TROISIÈME PARTIE

CHAPITRE PREMIER

Du Commerce avec l'Etranger

Lorsqu'un État échange un petit produit de terre contre un plus grand dans le commerce avec l'Etranger, il paroît avoir l'avantage dans ce commerce : [298] & si l'argent y circule en plus grande abondance que chez l'Etranger, il échangera toujours un plus petit produit de terre contre un plus grand.

Lorsque l'État échange son travail contre le produit de terre de l'Etranger, il paroît avoir l'avantage dans ce commerce; attendu que ses habitans sont entretenus aux dépens de l'Etranger.

Lorsqu'un État échange son produit conjointement avec son travail, contre un plus grand produit de l'Etranger conjointement avec un travail égal ou plus grand, il paroît encore avoir l'avantage dans ce commerce. Si les Dames de Paris consomment, année commune, des dentelles de Bruxelles pour la valeur de cent mille onces d'argent, le quart d'un arpent de terre en Brabant, qui produira [299] cent cinquante livres pesant de lin, qu'on travaillera en dentelles fines à Bruxelles, correspondra à cette somme. Il faudra le travail d'environ deux mille personnes en Brabant pendant une année pour toutes les parties de cette Manufacture, depuis la semence du lin jusqu'à la derniere perfection de la dentelle. Le Marchand de dentelle ou Entrepreneur à Bruxelles en fera les avances; il paiera directement ou indirectement toutes les fileuses & faiseuses de dentelles, & la proportion du travail de ceux qui font leurs outils; tous ceux qui ont part au travail, acheteront leur entretien directement ou indirectement du Fermier en Brabant, qui paie en partie la rente de son Propriétaire. Si on met le produit de terre qu'on attribue dans cette conomie à ces deux mille personnes, à trois arpens [300] par tête, tant pour l'entretien de leurs personnes que pour celui de leurs familles qui en subsistent en partie, il y aura six mille arpens de terre en Brabant emploïés à l'entretien de ceux qui ont part au travail de la dentelle, & cela aux dépens des Dames de Paris qui paieront & porteront cette dentelle.

Les Dames de Paris y paieront les cent mille onces d'argent, chacune suivant la quantité qu'elles en prennent; il faudra envoïer tout cet argent en especes à Bruxelles, en déduisant les frais seulement de l'envoi, & il faut que l'Entrepreneur à Bruxelles y trouve non-seulement le paiement de toutes ses avances, & l'interêt de l'argent qu'il aura peut-être emprunté, mais encore un profit de son entreprise pour l'entretien de sa famille. Si le prix que les Dames donnent de la dentelle ne rem[301]plit pas tous les frais & profits en géneral, il n'y aura pas d'encouragement pour cette Manufacture, & les Entrepreneurs cesseront de la conduire ou seront banqueroute; mais comme nous avons supposé qu'on continue cette Manufacture, il est de nécessité que tous les frais se trouvent dans les prix que les Dames de Paris en donnent, & qu'on envoie les cent mille onces d'argent à Bruxelles, si les Brabançons ne tirent rien de France pour en faire la compensation.

Mais si les habitans du Brabant aiment les vins de Champagne, & en consomment, année commune, la valeur de cent mille onces d'argent, l'article des vins pourra compenser celui de la dentelle, & la balance du commerce, par rapport à ces deux branches, sera égale. La compensation & la circulation se fera [302] par l'entremise des Entrepreneurs & des Banquiers en mêleront de part & d'autre.

Les Dames de Paris paieront cent mille onces d'argent à celui qui leur vend & livre la dentelle; celui-ci les paiera au Banquier qui lui donnera une ou plusieurs lettres de change sur son correspondant à Bruxelles. Ce Banquier remettra l'argent aux Marchands de vin de Champagne qui ont 100000 onces d'argent à Bruxelles, & qui lui donneront leurs lettres de change de même valeur tirées sur lui par son Correspondant à Bruxelles. Ainsi les 100000 onces païées pour le vin de Champagne à Bruxelles, compenseront les 100000 onces païées pour la dentelle à Paris; au moïen de quoi on épargnera la peine de voiturer l'argent reçu à Paris jusqu'à Bruxelles, & la peine de voiturer l'argent reçu à Bruxelles jusqu'à [303] Paris. Cette compensation se fait par lettres de change, dont je tacherai de faire connoître la nature dans le chapitre suivant.

Cependant on voit dans cet exemple que les cent mille onces que les Dames de Paris paient pour la dentelle, viennent entre les mains des Marchands qui envoient le vin de Champagne à Bruxelles : & que les cent mille onces que les consommateurs du vin de Champagne paient pour ce vin à Bruxelles, tombent entre les mains des Entrepreneurs ou Marchands de dentelles. Les Entrepreneurs de part & d'autre, distribuent cet argent à ceux qu'ils font travailler, soit pour ce qui regarde les vins, soit pour ce qui regarde les dentelles.

