SECONDE PARTIE

CHAPITRE PREMIER

Du Troc

On a essaïé de prouver, dans la Partie précédente, que la valeur réelle de toutes les choses à l'usage des Hommes, est leur proportion à la quantité de [152] terre emploïée pour leur production & pour l'entretien de ceux qui leur ont donné la forme. Dans cette seconde Partie, après avoir fait une recapitulation des différens dégrés de bonté de la terre dans plusieurs Contrées, & des diverses especes de denrées qu'elle peut produire avec plus d'abondance selon sa qualité intrinseque, & après avoir supposé l'établissement des Bourgs & de leurs Marchés pour la facilité de la vente de ces denrées, on démontrera, par la comparaison des échanges qui se pourroient faire, en vin contre du drap, en blé contre des souliers, des chapeaux, &c., & par la difficulté que causeroit le transport de ces différentes denrées ou marchandises, l'impossibilité qu'il y avoit à statuer leur valeur intrinseque respective, & la nécessité absolue où les Hommes [153] se sont trouvés de chercher un être de facile transport, non corruptible, & qui put avoir dans son poids une proportion, ou une valeur, égale aux différentes denrées & aux marchandises, tant nécessaires que commodes. De-là est venu le choix de l'Or & de l'Argent pour le gros commerce, & du cuivre pour le bas trafic.

Ces métaux sont non-seulement durables, de facile transport, mais encore correspondent à un grand emploi de superficie de terre pour leur production; ce qui leur donne la valeur réelle qu'on cherchoit, pour avoir un équivalent.

M. Locke, qui ne s'est attaché qu'aux prix des Marchés, comme tous les autres Ecrivains Anglois qui ont travaillé sur cette matiere, établit que la valeur de toutes choses est proportionnée à leur abondance ou à leur ra[154]reté, & à l'abondance ou à la rareté de l'argent contre lequel on les échange. On sait en général que le prix des denrées & des Marchandises a été augmenté en Europe, depuis qu'on y a apporté des Indes occidentales, une si grande quantité d'argent.

Mais j'estime qu'il ne faut pas croire en général que le prix des choses au Marché doive être proportionné à leur quantité & à celle de l'argent qui circule actuellement dans le lieu, parceque les denrées & les marchandises, qu'on transporte pour être vendues ailleurs, n'influent pas sur le prix de celles qui restent. Par exemple, si dans un Bourg où il y a deux fois plus de blé qu'on n'y en consume, on comparoit cette quantité entiere à la quantité d'argent, le blé seroit plus abondant à proportion, que l'argent qu'on destine à l'acheter; cependant le prix du marché se [155] soutiendra, tout de même que s'il n'y avoit que la moitié de cette quantité de blé, parceque l'autre moitié peut, & même doit, être envoïée dans la Ville, & que les frais de voiture se trouveront dans le prix de la Ville, qui est toujours plus haut à proportion que celui du Bourg. Mais, hors le cas de l'esperance de vendre à un autre Marché, j'estime que l'idée de M. Locke est juste dans le sens du Chapitre suivant & non autrement.


CHAPITRE II

Des prix des Marchés

Supposons les Bouchers d'un côté & les Acheteurs de l'autre. Le prix de la viande se déterminera après quelques altercations; & une livre de boeuf sera à-peu-près en valeur à une piece [156] d'argent, comme tout le boeuf, qu'on expose en vente au Marché, est à tout l'argent qu'on y apporte pour acheter du boeuf.

Cette proportion se regle par l'altercation. Le Boucher soutient son prix sur le nombre d'acheteurs qu'il voit; les Acheteurs, de leur côté, offrent moins selon qu'ils croient que le Boucher aura moins de débit: le prix reglé par quelques-uns est ordinairement suivi par les autres. Les uns sont plus habiles à faire valoir leur marchandise, les autres plus adroits à la décréditer. Quoique cette méthode de fixer les prix des choses au Marché n'ait aucun fondement juste ou géométrique, puisqu'elle dépend souvent de l'empressement ou de la facilité d'un petit nombre d'Acheteurs, ou de Vendeurs; cependant il n'y a pas d'apparence qu'on puisse y parvenir par aucune autre [157] voie plus convenable. Il est constant que la quantité des denrées ou des marchandises mises en vente, proportionnée à la demande ou à la quantité des Acheteurs, est la base sur laquelle on fixe, ou sur laquelle on croit toujours fixer, les prix actuels des Marchés; & qu'en général, ces prix ne s'écartent pas beaucoup de la valeur intrinseque.

