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CINQVIE'ME DIALOGUE.


U pié des murs d'une des plus grandes & des plus anciennes Villes de France, régne un Quai que sa longueur extraordinaire, & la diversité de cent & cent Vaisseaux, ornent assez. De ce Quai, presque à toute heure couvert d'étrangers, de Marchands & de Curieux, on passe sur un Pont d'un artifice remarquable ; au bout duquel commence un Cours, dont la beauté est encore

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au dessus de celle du Pont & du Quai. Deux rangs d'arbres assez jeunes pour être du verd le plus vif, & assez vieux pour donner un ombrage assuré, s'étendent à perte de vûë, au bord d'une Prairie parfaitement unie & arrosée de la Seine durant plusieurs lieues. De l'autre côté d'un si magnifique canal, on voit tantôt une haute Montagne, de laquelle quelques endroits secs & brûlez sont cachez par des Maisons riantes, tantôt un grand chemin sans cesse rempli de gens qui arrivent à la Ville, ou qui en partent, tantôt entre quelques petites Isles, des Valons, des Eglises, des Hameaux, & plusieurs Jardins ; ceux- ci cultivez & embellis avec soin, ceux-là d'une négligence champêtre : mais qui retentissent souvent les uns les autres de fêtes agréables, que l'amitié, & quelquefois même l'amour, y donnent. Le milieu de ce Cours est marqué par un rond d'arbres, où viennent se reposer ceux qui se proménent à pié ; & la fin, en laissant la Prairie toute découverte, offre aux yeux une aussi charmante perspective que la Nature puisse en presenter. Une vaste étendue de terre verte, semée à droit de Villages, toujours bordée à gauche de cette large Riviere, & heureusement terminée en face d'une couronne de Montagnes, sur lesquelles de hauts arbres, plantez en avenues, annon-
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cent des Maisons & des Terres considérables. Tel est le Cours où ils allerent à la promenade. Le jour étoit doux & serain, & un nombre brillant de Carosses joignoit l'éclat & le spectacle du monde, aux beautez de la nature. Ils firent cinq ou six tours, pendant quoi ils blazonnerent une nouvelle mariée, qui vint se montrer là. Le Marquis dit des pesteries de plusieurs femmes : le Chevalier fit remarquer à Madame du B. que son Mary paroissoit fort content dans un Carosse où il étoit, vis-à-vis d'une des plus jolies : & Mademoiselle M. tâcha de rabaisser par des remarques prudes, le peu qu'il y en eût qu'on loua, ne souffrant souvent qu'à regret qu'on en trouvât quelqu'une jeune. A la fin ils voulurent jouir mieux de la fraîcheur du soir. Ils mirent pié à terre, & ils allerent s'asseoir sur l'herbe, au bord de la Seine. Si ç'avoient été des Bergers, les hommes se seroient mis au pié des femmes.
       * Iris un peu plus haut, Tirsis un peu plus bas.
       L'amour aux pieds d'Iris, marquoit toû-
       jours sa place.

C'étoit la régle dans les Prairies de forêt, & dans la vallée de Tempé : mais le Marquis & le Chevalier ne firent point de difficulté de se mettre au niveau de la Com-

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tesse & de Mademoiselle M. qu'ils placerent seulement au milieu d'eux.
   La Comtesse tomba dans une petite rêverie au bruit de l'eau, qu'elle regardoit couler, tandis que les autres avoient aussi les yeux fixez sur quelque chose qui les amusoit. Elle les réveilla tous en chantant,
       Bois épais, redouble ton ombre, &c.
Que vous faites de plaisir à M. le Chevalier, lui dit Mademoiselle M. lors qu'elle eût fini. Il n'a que faire de vous remercier, sa joie & l'obligation qu'il vous en a se montrent de reste. N 'est-ce pas là l'air à son gré ? Il seroit difficile, répondit le Chevalier, que tous les airs que Madame chante, ne fussent pas à mon gré, au moins pendant qu'elle les chante. Mais le plaisir auroit été bien autre pour nous, & la gloire bien autre pour elle, si, au lieu d'un air si uni, elle avoir chanté quelque belle chanson Italienne, où il y eut en abondance de fia , fia, fia, comme disoit Arlequin, pour dire des passages.
   Je n'ai point consulté là-dessus, Monsieur, aux sentimens, de qui je ne suis rien moins qu'attentive, reprit la Comtesse ; mais je vous avouë que voilà de tous les airs du monde, celui que j'aime le mieux. Et il y a déja long-tems que c'est mon air d'inclination. Vous êtes de ce méchant goût, Madame, & vous vous hazardez à le dé-
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couvrir. Rassurez-vous pourtant, ajouta le Chevalier, quand même Mademoiselle devroit nous en faire la guerre. Lulli, qui distinguoit souvent Amadis de ses autres Opera, distinguoit
       Bois épais, &c.
entre les meilleurs morceaux d'Amadis ; & citoit cet air, comme un de ceux de ses grands airs, qu'il estimoit davantage. Mais, puisque nous voici sur les airs d'inclination, Mademoiselle permettroit-elle qu'on lui demandât lequel lui déplaît le moins dans notre malheureuse Musique ? Le Marquis en nommera un à son tour. Quelque belle que fût la Musique Italienne, dit M. & quelque passionnée que j'en fusse, nous ne gagnerions rien ici, elle à être citée, ni moi à la vanter. Vous êtes trois contre un.
       * Le nombre tôt ou tard accable la valeur.
Ainsi je ne vous cite point
       La speranza tutt inganno &c.
air Italien, auquel je donnerois la préférence sur tous les airs qu'on ait jamais chantez, & qui passe communément chez les vrais Connoisseurs, pour le plus beau qui nous soit venu du Païs, d'où nous viennent les beaux airs. Quant à vos airs François, j'aurois presque envie de vous répondre ce que Mr de Bullion répondit aux Cordeliers qui lui étoient allé demander à quel Saint il vou-

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loit dédier sa Chapelle, Helas ! je n'en affectionne aucun en particulier : Cependant s'il faut choisir un air de Lulli par complaisance pour vous, je choisis celui qui commence le cinquième Acte d'Isis.
       Terminez mes tourmens, puissant Maî-
       tre du monde, &c.

