L'exemplaire de transcription provient du fonds de la Librairie Jean-Jacques MAGIS |
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CHAPITRE VI.
Les princes dans les États desquels se passe ce dérangement, ou plutôt ce bouleversement de la nature de l'argent, qui met tout en combustion, et en quelque manière rez-pierre rez-terre, sont constamment les plus malheureux. Comme cela ne se peut opérer et ne s'opère même que par des intérêts indirects, qui n'ont pas un droit naturel à la chose, les sujets se mettent peu en peine de ce que doit coûter à tout un corps d'État un bien qu'ils n'auraient pu jamais acquérir d'une façon légitime. Mais il s'en faut beaucoup que l'on doive faire le même raisonnement des souverains : non-seulement ils n'ont pas besoin de crime pour acquérir et subsister, leur maintien étant de droit divin et humain, mais même toutes les pertes que les particuliers souffrent, ou plutôt tout le corps d'État, pour former par une infinité d'anéantissements ces précis criminels, retombent sur leur propre personne. Ils sont les premiers propriétaires et les possesseurs éminents, en termes de philosophie, de tous les fonds, et sont riches ou pauvres à proportion qu'ils sont en valeur. C'est de la part qu'on leur fait des fruits qu'ils soutiennent leur grandeur et entretiennent leurs armées, et non pas de la destruction de toutes ces choses, comme l'on a malheureusement pratiqué en quelques contrées. Ainsi un écu, à leur égard, ne vaut jamais qu'autant qu'eux ou ceux qui sont à leur solde, s'en peuvent procurer de pain, de vin ou des autres denrées ; et sans les incommodités du transport, ils seraient tout disposés à donner la préférence à ces choses en essence, pour lesquelles seules ils veulent avoir de l'argent, et savent bien pareillement que leurs sujets ne leur en peuvent donner que par le débit de ces mêmes denrées. [416] Le crime donc et les anéantissements de fruits ne leur étant pas nécessaires pour recevoir de l'argent, ni n'en voulant point faire non plus un usage criminel, il s'en faut beaucoup que ce métal soit ou doive être une idole chez eux, comme il est chez des sujets qui n'ont point d'autre ressource que le crime pour finir leur misère, et à qui encore une fois les horreurs générales sont fort indifférentes quand elles font leur fortune particulière. Ce n'est donc ni leur intérêt ni leur volonté que les terres demeurent en friche, les fruits les plus précieux à l'abandon, par l'avilissement où ils se trouvent dans certaines contrées, pendant que d'autres en manquent tout à fait, qui souffrent le même sort à l'égard d'autres denrées singulières, qu'elles eussent données en contre-échange, par une compensation réciproque qui, de deux extrémités très-défectueuses, aurait formé deux situations parfaites, s'il n'y avait eu que les intérêts des particuliers et ceux du prince à ménager. Mais les sujets, qui ne peuvent vivre et s'enrichir que de précis, mettent tous ces biens dans un alambic et en font évaporer en fumée dix-neuf parts sur vingt ; et de cette vingtième, en donnant une partie au prince, ils croient non-seulement s'être bien acquittés de leur devoir, mais même que ce sont eux qui font subsister son Etat, et que sans ce précieux secours, tout serait perdu. On se met un bandeau devant les yeux, pour supposer que la garantie ou le ministère personnel de gens qui n'ont rien absolument d'eux-mêmes, est d'une nécessité indispensable pour faire payer ceux qui possèdent tout, et que ce cruel service ne peut jamais être acheté à un assez haut prix. Et ce qui renchérit encore par là-dessus, et fait en quelque manière honte aux lumières de l'homme, est que, n'étant pas douteux que le prince ne veuille avoir de l'argent que pour avoir des denrées, comme pareillement que ses sujets ne les lui peuvent fournir que par la vente des produits dont ils sont propriétaires, ainsi que l'on a dit tant de fois, on souffre néanmoins tranquillement, et on regarde