[197] CHAPITRE V

De l'inégalité de la circulation de l'argent effectif, dans un État

La Ville fournit toujours à la Campagne plusieurs marchandises, & les propriétaires de terres qui résident dans la Ville, y doivent toujours recevoir environ le tiers du produit de leurs terres : ainsi la Campagne doit à la Ville plus de la moitié du produit des terres. Cette dette passeroit toujours la moitié, si tous les propriétaires résidoient dans la Ville; mais comme plusieurs des moins considérables demeurent à la Campagne, je suppose que la balance, ou la dette, qui revient continuellement de la Campagne à la Ville, est égale à la moitié du produit [198] des terres, & que cette balance se paie dans la Ville par la moitié des denrées de la Campagne, qu'on y transporte, & dont le prix de la vente est emploïé à païer cette dette.

Mais toutes les Campagnes d'un État ou d'un Roïaume doivent une balance constante à la Capitale, tant pour les rentes des propriétaires les plus considérables qui y font leur résidence, que pour les taxes de l'État même, ou de la Couronne, dont la plus grande partie se consomment dans la Capitale. Toutes les Villes provinciales doivent aussi à la Capitale une balance constante, soit pour l'État, sur les Maisons ou sur la consommation, soit pour les marchandises différentes qu'elles tirent de la Capitale. Il arrive aussi que plusieurs particuliers & propriétaires, qui résident dans les Villes provinciales, vont passer quelques [199] tems dans la Capitale, soit pour leur plaisir, ou pour le jugement de leur Procès en dernier ressort, soit qu'ils y envoient leurs enfans pour leur donner une éducation à la mode. Par conséquent toutes ces dépenses, qui se font dans la Capitale, se tirent des Villes provinciales.

On peut donc dire que toutes les Campagnes & toutes les Villes d'un État doivent constamment & annuellement une balance, ou dette, à la Capitale. Or comme tout cela se paie en argent, il est certain que les Provinces doivent toujours des sommes considérables à la Capitale; car les denrées & marchandises que les Provinces envoient à la Capitale s'y vendent pour de l'argent, & de cet argent on paie la dette ou balance en question.

Supposons maintenant que la circulation de l'argent est égale dans les Provinces & dans la Ca-[200]pitale, tant par rapport à la quantité de l'argent, que par rapport à la vîtesse de sa circulation. La balance sera d'abord envoïée à la Capitale en espece, & cela diminuera la quantité de l'argent dans les Provinces & l'augmentera dans la Capitale, & par conséquent les denrées & marchandises seront plus cheres dans la Capitale que dans les Provinces, par rapport à la plus grande abondance de l'argent dans la Capitale. La différence des prix dans la Capitale & dans les Provinces doit païer les frais & les risques des voitures, autrement on continuera de transporter les especes à la Capitale pour le paiement de la balance, & cela durera jusqu'à ce que la différence des prix dans la Capitale & dans les Provinces vienne à niveau des frais & des risques des voitures. Alors les Marchands ou Entrepreneurs des Bourgs ache-[201]teront à bas prix les denrées des Villages, & les feront voiturer à la Capitale pour les y vendre à un plus haut prix; & cette différence des prix paiera nécessairement l'entretien des chevaux & des Valets, & le profit de l'Entrepreneur, sans quoi il cesseroit ses entreprises.

Il résultera de-là que le prix des denrées d'égale bonté sera toujours plus haut dans les Campagnes qui sont plus près de la Capitale, que dans celles qui en sont loin, à proportion des frais & risques des voitures; &que les Campagnes adjaçentes aux Mers & Rivieres qui communiquent avec la Capitale, tireront un meilleur prix de leurs denrées, à proportion, que celles qui en sont éloignées (tout autres choses restant égales), parceque les frais des voitures d'eau sont moins considérables que ceux des voitures par terre. D'un autre côté [202] les denrées & les petites marchandises qu'on ne peut pas consommer dans la Capitale, soit qu'elles n'y soient pas propres, soit qu'on ne les y puisse transporter à cause de leur volume, ou parcequ'elles se gâteroient en chemin, seront infiniment à meilleur marché dans les Campagnes & les Provinces éloignées, que dans la Capitale, par rapport à la quantité d'argent qui circule pour cela, qui est considérablement plus petite dans les Provinces éloignées.