   Vertubleu, dit le Marquis, on voit bien que vous ne pechez que par malice. Vous ne vous y connoissez pas mal cette fois-ci, & n'aprehendez pas que le Chevalier ose trouver à redire au goût de science, que vous marquez là. Pour moi qui ai eu autrefois une espece de basse, les basses se sont attirez ma principale attention, & mes deux airs favoris étoient,
       * Quand on aime bien tendrement, &c.
Atys, Act. second.
Et
       Dieu qui vous déclarez mon pere, &c.
Phaëton, Acte cinquiéme.
D'airs de hautecontre. Celui que j'aurois préféré, auroit été,
       Espoir si cher & si doux,
       Ah ! pourquoi me tromper vous ?

qui est à la fin du troisiéme Acte d'Atys. Mais le Chevalier qui nous a engagez à nous déclarer ainsi chacun pour un air, choix embarassant parmi le grand nombre d'airs à peu prés égaux, que nous avons, ne nous a point nommé le sien. Et je vais

* Cet air est en f ut fa bemol, ton fort difficile.

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vous prier, reprit celui-ci, de me dispenser d'en choisir aucun ; car vous m'avez pris tous trois, les trois que j'aurois choisis. Si vous me pressez d'en préferer un entre ces trois là, vous devinez peut-être que celui que Madame aime auroit.... & je viens de le lui entendre chanter. Mais je vous dirai que le dessus d'une simphonie à trois parties, qui n'a pas été fait pour qu'on le chantât, me touche presque autant que ces trois admirables airs. C'est
       Dans nos bois Sylvandre s'écrie, &c.
Simphonie de la premiere jeunesse de Lulli : Il y a prés de quinze ans que j'entendis chanter,
       Dans nos bois, &c.
par une voix tendre & aisée, sans que je sçusse alors ce que c'étoit que des parties. J'ai connu depuis que ces paroles n'ont été faites qu'aprés coup pour cet air de Violon, auquel il n'en falloit point à la rigueur. J'ai même senti que ces paroles ne sont pas tout-à-fait bonnes, parce que le retour du Vers,
       Si c'est un mal, &c.
n'étoit point necessaire, & que le Jeu
       J'en vais perdre la vie.
       J'en vais perdre le jour.

est un peu badin. Cependant cela me charme toujours, même en air : Quand je ne puis pas le demander aux Instrumens, je

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le demande aux Chanteurs : si j'osois je le demanderois aux Chanteuses ; & je n'ai rien entendu, depuis tant d'années, qui ait diminué l'impression que ces beaux tons, qui sauvent les paroles mediocres font sur moi. Du moins, Madame, on ne me refusera pas la louange d'être constant dans mes inclinations.
   Je vais, Messieurs, dit la Comtesse, vous faire une plaisante question. Vous m'allez dire,
       * Avocat, ah ! passons au Deluge.
mais n'importe. Comment a-t-on inventé la Musique, & qui est-ce qui l'a inventée ? Je veux sçavoir à qui nous devons un Art si délicieux & si utile pour les honnêtes faineans. Aux oiseaux, Madame, répondit Mr des C. Ils ont chanté les premiers ; & selon un a Auteur trés-vénerable, ils ont fait songer les hommes à chanter aussi. Si ç'a été Promethée * ou Maneros, honorez comme inventeurs de la Musique, qui ont reçu des oiseaux cette jolie Science, vous ne vous en souciez pas beaucoup. Vous ne vous souciez pas beaucoup si les Muses ont donné le nom à la Musique, ou si la Musique a donné le nom aux Muses ; & aparemment vous ne vous souciez

a Ponticus Chameleon Musicam ab antiquis excogitatam esse scribit ab avibus, quae in solitudinibus canere consueverunt, ad auarum imitationem Musicet constitutionem sumpserunt. Athéneus li. 9. c.13.

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pas beaucoup non plus d'être bien certaine que ce soit Pythagore qui ait le premier réduit la Musique en Art. Cette origine vous suffira. Je veux en donner à la Musique une plus glorieuse & plus vrai-semblable, interrompit le Chevalier, & à même tems faire honneur aux Poëtes Grecs, dont je sçai que les Dames ont oüi décrier la galanterie. Mais auparavant vous me permettrez de vous dire, b qu'il est constant par toute la vie * de Pythagore, & par un des plus beaux passages particuliers qui nous reste sur la Musique ancienne, que Pythagore l'aima en effet, & la cultiva extrêmement, l'enseigna & la recommanda fort à ses disciples, & que ce fut lui qui dressa les Instrumens, & qui s'avisa de prendre des boyaux de brebis, ou de petits nerfs de bœuf, pour en faire des cordes. Vous devez, Mesdames, vous & tous les joüeurs d'Instrumens d'aujourd'hui ; connoître l'Auteur de cette heureuse invention, & nous devons juger par

b Intestina ovium, vuel boum nervos tam variis ponderibus illigatis tetendit, qualia in malleis : S. fuisse didicerat : talisque ex his concentus evenit, qualem prior observatio non frustra animadversa promiserat, adjecta dulcedine quem natura fidium sonora praestabat. Hic Pythagoras tanti secreti campos, deprehendit numeros è quibus soni sibi consoni nascerentur : adeò ut fidibus sub hac numerorum observatione compositio certà, certis, aliàque aliis convenientium sibi numerorum concordia tenderantur, ut una impulsa plectro, alia licet longe posita, sed numeris conueniens, simul sonaret. Macrob. in Sommio Scipi. I; 2. c. 1. Jamblique ne dit rien de cette invention des cordes de boyau.

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là, que Pythagore entra dans un détail de Musique assez grand. Quant à l'origine de cet Art, je parie que la pensée d'Euripide, citée * plusieurs fois par Plutarque, & traduite par le bon homme Amiot, paroîtra galante à Madame & à Mademoiselle.
       Amour à l'homme enseigne la Musique.
       Quoiqu'il n'en eût devant nulle pratique.