Autre supposition. Plusieurs Maîtres d'hôtels ont reçu l'ordre, dans la premiere saison, d'acheter des Pois verds. Un Maître a ordonné l'achat de dix litrons pour 60 liv. un autre de dix litrons pour 50 liv. un troisieme en demande dix pour 40 1. & un quatrieme dix pour 30 l. Afin que ces ordres puissent être exécutés, il faudroit qu'il y eut au Marché quarante litrons de pois verds. Supposons qu'il ne s'y en trouve que vingt: les Vendeurs voïant beaucoup d'Ache-[158]teurs soutiendront leur prix, & les Acheteurs monteront jusqu'à celui qui leur est prescrit; de sorte que ceux qui offrent 60 liv. pour dix litrons seront les premiers servis. Les Vendeurs, voïant ensuite que personne ne veut monter au-dessus de 50 liv. lâcheront les dix autres litrons à ce prix, mais ceux qui avoient ordre de ne pas excéder 40 & 30 livres s'en retourneront sans rien emporter.

Si au lieu de quarante litrons, il s'en trouve quatre cens, non-seulement les Maîtres d'hôtels auront les pois verds beaucoup au-dessous des sommes qui leur étaient prescrites, mais les Vendeurs, pour être préférés les uns aux autres par le petit nombre d'acheteurs, baisseront leurs pois verds, à-peu-près à leur valeur intrinseque, & dans ce cas plusieurs Maîtres d'hôtels qui n'avoient point d'ordre en acheteront.

[159] Il arrive souvent que les Vendeurs, en voulant trop soutenir leur prix au Marché, manquent l'occasion de vendre avantageusement leurs denrées, ou leurs marchandises, & qu'ils y perdent. Il arrive aussi qu'en soutenant ces prix ils pourront souvent vendre plus avantageusement un autre jour.

Les Marchés éloignés peuvent toujours influer sur les prix du Marché où l'on est: si le blé est extrêmement cher en France, il haussera en Angleterre & dans les autres Païs voisins.


CHAPITRE III

De la circulation de l'Argent

C'est une idée commune en Angleterre qu'un Fermier doit faire trois rentes. 1°. la rente principale & veritable qu'il paie [160] au Propriétaire, & qu'on suppose égale en valeur au produit du tiers de sa Ferme; une seconde rente pour son entretien & celui des Hommes & des Chevaux dont il se sert pour cultiver sa Ferme, & enfin une troisieme rente qui doit lui demeurer, pour faire profiter son entreprise.

On a généralement la même idée dans les autres États de l'Europe; quoique dans quelques États, comme dans le Milanez, le Fermier donne au Propriétaire la moitié du produit de sa terre au lieu du tiers; & que plusieurs Propriétaires dans tous les États, tâchent d'affermer leurs terres le plus haut qu'ils peuvent: mais lorsque cela se fait au-dessus du tiers du produit, les Fermiers sont ordinairement bien pauvres. Je ne doute pas que le Propriétaire Chinois ne retire de son Fermier plus des trois quarts du produit de sa terre.

[161] Cependant lorsqu'un Fermier a des fonds pour conduire l'entreprise de sa Ferme, le Propriétaire, qui lui donne sa Ferme pour le tiers du produit, sera sur de son paiement, & se trouvera mieux d'un tel marché, que s'il donnoit sa Ferme à un plus haut prix à un Fermier gueux, au hasard de perdre toute sa rente. Plus la Ferme sera grande & plus le Fermier sera à son aise. C'est ce qui se voit en Angleterre, où les Fermiers sont ordinairement plus aisés que dans les autres Païs où les Fermes sont petites.

La supposition donc que je suivrai dans cette recherche de la circulation de l'argent sera que les Fermiers font trois rentes, & même qu'ils dépensent la troisieme rente pour vivre plus commodement, au lieu de l'épargner. C'est en effet le cas du [162] plus grand nombre des Fermiers de tous les États.

Toutes les denrées de l'État, sortent, directement ou indirectement, des mains des Fermiers, aussi-bien que tous les matériaux dont on fait de la marchandise. C'est la terre qui produit toutes choses excepté le Poisson; encore faut-il que les Pêcheurs qui prennent le poisson soient entretenus du produit de la terre.

Il faut donc considerer les trois rentes du Fermier, comme les principales sources, ou pour ainsi dire le premier mobile de la circulation dans l'État. La premiere rente doit être païée au Propriétaire, en argent comptant; pour la seconde & la troisieme rente il faut de l'argent comptant pour le fer, l'étaim, le cuivre, le sel, le sucre, les draps, & généralement pour toutes les marchandises de la Ville qui sont con-[163]sumées à la Campagne; mais tout cela n'excede guere la sixieme partie du total, ou des trois Rentes. Pour ce qui est de la nourriture & de la boisson des Habitans de la Campagne, il ne faut pas nécessairement de l'argent comptant pour se la procurer.