C'est ainsi que les ufs frais, que le gibier, le beurre frais, le bois à brûler, &c. seront ordinairement beaucoup à meilleur marché dans les Provinces de Poitou, qu'à Paris; au lieu que le blés, les boeufs & les chevaux ne seront plus chers à Paris, que de la différence des frais & des risques de l'envoi & des entrées de la Ville.

[203] Il seroit aisé de faire une infinité d'inductions de même nature, pour justifier par l'expérience la nécessité d'une inégalité de la circulation d'argent dans les différentes Provinces d'un grand État ou Roïaume & démontrer que cette inégalité est toujours relative à la balance ou dette qui appartient à la Capitale.

Si nous supposons que la balance due à la Capitale aille au quart du produit des terres de toutes les Provinces de l'État, la meilleure disposition qu'on puisse faire des terres, ce seroit d'emploïer les Campagnes voisines de la Capitale dans les especes de denrées qu'on ne sauroit tirer des Provinces éloignées sans beaucoup de frais ou de déchet. C'est en effet ce qui se pratique toujours. Le prix des Marchés de la Capitale servant de regle aux Fermiers pour l'emploi des terres à tel ou tel usage, ils em[204]ploient les plus proches, lorsqu'elles s'y trouvent propres, en potagers, en prairies, &c.

Mais on devroit ériger dans les Provinces éloignées, autant qu'il seroit possible, les Manufactures de drap, de linge, de dentelles, &c.; & dans le voisinage des Mines de Charbon, ou des Forêts, qui sont inutiles par leur éloignement, celles des outils de fer, d'étaim, de cuivre, &c. Par ce moïen, on pourroit envoïer les marchandises toutes faites à la Capitale avec bien moins de frais de transport, que si l'on envoïoit & les matériaux pour les faire travailler dans la Capitale même, & la subsistance des ouvriers qui les y travailleroient. On épargneroit une infinité de chevaux & valets de voiture, qui seroient mieux emploïés pour le bien de l'État : les terres serviroient à maintenir sur les lieux des ouvriers & des artisans uti-[205]les; & on retrancheroit une multitude de chevaux qui ne servent qu'à des voitures, sans nécessité. Ainsi les terres éloignées en rapporteroient des rentes plus considérables aux propriétaires, & l'inégalité de la circulation des Provinces & de la Capitale seroit mieux proportionnée & moins considérable.

Cependant, pour ériger ainsi des Manufactures, il faut non-seulement beaucoup d'encouragement & de fond, mais encore le moïen de s'assurer d'une consommation réguliere & constante, soit dans la Capitale même, soit dans quelques Païs étrangers, dont les retours puissent servir à la Capitale, pour faire les paiemens des marchandises qu'elle tire de ces Païs étrangers, ou pour les retours d'argent en nature.

Lorsqu'on érige ces Manufactures, on n'arrive pas d'abord [206] à la perfection. Si quelque autre Province en a, qui soient plus belles, à meilleur marché, ou dont le voisinage de la Capitale, ou la commodité d'une Mer ou d'une Riviere qui y communiquent, en facilite considérablement le transport, les Manufactures en question n'auront pas de réussite. Il faut examiner toutes ces circonstances dans l'érection des Manufactures. Je ne me suis pas proposé d'en traiter dans cet Essai, mais seulement d'insinuer qu'on devroit, autant qu'il se peut, ériger des Manufactures dans les Provinces éloignées de la Capitale, pour les rendre plus considérables &pour y produire une circulation d'argent moins inégale à proportion de celle de la Capitale.

Car lorsqu'une Province éloignée n'a point de Manufacture, & ne produit que des denrées ordinaires sans avoir communi-[207]cation par eau avec la Capitale ou avec la Mer, il est étonnant combien l'argent y est rare, à proportion de celui qui circule dans la Capitale, & combien peu de revenus les plus belles terres produisent au Prince, & aux Propriétaires qui résident dans la Capitale.

Les vins de Provence & de Languedoc, envoïés au tour du Détroit de Gibraltar dans le Nord, par une navigation longue & pénible, & après avoir passé par les mains de plusieurs Entrepreneurs, rendent bien peu aux Propriétaires de Paris.