   L'Amour ! Voilà un pere & un maître digne d'un Art tel que la Musique. Et ce Plutarque, dans les Oeuvres morales duquel on trouve mille & mille choses agréables & toutes arrangées, raporte un endroit de Theophraste, dont j'ai retenu quelques morceaux, qui contiennent ce me semble, un discours de l'origine de la Musique, clair & précis. Il y a, dit Theophraste, trois principes de la Musique, la douleur, la volupté & le ravissement d'esprit : desquelles trois causes, chacune plie & détourne un peu la voix de son ordinaire, parce que les douleurs aportent coûtumierement quant & quant elles des plaintes, qui facilement se glissent en chant... Et les grandes & vehémentes joyes de l'ame, soûlevent tout le corps, même de ceux qui sont un peu legers de leur nature, & les provoque comme insensez, à sauter & à danser, & plaudir des mains, s'ils ne peuvent baller.... Ma s ceux qui sont un peu plus graves & rassis, se trouvans épris de telle joye, lais-

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sent seulement aller leur voix, jusqu'à parler haut, & dire des chansons, & sur tout le ravissement d'esprit ou inspiration divine, qui s'apelle enthousiasme, jette & le corps & l'ame & la voix hors de son ordinaire. Ces idées ne sont-elles pas pleines de vrai-semblance & de sens, & ce langage d'Amiot n'est-il pas d'une naïveté gracieuse ? Delà Plutarque conclut que l'amour contenant & comprenant en soi, au souverain degré, toutes les choses primitives de la Musique, la douleur, la joye & le ravissement d'esprit, il a bien la mine en effet d'être l'auteur & le maître de cét Art aimable. Si je croyois, Mesdames, que ce sentiment vous agréât, je l'embrasserois volontiers.
   Mais, Chevalier, dit le Marquis, j'aurai deux objections à vous faire. La premiere, qu'il est constant, & par Plutarque & par d'autres Ecrivains, que la Musique a été inventée en l'honneur & pour le culte des Dieux, d'où vient que la Musique sacrée est la plus ancienne. Donc l'Amour n'en est pas le pere. La seconde, que selon toutes les aparences, ç'a été * la nécessité, le besoin qui a trouvé & mis en usage tous ces Arts. L'agréable n'en a point été la source, & n'en sçauroit être la fin. Cela ne convient qu'à nous. Ainsi on vise à contenter les yeux dans la belle Archi-

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tecture, & elle les contente : Cependant ce n'a pas été là son premier but, & ce n'est pas sa fin encore aujourd'hui ; ç'a été & c'est qu'une maison qui serve à nous mettre à couvert. Ainsi on a visé à satisfaire le goût par la bonne chere, & elle le satisfait. Cependant le besoin & l'envie de se nourrir pour vivre, a été la source de la bonne chere, & en est encore aujourd'hui le prétexte. Donc l'amour, qui n'a que de l'agrément & point d'utilité, n'a pas dû trouver la Musique, & ne doit pas nous y porter. L'amour point d'utilité, répliqua le Chevalier ? Eh ! mon pauvre ami, quel blasphême ? Qui doute que l'amour quel qu'il soit, n'ait des utiitez infinies ? C'est que souvent on ne s'applique pas à les découvrir. Mais, pour répondre plus nettement à ces deux objections, songez, Monsieur, que l'amour est un nom bien vaste, & qui comprend bien des choses. Quand on dit que l'amour a trouvé la Musique, & qu'il l'enseigne, on entend une passion violente, qui peut causer de la douleur, de la volupté, & du ravissement d'esprit. Je suis persuadé comme vous, que la Musique a commencé dans les Temples des Dieux. Hé bien, ce fut un Amant deses-peré de la maladie de sa Maîtresse, & qui
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nes, ou ç'en fut quelqu'autrc qui leur rendoit grâces d'avoir guaranti la sienne d'un péril émincnt, ou enfin quelqu'autre qui, dans les sept ou huit premiers jours de ses noces, exprimoit la reconoissance qu'il avoit du present que lui avoit fait le Dieu du Mariage. Voilà de la Musique sacrée, & c'est l'amour qui la produit. Vous voyez que cela s'accommode fort bien ensemble. Oh, dites-vous, la nécessité & le besoin doivent être la source & la fin des Arts. A la bonne heure. Mais vous sçavez que la nécessité & le besoin se mesurent sur les desirs qu'on a, réels ou non. Nos desirs nous rendent réels les besoins les plus imaginaires ; & quel besoin plus pressant y a-t-il pour un homme qui voit prête à mourir une femme avec laquelle il étoit, & qui mourra de desespoir, quel besoin plus pressant y a-t.il, dis-je, que de la sauver? Au reste, si vous voulez que les besoins qui nous portent à invoquer les Dieux en Musique soient tout-à-fait effectifs & naturels, comme je vous ai dit que je donnois au nom d'amour une signification trés-étenduë, j'y consens encore. Les fruits de la terre profitoient mal, on apréhendoit une stérilité générale, & on demandoit un tems plus favorable. Le tems venoit, & la récolte étoit abondante. La peste desoloit un Païs, le peuple alloit prier les Dieux de l'en déli-