même avec admiration des moyens lesquels, pour parvenir à cette fin, abîment vingt fois autant de toutes choses qu'ils en mettent à profit. On regarde comme une vision creuse ou une fable ce que l'on vient de marquer, savoir qu'un souverain n'a du bien qu'autant que ses sujets en possèdent, et qu'ils ne lui feront jamais part de ce qui n'est point en leurs mains, ou n'est ni consommé ni vendu, étant défendu par la nature de donner ce que l'on n'a point, ou qui est anéanti, comme il arrive à tout ce qui ne peut être vendu, ou qui l'est avec perte du marchand. S'ils ont beaucoup de blés par la culture de quantité de terres, rendue possible par un prix de grains qui supporte les charges et les frais, le prince assurément aura de quoi donner du pain à quantité de troupes. De même du vin, des habits, de la viande, des chevaux, des cordages, des bois de charpente, des métaux dont on construit toutes sortes d'armes, et enfin toutes les espèces dont on lève et entretient toutes les armées de terre et de mer, lesquelles choses ne reçoivent leur naissance, leurs bornes et leur durée, que, du degré de pouvoir plus ou moins, que le pays a non-seulement de les produire, mais de les consommer, qui est seul ce qui fait tirer ces biens des entrailles de la terre, parce qu'il faut que les particuliers en absorbent pour leur usage dix fois plus que le souverain, si l'on veut que cette redevance soit de durée ; et si le prince a besoin d'une quantité de denrées, comme des matières dont on construit les vaisseaux et arments, dans un degré qui excède la proportion de consommation dans ses sujets, en sorte qu'il lui en faille davantage qu'une partie de leur usage ordinaire, cela se remplace par le change qu'il fait et peut faire d'autres choses qu'il reçoit en plus haut degré qu'il ne lui en faut ; et il prendra, par exemple, toute la fonte d'un ouvrier qui ne travaillera que pour le prince seul, parce que lui seul lui payera toute sa dépense à l'aide de ce qu'il a d'excédent d'autres redevances qu'il ne peut consommer : tout de même qu'un particulier qui n'a que du blé, comme c'est en très-grande quantité, [417] échange le surplus de son nécessaire contre tout le reste de ses besoins ou de ses désirs. Car enfin, quelque justice qu'il y ait dans les tributs dûs aux princes, il serait impossible aux peuples de s'en acquitter s'ils ne trouvaient leur subsistance dans les moyens que l'on prend, ou qu'on leur fait prendre pour y satisfaire ; et il faut même que cette subsistance précède toutes sortes de payements, par une justice qu'on doit jusqu'aux bêtes, et dont Dieu fait mention dans la première loi qu'il donna aux hommes. Le maître d'un cheval de voiture lui donne sa nourriture, avant que de prendre le profit qu'il tire de son service, ou bien il le perdra absolument ; ce qui ne manquera pas de le ruiner, sans que personne le plaigne ni doute de la cause de sa désolation, qu'il s'est attirée par son imprudence. Qu'un prince en use de même, lorsqu'il est maître d'un pays naturellement fécond, et que le peuple est laborieux, et rien ne lui manquera. La supposition ou la pratique du contraire sont un outrage à la religion, à l'humanité, à la justice, à la politique, et à la raison la plus grossière. Pourquoi donc, dans une contrée naturellement très-fertile, voit-on un souverain qui n'a pas des armées aussi nombreuses et aussi bien entretenues qu'il serait à souhaiter, et que ses besoins sembleraient exiger? C'est parce qu'il n'a pas assez de pain, de vin, de viande, et enfin de tout le reste à départir. Et pourquoi ce défaut? C'est que les terres de son royaume, qui produiraient amplement toutes ces denrées, sont en friche et très-mal cultivées. Et pourquoi enfin ce désordre? C'est parce qu'on a lié la bouche, non-seulement aux bêtes, mais aux hommes, contre le précepte divin, pendant qu'ils travaillaient dans le champ. On leur a refusé leur vie et leur subsistance, et ils ont abandonné le travail. Qui