Cependant il faut nécessairement que ces Provinces éloignées envoient leurs denrées, malgré tous les désavantages des voitures & de l'éloignement, ou à la Capitale, ou ailleurs, soit dans l'État, soit dans les Païs étrangers, afin que les retours fassent le paiement de la balance due à [208] la Capitale. Au lieu que ces denrées seroient en grande partie consommées sur les lieux, si on avoit des ouvrages ou Manufactures pour païer cette balance, & en ce cas le nombre des habitans seroit bien plus considérable.

Lorsque la Province ne paie la balance que de ses denrées, qui produisent si peu dans la Capitale par rapport aux frais de l'éloignement, il est visible que le Propriétaire, qui réside dans la Capitale, donne le produit de beaucoup de terre dans sa Province, pour recevoir peu dans la Capitale. Cela provient de l'inégalité de l'argent; & cette inégalité vient de la balance constante que la Province doit à la Capitale.

Présentement, si un État ou un Roïaume, qui fournit d'ouvrages de ses Manufactures tous les Païs étrangers, fait tellement ce [209] commerce, qu'il tire tous les ans une balance constante d'argent de l'Etranger, la circulation y deviendra plus considérable que dans les Païs étrangers, l'argent y sera plus abondant & par conséquent la terre & le travail y deviendront insensiblement à plus haut prix. Cela fera que dans toutes les branches du commerce l'État en question échangera une plus petite quantité de terre & de travail avec l'Etranger, pour une plus grande, tant que ces circonstances dureront.

Que si quelque Etranger réside dans l'État en question, il sera à-peu-près dans la même situation & la même circonstance où est à Paris le Propriétaire qui a ses terres dans les Provinces éloignées.

La France, depuis l'érection en 1646 des Manufactures de draps, & des autres ouvrages qu'on y a faits ensuite, paroissoit [210] faire le commerce dont je viens de parler, au moins en partie. Depuis la décadence de la France, l'Angleterre s'en est mise en possession; & tous les États ne paroissent fleurissans que par la part plus ou moins qu'ils y ont. L'inégalité de la circulation d'argent dans les différens États en constitue l'inégalité de puissance comparativement, toutes choses étant égales; & cette inégalité de circulation est toujours respective à la balance du commerce qui revient de l'Etranger.

Il est aisé de juger par ce qui a été dit dans ce Chapitre, que l'estimation par les Taxes de la Dixme roïale, comme M. de Vauban l'a faite, ne sauroit être avantageuse ni pratiquable. Si on faisoit la taxe sur les terres en argent, à proportion des rentes des Propriétaires, cela seroit plus juste. Mais je ne dois pas m'écarter de mon sujet, pour fai-[211]re voir les inconveniens & l'impossibilité du plan de M. de Vauban.


CHAPITRE VI

De l'augmentation & de la diminution de la quantité
d'argent effectif dans un État

Si l'on découvre des Mines d'or ou d'argent dans un État, & si l'on en tire des quantités considérables de matieres, le Propriétaire de ces Mines, les Entrepreneurs, & tous ceux qui y travaillent, ne manqueront pas d'augmenter leurs dépenses à proportion des richesses & des profits qu'ils feront : ils prêteront aussi à intérêt les sommes d'argent qu'ils ont au-delà de ce qu'il faut pour leur dépense.

Tout cet argent, tant prêté que dépensé, entrera dans la cir-[212]culation, & ne manquera pas de rehausser le prix des denrées & des marchandises dans tous les canaux de circulation où il entrera. L'augmentation de l'argent entraînera une augmentation de dépense, & cette augmentation de dépense entraînera une augmentation des prix du Marché dans les plus hautes années du troc, & par degré dans les plus basses.

Tout le monde est d'accord que l'abondance de l'argent ou son augmentation dans le troc, enchérit le prix de toutes choses. La quantité d'argent qu'on a apportée de l'Amérique en Europe depuis deux siecles, justifie par experience cette vérité.