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vrer, i1 les remercioit de l'en avoir délivré, il solemnisoit ensuite avec une joie extrême cette délivrance. Voilà de la douleur, de la volupté, & du ravissement d'esprit, & voilà les besoins du monde les plus naturels : or cela se peut apeler amour, je dirai que l'amour aura dicté la Musique qu'on aura inventée en ces occasions : car le desir de vivre, de vivre dans l'abondance, & d'y voir vivre, sa femme & ses enfans ; & la peur de contraire, est un sentiment qui inspire des mouvemens assez vifs, pour mériter le nom de passion ; & cette Musique qui se sera adressée aux Dieux aura fait des hymnes.
   Qu'en pensez-vous, Mesdames, reprit le Marquis ? J'aquiesce moi, à ces raisons, & je passe l'amour, à cette signification générale, pour la source originale & perpetuelle de toute la Musique. De ce principe, poursuivit le Chevalier, je tirerai si ce n'est point vous fatiguer, deux conséquences qui établiront ce que nous avons déja tant soûtenu, que le naturel & l'expression sont l'essentiel d'une Musique, qui veut, comme elle doit le vouloir, attraper son but. Le naturel, cela saute aux yeux, puisque ce n'est que la nature qui parle, il faut qu'elle ne parle que naturellement. L'expression, cela est presque aussi sensible, puis qu'on ne chante que par la
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même raison qu'on parle, parce qu'on a quelques sentimens à exprimer. a Il faut une expression grande ou petite. Les hommes n'auroient point formé de langues, s'ils n'avoient eu besoin de s'entretenir les uns les autres. Ils n'auroient point formé de chants, s'ils n'avoient été poussez par la force de certains sentimens à les revétir de certains tons, s'ils n'avoient voulu invoquer, honorer les Dieux, & marquer leur plaisir, leur douleur & leurs trans-ports : par conséquent ils n'auroient ni parlé ni chanté, s'ils n'avoient eu quelque chose à dire, & ils ne devoient ni parler ni chanter, que pour dire quelque chose. Un discours qui n'a ni sens ni fin, & une Musique qui n'exprime rien, sont également fades. Et qui pourroit souffrir un discours de cette sorte.
   Autre consequence. La Musique ne naissant que de mouvemens qui nous agitent, & d'interêts qui nous touchent fort,

a Quotus enim quisque est qui teneat artem numerorum ac modorum : ars enim cum à naturà profecta sit, nisi naturà moveat ac delectet, nihil sane egisse videatur: nihil est autem tam cognatum mentibus nostris quàm numeri atque voces : quibus et excitamur, & incendimur & lenimur & languescimus, & ad hilaritatem & ad tristitiam saepe deducimur, quorum illa summa vis carminibus est aptior & cantibus, non neglecta, ut mihi videtur, à Numa rege doctissimo majoribusque nostris, ut epularum solemnium fides ac tibiae, Saliorumque versus indicant maxime autem à gracià vetere celebrata. Cic. de orat. l. 3. il parle de la Musique dans cet admirable passage & explique comme il la veut. Naturà moveat ac delectet. Du naturel de l'expression & puis de la douceur.

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on doit toujours supposer qu'elle part du cœur de celui qui chante, & veut aller au cœur de celui qui écoute. Qu'elle paroisse partir du cœur du chanteur, caractere de bonté d'une Musique, soin principal du Musicien qui compose. Qu'elle aille au cœur de l'auditeur, marque d'excellence, preuve que le Compositeur a réüssi. Or tout ceci prêche l'expression, une expression grande ou petite, mais une expression nécessairement. Conclusion : rigine de la Musique montre de son côté ce que j'ai plusieurs fois rebattu : Et c'est ce qu'il m'est pardonnable de rebatre plusieurs fois, pour dégoûter des extravagances Italiennes, que sans le naturel & l'expression, la Musique est une fadaise, un badinage d'enfant, indigne d'occuper d'honnêtes gens. D'où il s'ensuit que Bacilly s'est trompé , & a trompé aprés lui quelques-uns des derniers faiseurs de Traitez, en croyant que * la fin de la Musique est de contenter les oreilles par les sons harmonieux.
   Bacilly révoit, dit M. Il y a pourtant une chose qui l'excuse & qui me fait de la peine pour vous, c'est que l'agrément, le contentement des oreilles, dont vous ne dites mot, est un point trés-considérable : Seroit-il possible qu'en fait de Musique, en fait de sons qu'on ne va entendre que pour avoir du plaisir, l'agrément

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me en ne chatoüillant point les oreilles ? Le plaisir du cœur n'est-il pas le plus important ? & une Musique naturelle & expressive, qui quoique rude aux oreilles, vous remueroit le cœur, & vous feroit sentir l'émotion tendre que vous allez chercher à l'Opera. Ne seroit-elle pas agréable au fond, & ne devroit-elle pas véritablement être censée, agréable ? Cependant je vous accorderai d'avantage. Que le naturel & l'expression soient, s'il vous plaît, les deux premieres qualitez de la Musique : l'agrément, le contentement des oreilles l'harmonie, comme vous voudrez l'apeler, sera la troisiéme ; &, pour vous faire ma cour, une troisiéme qualité trés à compter.
   Ceci résulte encore de nos principes. Je vous ai dit qu'il faut que le chant aille au cœur de l'auditeur. Mais par où faut-il qu'il y aille ? par l'oreille. L'oreille est, pour la Musique, la porte du cœur. S'ouvrir bien cette porte, flatter l'oreille est donc le troisiéme soin du Musicien ; mais

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ce n'est que le troisiéme. Le soin d'être naturel & celui d'être expressif vont devant. Vous conviendrez, Mademoiselle... Oüi, oüi, interrompit le Marquis, elle en conviendra du moins en elle-même. Ce raisonnement du Chevalier me fait souvenir, Madame, d'une chose que j'ai autrefois entendu dire, & me la met dans son jour : moins le sentiment est vif, moins on a d'intérêt d'arriver promtement au cœur, & plus il est permis de s'amuser à l'oreille : de songer à la réjoüir par des sons doux & harmonieux. Ainsi Lambert qui n'a jamais exprimé dans ses airs des passions trés-fortes, n'a pas été obligé de rechercher des expressions si perçantes. Il a pû s'attacher davantage à plaire aux oreilles ; & il n'y a rien à dire, que son grand mérite soit de sçavoir leur donner un plaisir délicieux, par des tons aussi heureux qu'ils puissent être. Je dis des tons qu'ils puissent être aussi heureux, car en vérité je pense que les siens sont tels. Quelle douceur & quelle simplicité convenable à ces bergers, qu'il fait chanter d'ordinaire ! Et les tons de Lambert remplissent à merveilles ce que le Chevalier exige, qu'on ne se borne pas à l'oreille, qu'on aille plus loin, & qu'on gagne à la fin le cœur. Ils le gagnent, je vous assure, & ils y laissent une émotion, bien dangereuse aux indifferens. L'air,