Il est clair par cet exemple que les Dames de Paris soutiennent & entretiennent tous ceux qui [304] travaillent à la dentelle en Brabant, & qu'elles y causent une circulation d'argent. Il est également clair que les consommateurs du vin de Champagne à Bruxelles soutiennent & entretiennent en Champagne, non-seulement tous les Vignerons & autres qui ont part à la production du vin, tous les Charons, Maréchaux, Voituriers, &c. qui ont part à la voiture, aussi-bien que les chevaux qu'on y emploie, mais qu'ils paient aussi la valeur du produit de la terre pour le vin, & causent une circulation d'argent en Champagne.

Cependant cette circulation ou ce commerce en Champagne, qui fait tant de fracas, qui fait vivre le Vigneron, le Fermier, le Charon, le Maréchal, le Voiturier, & qui fait païer exactement, tant la rente du Propriétaire de la vigne, que celle du Propriétaire des prairies qui [305] servent à entretenir les chevaux de voiture, est dans le cas présent, un commerce onéreux & désavantageux à la France, à l'envisager par les effets qu'il produit.

Si le Muid de vin se vend à Bruxelles pour soixante onces d'argent, & si on suppose qu'un arpent produise quatre muids de vin, il faut envoïer à Bruxelles le produit de quatre mille cent soixante-six arpens & demi de terre, pour correspondre à cent mille onces d'argent, & il faut emploïer autour de deux mille arpens de prairies & de terres, pour avoir le foin & l'avoine que consomment les chevaux de transport, & ne les emploïer durant toute l'année à aucun autre usage. Ainsi on ôtera à la subsistance des François environ six mille arpens de terres, & on augmentera celle des Brabançons de plus de quatre mille ar[306]pens de produit, puisque le vin de Champagne qu'ils boivent épargne plus de quatre mille arpens qu'ils emploieroient vraisemblablement à produire de la biere pour leur boisson, s'ils ne louvoient pas de vin. Cependant la dentelle avec laquelle on paie tout cela, ne couse aux Brabançons que le quart d'un arpent de lin. Ainsi avec un arpent de produit, conjointement à leur travail, les Brabançons paient plus de seize mille arpens aux François conjointement à un moindre travail. Ils retirent une augmentation de subsistance, & ne donnent qu'un instrument de luxe qui n'apporte aucun avantage réel à la France, parceque la dentelle s'y use & s'y détruit, & qu'on ne peut l'échanger pour quelque chose d'utile après cela. Suivant la regle intrinseque des valeurs, la terre qu'on emploie en Champagne pour la produc[307]tion du vin, celle pour l'entretien des Vignerons, des Tonneliers, des Charons, des Maréchaux, des Voituriers, des chevaux pour le transport, &c. devroit être égale à la terre qu'on emploie en Brabant à la production du lin, & à celle qu'il faut pour l'entretien des fileuses, des faiseuses de dentelles & de tous ceux qui ont quelque part à la fabrication de cette Manufacture de dentelle.

Mais si l'argent est plus abondant dans la circulation en Brabant qu'en Champagne, la terre & le travail y seront à plus haut prix, & par conséquent dans l'évaluation qui se fait de part & d'autre en argent, les François perdront encore considérablement.

On voit dans cet exemple une branche de commerce qui fortifie l'Etranger, qui diminue les habitans de l'État, & qui, sans [308] en faire sortir aucun argent effectif, affoiblit ce même État. J'ai choisi cet exemple pour mieux faire sentir comment un État peut être la dupe d'un autre par le fait du commerce, & pour faire comprendre la maniere de connoître les avantages & les desavantages du commerce avec l'Etranger.

C'est en examinant les effets de chaque branche de commerce en particulier, qu'on peut regler utilement le commerce avec les Etrangers : on ne sauroit le connoître distinctement par des raisonnemens généraux.

On trouvera toujours par l'examen des particularités, que l'exportation de toute Manufacture est avantageuse à l'État, parce qu'en ce cas l'Etranger paie & entretient toujours des Ouvriers utiles à l'État; que les meilleurs retours ou paiemens qu'on retire sont les especes, [309] & au défaut des especes, le produit des terres de l'Etranger où il entre le moins de travail. Par ces moïens de commercer on voit souvent des États qui n'ont presque point de produits de terre, entretenir des habitans en grand nombre aux dépens de l'Etranger : & de grands États maintenir leurs habitans avec plus d'aisance & d'abondance.

Mais attendu que les grands États n'ont pas besoin d'augmenter le nombre de leurs habitans, il suffit d'y faire vivre ceux qui y sont, du crû de l'État, avec plus d'agrément & d'aisance, & de rendre les forces de l'État plus grandes pour sa défense & sa sureté. Pour y parvenir par le commerce avec l'Etranger, il faut encourager, tant qu'on peut, l'exportation des ouvrages &