cent, & au-dessous, ne servit qu'à en augmenter le prix, qui fut porté à cinquante & soixante pour cent. Il est facile de rendre raison de cette augmentation du prix de l'interêt, par les principes & les causes de l'in-[284]terêt, que j'ai établies dans le chapitre précédent La voici, tout le monde étoit devenu Entrepreneur dans le systeme de la Mer du Sud, & demandoit à emprunter de l'argent pour acheter des Actions, comptant de faire un profit immense au moïen duquel il pourroit aisément païer ce haut prix d'intérêt.

Si l'abondance d'argent dans l'État vient par les mains de gens qui prêtent, elle diminuera sans doute l'interêt courant en augmentant le nombre des prêteurs : mais si elle vient par l'entremise de personnes qui dépensent elle aura l'effet tout contraire, & elle haussera le prix de l'interêt en augmentant le nombre des Entrepreneurs qui auront à travailler au moïen de cette augmentation de dépense, & qui auront besoin d'emprunter pour fournir à leur entreprise, dans toutes les classes d'interêts.

[285] L'abondance ou la disette d'argent dans un État, hausse toujours ou baisse les prix de toutes choses dans les altercations du troc, sans avoir aucune liaison nécessaire avec le prix de l'intérêt, qui peut très bien être haut dans les États où il y a abondance d'argent, & bas dans ceux ou l'argent est plus rare : haut où tout est cher, & bas où tout est à grand marché : haut à Londres, & bas à Gênes.

Le prix de l'interêt hausse & baisse tous les jours sur de simples bruits, qui tendent à diminuer ou à augmenter la sureté des Préteurs, sans que le prix des choses dans le troc soit alteré pour cela.

La source la plus constante d'un interêt haut dans un État, est la grande dépense des Seigneurs & des Propriétaires de terres, ou des autres Gens riches. Les Entrepreneurs & maîtres Ar[286]tisans, sont dans l'habitude de fournir de grosses Maisons dans toutes les branches de leur dépense. Ces Entrepreneurs ont presque toujours besoin d'emprunter de l'argent pour les fournir : & lorsque les Seigneurs consomment leurs revenus par avance & empruntent de l'argent, ils contribuent doublement à hausser le prix de l'interêt.

Au contraire, lorsque les Seigneurs de l'État vivent d'conomie, & achetent de la premiere main autant qu'ils le peuvent, ils se font procurer par leurs Valets beaucoup de choses sans qu'elles passent par les mains des Entre preneurs, ils diminuent les profits & le nombre des Entrepreneurs dans l'État, & par conséquent le nombre des Emprunteurs, & encore le prix de l'interêt, parceque ces sortes d'entrepreneurs travaillant sur leurs propre fonds n'em[287]pruntent que le moins qu'ils peuvent, & en se contentant d'un petit gain empêchent ceux qui n'ont point de fonds de s'ingérer dans les entreprises en empruntant. Voilà aujourd'hui la situation des Républiques de Gênes & de Hollande, où l'interêt est quelquefois à deux pour cent, & au-dessous dans la plus haute classe; au lieu qu'en Allemagne, en Pologne, en France, en Espagne, en Angleterre & en d'autres États, la facilité & la dépense des Seigneurs & des Propriétaires de terres entretiennent toujours les Entrepreneurs & maîtres Artisans de l'État dans l'habitude de ces gros gains, au moïen desquels ils ont dequoi païer un interêt haut, & encore plus lorsqu'ils tirent tout de l'Etranger avec risque pour les entreprises.

Lorsque le Prince ou l'État fait une grosse dépense comme [288] en faisant la guerre, cela hausse le prix de l'interêt par deux raisons : la premiere est que cela multiplie le nombre des Entrepreneurs par plusieurs nouvelles entreprises considérables de fournitures pour la guerre, & par conséquent les emprunts. La seconde est par rapport au plus grand risque que la guerre entraîne toujours.

Au contraire, la guerre finie, les risques diminuent, le nombre des Entrepreneurs diminue, & les Entrepreneurs même de la guerre cessant de l'être, diminuent leurs dépenses, & deviennent prêteurs de l'argent qu'ils ont gagné. Dans cette situation, si le Prince ou l'État offre de rembourser une partie de ses dettes, il diminuera considérablement le prix de l'interêt; & cela aura un effet plus certain, s'il est en état de païer réellement une partie de la dette [289] sans emprunter d'un autre côté, parceque les remboursemens augmentent le nombre des prêteurs dans la plus haute classe de l'interêt, & que cela pourra influer sur les autres classes.