M. Locke pose comme une Maxime fondamentale que la quantité des denrées & des marchandises, proportionnée à la quantité de l'argent, sert de regle au prix du Marché. J'ai tâ-[213]ché d'éclaircir son idée dans les Chapitres précédens : il a bien senti que l'abondance de l'argent enchérit toute chose, mais il n'a pas recherché comment cela se fait. La grande difficulté de cette recherche consiste à savoir par quelle voie &dans quelle proportion l'augmentation de l'argent hausse le prix des choses.

J'ai déja remarqué qu'une accélération, ou une plus grande vîtesse, dans la circulation de l'argent du troc, vaut autant qu'une augmentation d'argent effectif, jusqu'à un certain degré. J'ai aussi remarqué que l'augmentation ou la diminution des prix d'un Marché éloigné, soit dans l'État, soit chez l'Etranger, influe sur les prix actuels du Marché. D'un autre côté l'argent circule dans le détail, par un si grand nombre de canaux, qu'il semble impossible de ne pas le perdre de vue, attendu qu'aiant été amassé pour [214] faire de grosses sommes, il est distribué dans les petits ruisseaux du troc, & qu'ensuite il se retrouve accumulé peu-à-peu pour faire de gros paiemens. Pour ces opérations il faut constamment échanger les monnoies d'or, d'argent & de cuivre, suivant la diligence de ce troc. Il arrive aussi d'ordinaire qu'on ne s'apperçoit pas de l'augmentation ou de la diminution de l'argent effectif dans un État, parcequ'il s'écoule chez l'Etranger, ou qu'il est introduit dans l'État, par des voies & des proportions si insensibles, qu'il est impossible de savoir au juste la quantité qui entre dans l'État, ni celle qui en sort.

Cependant toutes ces opérations se passent sous nos yeux, & tout le monde y a part directement. Ainsi je crois pouvoir hasarder quelques réflexions sur cette matiere, encore que je ne [215] puisse pas en rendre compte, d'une maniere exacte & précise.

J'estime en général qu'une augmentation d'argent effectif cause dans un État une augmentation proportionnée de consommation, qui produit par degrés l'augmentation des prix.

Si l'augmentation de l'argent effectif vient des Mines d'or ou d'argent qui se trouvent dans un État, le Propriétaire de ces Mines, les Entrepreneurs, les Fondeurs, les Affineurs, & généralement tous ceux qui y travaillent, ne manqueront pas d'augmenter leurs dépenses à proportion de leurs gains. Ils consommeront dans leurs ménages plus de viande & plus de vin ou de bierre, qu'ils ne faisoient, ils s'accoutumeront à porter de meilleurs habits, de plus beau linge, à avoir des Maisons plus ornées, & d'autres commodités plus recherchées. Par conséquent ils [216] donneront de l'emploi à plusieurs Artisans qui n'avoient pas auparavant tant d'ouvrages, & qui par la même raison augmenteront aussi leur dépense; toute cette augmentation de dépense en viande, en vin, en laine, &c. diminue nécessairement la part des autres habitans de l'État qui ne participent pas d'abord aux richesses des Mines en question. Les altercations du Marché, ou la demande pour la viande, le vin, la laine, &c. étant plus forte qu'à l'ordinaire, ne manquera pas d'en hausser les prix. Ces hauts prix détermineront les Fermiers à emploïer d'avantage de terre pour les produire en une autre année : ces mêmes Fermiers profiteront de cette augmentation de prix, & augmenteront la dépense de leur Famille, comme les autres. Ceux donc, qui souffriront de cette cherté, & de l'augmentation de consom-[217]mation, seront d'abord les Propriétaires des terres, pendant le terme de leurs Baux, puis leurs domestiques, & tous les ouvriers ou gens à gages fixes qui en entretiennent leur famille. Il faut que tous ceux-là diminuent leur dépense à proportion de la nouvelle consommation; ce qui en obligera un grand nombre à sortir de l'État pour chercher fortune ailleurs. Les Propriétaires en congédieront plusieurs, & il arrivera que les autres demanderont une augmentation de gages pour pouvoir subsister à leur ordinaire. Voilà à-peu-près comment une augmentation considérable d'argent par des Mines augmente la consommation; & en diminuant le nombre des habitans, entraîne une plus grande dépense parmi ceux qui restent.