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       Beaux yeux de Climene, &c,
& une douzaine d'autres airs de lui, sont dignes d'avoir été chantez sur les rives du Lignon. Celui-ci sur tout est un des chants le plus aimable & le plus flatteur qu'il y ait au monde. Comment dit quelque part Montagne ? * Quant a moy, je ne m'estime point assez fort pour ouïr en sens rassis des Vers d'Horace & de Catulle, chantez d'une voix suffisante a par une belle & jeune bouche,& Zenon avoit raison de dire que la voix étoit la fleur de la beauté. Si les paroles de l'air, beaux yeux de Climene, étoient d'une versification aussi exacte que celle de Catulle & d'Horace, & que je les entendisse chanter par une bouche, telle que Montagne la demande, (& je sçai où il y en a une.) Quoique je sois à present plus Philosophe que lui, peut-être ne serois-je pas plus fort. Mais, dit la Comtesse, si vous apliquiez aux Piéces Italiennes les régles que vous venez d'expliquer, que trouveriez-vous ? Leurs airs & leurs simphonies vont-ils au cœur, aprés avoir contenté les oreilles ? Or ça, Mademoiselle, avoüez-moi la verité, afin que je sçache à quoi m'en tenir. Les airs des Italiens contentent l'oreille, répondit Mademoiselle M. & leurs simphonies vont au cœur. Vôtre effort de sincerité vous coûte déja cher, répondit le Chevalier ; car vous

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n'osez dire qu'ils fassent 1'un & l'autre comme ils le devroient ; mais vous ne laissez pas de les défendre autant qu'on le peut, & c'est là ce qu'il y a de mieux à dire en leur faveur. On ne diroit pas que des airs chargez d'un badinage puéril, vont au cœur, & que des simphonies sans aucun chant, qui ne font que hannonner & sauter de haut en bas d'une manière bizarre, flattent beaucoup une oreille naturelle ? Les airs sont plus faits pour le cœur, à cause que les paroles demandent à y aller, & les simphonies qui n'ont point de paroles, plus pour l'oreille. Et par là ce sera toujours un malheur que les airs, les simphonies des Italiens ne fassent qu'une impression contraire. Le moyen de ne pas rire ou de ne se pas fâcher de vôtre air incomparable ?
       La fperanza, &c.
Je le croi venu de Turin, parce que je l'ai entendu attester par d'honnêtes gens, quoique d'autres le croyent fait à Paris : mais enfin que signifie-t-il ? Tout le monde se repaît d'esperance, & tout le monde y est trompé. Voilà une chose triste, & le Compositeur vous l'annonce d'un ton, d'un mouvement gai, avec des agrémens & des passages qu'une joïe folle pourroit seule excuser, & comme il annonceroit la meilleure nouvelle. Morbleu, cela est insultant. Mais

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une chanson lugubre ennuyeroit.... elle charmera quand les paroles seront lugubres ; & une fois pour toutes, lorsque Mr Jourdain vouloit que son Musicien * ragaillardit un peu par ci par là l'air,
       Je languis nuit & jour , &c.
Le Musicien eut raison de le lui refuser, & de lui répondre. Il faut, Monsieur, que l'air soit accommodé aux paroles. Que la speranza flatte l'oreille, je l'accorde : mais je vous soûtiens que le cœur en est si choqué & le bon sens si mécontent, qu'ils contraignent l'oreille de rejetter avec dédain le plaisir mal placé qu'on lui offre. Et il n'en est pas ainsi de quantité d'airs Italiens, qui ont une douceur emmiellée. Pour ce qui regarde les simphonies & les sona-tes, je ne nie point non plus qu'il n'y en ait qui remuent le cœur. J'en connois, & j'en aime plusieurs que je trouve d'une beauté exquise ; & en general, j'avoue que la Musique Italienne, méprisable sans quartier pour les airs, est estimable pour les simphonies. Mais néanmoins vous souffrirez que je vous soûtienne que la plûpart des simphonies des Italiens heurtent une oreille d'un goût naturel, par la rapsodie de leurs tons biscornus, rompus, inégaux, leurs brusques changemens de mode, leurs dissonances pressées, &c. outre qu'elles ne sont pas toutes differen-

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tes & neuves, à beaucoup prés, & que votre Heros Corelli, lui-même, se répete assez souvent : ce qui est bien plus marqué & bien plus insuportable dans le goût Italien, que dans le François. En second lieu, je vous soutiendrai qu'un petit nombre seulement de leurs simphonies arrivent au cœur, parce qu'elles sont d'ordinaire outrées. Le cœur qui ne veut qu'une expression conforme aux choses ni trop forte ni trop foible & dans un juste milieu, se révolte de la furie horrible sur laquelle mille Compositeurs de Sonates affectent de fonder leur mérite. Eh, ce ne sont pas là des tons de Musique : ce sont des cris enragez. J'ai trop pris la liberté de parler sincerement jusqu'ici, ajouta en riant le Chevalier, pour en faire façon à l'heure qu'il est. Je vous confesserai que les simphonies Italiennes que j'admire, ne sont point celles que Messieurs vos Connoisseurs nous vantent communément. Ce sont certaines Piéces qu'on peut nommer indifferentes en comparaison des autres, & qu'ils traitent de médiocres. Mais pour sortir tout-à-fait, si nous le pouvions, de ce long & terrible article du caractere de leurs simphonies & de leurs airs, il me reste à vous déclarer une chose... trés-fâcheuse, Monsieur, sans doute ; mais à quoi nous ne souscrirons pas.... trés-fâ-

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cheuse assurément, Mademoiselle, & à quoi par malheur les Illustres de vôtre parti ne s'éloignent pas de souscrire. C'est qu'en l'état où sont les Piéces Italiennes, il me semble qu'elles ne sont faites ni pour les oreilles, ni pour le cœur. Les Compositeurs d'Italie ne visent qu'aux accords, & dans les accords ils ne travaillent que pour l'intelligence, pour l'esprit. Ils préparent de l'occupation à ceux qui voudront examiner & exécuter ces accords & des sujets d'admiration à ceux qui seront d'humeur à priser un travail sçavant & inutile. Composer de la Musique pour l'esprit, le but est singulier. Il faudra avertir les Machinistes des Opera d'inventer des Machines pour le cœur, & les Danseurs de danser pour les oreilles.
   Finissons, dit la Comtesse, persuadez que la bonne Musique excite les passions & les calme. Je me souviens que telle est la Musique des Sevarambes, à qui l'Auteur a donné aparemment le plus beau degré de perfection, qu'il a aussi tiré sur vos Grecs, qui, selon lui, * faisoient tout cela. Et à propos des Opera, passons de l'invention de la Musique à la perfection de la Musique Françoise par ces Spectacles. J'ai maintenant envie de sçavoir quand & comment ils ont commencé en France. J'aurois souhaité, reprit Mademoiselle,