a fait ce beau ménage ? Ce sont les sacrificateurs et les prêtres de cette idole, l'argent. Il n'a qu'une concurrence à l'égard du prince avec les autres denrées, et il ne doit être que leur esclave ou leur porteur de procuration pour la garantie de la tradition future de l'échange, tant envers le prince qu'entre les particuliers, qui n'ont qu'un seul et même intérêt ; mais il s'en faut beaucoup que les prêtres de cette idole le regardent de même ;il. Toutes ces sources d'armées et de flottes, ou plutôt de maintien de l'opulence publique, ne sont que des victimes qu'il faut brûler nuit et jour à cet autel ; et non content des fruits, il faut que les fonds prennent une semblable route et soient immolés à ce dieu, comme il n'est que trop public en quelques contrées de l'Europe. Il y a donc de l'argent bienfaisant, soumis aux ordres de sa vocation dans le monde, toujours prêt à rendre service au commerce, sans qu'il soit besoin de lui faire la moindre violence, pourvu que l'on ne le dérange pas et que, devant être à la suite de la consommation, ainsi qu'un valet à celle de son maître, on ne le veuille pas faire passer devant, ou plutôt en former un vautour qui la dévore complètement. Tant qu'il demeure dans ces bornes, non-seulement il ne la déconcerte pas, mais même il la fomente et la fait fleurir ; et, bien loin de refuser son secours et que l'on puisse jamais en avoir disette, la célérité avec laquelle il marche fait qu'on le peut voir en un moment dans cent lieux différents ; et quand cela ne suffit pas, il souffre tranquillement la concurrence, et même la préférence que l'on donne à un morceau de papier ou de parchemin sur lui, n'y ayant aussi presque aucunes denrées qui ne le remplacent avec équivalence par le prix soutenu de leur valeur. Mais il y a de l'argent criminel, parce qu'il a voulu être un dieu au lieu d'un esclave, qui, après avoir déclaré la guerre aux particuliers, ou plutôt à tout le [418] genre humain, s'adresse enfin au Trône et, ne lui fait pas plus de quartier qu'à tout le reste, en lui refusant une partie des besoins dont il met tous les jours une quantité effroyable en poudre, étant même impossible que les choses soient autrement. Et le cruel est que, comme l'ignorance a fait admettre et souffrir sa tyrannie, elle redouble ses efforts pour empêcher toute sorte de fin à ces désordres, et fait chercher dans le redoublement du mal le remède des maux qu'il a causés. Cet argent criminel, ou plutôt ses fauteurs, ont la hardiesse et l'effronterie d'alléguer, lorsque la désolation publique est dans son dernier période, qui est leur unique ouvrage, que c'est qu'il n'y a plus d'espèces, et qu'elles ont passé dans les pays étrangers. Mais c'est justement le contraire, et il y en a trop si l'on n'en corrompait pas l'usage par les manières décrites dans ce Mémoire ; lequel étant rétabli, comme cela se peut, en un moment, on ne verra rien d'approchant de ce qui paraît aujourd'hui. Si quelques particuliers ne sont pas si magnifiques, tout le reste ne sera pas si misérable ; et par une juste compensation, on sera vingt fois plus riche en général, et par conséquent le prince, que l'on ne l'est dans la situation opposée qui subsiste, et que l'on combat. De croire que le remède du mal puisse jamais naître des auteurs mêmes, c'est s'abuser grossièrement. La corruption du coeur ne permettra jamais que l'on balance dans le choix entre une misère innocente et une opulence criminelle, surtout lorsque l'une et l'autre se trouvent en compromis en un si haut degré, et que ce genre de richesse est bien éloigné de craindre aucune persécution de la part des personnes qui soient à appréhender. La présence est donnée au dernier tous les jours à moindre prix ; ainsi l'on peut supposer ce qu'on en peut attendre en pareille occasion. La perfection et le comble sont les raisons et les discours qui se répandent lorsqu'il est question de parler du remède ; on ne touche de rien moins que