Si l'on continue de tirer l'argent des Mines, les prix de tou-[218]tes choses par cette abondance d'argent augmenteront à tel point, que non-seulement les Propriétaires des terres, à l'expiration de leurs Baux, augmenteront considérablement leurs Rentes, & se remettront dans leur ancien train de vivre, en augmentant à proportion les gages de ceux qui les servent; mais que les Artisans & les Ouvriers tiendront si haut leurs ouvrages qu'il y aura un profit considérable à les tirer de l'Etranger, qui les fait à bien meilleur marché. Cela déterminera naturellement plusieurs à faire venir dans l'État quantité de Manufactures d'ouvrages travaillés dans les Païs étrangers, où on les trouvera à grand marché : ce qui ruinera insensiblement les Artisans & Manufacturiers de l'État qui ne sauroient y subsister en travaillant à si bas prix, attendu la chertée.

[219] Lorsque la trop grande abondance de l'argent des Mines aura diminué les habitans d'un État, accoutumé ceux qui restent à une trop grande dépense, porté le produit de la terre & le travail des Ouvriers à des prix excessifs, ruiné les Manufactures de l'État, par l'usage que font de celles des païs étrangers les Propriétaires de terre & ceux qui travaillent aux Mines, l'argent du produit des Mines passera nécessairement chez l'Etranger pour païer ce qu'on en tire : ce qui appauvrira insensiblement cet État, & le rendra en quelque façon dépendant de l'Etranger auquel on est obligé d'envoïer annuellement l'argent, à mesure qu'on le tire des Mines. La grande circulation d'argent, qui au commencement étoit générale, cesse; la pauvreté & la misere suivent, & le travail des Mines paroît n'être que [220] pour le seul avantage de ceux qui y sont emploïés, & pour les Etrangers qui en profitent.

Voilà à-peu-près ce qui est arrivé à l'Espagne depuis la découverte des Indes. Pour ce qui est des Portugais, depuis la découverte des Mines d'or du Bresil, ils se sont presque toujours servis des ouvrages & des Manufactures des Etrangers; & il semble qu'ils ne travaillent aux Mines, que pour le compte & l'avantage de ces mêmes Etrangers. Tout l'or & l'argent que ces deux États tirent des Mines, ne leur en fournit pas plus dans la circulation, qu'aux autres. L'Angleterre & la France en ont même ordinairement davantage.

Maintenant si l'augmentation d'argent dans l'État provient d'une balance de commerce avec les Etrangers, (c'est-à-dire, en envoïant chez eux des ouvrages & des Manufactures en plus [221] grande valeur & quantité que ce qu'on en tire, & par conséquent en recevant le surplus en argent) cette augmentation annuelle d'argent enrichira un grand nombre de Marchands & d'entrepreneurs dans l'État, & donnera de l'emploi à quantité d'artisans & d'Ouvriers qui fournissent les ouvrages qu'on envoie chez l'Etranger d'où l'on tire cet argent. Cela augmentera par degrés la consommation de ces habitans industrieux, & enchérira les prix de la terre & du travail. Mais les Gens industrieux qui sont attentifs à amasser du bien n'augmenteront pas d'abord leur dépense; ils attendront jusqu'à ce qu'ils aient amassé une bonne somme, dont ils puissent tirer un intérêt certain, indépendamment de leur commerce. Lorsqu'un grand nombre d'habitans auront acquis des fortunes considérables, de [222] cet argent qui entre constamment & annuellement dans l'État, ils ne manqueront pas d'augmenter leurs consommations & d'encherir toutes choses. Quoique cette cherté les entraîne dans une plus grande dépense qu'ils ne s'étoient d'abord proposé de faire, ils ne laisseront pas pour la plûpart de continuer tant qu'il leur restera de capital; attendu que rien n'est plus aisé ni plus agréable que d'augmenter la dépense des familles, mais rien de plus difficile ni de plus désagréable que de la retrancher.