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que la comparaison de Mr le Chevalier en eût parlé, il auroit été agréable qu'il y eût fait entrer cette digression. Un Auteur qui fait l'histoire d'une Ville, ne debute-t-il pas par conter la maniere dont elle a été fondée ? Le Chevalier n'a pas fait l'histoire de nos Opera, répondit Mr des &c. il a fait leur Apologie, & l'origine en est si récente, qu'il a suposé que nous la sçavions. Nous étions déja obligez à l'Italie de l'établissement de nos Opera, nous en avions : déja, lors qu'elle nous envoya Lulli pour les perfectionner. Il paroîtroit, à écouter Mr Ménage, que ce fut un fou, appellé * Riuccini, qui vint en France avec la Reine Marie de Medicis, dont il s'imaginoit être aimé, qui nous en donna la premiere idée. Mais Mr Ménage ne dit point ni ne nous aide point à deviner, qu'elles traces d'Opera Riuccini laissa aprés lui en ce Royaume. Ç'a été, je croi, la Reine Mere, ou plûtôt Mr le Cardinal Mazarin, qui en a amené le goût. En 1645, il fit joüer au petit Bourbon, la a festa theatrale de la Finta Pazza, & en 1647, Orphée & Euridice, Opera en vers italiens, par des Acteurs qu'il avoit fait venir de delà les Monts. Aux Noces du Roy,

a Comedie de Giuleo Strozzi. Je pense que c'est celle du titre de laquelle se moque le Boccalini... La Segretaria di Apollo. p. 176.

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il fit joüer de même Ercole Amante. Cela fut, bien reçu par les Courtisans Adulateurs, & les autres, qui se mocquoient de l'execution Italienne, aimoient du moins le dessein de ces Comédies en Musique. Mais nous connoissions alors si peu nos forces : nôtre langue toute épurée qu'elle avoit été, par Malherbe, Balzac, & Vaugelas, nous paroissoit si peu ce qu'elle est, que personne ne présumoit assez de soi & d'elle, pour oser hazarder le moindre spectacle en airs François. C'étoit stupidité & engourdissement : car on ne pouvoit pas ignorer que dans les vieilles Cours de nos Rois, on avoit fait des Balets, où l'on avoit mis des recits & des dialogues en plusieurs parties, sur des paroles françoises, & avec succez. Lisez encore les vers chantans du Balet de 1581, pour les noces du Duc de Joyeuse, vous y apercevrez des naissances de bon goût. Cependant, quoi que S. Evremont qui étoit de ce tems de la minorité du Roy, nous apprenne qu'on s'ennuyoit fort à ces Opera Italiens, quoique Perrin nous dise qu'on y crioit au renard, & que * la protection souveraine les pouvoit à peine guarantir delle Fischiate & delle Merangole, (vous entendez l'Italien, Mesdames,) de l'équivalent du sifflet : nos Poëtes peu éveillez, croyoient qu'on gagnoit encore à s'y aller ennuyer, Ce

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Perrin, successeur de voiture dans la charge d'introducteur des Ambassadeurs auprés de Gaston Duc d'Orleans, tenta le premier d'élever nôtre langue à l'honneur d'être mise en Musique. Il s'essaya par de petits airs, des recits : il composa des Dialogues sur lesquels Lambert & Cambert, Maître de la Musique de la Reine Mere, travaillerent. Enfin, en 1659, Perrin hazarda une espece de Pastorale. Elle fut joüée * à Issy, dans la belle maison de M. de la Haye, & elle réüssit admirablement. Le Roy eût la curiosité de la voir. On la representa à Vincennes, où Mr le Cardinal Mazarin, très liberal de louanges & de promesses, flatta magnifiquement les entrepreneurs. Encouragez par ce succez, Perrin & Cambert s'associerent. Ils firent mieux. Ils trouverent moyen d'engager aussi Mr le Marquis de Sourdeac à s'associer avec eux : homme d'une science en méchaniques capable d'imaginer les plus merveilleuses machines & d'un bien à en soûtenir la dépense. * Ce triumvirat entreprit de faire un Theâtre public, où l'on pût representer des actions en Musique de vers François. Ils obtinrent du Roy la permission de le faire, & ayant donné à ce lieu le nom d'Academie de Musique pour se distinguer des Comédiens, ils firent voir durant sept ou huit ans, trois on quatre Piéces qui ne cedoient

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point à celles d'Italie, ni pour la beauté des machines , ni pour les décorations, ni pour la nchesse des habits, ni pour les agrémens de la Musique. Ce sont, si j'ai la mémoire bonne, les paroles d'un homme trés sçavant sur l'origine de plusieurs beaux Arts, mais manquant d'ordre, grand admirateur des Italiens, & duquel j'aimerois mieux avoir l'érudition que le goût.
   La mort du Cardinal Mazarin empêcha que l'Ariane de ce a triumvirat ne fut joüée, & suspendit le progrez des Opera naissans, jusqu'en 1669. que le Roy donna à Perrin un privilége précis & exclusif d'établir des Opera à Paris & par toute la France. Perrin & Cambert firent Pomone, Opera long-temps repeté dans la grande salle de l'Hôtel de Nevers, & representé au mois de Mars 1671, dans ce Jeu de Paume , qu'on nomma l'Hôtel de Guenegaud. Ce fut pour Pomone qu'on envoya chercher en Languedoc Clediere & Beaumavielle , qui depuis servirent tant à faire valoir les beautez des rôles qu'on leur confia. Une chanteuse nommée la Cartilly, qu'on n'a plus revûë, faisoit Pomone dans cet Opera, qui se soûtint huit mois entiers. Mais comme Mr de Sourdeac

a Preface du Receüil des Opera de l'Edition de Ballard, & tout le reste de cet article en est pris. Cette Preface n'est pourtant pas tout à fait exacte. Elle donne à Lulli en1671. le Privilége des Opera, qui est daté du mois de Mars 1672.