Le Fermier peut brasser sa biere, ou faire son vin sans dépenser d'argent comptant, il peut faire son pain, tuer les boeufs, les Moutons, les Cochons, &c. qu'on mange à la Campagne; il peut païer en blés, en viande & en boisson, la plûpart de ses Assistans, non-seulement Manuvriers, mais encore Artisans de la Campagne, en évaluant ses denrées au prix du Marché le plus proche, & le travail au prix ordinaire du lieu

Les choses nécessaires à la vie sont la nourriture, le vêtement & le logement. On n'a pas be-[164]soin d'argent comptant pour se procurer la nourriture à la Campagne, comme on vient de l'expliquer. Si on y fait du gros linge & de gros draps, si on y bâtit des Maisons, comme cela se pratique souvent, le travail de tout cela peut se païer en troc par évaluation, sans que l'argent comptant y soit nécessaire.

Le seul argent comptant qui est nécessaire à la Campagne, sera donc celui qu'il faut pour païer la rente principale du Propriétaire & les marchandises que la Campagne tire nécessairement de la Ville, telles que les couteaux, les cizeaux, les épingles, les aiguilles, les draps pour quelques Fermiers ou autres gens aisés, la batterie de cuisine, la vaisselle & généralement tout ce qu'on tire de la Ville.

J'ai déja remarqué qu'on estime que la moitié des Habitans d'un État demeure dans les [165] Villes, & par conséquent que ceux des Villes dépensent plus que la moitié du produit des terres. Il faut par conséquent de l'argent comptant, non-seulement pour la rente du Propriétaire, qui correspond au tiers du produit, mais aussi pour les marchandises de Ville, consommées à la Campagne, qui peuvent correspondre à quelque chose de plus qu'au sixieme du produit de la terre. Or un tiers & un sixieme font la moitié du produit: par conséquent il faut que l'argent comptant, qui circule à la Campagne, soit égal au moins à la moitié du produit de la terre, au moïen de quoi l'autre moitié quelque chose moins, peut se consommer à la Campagne, sans qu'il soit besoin d'argent comptant.

La circulation de cet argent se fait en ce que les Propriétaires dépensent en détail, dans la [166] Ville, les rentes que les Fermiers leur ont païées en gros articles, & que les Entrepreneurs des Villes, comme les Bouchers, les Boulangers, les Brasseurs, &c. ramassent peu-à-peu ce même argent, pour acheter des Fermiers, en gros articles, les boeufs, le blé, l'orge, &c. Ainsi toutes les grosses sommes d'argent sont distribuées par petites sommes, & toutes les petites sommes sont ensuite ramassées pour faire des paiemens de grosses sommes aux Fermiers, directement ou indirectement, & cet argent passe toujours en gage tant en gros qu'en détail.

Lorsque j'ai dit qu'il faut nécessairement pour la circulation de la Campagne, une quantité d'argent, souvent égale en valeur à la moitié du produit des terres, c'est la moindre quantité; & pour que la circulation de la Campagne se fasse avec facilité, je [167] supposerai que l'argent comptant qui doit conduire la circulation des trois rentes, est égal en valeur à deux de ces rentes, ou égal au produit des deux tiers de la terre. On verra par plusieurs circonstances dans la suite, que cette supposition n'est pas bien loin de la verité.

Supposons maintenant que l'argent qui conduit toute la circulation d'un petit État, est égal à dix mille onces d'argent, & que tous les paiemens qu'on fait de cet argent, de la Campagne à la Ville, & de la Ville à la Campagne, se font une fois l'an; que ces dix mille onces d'argent sont égales en valeur, à deux rentes des Fermiers, ou aux deux tiers du produit des terres. Les rentes des Propriétaires correspondront à cinq mille onces, & toute la circulation d'argent, qui restera entre les gens de la Campagne & ceux de la Ville, & qui [168] doit se faire par paiemens annuels, correspondra aussi à cinq mille onces.

Mais si les Propriétaires de terres stipulent avec leurs Fermiers les paiemens par semestre au lieu de paiemens annuels, & si les Débiteurs des deux dernieres rentes font aussi leur paiemens tous les six mois, ce changement dans les paiemens changera le train de la circulation: & au lieu qu'il fallait auparavant dix mille onces pour faire les paiemens une fois l'an, il ne faudra maintenant que cinq mille onces, parceque cinq mille onces païées en deux fois auront le même effet que dix mille onces païées en une seule fois.