d'un renversement entier d'État, quand on parle de voir s'il n'y aurait pas moyen de faire cesser le plus grand bouleversement qui fut jamais. Et l'on n'a point honte de soutenir, par un redoublement d'outrage à la raison, que l'on ne peut discontinuer de laisser les terres du milieu d'un royaume en friche, et les fruits excrus au néant, pendant que les peuples voisins en manquent tout à fait, jusqu'à ce qu'une guerre étrangère, qui se passe à deux cents lieues de ces contrées, soit finie ; bien qu'au contraire son sort, bon ou mauvais, dépende absolument des mesures justes ou mal concertées qu'on prend au dedans d'un État : or, il est aisé de juger sur ce compte quel succès on peut attendre des dispositions telles qu'on les vient de décrire, quand par malheur elles se rencontrent, et que les ennemis en prennent de toutes contraires, qui sont celles de toutes les nations du monde. Outre que toutes les choses que l'on anéantit sont seules le soutien de la guerre, et qu'elles y ont constamment la principale part par une ample fourniture aux décisions de la fortune, la parfaite connaissance que des ennemis peuvent avoir que cette unique ressource des armées sera plus ou moins de durée chez les nations opposées, par rapport à la situation où ils se trouvent à l'égard de ces mêmes provisions, est uniquement ce qui les porte à entendre à la paix, qui doit être l'objet de toutes les guerres, quelque saintes et quelque justes qu'elles soient. [419] Il ne faut qu'un moment pour changer tout à coup cette malheureuse situation, décrite dans le Mémoire des mauvais effets de l'argent criminel, en un état très-heureux. Il n'est pas question d'agir, il est nécessaire seulement de cesser d'agir avec une très-grande violence que l'on fait à la nature, qui tend toujours à la liberté et à la perfection. Comme il n'y a que de la surprise à l'égard de ces désordres, tant dans les princes que leurs ministres, qui ont toujours été bien été intentionnés, leur simple changement de volonté sera la fin de tout le mal, et le commencement d'une opulence générale, et de celle du souverain, par conséquent. Ils n'ont qu'à souffrir que chaque particulier soit personnellement le fermier du prince à son égard, et que le prix de ce bail n'excède pas la valeur de la ferme ; ce qui arrivant, et ce qui n'est pas inconnu, un fermier ne peut que prendre la fuite et laisser la terre en friche, par où le prince perd pour le moins autant que lui. Bien loin qu'après qu'un malheureux alambic a fait évaporer une quantité effroyable de biens et de denrées pour former ce fatal précis à son maître, l'impôt perdu par le prince sur les biens anéantis soit remplacé par ceux qui ont causé ce dépérissement, ce qui ne serait pas même à leur pouvoir, c'est justement le contraire, puisqu'ils ne payent pas même leur quote-part d'une juste contribution par rapport à ce qui reste de biens en essence en leurs mains, par cette malheureuse coutume, que la quantité de facultés est une sauvegarde contre les impôts dus au prince, qui ne doivent être exigés ou payés que par ceux qui s'en trouvent et en doivent être accablés. Ainsi l'on voit la perte effroyable qui résulte à un souverain de cette conduite ; mais ce n'est pas tout, ou plutôt ce n'est que la moindre partie du désastre qu'il souffre ; et pour le vérifier, il faut rappeler ce qu'on a dit ci-devant, savoir qu'un écu chez un pauvre ou un très-menu commerçant fait cent fois plus d'effet, ou plutôt de revenu, que chez un riche, par le renouvellement continuel et journalier que souffre cette modique somme chez l'un ; ce qui n'arrive pas à l'égard de l'autre, dans les coffres duquel des quantités bien plus grandes d'argent demeurent des mois et des années entières oiseuses, et par conséquent inutiles, soit par corruption de coeur aveuglé par l'avarice, ou dans l'attente d'un marché plus considérable. Or, sur cette garde, le roi ou le corps de l'État ne retirent aucune utilité, et ce sont