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trouva à propos de s'emparer de la recette de l'argent, sous prétexte des avances qu'il avoit faites, Perrin ne manqua pas de se broüiller avec lui, & cela fut cause qu'au commencement de 1672. le Roy transporta le Privilége des Academies de Musique, des mains de Perrin, qui y consentoit, entre celles de Lulli. Lulli plaça d'abord son Theâtre au Jeu de Paume de Belair, & y fit joüer bien-tôt les fêtes de l'amour & de Bacchus, dont il y eût une representation singuliere & glorieuse pour lui, en ce que Mr le Grand, Mr le Duc de Monmouth , Mr le Duc de Villeroy & Mr le Marquis de Rassen voulurent bien y danser avec quatre de ses Danseurs, un jour que le Roy y étoit. La Salle du Palais Royal, que la Troupe de Moliere, qui s'accommoda de l'Hôtel de Guenegaud, laissa vuide, fut donnée à Lulli. Lulli avoit déja eu le bonheur de trouver & de s'attacher Quinaut. Et voilà, Mesdames, l'histoire de la fondation des Opera François.
   Vous m'avez interessée pour Perrin, dit la Comtesse, aprenez moi ce qu'il devint... J'ai entendu dire, Madame, qu'il mourût en prison pour ses dettes, six mois aprés avoir gagné dix mille écus à un de ses Opera. Cela ne sent pas mal la conduite de Poëte. S'il avoit plus limé ce qu'il fai-

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soit, il auroit été un auteur excellent. Pour l'esprit, il l'avoit heureux & fecond, & il avoit tant de goût, Mademoiselle, que dans cette mémorable lettre adressée à l'Abé de la Rooüere, Archevêque de Turin : qui venoit d'être Ambassadeur en France, il lui cite neuf défauts considérables des Opera d'Italie, les mêmes à peu prés qu'on leur reproche aujourd'hui, & à la barbe du Prélat Italien, Perrin ne craint point de mettre sa Pastorale d'Issy nôtre coup d'essai, Opera joüé sans machines & sans danses, fort au dessus des leurs. Il est certain que nous sommes bien timides & bien retenus à proportion, au prix de Perrin. Lisez le receüil de ses Poësies, vous y remarquerez souvent ce tour aisé & coulant qui est le fond des bonnes paroles chantantes, & des paroles * latines qu'il assembla pour le mariage de feu Monsieur avec Henriette d'Angleterre, m'ont fait juger qu'il auroit eu le même talent pour fournir des paroles excellentes aux Compositeurs de Musique d'Eglise. Je ne vous parle point de son grand ouviage, qui est une Traduction de l'Eneïde. De sorte, interrompit Mademoiselle, M. que la gloire d'avoir inventé les Opera, revient encore à l'Italie .. inventé, Mademoiselle. C'est beaucoup. L'Auteur des representations en Musique anciennes & modernes, n'en con-

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viendroit pas. A l'en croire, cette invention est hebraïque, & le Cantique des Cantiques est une Pastorale, qui a été composée par Salomon, & réellement representée pour la solemnité de ses noces avec la fille de Pharaon. Je voudrois qu'il n'eût point avancé cette opinion qui ne m'a point édifié. Et ce qui m'a fâche a été, que le latin de saint Jérôme, qu'il raporte pour la prouver, ne signifie point ce qu'il prétend ; si ce n'est que j'aye oublié moi-même le peu de latin que j'avois apris au College. Tandis qu'il est en train , il ajoûte aussi que les Grecs eurent des Piéces de Theâtre purement pour le plaisir, dont la Musique faisoit le principal ornement : mais ceci m'a été nouveau. Qu'est-cc que le Chevalier en pense? Ma foi, dit celui-ci, tout Serviteur des Grecs que je suis, je ne vois pas assez clair dans le droit qu'ils ont à l'invention ou à la conservation des Opera, pour leur en rien ajuger. Ils étoient Musicicns jurez, mais je ne connois que leurs Chœurs où la Musique entrât sur leur Théâtre, & ce n'est pas là nôtre modéle ; ou bien si l'art des Opera venoit de leurs

* Represent. en Musiq. p. 23 voici les paroles de S. Jerôme, qui sont une traduction d'Origene Epithalamium, libellus, id est nuptiale carmen, in modum mihi videtur, dramatis à Salomone conscriptus. Quam cecinit instar nubentis sponsae. Je ne vois pas que cela signifie, comme le croit le P. M. que le Cantique des Cantiques ait été representé.

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Chœurs, il faudroit avoüer,
       * Qu'en venant delà jusqu'ici
       Il a bien changé sur sa route.

au lieu de dire comme le P. M. que les Italiens l'ont rétabli, je consens qu'ils se vantent de l'avoir produit ; & quand je ne serois pas bien aise de vous faire ma cour, à vous, Mademoiselle, & à eux, lorsque je le puis, je suis si sincere, que je le leur attribuerois... Bon, Monsieur ; mais à combien comptez-vous la gloire de cette invention, & la présomption qu'elle forme en faveur de leurs Maîtres d'aujourd'hui ? Ils ont inventé l'Art des Opera, depuis.... prés de deux cens ans, Mademoiselle. Je m'imagine que les deux Papes de la Maison de Medicis, Leon X & Clement VII. Princes d'un amour pour les beaux Arts & pour les Sçavans, trés-digne de loüanges, mais beaucoup plus adonnez à leurs plaisirs que les Papes de a ce dernier siécle, ont eu des especes d'Opera, comme ils ont eu des Comedies à décorations & à machines.... deux cens ans donc, Monsieur. Les Italiens depuis un si long-tems ont toujours cultivé cet Art là : à peine y a-t-il cinquante ans que nous nous y apliquons, &

a Abrégé de la vie des Peintres de M. Depiles. p. 216. Balthazar Peruzzi. C'est lui qui a renouvellé les anciennes Décorations de Théâtre, ainsi qu'il le fit varoître du temps de Leon X. quand le Cardinal Bernard de Bibienne fit representer devant ce Pape la Comedie intitulée la Calandra.