Lorsque l'abondance d'argent dans l'État est introduite par une balance constante de commerce, cet argent passe d'abord par les mains des Entrepreneurs; & encore qu'il augmente la consommation, il ne laisse pas de diminuer le prix de l'interêt, à cause que la plûpart des Entrepreneurs acquerent alors assez de fond pour conduire leur commerce sans argent, & même deviennent prêteurs des sommes qu'ils ont gagnées au-delà de celles qu'il faut pour conduire leur commerce. S'il n'y a pas dans l'État un grand nombre de Seigneurs & de Gens riches qui fassent une grosse dépense, dans [290] ces circonstances l'abondance de l'argent ne manquera pas de diminuer le prix de l'interêt, autant qu'elle augmentera le prix des denrées & des marchandises dans le troc. Voilà ce qui arrive d'ordinaire dans les Républiques qui n'ont guere de fond ni de terres considérables, & qui ne s'enrichissent que par le commerce étranger. Mais dans les États qui ont un grand fond & des Propriétaires de terres considérables, l'argent qui s'introduit par le commerce avec l'Etranger augmente leur rente, & leur donne moïen de faire une grande dépense qui entretient plusieurs Entrepreneurs & plusieurs Artisans, outre ceux qui maintiennent le commerce avec l'Etranger : cela soutient toujours un haut interêt, malgré l'abondance de l'argent.

Lorsque les Seigneurs & les [291] Propriétaires de terres se ruinent par leurs dépenses extravagantes, les prêteurs d'argent qui ont des hypotheques sur leurs terres, en attrapent souvent la propriété absolue; & il peut bien arriver dans l'État que les prêteurs soient créanciers de beaucoup plus d'argent qu'il n'y en circule : auquel cas on peut les regarder comme Propriétaires subalternes des terres & des denrées qu'on hypotheque pour leur sureté. Que si cela n'a pas lieu, leurs capitaux se perdront par les banqueroutes.

De même on peut considérer les Propriétaires des Actions & des fonds publics, comme Propriétaires subalternes des revenus de l'État qu'on emploie à païer leurs interêts. Mais si la législature étoit obligée par les besoins de l'État d'emploïer ses revenus à d'autres usages, les [292] Actionnaires ou Propriétaires de fonds publics perdroient tout, sans que l'argent qui circule dans l'État fût diminué pour cela d'un seul liard.

Si le Prince ou les Administrateurs de l'État veulent regler le prix de l'interêt courant par des loix, il faut en faire le réglement sur le pié du prix courant du Marché dans la plus haute classe, ou approchant : autrement la loi sera inutile, parceque les Contractans, qui suivront la regle des altercations, ou le prix courant reglé par la proportion des Prêteurs aux Emprunteurs, feront des marchés clandestins; & cette contrainte de la loi ne servira qu'à géner le commerce & à hausser le prix de l'interêt, au lieu de le fixer. Autrefois les Romains, après plusieurs loix pour restreindre l'interêt, en firent une autre pour défendre [293] absolument de prêter de l'argent. Cette loi n'est pas plus de succès que les précédentes. La loi que fit Justinien pour restreindre les Gens de qualité à ne prendre que quatre pour cent, ceux d'un ordre inférieur six pour cent, & les Gens de commerce huit pour cent, étoit également plaisante & injuste, tandis qu'il n'étoit pas défendu de faire cinquante & cent pour cent de profit par toutes sortes d'entreprises.

S'il est permis & honnête à un Propriétaire de terre de donner une Ferme à haut prix à un Fermier indigent, au hasard d'en perdre toute la rente d'une année, il semble qu'il devroit être permis au Prêteur de prêter son argent à un Emprunteur nécessiteux, au hasard de perdre non-seulement son interêt ou profit, mais encore son capital, & stipuler tel interêt que l'autre con[294]sentira volontairement de lui accorder; il est vrai que les prêts de cette nature font plus de malheureux qui en emportant les capitaux aussi-bien que l'interêt, sont plus dans l'impuissance de se relever, que le Fermier qui n'emporte pas la terre : mais les loix pour les banqueroutes étant assez favorables aux Débiteurs pour les mettre en état de se relever, il semble qu'on devroit toujours accommoder les loix de l'interêt au prix du marché, comme on fait en Hollande.

Les prix courans de l'interêt dans un État, semblent servir de base & de regle pour les prix de l'achat des terres. Si l'interêt courant est à cinq pour cent, qui répond au denier vingt, le prix des terres devroit être de même : mais comme la propriété des terres donne un rang & une [295] certaine Jurisdiction dans l'État, il arrive que lorsque l'interêt est au denier vingt, le prix des terres est au denier vingt-quatre ou vingt-cinq, quoique les hypotheques sur les mêmes terres ne passent gueres le prix courant de l'interêt.

Après tout, le prix des terres, comme tous les autres prix, se regle naturellement par la proportion des Vendeurs aux Acheteurs, &c.; & comme il se trouvera beaucoup plus d'Acquereurs à Londres, par exemple, que dans les Provinces, & que ces Acquereurs qui résident dans la Capitale, aimeront mieux acheter des terres dans leur voisinage que dans les Provinces éloignées, il arrivera qu'ils aimeront mieux acheter des terres voisines au denier trente ou trente-cinq, que celles qui sont éloignées au denier vingt-cinq ou [296] vingt-deux. Il y a souvent d'autres raisons de convenances qui influent sur le prix des terres, & qu'il n'est pas nécessaire de marquer ici, parcequ'elles ne détruisent pas les éclaircissemens que nous avons donnés sur la nature de l'interêt.

Fin de la seconde Partie.

 

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