autant de larcins que l'on fait à l'un et à l'autre. Mais cette somme, comme de mille écus, départie à mille menues gens, aurait fait cent mille mains dans un moindre temps qu'elle n'a résidé dans les coffres de ce riche, ce qui n'aurait pu arriver qu'en faisant par conséquent pour cent mille écus de consommation ; le prince en aurait eu et reçu la dixième partie pour sa part, c'est-à-dire qu'il eût reçu la valeur de dix mille écus sur une somme à l'égard de laquelle il ne reçoit pas un denier par le dérangement de l'usage que l'on en fait, et que l'on augmente et fomente tous les jours, en lui persuadant faussement que c'est pour son utilité particulière que l'on ruine également lui et ses peuples. [420] Si donc les riches entendaient leurs intérêts, ils déchargeraient entièrement les misérables de leurs impôts, ce qui en formerait sur-le-champ autant de gens opulents ; et ce qui ne se pouvant sans un grand surcroît de consommation, laquelle se répand sur toute la masse d'un État, cette démarche dédommagerait au triple les riches de leurs premières avances, étant la même chose qu'un maître qui prête du grain à son fermier pour ensemencer sa terre, sans quoi il en perdrait la récolte ; et la pratique du contraire par le passé coûte de compte fait à ces puissances six fois ce qu'ils ont prétendu gagner, en renvoyant tous les impôts sur les misérables. Ainsi l'on voit, par tout ce Mémoire, de quelle force on donne le change au prince, lorsqu'on lui fait concevoir que son intérêt consiste à entretenir des médiateurs entre son peuple et lui pour le payement des impôts, qui mettent tout dans l'alambic pour former ces précis criminels ; mais comme c'est par une des plus hautes violences que la nature ait jamais reçues, le remède est d'autant plus aisé dans les contrées où ce déconcertement se rencontre, qu'il n'est pas question, encore une fois, d'agir pour procurer une très-grande richesse, mais de cesser seulement d'agir, ce qui absolument n'exige qu'un instant. Et aussitôt cette même nature mise en liberté, rentrant dans tous ses droits, rétablira le commerce et la proportion de prix entre toutes les denrées, ce qui leur faisant s'entre-donner naissance et s'entre-soutenir continuellement par une vicissitude perpétuelle, il s'en formera une masse générale d'opulence, où chacun puisera à proportion de son travail ou de son domaine, et ce qui allant toujours en augmentant, jusqu'à ce que la terre d'où partent toutes ces sources ne puisse plus fournir, on peut supposer quelle abondance de richesses on verrait si toutes choses, tant le terroir que le reste, étaient autant en valeur qu'il serait possible à la nature de les y mettre, puisqu'il n'y a point de contrée si inculte et si stérile qu'on le suppose qu'il ne soit aisé de rendre très-abondante, si le prix des fruits que l'on y recueillerait ne manquait point de garantie par rapport aux frais qu'il aurait fallu faire pour y parvenir. Et cela n'arriverait même jamais si une infinité d'hommes qui, par indigence, ne consomment presque rien, soit dans leur nourriture, soit dans leurs habitsétaient mis [421] en état, comme cela serait facile, de se pouvoir fournir amplement de toutes leurs nécessités et même du superflu. On peut dire même que l'on a des exemples, dans l'Europe, de ce secours mutuel que se sont donné tant ces hommes dénués de tout, que ces terres mal partagées par la nature : leur alliance est un peu et même fort difficile à contracter ; les commencements en sont très-rebutants ; il faut que le travail et la frugalité marchent longtemps du même pied à un très-haut degré ; mais enfin l'un et l'autre viennent à bout de tout, et surpassent même assez souvent en richesse des contrées et des peuples beaucoup plus favorisés du ciel : les barbets vivent commodément dans les rochers des Alpes ; et l'Espagne manque presque de tout dans un pays très-fertile et très-fécond, qui est le plus souvent inculte en quantité d'endroits. Mais, comme