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il seroit possible que nous l'eussions tout d'un coup emporté, autant que vous le prétendez.... Mademoiselle, telle est leur destinée & la nôtre. Le mérite de plusieurs choses commence chez eux, & passe absolument chez nous. Quoiqu'il en soit, poursuivit le Chevalier, le goût des Opera, particulier à l'Italie, & qui ne triomphoit qu'à Venise, où l'on les reprit à l'entrée du dix-septiéme siécle, s'est bien répandu. L'usage des Opera est commun en France & en Espagne. Mr de S. Evremont dit * qu'il a vû des Comedies en Angleterre où il y avoit beaucoup de Musique ; ce qui peut s'apeler des Opera, & il n'a pas tenu à nous qu'on n'y ait pris toutes nos manieres & toute notre habileté. Cambert se voyant inutile à Paris aprés l'établissement de Lulli, passa à Londres, où sa Pomone qu'il y fit joüer, lui attira * des marques d'amitié & des bienfaits considérables du Roi d'Angleterre & des plus grands Seigneurs de la Cour : Mais l'envie qui est inséparable du mérite, lui abregea les jours. Les Anglois ne trouvent pas bon qu'un étranger se mêle de leur plaire & de les instruire. Le pauvre garçon mourût là un peu plûtôt qu'il ne seroit mort ailleurs. Il y a des Opera Allemands. Le Duc de Holstein Gottorp alla en 1680. à Hambourg , & y mena Madame la Du-

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chesse, pour en entendre un en cette langue. Il y en a de Latins. En 1676. Mr de Salis fit representer à Rome le Persée Autrichien. En Latin, mes Dames, je vous traduis le titre. De Portugais ni d'Arabes, je n'en connois point. Pour de Grecs, je n'en connois pas non plus; mais je connois b un Dialogue , qui m'a montré que le Grec auroit en chant le même avantage sur les autres langues, qu'il a pour le reste. Et Chevalier, demanda la Comtesse, de tous ces peuples qui se sont apliquez à la Musique à l'imitation des Italiens & des François, lequel y a fait le plus de progrés ? La discussion seroit longue, Madame, répondit le Chevalier. Les Anglois & les Allemands ne le cedent point aux Italiens, en profondeur de science ; mais la Musique des Anglois sifle comme leur langue, & la Musique des Allemands est dure &

b C'est un Dialogue que j'avois composé de passages ra-massz d'Anacreon, j'avois tiré de toutes ses odes deux douzaines de ces petits vers si doux & si coulans, tous de trois ou quatre piez, & j'avois tâché de les ajuster, en sorte que les derniers mots des vers fussent d'une terminaison à peu prés semblable, & formassent en quelque façon des rimes. Ce n'est qu'un combat d'un amant & d'un buveur, sur les louanges du vin & de l'amour, matiere perpetuelle des odes d'Anacréon & j'avois lié tout cela par ce refrain qui revenoit à la fin de chaque couplet.

Je veux , Je veux aimer.
.
Je veux, Je veux m'enivrer.

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pesante, comme leur genie.... L'Empereur qui est Musicien, interrompit le Marquis, n'a pas réüssi à éveiller & à rendre leger le genie Allemand, par la vogue qu'il a donnée dans sa Cour aux Musiciens Italiens. A son Mariage. * il voulut qu'on mît une grande Comedie en Opera, qui dura trois jours, maniere Italienne. Mais Mr de Chavagnac, qui étoit à cét Opera, dit que, joint aux cérémonies qu'on pratique dans cette occasion, il rendit trés ennuyante cette fête aux gens qui se piquoient de goûter des plaisirs plus délicats. Ce Mr de Chavagnac conte encore dans ses Mémoires, que quelque tems aprés * l'Empereur écrivit au Prince Charles de Lorraine, qui, d'un Bourg de Silesie où il s'étoit avancé, conduisoit ses intrigues pour se faire élire Roi de Pologne, qu'il faisoit un Opera ou il chanteroit lui-même, & qu'il lui feroit plaisir s'il le vouloit venir voir. Surquoi le Prince ne manqua pas le lendemain à prendre la poste, laissant à Mr le Comte de Chavagnac le soin tout entier de gouverner les affaires de Pologne. Je ne sçai, ajouta le vieux Seigneur, en quelle langue étoient ces deux Opera; mais en voila toûjours deux fameux en Allemagne, que vous ne connoissiez point : & s'il est vrai que l'Empereur chanta lui-même à ce second qu'il avoit fait, ce que la sincerité de Chava-

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gnac, homme de bien & d'honneur, garantit assez, voila sans contredit les deux traits les plus remarquables de l'histoire de la Musique des derniers siécles. Je vous en remercie pour les Musiciens, reprit le Chevalier, & j'achève de répondre à la question de Madame. Je vous avoüerai que je n'ai jamais rencontré à mon chemin de Musique venue d'Espagne : j'ai seulement lu en plusieurs endroits que la Musique Castillane n'a point de cadence, & a force passages, ce qui est un malheureux défaut : mais je ne craindrai point de dire que la langue Espagnole, fort au dessus de l'Italienne pour être parlée & pour être écrite, seroit encore, ce me semble, meilleure qu'elle à être chantée. L'usage que mon cher Dom Quixote m'a donné de l'Espagnol, m'y a fait sentir, outre la noblesse & la gravité, propres à cette langue, de la tendresse & de la douceur. Dans Dom Quixote même il y a des paroles trés-susceptibles d'un beau chant. Par exemple, celle de la Chanson,
* Marinero soy de amor , &c.
Mal traduite en ces Vers françois,
* Je suis un Marinier d'amour, &c.
Sur lesquels on a fait un air & un double.

* Quarta parte de Dom. Quixote de la Mancha. Capitulo 43.
* Dom Quixote. tom. 2. ch. 39.

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Ces paroles Espagnoles sont peut-être plus chantantes qu'aucunes paroles Italiennes. Si la fortune avoit guidé Lulli en Espagne, je suis persfuadé que du côté de la langue, il y auroit été mieux qu'en Italie.

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