DISSERTATION
sur la nature des richesses, de l'argent et des tributs,
où l'on découvre la fausse idée qui règne dans le monde
à l'égard de ces trois articles
(1707)

[Le texte et sa pagination sont ceux de l'édition Daire (Économistes financiers du XVIIIe siècle. Paris, Guillaumin, en 1843. p. 394-424).
N'ont été transcrits ni les notices, ni les commentaires, ni les notes explicatives d'Eugène Daire. p. taieb]


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CHAPITRE I.

Considérations générales.

TOUT le monde veut être riche, et la plupart ne travaillent nuit et jour que pour le devenir ; mais on se méprend pour l'ordinaire dans la route que l'on prend pour y réussir.

L'erreur, dans la véritable acquisition de richesses qui puissent être permanentes, vient, premièrement, de ce que l'on s'abuse dans l'idée que l'on se fait de l'opulence, ainsi qu'à l'égard de celle de l'argent.

On croit que c'est une matière où l'on ne peut point pécher par l'excès, ni jamais, en quelque condition que l'on se trouve, en trop posséder ou acquérir ; l'attention aux intérêts des autres est une pure vision, ou des réflexions de religion qui ne passent point la théorie. Mais, pour montrer que l'on s'abuse grossièrement, qui mettrait ceux qui y sont dévoués si singulièrement en possession de toute la terre avec toutes ses richesses, sans en rien excepter ni diminuer, ne ferait-il pas les derniers des malheureux, s'ils ne pouvaient disposer du labeur de leurs semblables ? Et ne préféreraient-ils pas la condition d'un mendiant dans un monde habité ? Car premièrement, outre qu'il leur faudrait être eux-mêmes les fabricateurs de tous leurs besoins, bien loin de servir par là leur sensualité, ce serait un chef-d'oeuvre si, par un travail continuel, ils pouvaient atteindre jusqu'à se procurer le nécessaire ; et puis, dans la moindre indisposition, il faudrait périr manque de secours, ou plutôt de désespoir.

Et même sans supposer les choses dans cet excès, un très petit-nombre d'hommes en possession d'un très-grand pays, comme il est arrivé quelquefois par des naufrages, n'ont-ils pas été autant de malheureux, bien loin d'être autant de monarques ? Et il n'est que trop certain, par les relations espagnoles de la découverte du Nouveau-Monde, que les premiers conquérants, quoique maîtres absolus d'un pays où l'on mesurait l'or et l'argent par pipes, passèrent plusieurs années si misérablement leur vie, que, outre que plusieurs moururent de faim, presque tous ne se garantirent de cette extrémité que par les aliments les plus vils et les plus répugnants de la nature.

Ce n'est donc ni l'étendue du pays que l'on possède, ni la quantité d'or et d'argent, que la corruption du coeur a érigés en idoles, qui font absolument un [395] homme riche et opulent : elles n'en forment qu'un misérable, comme l'on peut voir par les exemples que l'on vient de citer ; ce qui se vérifie tous les jours encore par le parallèle de ce qui se passe au pays des mines, où cinquante écus à dépenser par jour font vivre un homme moins commodément qu'il ne ferait en Hongrie avec huit ou dix sous, qui suffisent presque pour jouir abondamment de tous les besoins nécessaires et agréables. On voit par cette vérité, qui est incontestable, qu'il s'en faut beaucoup qu'il suffise pour être riche de posséder un grand domaine et une très-grande quantité de métaux précieux, qui ne peuvent que laisser périr misérablement leur possesseur, quand l'un n'est point cultivé ; et l'autre ne se peut échanger contre les besoins immédiats de la vie, comme la nourriture et les vêtements, desquels personne ne saurait se passer. Ce sont donc eux seuls qu'il faut appeler richesses; et c'est le nom que leur donna le créateur lorsqu'il en mit le premier homme en possession après l'avoir formé : ce ne furent point l'or ni l'argent qui reçurent ce titre d'opulence, puisqu'ils ne furent en usage que longtemps après, c'est-à-dire tant que l'innocence, au moins suivant les lois de la nature, subsista parmi les habitants du globe, et les degrés de dérogeance à cette disposition ont été ceux de l'augmentation de la misère générale. On a fait, encore une fois, une idole de ces métaux ; et laissant là l'objet et l'intention pour lesquels ils avaient été appelés dans le commerce, savoir pour y servir de gages dans l'échange et la tradition réciproque des denrées, lorsqu'elle ne se put plus faire immédiatement à cause de leur multiplication, on les a presque quittés de ce service pour en former des divinités à qui on a sacrifié et sacrifie tous les jours plus de biens et de besoins précieux, et même d'hommes, que jamais l'aveugle antiquité jamais n'en immola à ces fausses divinités qui ont si longtemps formé tout le culte et toute la religion de la plus grande partie des peuples. Ainsi, il est à propos de faire un chapitre particulier de l'or et de l'argent, pour montrer par où ce désordre est entré dans le monde, où il a fait un si grand ravage, surtout dans ces derniers temps, que jamais ceux des nations les plus barbares dans leurs plus grandes inondations n'en approchèrent, quelque description épouvantable que l'on en trouve chez les historiens. On espère qu'après la découverte de la source du mal, il y aura moins de chemin à faire pour arriver au remède, et que cela pourra porter les hommes à revenir de leur aveuglement, d'anéantir tous les jours une infinité de biens, de fruits de la terre, et de commodités de la vie, seules propres à faire subsister l'homme, pour recouvrer une denrée qui, n'étant absolument d'aucun usage par elle-même, n'avait été appelée au service des hommes que pour faciliter l'échange et le trafic, ainsi qu'on a déjà dit. On espère qu'après cette vérification de ce fait incontestable, que la misère des peuples ne vient que de ce qu'on a fait un maître, ou plutôt un tyran, de ce qui était un esclave, on quittera cette erreur, et rétablissant les choses dans leur état naturel, la fin de cette révolte sera celle de la désolation publique.

 

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