De plus si les Propriétaires stipulent avec leurs Fermiers les paiemens par quartier, ou s'ils se contentent de recevoir de leurs Fermiers les Rentes à mesure que les quatre Saisons de l'année les [169] mettent en état de vendre leurs denrées, & si tous les autres paiemens se font par quartiers, il ne faudra que deux mille cinq cens onces pour la même circulation qui aurait conduite par dix mille onces en paiemens annuels. Par conséquent, supposant que tous les paiemens se fassent par quartiers dans le petit état en question, la proportion de la valeur de l'argent nécessaire pour la circulation est au produit annuel des terres, c'est-à-dire, aux trois rentes, comme 2500 liv. est à 15000 liv. ou comme 1 à 6, de telle sorte que l'argent correspondroit à la sixieme partie du produit annuel des terres.

Mais attendu que chaque branche de la circulation dans les Villes est conduite par des Entrepreneurs, que la consommation de la nourriture se fait par des paiemens journaliers, ou [170] par semaines ou par mois, & que celle du vêtement, quoique faite dans les Familles tous les ans, tous les six mois, ne laisse pas de se faire dans des tems différens par les uns & par les autres; que la circulation pour la boisson se fait journellement pour le plus grand nombre; que celle de la petite biere, des charbons & de mille autres branches de consommation est fort prompte; il sembleroit que la proportion que nous avons établie dans les paiemens par quartiers seroit trop forte, & qu'on pourroit conduire la circulation d'un produit de terre de quinze mille onces d'argent avec beaucoup moins que deux mille cinq cens onces d'argent comptant.

Cependant puisque les Fermiers sont dans la nécessité de faire de gros paiemens aux Propriétaires au moins tous les quartiers, & que les droits que le [171] Prince ou l'État perçoivent sur la consommation sont accumulés par les Receveurs pour faire de gros paiemens aux Receveurs généraux; il faut bien une quantité suffisante d'argent comptant dans la circulation pour que ces gros paiemens puissent se faire avec facilité, sans empêcher la circulation du courant pour ce qui regarde la nourriture & le vêtement des habitans.

On sentira bien par ce que je viens de dire, que la proportion de la quantité d'argent comptant nécessaire pour la circulation d'un État n'est pas une chose incompréhensible, & que cette quantité peut être plus grande ou plus petite dans les États, suivant le train qu'on y suit & la vîtesse des paiemens. Mais il est bien difficile de rien statuer de précis sur cette quantité en général, qui peut être différente à proportion dans différens Païs, [172] & ce n'est que par forme de conjecture que je dis en général, que “l'argent comptant, nécessaire pour conduire la circulation & le troc dans un État, est à-peu-près égal en valeur au tiers des rentes annuelles des Propriétaires de terres.”

Que l'argent soit rare, ou abondant, dans un État, cette proportion ne variera pas beaucoup, parceque dans les États où l'argent est abondant on afferme les terres plus haut, & plus bas dans ceux où l'argent est plus rare: c'est une regle qui se trouvera toujours véritable dans tous les tems. Mais il arrive ordinairement, dans les États où l'argent est plus rare, qu'il y a plus de troc par évaluation, que dans ceux où l'argent est plus abondant, & par conséquent la circulation est censée plus prompte & moins retardée que dans les États où l'argent est moins [173] rare. Ainsi pour juger de la quantité de l'argent qui circule, il faut toujours considerer la vîtesse de sa circulation.

Dans la supposition que l'argent qui circule est égal au tiers de toutes les rentes des propriétaires des terres, & que ces rentes sont égales au tiers du produit annuel des mêmes terres, il s'ensuit que "l'argent qui circule dans un État est égal en valeur à la neuvieme partie de tout le produit annuel des terres."

