L'exemplaire de transcription provient du fonds de la Librairie Jean-Jacques MAGIS |
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[396] CHAPITRE II.
Le ciel n'est pas si éloigné de la terre qu'il se trouve de distance entre la véritable idée que l'on doit avoir de l'argent, et celle que la corruption en a établie dans le monde, et qui est presque reçue si généralement, qu'à peine l'autre est-elle connue, quoique cet oubli soit une si grande dépravation, qu'elle cause la ruine des États, et fait plus de destruction que les plus grands ennemis étrangers pourraient jamais causer par leurs ravages. En effet, l'argent, dont on fait une idole depuis le matin jusqu'au soir, avec les circonstances que l'on a marquées, et qui sont trop connues pour être révoquées en doute, n'est absolument d'aucun usage par lui-même, n'étant propre ni à se nourrir, ni à se vêtir ; et nul de tous ceux qui le recherchent avec tant d'avidité, et à qui, pour y parvenir, le bien et le mal sont également indifférents, n'est porté dans cette poursuite qu'afin de s'en dessaisir aussitôt, pour se procurer les besoins de son état ou de sa subsistance. Il n'est donc tout au plus et n'a jamais été, qu'un moyen de recouvrer les denrées, parce que lui-même n'est acquis que par une vente précédente de denrées, cette intention étant généralement tant dans ceux qui le reçoivent que dans ceux qui s'en dessaisissent ; en sorte que si tous les besoins de la vie se réduisaient à trois ou quatre espèces, comme au commencement du monde, l'échange se faisant immédiatement et troc pour troc, ce qui se pratique même encore en bien des contrées, les métaux aujourd'hui si précieux ne seraient d'aucune utilité. Il n'y a même aucune denrée si abjecte, propre à nourrir l'homme, qui ne lui fût préférée, en quelque quantité qu'elle se rencontrât, s'il était absolument défendu ou impossible au possesseur de s'en dessaisir, ce qui le réduirait bientôt au même état que le Midas de la fable. Ce n'est donc que comme garant tout au plus des échanges, et de la tradition réciproque, qu'il a été appelé dans le monde, lorsque la corruption et la politesse ayant multiplié les besoins de la vie, de trois ou quatre espèces qu'ils étaient dans son enfance, jusqu'à plus de deux cents où ils se trouvent aujourd'hui ; ce qui fait que n'y ayant pas moyen que le commerce et le troc s'en fassent de main à main, comme dans ces temps d'innocence ; et le vendeur d'une denrée ne trafiquant pas le plus souvent avec le marchand de celle dont il a actuellement besoin, et pour le recouvrement de laquelle il se dessaisit de la sienne, l'argent alors vient au secours, et la recette qu'il en fait de son ache-[397]teur lui est une procuration, avec garantie, que son intention sera effectuée en quelque lieu que se trouve le marchand, et cela pour autant, et sur un prix courant et proportionné à ce qu'il s'est dessaisi les mains de la denrée dont il était propriétaire : voilà donc l'unique fonction de l'argent ; et chaque degré de dérogeance qu'on y admet, quoiqu'elle se voie aujourd'hui à un excès effroyable, est autant de déchet à la félicité d'un Etat. En effet, tant qu'il s'en tient là, non-seulement il n'y a rien de gâté, maist bien loin d'être obligé de lui sacrifier tous les jours tant de victimes afin de le recouvrer, pour peu qu'il fît le rebelle, si les hommes s'entr'entendaient, il serait aisé de lui donner son congé ; ce qui lui arrive même à chaque moment en une infinité d'occasions, quoiqu'on n'y prenne pas garde. Comme il n'est tout au plus, ainsi qu'on vient de dire, qu'une garantie de la livraison future d'une denrée qu'on ne reçoit pas immédiatement en vendant celle que l'on possède, du moment qu'elle se peut procurer sans son ministère, il sera obligé de renfermer tout son orgueil à demeurer absolument inutile et immobile. Le cuivre et le bronze, dont on fait de la monnaie pour des sommes considérables, ne le remplacent-ils pas ? N'en a-t-on pas fait souvent de cuir, dans certaines occasions, qui, avec la marque du prince, qui ne coûte rien, a la même vertu, et même davantage, puisqu'elle a procuré les besoins de la vie plus qu'en ont jamais fait les piles d'argent au Pérou et au Nouveau-Monde ? Aux îles Maldives, où les peuples ne sont point du tout barbares, étant même polis et magnifiques, comme on peut voir par les relations, de certaines coquilles, qui se donnent par petits sacs, ont le même pouvoir, et procurent la même certitude de livraison future de ce qu'on veut ou voudra avoir, que font l'or et l'argent partout ailleurs où ils sont en vogue, bien que ces îles n'en soient pas même destituées, et qu'elles ne laissent pas pour cela d'en souffrir tranquillement la concurrence avec des matières aussi abjectes que sont des coquilles. Les îles de l'Amérique ont été longtemps, quoiqu'abondantes en argent, sans en connaître l'usage dans le trafic journalier, même parmi les nations de l'Europe qui les