Si une balance annuelle & constante a causé dans un État une augmentation considérable d'argent, elle ne manquera pas d'augmenter la consommation, d'encherir le prix de toutes choses, & même de diminuer le nombre des habitans, à moins qu'on ne tire de l'Etranger une addi-[223]tion de denrées à proportion de l'augmentation de consommation. D'ailleurs il est ordinaire dans les États qui ont acquis une abondance considérable d'argent de tirer beaucoup de choses des païs voisins où l'argent est rare, & où tout est par conséquent à grand marché : mais comme il faut envoïer de l'argent pour cela, la balance du commerce deviendra plus petite. Le bon marché de la terre & du travail dans les païs étrangers où l'argent est rare, y sera naturellement ériger des Manufactures & des ouvrages pareils à ceux de l'État, mais qui ne seront pas d'abord si parfaits ni si estimés.

Dans cette situation, l'État peut subsister dans l'abondance d'argent, consommer tout son produit & même beaucoup du produit des païs étrangers, & encore pardessus tout cela, [224] conserver une petite balance de commerce contre l'Etranger, ou au moins garder bien des années cette balance au pair;c'est-à-dire, tirer, en échange de ses ouvrages & de ses Manufactures, autant d'argent de ces païs étrangers, qu'il est obligé d'y en envoïer en échange des denrées ou des produits de terre qu'il en tire. Si cet État est État maritime, la facilité & le bon marché de sa navigation pour le transport de ses ouvrages & de ses Manufactures dans les païs étrangers, pourront compenser en quelque façon la cherté du travail que la trop grande abondance d'argent y cause; de sorte que les ouvrages & les Manufactures de cet État, toutes cheres qu'elles y sont, ne laisseront pas de se vendre dans les païs étrangers éloignés, à meilleur marché quelquefois que les Manufactures [225] d'un autre État où le travail est à plus bas prix.

Les frais de voiture augmentent beaucoup le prix des choses qu'on transporte dans les païs éloignés; mais ces frais sont assez modiques dans les États maritimes, où il y a une navigation reglée pour tous les Ports étrangers, au moïen de quoi on y trouve presque toujours des Bâtimens prêts à faire voile, qui se chargent de toutes les marchandises qu'on leur confie, pour un fret très raisonnable.

Il n'en est pas de même dans les États où la navigation n'est pas florissante; on est obligé d'y construire des navires exprès pour le transport des marchandises, ce qui emporte quelquefois tout le profit; & on y navigue toujours à grands frais, ce qui décourage entierement le commerce.

L'Angleterre consomme au-[226]jourd'hui non-seulement la plus grande partie de son peu de produit, mais encore beaucoup du produit des autres païs; comme soieries, vins, fruits, du linge en quantité, &c., au lieu qu'elle n'envoie chez l'Etranger que le produit de ses Mines, ses Ouvrages & ses Manufactures pour la plûpart, & quelque cher qu'y soit le travail, par l'abondance de l'argent, elle ne laisse pas de vendre ses ouvrages dans les païs éloignés, par l'avantage de sa navigation, à des prix aussi raisonnables qu'en France, où ces mêmes ouvrages sont bien moins chers.

L'augmentation de la quantité d'argent effectif dans un État peut encore être occasionnée, sans balance de commerce, par des subsides païés à cet État par des Puissances étrangeres; par les dépenses de plusieurs Ambassadeurs, ou de Voïageurs, que des [227] raisons de politique, ou la curiosité, ou les divertissemens, peuvent engager à y faire quelque séjour; par le transport des biens & des fortunes de quelques Familles qui, par des motifs de liberté de religion, ou par d'autres causes, quittent leur patrie pour s'établir dans cet État. Dans tous ces cas, les sommes qui entrent dans l'État y causent toujours une augmentation de dépenses & de consommation, & par conséquent encherissent toutes choses dans les canaux du troc où l'argent entre.