Le Chevalier Guillaume Petty, dans un Manuscrit de l'année 1685, suppose souvent l'argent qui circule, égal en valeur au dixieme du produit des terres, sans dire pourquoi. Je crois que c'est un jugement qu'il forma sur l'expérience & sur la pratique qu'il avoit, tant de l'argent qui circuloit alors en Irlande, dont il avoit arpenté la plus grande par-[174]tie des terres, que des denrées dont il faisoit une estimation à vue d'il. Je ne me suis pas beaucoup éloigné de son idée; mais j'ai mieux aimé comparer la quantité d'argent qui circule, aux rentes des propriétaires, qui se paient ordinairement en argent, & dont on peut aisément savoir la valeur par une taxe égale sur les terres, que de comparer la quantité de l'argent aux denrées ou au produit des terres, dont le prix varie journellement aux Marchés, & dont même une grande partie se consomment sans passer par ces Marchés. Je donnerai, dans le Chapitre suivant, plusieurs raisons confirmées par des exemples, pour fortifier ma supposition. Cependant je la crois utile quand même elle ne se trouveroit pas physiquement vraie dans aucun État. Elle suffit si elle approche de la vérité, & si elle empêche les [175] Conducteurs des États de se former des idées extravagantes de la quantité d'argent qui y circule: car il n'est point de connoissance où l'on soit si sujet à s'abuser, que dans celle des calculs, lorsqu'on les laisse à la conduite de l'imagination; au lieu qu'il n'y a point de connoissance plus démonstrative, lorsqu'on les conduit par un détail de faits.

I1 y a des Villes & des États qui n'ont aucune terre qui leur appartiennent, & qui subsistent, en échangeant leur travail ou Manufacture contre le produit des terres d'autrui: telles sont Hambourg, Dantzick, plusieurs autres Villes impériales, & même une partie de la Hollande. Dans ces États il paroît plus difficile de former un jugement de la circulation. Mais si on pouvoit faire un jugement des terres Etrangeres qui fournissent leur subsistance, le calcul ne différe-[176]roit pas probablement de celui que je fais pour les autres États qui subsistent principalement de leurs propres fonds, & qui sont l'objet de cet Essai.

A l'égard de l'argent comptant nécessaire pour conduire un commerce avec l'Etranger, il semble qu'il n'en faut pas d'autre que celui qui circule dans l'État, lorsque la balance du commerce avec l'Etranger est égale, c'est-à-dire, lorsque les denrées & les marchandises qu'on y envoie sont égales en valeur à celles qu'on en reçoit.

Si la France envoie des draps en Hollande, & si elle en reçoit des épiceries, pour la même valeur, le propriétaire qui consomme ces épiceries en paie la valeur à l'Epicier, & l'Epicier paie cette même valeur au Manufacturier de draps, à qui la même valeur est due en Hollande pour le drap qu'il y a envoïé. [177] Cela se fait par Lettres de change dont j'expliquerai la nature dans la suite. Ces deux paiemens en argent se font en France hors la rente du propriétaire, & il ne sort pas pour cela aucun argent de France. Tous les autres ordres qui consomment les Epiceries d'Hollande les paient de même à l'Epicier; savoir, ceux qui subsistent de la premiere rente, c'est-à-dire, de celle du propriétaire, les paient de l'argent de la premiere rente, & ceux qui subsistent par les deux dernieres rentes, soit à la Campagne, soit à la Ville, paient l'Epicier directement ou indirectement de l'argent qui conduit la circulation des deux dernieres rentes. L'Epicier paie encore cet argent au Manufacturier pour ses Lettres de change sur Hollande; & il ne faut pas d'augmentation d'argent dans un État pour la circulation, par rapport au com-[178]merce avec l'Etranger, lorsque la balance de ce commerce est égale. Mais si cette balance n'est pas égale, c'est-à-dire, si on vend en Hollande plus de marchandise qu'on n'en tire, ou si l'on en tire plus qu'on n'y en envoie, il faut de l'argent pour l'excédent, & que la Hollande en envoie en France, ou que la France en envoie en Hollande: ce qui augmentera, ou diminuera, la quantité d'argent sonnant qui circule en France.

I1 peut même arriver que lorsque la balance est égale avec l'Etranger, le commerce avec ce même Etranger retarde la circulation de l'argent comptant, & par conséquent demande une plus grande quantité d'argent par rapport à ce commerce.

Par exemple, si les Dames françoises, qui portent des étoffes de France, veulent porter des velours de Hollande, qui sont [179] compensés par les draps qu'on y envoie, elles paieront ces velours aux Marchands qui les ont tirés de Hollande, & ces Marchands les paieront aux Manufacturiers. Cela fait que l'argent passe par plus de mains, que si ces Dames portoient leur argent aux Manufacturiers, & se contentoient d'étoffes de France. Lorsque le même argent passe par les mains de plusieurs Entrepreneurs, la vîtesse de la circulation en est ralentie. Mais il est difficile de faire une estimation juste de ces sortes de retardemens, qui dépendent de plusieurs circonstances: car dans l'exemple présent, si les Dames ont paié aujourd'hui le velours au Marchand, & si demain le Marchand le paie au Manufacturier pour sa Lettre de change sur Hollande; si le Manufacturier le paie le lendemain au Marchand de laine, & celui-ci le jour d'après au Fer-[180]mier, il se peut faire que le Fermier le gardera en caisse plus de deux mois pour achever le paiement du quartier de rente qu'il doit faire au propriétaire; & par conséquent cet argent auroit pû circuler deux mois entre les mains de cent Entrepreneurs, sans retarder dans le fond la circulation nécessaire de l'État.