c'est là un chef-d'oeuvre de la nature, il faut qu'elle agisse dans toute sa perfection, c'est-à-dire dans toute sa liberté, pour produire de pareils ouvrages : le degré de dérogeance que l'on apporte à l'un, savoir à cette liberté, est aussitôt puni d'une pareille diminution dans l'autre. Ainsi l'on peut voir, pour finir cet ouvrage, quelle effroyable méprise est de se défier de la libéralité ou de la prudence d'une déesse qui sait procurer des richesses immenses, dans les pays les plus stériles, aux hommes qui veulent bien s'en rapporter à elle pour la fructification de leur travail, pendant qu'elle laisse dans la dernière misère ceux qu'elle avait beaucoup mieux partagés d'abord, mais qui ne lui marquent leur reconnaissance qu'en la voulant réduire dans l'esclavage ; de quoi ils ne viennent jamais à bout, que pour se rendre eux-mêmes plus malheureux que des esclaves. Cependant elle est si bienfaisante et elle aime si fort les hommes, qu'au premier repentir elle oublie toutes les indignités passées, et les comble par conséquent en un moment de toutes les faveurs, ainsi que l'on a dit. Il n'est question que de lui donner la liberté, ce qui n'exige pas un plus long temps que dans les affranchissements d'esclaves de l'ancienne Rome, c'est-à-dire un moment, et aussitôt toutes choses reprenant leur proportion de prix, ce qui est absolument nécessaire pour la consommation, c'est-à-dire l'opulence générale, il en résultera une richesse immense. Le laboureur et le vigneron ne cultiveront plus la terre à perte, et ne seront point par là obligés de la laisser en friche ; et comme ils sont l'un et l'autre les nourriciers de tout le genre humain, ils ne se verront point obligés de déclarer à la plupart des hommes, comme ils font présentement en quelques contrées de l'Europe, qu'il n'y a plus de pain et de vin pour eux, parce qu'ils n'ont pas voulu ou pu payer les frais ordinaires, ou survenus par accident, aux commissionnaires ; ce qu'il ne faut jamais attendre de leur libéralité ou de leur prudence, quand ils devraient tous mourir de faim l'un après l'autre. Ce qui prouve que tout impôt singulier sur une seule denrée est mortel à tout l'État, parce que, tout y étant solidaire, les autres, au lieu de partager le fardeau, le lui laissent tout entier, ce qui les ruine toutes par contrecoup, et manque d'intelligence ; au lieu que les impôts personnels par rapport aux facultés générales de chaque sujet, se répandent et se partagent sur toute la masse, et font l'impartition de la charge au sou la livre sur chaque denrée, qui est absolument nécessaire pour le commun maintien, et qu'il ne faut jamais attendre de la prudence et de la raison des particuliers qui ne [422] cherchent qu'à se détruire, surtout dans une contrée où la désolation générale est en possession de former les plus grandes fortunes. L'argent, alors, par cette survenue innombrable de concurrents, qui seront les denrées mêmes rétablies dans leurs justes valeurs, sera rembarré dans ses bornes naturelles ; de tyran et de maître, il ne sera plus qu'un esclave, et dont le service même se trouvera le plus souvent inutile ; et dans cette hausse prodigieuse de mouvement qui lui surviendrait à la suite de la consommation, une course ou deux, ou davantage, chez le prince, suivies sur-le-champ d'un retour aussi prompt, seraient imperceptibles, et ne laisseraient pas d'être un doublement de tribut qui, bien loin d'incommoder les peuples, ne serait que l'effet de leur crue d'opulence, toutes sortes de redevances tirant leur degré d'excès ou de médiocrité, non de leur quotité singulière et absolue, mais des facultés de ceux qui payent ; et ces fréquentes visions d'argent, auparavant caché ou paralytique, feraient dire qu'il y en aurait beaucoup à ces mêmes ignorants qui publient que la misère moderne vient du manque d'espèces. Comme tout ceci ne se peut, aux pays où ce déconcertement se rencontre, que par une cessation de manières