Supposons qu'un quart des habitans de l'État consomment journellement de la viande, du vin, de la bierre, &c. & se donnent fort fréquemment des habits, du linge, &c., avant l'introduction de l'augmentation de l'argent, mais qu'après cette introduction, un tiers ou une moitié des habitans consomment [228] ces mêmes choses, les prix de ces denrées & de ces marchandises ne manqueront pas de hausser, & la cherté de la viande déterminera plusieurs des habitans qui faisoient le quart de l'État, à en consommer moins qu'à l'ordinaire. Un Homme qui mange trois livres de viande par jour ne laissera pas de subsister avec deux livres, mais il sent ce retranchement; au lieu que l'autre moitié des habitans qui n'en mangeoit presque point, ne s'en sentira pas. Le pain encherira à la vérité par degré, à cause de cette augmentation de consommation, comme je l'ai souvent insinué, mais il sera moins cher à proportion que la viande. L'augmentation du prix de la viande cause une diminution de la part d'une petite partie des habitans, ce qui la rend sensible; mais l'augmentation du prix du pain diminue la part de [229] tous les habitans, ce qui la rend moins sensible. Si cent mille personnes d'extraordinaire viennent demeurer dans un État qui contient dix millions d'habitans, leur consommation extraordinaire de pain ne montera qu'à une livre en cent livres, qu'il faudra retrancher aux anciens habitans; mais lorsqu'un homme au lieu de cent livres de pain en consomme quatre-vingt dix-neuf livres pour sa subsistance, il sent à peine ce retranchement.

Lorsque la consommation de la viande augmente, les Fermiers augmentent leurs prairies pour avoir plus de viande, ce qui diminue la quantité des terres labourables, par conséquent la quantité du blé. Mais ce qui fait ordinairement que la viande encherit plus à proportion que le pain, c'est qu'on permet ordinairement dans l'État l'en-[230]trée du blé des pais étrangers librement, au lieu qu'on défend, absolument l'entrée des boeufs comme en Angleterre, ou qu'on en fait païer des droits d'entrée considérables, comme on fait dans d'autres États. C'est la raison pourquoi les rentes des prairies & des pâturages en Angleterre haussent, dans l'abondance d'argent au triple plus que les rentes des terres labourables.

Il n'est pas douteux que les Ambassadeurs, les Voïageurs, & les Familles qui viennent s'établir dans l'État n'y augmentent la consommation, & que le prix des choses n'y enchérisse dans tous les canaux du troc où l'argent est introduit.

Pour ce qui est des subsides que l'État a reçus des Puissances étrangeres, ou on les resserre pour les besoins de l'État, ou on les répand dans la circulation. Si on les suppose resserrés, [231] ils ne seront pas de mon sujet, car je ne considere que l'argent qui circule. L'argent resserré, la vaisselle, l'argent des Eglises, &c. sont des richesses dont l'État trouve à se servir dans les grandes extrêmités, mais elles ne sont d'aucune utilité actuelle. Si l'État répand les subsides en question dans la circulation, ce ne peut être que par la dépense, & cela augmentera très sûrement la consommation & enchérira le prix des choses. Quiconque recevra cet argent, le mettra en mouvement dans l'affaire principale de la vie, qui est la nourriture, ou de soi-même ou de quelqu'autre, puisque toutes choses y correspondent directement ou indirectement.


[232] CHAPITRE VII

Continuation du même sujet de l'augmentation &
de la diminution de la quantité d'argent effectif dans un État

Comme l'or, l'argent & le cuivre ont une valeur intrinseque, proportionnée à la terre & au travail qui entrent dans leurs productions, sur les lieux où l'on les tire des Mines, & encore aux frais de leur importation ou introduction dans les États qui n'ont pas de Mines, la quantité de l'argent, comme celle de toutes les autres marchandises, détermine sa valeur dans les altercations des Marchés contre tout autres choses.

Si l'Angleterre commence pour la premiere fois à se servir d'or, d'argent & de cuivre dans [233] les trocs absolus, l'argent sera estimé, suivant la quantité qu'il y en a dans la circulation, proportionnellement à sa valeur contre toutes les autres marchandises & denrées, & on parviendra à cette estimation grossierement par les altercations des Marchés. Sur le pié de ces estimations, les Propriétaires de terres & les Entrepreneurs fixeront les gages des Domestiques & des Ouvriers qu'ils emploient, à tant par jour ou par année, de telle façon qu'ils puissent eux & leur famille s'entretenir des gages qu'on leur donne.