Après tout, on doit considerer la rente principale du propriétaire, comme la branche la plus nécessaire & la plus considerable de l'argent par rapport à la circulation. Si le propriétaire demeure dans la Ville, & que le Fermier vende dans la même Ville toutes ses denrées, & y achete toutes les marchandises nécessaires pour la consommation de la Campagne, l'argent comptant peut toujours rester dans la Ville. Le Fermier y vendra les denrées qui excéderont la moitié du produit de sa ferme; il paiera dans la même [181] Ville l'argent du tiers de ce produit à son propriétaire, & il paiera le surplus aux Marchands ou Entrepreneurs, pour les marchandises qui doivent être consommées à la Campagne. Cependant dans ce cas même, comme le Fermier vend ses denrées par gros articles, & que ces grosses sommes doivent être ensuite distribuées dans le détail, & être de nouveau ramassées pour servir aux gros paiemens des Fermiers, la circulation rend toujours le même effet (à la vîtesse près) que si le Fermier emportoit l'argent de ses denrées à la Campagne, pour le renvoïer ensuite à la Ville.

La circulation consiste toujours en ce que les grosses sommes que le Fermier tire de la vente de ses denrées sont distribuées dans le détail, & ensuite ramassées pour faire de gros paiemens. Soit que cet argent sorte [182] en partie de la Ville ou qu'il y reste en entier, on peut le considerer comme faisant la circulation de la Ville & de la Campagne. Toute la circulation se fait entre les habitans de l'État, & tous ces habitans sont nourris & entretenus de toute façon du produit des terres & du crû de la campagne.

Il est vrai que la laine, par exemple, qu'on tire de la Campagne, lorsqu'on en fait du drap dans la Ville, vaut quatre fois plus qu'elle ne valoit. Mais cette augmentation de valeur, qui est le prix du travail des Ouvriers, & des Manufacturiers de la Ville, se change encore contre les denrées de la Campagne qui servent à entretenir ces Ouvriers.


[183] CHAPITRE IV

Autre réflexion sur la vîtesse ou la lenteur de la circulation
de l'argent, dans le troc

Supposons que le Fermier paie 1300 onces d'argent par quartier au propriétaire, que celui-ci en distribue en détail toutes les semaines 100 onces au Boulanger, au Boucher, &c., & que ces Entrepreneurs fassent retourner ces 100 onces toutes les semaines au Fermier, de maniere que le Fermier ramasse par semaine autant d'argent que le propriétaire en dépense. Dans cette supposition il n'y aura que 100 onces d'argent en circulation perpétuelle, & les autres 1200 onces demeureront en caisse, partie entre les mains du propriétaire, & partie entre les mains du Fermier.

[184] Mais il arrive rarement que les propriétaires répandent leurs rentes dans une proportion constante & reglée. A Londres, sitôt qu'un propriétaire reçoit sa rente, il en met la plus grande partie entre les mains d'un Orfévre, ou d'un Banquier, qui la prêtent à intérêt, par conséquent cette partie circule; ou bien ce propriétaire en emploie une bonne partie dans l'achat de plusieurs choses nécessaires au ménage; & avant qu'il puisse recevoir un second quartier, il empruntera peut-être de l'argent. Ainsi l'argent de ce premier quartier circulera en mille manieres avant qu'il puisse être ramassé & remis entre les mains du Fermier, pour servir à faire le paiement du second quartier.

Lorsque le tems du paiement de ce second quartier sera venu, le Fermier vendra ses denrées par gros articles; & ceux qui [185] achetent les boeufs, les blés, les foins, &c., en auront auparavant ramassé le prix, dans le détail : ainsi l'argent du premier quartier aura circulé dans les canaux du détail pendant près de trois mois, avant que d'être ramassé par les Entrepreneurs du détail, & ceux-ci le donneront au Fermier, qui en fera le paiement du second quartier. Il sembleroit par-là qu'une moindre quantité d'argent comptant, que celle que nous avons supposée, pourroit suffire à la circulation d'un État.