pour lesquelles, quoique très-ruineuses, on croyait mériter de fort grands établissements, on n'aura aucune peine à comprendre que, bien loin que de pareilles mesures fussent un sujet de mérite et l'effet d'un grand savoir, on leur est au contraire uniquement redevable, tant le prince que ses peuples, d'une extrême misère, laquelle cessera aussitôt que la cause (qui ne pend qu'à un filet du côté de la nature) sera ôtée. Mais il s'en faut beaucoup que ce soit la même chose du côté de la volonté, ou plutôt du coeur, qu'un mort ressuscité, au témoignage de l'Écriture sainte, ne changerait pas lorsqu'il est une fois prévenu. Voilà le principe pitoyable de l'allégation que l'on ne peut sans risquer un bouleversement d'État cesser de ruiner meubles et immeubles depuis le matin jusqu'au soir, pour ne reconnaître d'autre Dieu ni d'autre bien que l'argent, qui n'en doit pas faire la millième partie dans un royaume rempli de denrées propres à tous les besoins de la vie, et qui n'est principe de richesses qu'au Pérou, parce qu'il y est uniquement le fruit du pays, qui, bien loin par là d'être digne d'envie, ne nourrit ses habitants que très-misérablement au milieu des piles de ce métal, pendant que des contrées qui le connaissent à peine ne manquent d'aucuns de leurs besoins ; pourvu, s'entend, que la liberté ou plutôt la nature fasse la dispensation de ses présents, puisque la production a été son ouvrage. Car enfin, pour faire un précis salutaire de ces Mémoires dont l'objet a été de combattre les précis criminels, on peut dire avec certitude que l'opulence générale, tant à l'égard du prince que de ses peuples dans un pays abondant, est un composé général et perpétuel où chaque particulier doit travailler à tout moment, par un apport et un remport à la masse toujours pareil le péril étant égal de quelque côté qu'arrive la diminution ; ce qui étant observé exactement il en résulte une composition parfaite où l'on trouve tout, parce qu'on y apporte tout. Mais, du moment que quelqu'un veut déroger à cette règle de la justice, pour prendre plus ou apporter moins que sa part, la défiance alors arrivant, ainsi que le déconcertement de proportion des prix, la masse se corrompt, et les particuliers qui n'y trouvent plus leur subsistance, sont obligés d'y pourvoir par des mesures singulières, qui sont très-désolantes et presque toujours criminelles, ou plutôt l'un et l'autre à la fois. Chacun périt, ainsi qu'on a marqué, par l'excès d'une denrée et la disette d'une autre, ce qui jette tous les sujets réciproquement dan la misère, pendant que la compensation mutuelle de ces extrémités les avait rendus très-heureux. [423] Il en arrive comme si quelque prince abusant de son autorité, ce qui n'est pas inconnu dans les persécutions de l'Église naissante ; comme si, dis-je, un souverain, pour tourmenter et faire périr divers sujets d'une façon grotesque, en faisait enchaîner dix ou douze à cent pas les uns des autres, et que l'un étant tout nu, quoiqu'il fît grand froid, il eût une quantité effroyable de viande et de pain auprès de lui, et plus dix fois qu'il n'en pourrait consommer avant que de périr, ce qui ne serait pas fort éloigné, parce qu'il manquerait de tout le reste, et surtout de liqueurs dont il n'aurait pas une goutte à sa portée ; pendant qu'un autre, enchaîné dans l'éloignement marqué, aurait une vingtaine d'habits autour de lui, et plus trois fois qu'il n'en pourrait user en plusieurs années, sans aucun aliments pour soutenir sa vie, et défense de lui en fournir ; tandis qu'un troisiéme enfin, et ainsi de suite, se trouverait environné de plusieurs muids de liqueurs, mais sans nuls habits ni aliments : il serait vrai de dire après leur dépérissement qui serait immanquable, si la violence se continuait jusqu'au bout, qu'ils seraient tous morts de faim, de froid et de soif, manque de liqueurs, de pain, de viande et d'habits ; cependant il serait très-certain que, tout pris en