Supposons maintenant que par la résidence des Ambassadeurs & Voïageurs étrangers en Angleterre, on y ait introduit autant d'argent dans la circulation qu'il y en avoit au commencement; cet argent passera d'abord entre les mains de plusieurs Artisans, Domestiques, [234] Entrepreneurs, & autres qui auront eu part au travail des équipages, des divertissemens, &c., de ces Etrangers : les Manufacturiers, les Fermiers & les autres Entrepreneurs se sentiront de cette augmentation d'argent qui mettra un grand nombre de personnes dans l'habitude d'une plus grande dépense que par le passé, ce qui conséquemment encherira les prix des Marchés. Les Enfans même de ces Entrepreneurs & de ces Artisans entreront dans une nouvelle dépense : leurs Peres leur donneront dans cette abondance quelque argent pour leurs menus plaisirs, dont ils acheteront des échaudés, des petits patés, &c. & cette nouvelle quantité d'argent se distribuera de façon que plusieurs personnes qui subsistoient sans manier aucun argent, ne laisseront pas d'en avoir dans le cas présent. Beaucoup de trocs [235] qui se faisoient auparavant par évaluation, se seront maintenant l'argent à la main, & par conséquent il y aura plus de vitesse dans la circulation de l'argent, qu'il n'y en avoit au commencement en Angleterre.

Je conclus de tout cela que par l'introduction d'une double quantité d'argent dans un État, on ne double pas toujours les prix des denrées & des marchandises. Une Riviere qui coule & serpente dans son lit, ne coulera pas avec le double de rapidité, en doublant la quantité de ses eaux.

La proportion de la cherté, que l'augmentation & la quantité d'argent introduisent dans l'État, dépendra du tour que cet argent donnera à la consommation & à la circulation. Par quelques mains que l'argent qui est introduit passe, il augmentera naturellement la consomma-[236]tion; mais cette consommation sera plus ou moins grande suivant les cas; elle tombera plus ou moins sur certaines especes de denrées ou de marchandises, suivant le génie de ceux qui acquerent l'argent. Les prix des Marchés enchériront plus pour certaines especes que pour d'autres, quelque abondant que soit l'argent. En Angleterre, le prix de la viande pourroit encherir du triple, sans que le prix du blé enchérît de plus d'un quart.

Il est toujours permis en Angleterre d'introduire des blés des païs étrangers, mais il n'est pas permis d'y introduire des boeufs. Cela fait que quelque considérable que puisse devenir l'augmentation de l'argent effectif en Angleterre, le prix du blé n'y peut être porté plus haut que dans les autres païs où l'argent est rare, que de la valeur des frais & des risques qu'il y a à y [237] introduire le blé de ces mêmes païs étrangers.

Il n'en est pas de même du prix des boeufs, qui sera nécessairement proportionné à la quantité d'argent qu'on offre pour la viande, proportionnellement à la quantité de cette viande & au nombre des boeufs qu'on y nourrit.

Un boeuf pesant huit cens livres se vend aujourd'hui en Pologne & en Hongrie deux ou trois onces d'argent, au lieu qu'on le vend communément au Marché de Londres plus de quarante onces d'argent. Cependant le septier de froment ne se vend pas à Londres au double de ce qu'il se vend en Pologne & en Hongrie.

L'augmentation de l'argent n'augmente le prix des denrées & des marchandises, que de la différence des frais du transport, lorsque ce transport est permis. [238] Mais dans beaucoup de cas ce transport couteroit plus que la valeur de la chose, ce qui fait que les bois sont inutiles dans beaucoup d'endroits. Ce même transport est cause que le lait, le beurre frais, la salade, le gibier, &c. sont pour rien dans les Provinces éloignées de la Capitale.

Je conclus qu'une augmentation d'argent effectif dans un État y introduit toujours une augmentation de consommation & l'habitude d'une plus grande dépense. Mais la cherté que cet argent cause, ne se répand pas également sur toutes les especes de denrées & de marchandises, proportionnément à la quantité de cet argent; à moins que celui qui est introduit ne soit continué dans les mêmes canaux de circulation que l'argent primitif; c'est-à-dire, à moins que ceux qui offroient aux Marchés [239] une once d'argent, ne soient les mêmes & les seuls qui y offrent maintenant deux onces, depuis que l'argent est augmenté du double de poids dans la circulation, ce qui n'arrive guere. Je conçois que lorsqu'on introduit dans un État une bonne quantité d'argent de surplus, le nouvel argent donne un tour nouveau à la consommation, & même une vitesse à la circulation; mais il n'est pas possible d'en marquer le degré véritable.

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