Tous les trocs qui se font par évaluation ne demandent guere d'argent comptant. Si un Brasseur fournit à un Drapier la bierre qu'il consomme dans sa Famille; & si le Drapier fournit réciproquement au Brasseur les draps dont il a besoin, le tout au prix courant du Marché reglé le jour de la livraison, il ne faut d'autre [186] argent comptant, entre ces deux Commerçans, que la somme qui paiera la différence de ce que l'un a fourni de plus.

Si un Marchand, dans un Bourg, envoie à un correspondant dans la Ville des denrées de la Campagne pour vendre, & si celui-ci renvoie au premier les marchandises de la Ville dont on fait la consommation à la Campagne, la correspondance durant toute l'année entre ces deux Entrepreneurs, & la confiance mutuelle leur faisant porter en compte leurs denrées & leurs marchandises au prix des Marchés respectifs, il ne faudra d'autre argent réel pour conduire ce commerce, que la balance que l'un devra à l'autre à la fin de l'année; encore pourra-t-on porter cette balance à compte nouveau pour l'année suivante, sans débourser aucun argent effectif. Tous les Entre-[187] preneurs d'une Ville, qui ont continuellement affaire les uns aux autres peuvent pratiquer cette méthode; & ces trocs par évaluations semblent épargner beaucoup d'argent comptant dans la circulation, ou du moins en accélerer le mouvement, en le rendant inutile dans plusieurs mains où il devroit nécessairement passer sans cette confiance & cette maniere de troquer par évaluation. Aussi ce n'est pas sans raison, qu'on dit communément, la confiance dans le commerce rend l'argent moins rare.

Les Orfévres & les Banquiers publics, dont les billets passent couramment en paiement, comme l'argent comptant, contribuent aussi à la vîtesse de la circulation, qui seroit retardée s'il falloit de l'argent effectif dans tous les paiemens où l'on se contente de ces billets; & bien que ces Orfévres & Banquiers gar-[188]dent toujours en caisse une bonne partie de l'argent effectif qu'ils ont reçu en faisant leurs billets, ils ne laissent pas de répandre aussi dans la circulation une quantité considerable de cet argent effectif, comme je l'expliquerai ci-après, en traitant des Banques publiques.

Toutes ces réflexions semblent prouver qu'on pourroit conduire la circulation d'un État, avec bien moins d'argent effectif, que celui que j'ai supposé nécessaire pour cela; mais les inductions suivantes paroissent les contrebalancer, & contribuer au retardement de cette même circulation.

Je remarquerai d'abord que toutes les denrées sont produites à la Campagne par un travail qui peut se conduire, absolument parlant, avec peu ou point d'argent effectif, comme je l'ai déja souvent insinué : mais toutes les [189] marchandises se font dans les Villes ou dans les Bourgs par un travail d'Ouvriers qu'il faut païer en argent effectif. Si une Maison a couté cent mille onces d'argent à bâtir, toute cette somme, ou au moins la plus grande partie, doit avoir été païée toutes les semaines dans le menu troc au Faiseur de briques, aux Maçons, aux Menuisiers, &c. directement ou indirectement. La dépense des petites Familles, qui dans une Ville font toujours le plus grand nombre, ne se fait nécessairement qu'avec de l'argent effectif; & dans ce bas troc le crédit, l'évaluation, & les billets ne peuvent avoir lieu. Les Marchands ou Entrepreneurs de détail demandent de l'argent comptant pour prix des choses qu'ils fournissent; ou s'ils se fient à quelque Famille pour quelques jours ou quelques mois, ils ont besoin d'un bon paiement en [190] argent. Un Sellier qui vend un carosse quatre cens onces d'argent en billets, sera dans la nécessité de convertir ces billets en argent effectif, pour païer tous les matériaux & tous les Ouvriers qui ont travaillé à son carosse s'il en a eu le travail à crédit, ou, s'il en a fait les avances, pour en faire un nouveau. La vente du carosse lui laissera le profit de son entreprise, & il dépensera ce profit à l'entretien de sa famille. Il ne pourroit se contenter de billets, qu'en cas qu'il pût mettre quelques choses de côté ou à intérêts.