général, non-seulement ils ne manquaient ni d'aliments ni d'habits, mais que même ils pouvaient, sans la force majeure, être bien habillés et faire bonne chère. Et si quelqu'un au fort de leur mal, avant leur dépérissement entier, implorait la clémence du prince pour les faire déchaîner, ce qui se pourrait en un instant, et ce qui ne manquerait pas sur-le-champ de les rendre heureux par un échange réciproque, à quoi ils ne tarderaient pas un moment, le prince repartait, ou ceux qui le feraient parler, que le temps n'est pas propre, et que cela pourrait porter un grand préjudice, qu'en tout cas il faudrait attendre qu'un démêlé qu'il a à deux cents lieues de la contrée où ces malheureux seraient en souffrance fût terminé ; ne jugerait-on pas aussitôt que l'on voudrait ajouter l'injure et la raillerie à la persécution? Il peut y avoir des pays sur la terre où il se passe, non pas à peu près, mais à un plus haut degré, des exemples d'une pareille conduite, et en faveur desquels on allègue de pareils raisonnements pour son maintien, ou pour tarder le remède lorsqu'on parle de l'apporter, comme cela se peut pareillement en un moment. Mais n'y ayant que de la surprise, et nulle mauvaise volonté dans les maîtres du théâtre où une pareille scène se peut représenter aujourd'hui, on en doit avec certitude espérer la cessation, qui sera sur-le-champ un triplement d'opulence publique, dont il est autant impossible que le prince n'ait pas sa part, qu'il n'est pas présumable que l'état contraire et désolant qui subsiste n'apporte pas une diminution effroyable dans ses revenus, tant présents que possibles. Et dire que cela ne se peut pas en deux heures de travail et quinze jours d'exécution, est proférer la même extravagance que l'on vient de mettre dans la bouche des auteurs de la violence que l'on a ci-dessus décrite ou supposée. Tout se réduit enfin dans quatre mots souvent répétés, savoir que les peuples ne peuvent être riches ni payer le prince que par la vente de leurs denrées. Or, si l'on peut en deux heures de travail, ou plutôt de cessation de travail, doubler cette même vente de denrées, comme on ne saurait le contester sans renoncer à la raison et au sens commun, il est d'une pareille certitude que l'on peut en deux heures doubler leur richesse, et par conséquent les revenus du prince, bien qu'on ait en quelques contrées de l'Europe justement pris le contre-pied pour parvenir aux mêmes intentions, ce qui a produit la désolation publique. Ainsi, par le principe naturel que, des causes contraires sortent toujours des effets opposés, les conséquences promises, et marquées dans ce raisonnement ou ces Mémoires, ne peuvent trouver de contredisants parmi les personnes qui voudront bien se laisser convaincre que l'autorité ni la faveur [424] ne dispensent pas qui que ce soit d'obéir aux lois de la justice et de la raison. Au reste, l'on croit s'être acquitté de la preuve, promise à la tête de ces Mémoires, de l'erreur qui règne sur la plupart des hommes dans l'idée qu'ils se font des richesses, de l'argent et des tributs ; puisque dans le premier, ils cherchent de l'opulence dans sa propre destruction, et font cacher l'argent en le voulant avoir contre les lois de la nature ; tout comme pour recevoir les tributs, on se sert de moyens qui mettent les peuples hors de pouvoir y satisfaire, en leur causant une perte de biens dix et vingt fois plus forte que la somme que l'on a intention de recevoir ; ce qui fait que souvent, le dommage étant certain, le pyiement de l'impôt qui le cause ne peut pas s'en ensuivre, étant devenu impossible, en sorte que la ruine est tout à fait gratuite : or, de nier que la cessation d'une pareille manoeuvre soit une richesse immense pour les peuples et pour le prince, c'est ne pas convenir qu'un torrent retenu sur le bord d'une pente par une forte digue coulera en bas, dès que la barrière qui servait d'obstacle à son cours sera enlevée ; ce qui n'exige qu'un moment. Fin |