habitaient, bien que les peuples ne manquassent d'aucun de leurs besoins qu'ils construisaient dessus le lieu, ou qu'on leur apportait abondamment de l'ancien monde. Le tabac seul faisait tout le trafic, ainsi que la fonction de l'argent, tant en gros qu'en détail : si l'on voulait avoir pour un sou de pain et même moins, on donnait pour autant de ce fruit de la terre, qui avait un prix fixe et certain, sur lequel il n'y avait non plus de contestation que sur la monnaie courante, en quelque pays que ce soit ; et cependant avec tout cela, le nécessaire, le commode et le magnifique n'y manquaient non plus qu'ailleurs. Mais qu'est-il nécessaire d'aller si loin chercher des exemples pour vérifier cette doctrine, que c'est une erreur grossière de regarder l'or et l'argent comme le principe unique de la richesse, et de la félicité de la vie? Nous avons dans l'Europe, et on le pratique même tous les jours, un moyen bien plus facile et à bien meilleur marché pour mettre ces métaux à la raison, et, détruisant leur usurpation, les renfermer dans leurs véritables bornes, qui sont d'être valets et esclaves du commerce uniquement, et non les tyrans, et cela en leur donnant pour concurrents non du cuivre, non des coquilles, non du tabac, comme dans les lieux mentionnés, qui coûtent de la peine et du travail à recouvrer, mais un simple morceau de papier, qui ne coûte rien, et remplace néanmoins toutes les fonctions de l'argent pour des quantités de millions, une infinité de fois, c'est-à-dire par autant de mains qu'il passe, tant que ces métaux ne sortent point de leur état naturel, et des principes qui les ont fait appeler dans le monde. On demande donc à toute la nation polie, si prévenue des maximes régnantes, et qui ignore absolument la pratique et l'usage du commerce qui fait sub-[398]sister tous les hommes, sans vouloir même jamais s'en instruire de peur que la reconnaissance de son erreur ne lui fût préjudiciable ; on demande, dis-je, si les billets d'un célèbre négociant dont le crédit est puissamment établi par une opulence certaine connue, ce dont il existe plus d'un exemple en Europe, ne valent et ne prévalent pas à l'argent comptant ; et si en ayant toute la vertu et toute l'efficace, ils n'ont pas des avantages particuliers sur les métaux, par la facilité de la garde et du transport, sans crainte d'enlèvements violents ? Il y a bien plus : c'est que ces billets ne seront jamais acquittés tant qu'ils ne se trouveront qu'en des mains sages et innocentes, et qui n'en veulent faire qu'un usage de conduite prudente, soit par rapport au passé ou au présent, qui est de ne se dessaisir de son bien, surtout d'une somme considérable, que pour se procurer l'équivalent soit en immeubles ou en meubles, si l'on est négociant, et non le consommer en dépense ordinaire, soit faute ou à faire, qui est le seul cas où le billet n'est plus d'usage ; sans quoi, après une infinité de mains qu'il aurait toutes enrichies, en garantissant la livraison future de ce qu'on ne pouvait fournir sur-le-champ, il serait retourné à son premier tireur, ou il n'y aurait échu qu'une compensation. De cette manière, voilà une opulence générale, c'est-à-dire une jouissance et une consommation effroyable de biens, sans le ministère de la moindre somme d argent. Voilà donc encore une fois les prêtres de cette idole bien loin de leur compte, d'en faire un dieu tutélaire de la vie, et de soutenir que les hommes ne sont heureux ou malheureux qu'à proportion qu'ils possèdent plus ou moins de ce métal si recherché. Les foires de Lyon prouvent l'erreur du sentiment contraire toutes les années, lesquelles étant tantôt bonnes et tantôt mauvaises, on n'en peut nullement attribuer la cause à l'abondance ou au défaut de l'argent, puisque sur un commerce de vente et de revente de plus de quatre-vingts millions qui les compose, on n'y a jamais vu un sou marqué d'argent comptant ; tout se fait par échange et par billets, lesquels, après une infinité de mains, retournent enfin au premier tireur, ainsi qu'on a déjà dit. En voilà plus qu'il n'en faut pour montrer que la quantité plus ou moins considérable d'or et d'argent, surtout dans un pays rempli de denrées nécessaires et commodes à la vie, est absolument indifférente pour en faire jouir abondamment les habitants ; mais ce n'est que lorsque ces métaux demeurent dans leurs limites naturelles, car du moment qu'ils en sortent, comme l'on n'a que trop fait l'expérience en plus d'un endroit, ils deviennent nécessaires, parce qu'ils s'érigent en tyrans, ne voulant point souffrir qu'autres qu'eux s'appellent richesses ; et c'est ce qu'on va voir dans les chapitres suivants, où l'on montrera les deux issues par où l'argent a quitté son ministère ; dont la première est l'ambition, le luxe, l'avarice, l'oisiveté et la paresse ; et l'autre, le crime formel, tant celui qui est puni par les lois, qu'un autre genre que l'ignorance fait couronner tous les jours. |