La consommation des habitans d'un État n'est, dans un sens, uniquement que pour leur nourriture. Le logement, le vêtement, les meubles, &c. correspondent à la nourriture des Ouvriers qui y ont travaillé; & dans les Villes tout le boire & le manger ne se paie nécessaire-[191]ment qu'avec de l'argent effectif. Dans les familles des propriétaires, en Ville, le manger se paie tous les jours ou toutes les semaines; le vin dans leurs familles se paie toutes les semaines ou tous les mois; les chapeaux, les bas, les souliers, &c. se paient ordinairement avec de l'argent effectif, au moins ils correspondent à de l'argent comptant par rapport aux Ouvriers qui y ont travaillé. Toutes les sommes qui servent à faire de gros paiemens sont divisées, distribuées & répandues nécessairement en petits paiemens, pour correspondre à la subsistance des Ouvriers, des Valets, &c., & toutes ces petites sommes sont aussi nécessairement ramassées & réunies par les bas Entrepreneurs & par les Détailleurs qui sont emploïés à la subsistance des habitans, pour faire de gros paiemens lorsqu'ils achetent les denrées des Fer-[192]miers. Un Cabaretier à bierre ramasse par sols & par livres, les sommes qu'il paie au Brasseur, & celui-ci s'en sert pour païer tous les grains & les matériaux qu'il tire de la Campagne. On ne sauroit rien imaginer de ce qu'on achete à prix d'argent dans un État, comme meubles, marchandises, &c. dont la valeur ne corresponde à la subsistance de ceux qui y ont travaillé.

La circulation dans les Villes est conduite par des Entrepreneurs, & correspond toujours, directement ou indirectement, à la subsistance des Valets, des Ouvriers, &c. Il n'est pas concevable qu'elle puisse se faire dans le bas détail sans argent effectif. Les billets peuvent servir de jettons dans les gros paiemens pour quelque intervalle de tems; mais lorsqu'il faut distribuer & répandre les grosses sommes dans le troc du menu, [193] comme il en faut toujours plutôt ou plûtard dans le courant de la circulation d'une Ville, les billets n'y peuvent pas servir, & il faut de l'argent effectif.

Tout cela présupposé : tous les ordres d'un État, qui ont de l'conomie, épargnent, & tiennent hors de la circulation, de petites sommes d'argent comptant, jusqu'à ce qu'ils en aient suffisamment pour les mettre à intérêts ou à profit.

Plusieurs gens avares & craintifs enterrent & reserrent toujours de l'argent effectif pendant des intervalles de tems assez considérables.

Plusieurs Propriétaires, Entrepreneurs, & autres, gardent toujours quelqu'argent comptant dans leurs poches ou dans leurs caisses, contre les cas imprévus, & pour n'être point à sec. Si un Seigneur a remarqué que pendant l'espace d'un an, il ne s'est [194] jamais vu moins de vingt louis dans sa poche, on peut dire que cette poche à tenu vingt louis hors de la circulation pendant l'année. On n'aime pas à dépenser jusqu'au dernier sou, on est bien aise de n'être pas dégarni tout-à-fait, & de recevoir un nouveau renfort avant que de païer, même une dette, de l'argent que l'on a.

Le Bien des Mineurs & des Plaideurs est souvent déposé en argent comptant, & retenu hors de la circulation.

Outre les gros paiemens qui passent par les mains des Fermiers dans les quatre termes de l'année, il s'en fait plusieurs autres, d'entrepreneurs à Entrepreneurs dans les mêmes termes, aussi bien que dans des tems différens, des Emprunteurs aux Prêteurs d'argent. Toutes ces sommes sont ramassées du troc du menu, y sont répandues de [195] nouveau, & reviennent tôt ou tard au Fermier; mais elles semblent demander un argent effectif plus considérable pour la circulation, que si ces gros paiemens se faisoient dans des tems différens de ceux auxquels les Fermiers sont païés de leurs denrées.

Au reste il y a une si grande variété dans les différens Ordres des habitans de l'État, & dans la circulation d'argent effectif qui y correspond, qu'il semble impossible de rien statuer de précis ou d'exact dans la proportion de l'argent qui suffit pour la circulation; & je n'ai produit tant d'exemples & d'inductions que pour faire comprendre que je ne me suis pas bien éloigné de la vérité dans ma supposition, "que l'argent effectif nécessaire à la circulation de l'État correspond à-peu-près à la valeur du tiers de toutes [196] les rentes annuelles des propriétaires de terres." Lorsque les Propriétaires ont une rente qui fait la moitié du produit, ou plus que le tiers, il faut d'avantage d'argent effectif pour la circulation, tout autres choses étant d'ailleurs égales. Lorsqu'il y a une grande confiance des Banques, & des trocs par évaluation, une moindre quantité d'argent pourroit suffire, de même que quand le train de la circulation peut être accéleré en quelqu'autre maniere. Mais je ferai voir dans la suite que les Banques publiques n'apportent pas tant d'avantages qu'on le croit communément.

 

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