IL y a un si grand nombre de choses en quoi les François l'emportent sur les
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Italiens en ce qui regarde la Musique ; & il y en a un si grand nombre d'autres en quoi les Italiens ont l'avantage sur les François, que je ne pourrois me resoudre à en faire le détail, si je n'étois persuadé qu'il est absolument necessaire d'y entrer pour faire un paralele juste, & porter un jugement exact des uns & des autres.
   Les Opéra sont les plus
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grands ouvrages de Musique qu'on aie coûtume de faire entendre ; ils sont communs aux Italiens & aux François ; c'est là où les uns & les autres se sont le plus efforcez de faire briller leur génie ; c'est pourquoi ce sera sur ces sortes d'ouvrages que je ferai principalement rouler le paralele : mais il y a bien des choses qu'il faut distinguer pour cela ; la langue Italienne, & la lan-
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gue Françoise, dont l'une peut être plus favorable que l'autre pour la Musique ; la composition des pièces de Théatre que les Musiciens mettent en chant ; la qualité des Acteurs ; celle des Joüeurs d'Instrumens ; les différentes espéces de voix ; le Récitatif ; les Airs ; les Symphonies ; les Chœurs ; les Danses; les Machines ; les Décorations ; & toutes les autres choses qui entrent

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dans la composition des Opéra, & qui contribuent à la perfection du spectacle : car il faut examiner toutes ces choses en particulier pour bien juger lesquels l'emportent des Italiens ou des François.
   Nos pièces de Théâtre sur lesquelles les Musiciens travaillent, sont fort au-dessus de celles des Italiens ; ce sont des piéces régulieres &c suivies ; quand on ne feroit qu’-

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en déclamer les paroles sans les chanter, elles plairoient autant que les autres piéces de Théâtre qui ne se chantent point ; rien n’est plus spirituel que les Dialogues qui s’y trouvent ; les Dieux y parlent avec toute la dignité de leur caractère ; les Roys, avec toute la Majesté de leur rang , les Bergers & les Bergeres , avec le tendre badinage qui leur convient ; l’amour, la jalou-

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sie, la fureur, &c les autres passions y sont traitées avec un art & une délicatesse infinie, & il y a peu de Tragédies ou de Comédies qui soient plus belles que la plupart des Opéra qu’a fait Quinault.
   Les Opéra des Italiens, au contraire, sont de pitoyables rapsodies sans liaison, sans suite, sans intrigue : leurs piéces ne sont proprement que des

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canevas fort minces & fort maigres : toutes les Scênes y font composées de quelque Dialogue ou de quelque Monologue trivial au bout duquel ils fourent quelqu'un de leurs plus beaux Airs qui en fait la fin. Ces Airs sont tres-souvent des Airs détachez qui ne sont point du corps de la Piéce, & qui ont esté faits par d'autres Poëtes ou séparément, ou dans la suite de

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quelque autre Ouvrage. Quand l'Entre-preneur d'un Opéra a assemblé sa Troupe dans quelque Ville, il choisit pour sujet de son Opéra, la Piéce qui luy plait, comme Camille, Thémistocle, Xerces &c. mais cette Piéce n'est, comme je viens de le dire, qu'un canevas qu'il étoffe des plus beaux Airs que sçavent les Musiciens de la Troupe : car ces beaux Airs sont des sel-

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les à tous chevaux, ce sont des déclarations d'amour faites d'une part, & acceptées ou rejettées de l'autre , des transports d'Amans contens, ou des plaintes d'Amantes malheureuses, des protestations de fidélité, ou des sentimens de jalousie, des ravissemens de plaisir, ou des accablemens de douleur, des fureurs, des desespoirs : il n'y a point de Scêne à la fin de laquel-

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le les Italiens ne sçachent trouver place pour quelqu'un de ces Airs : mais un Opéra fait ainsi de morceaux rapetassez & de Pièces recousuës ne sçauroit constamment être mis en paralele avec les nôtres qui sont des Ouvrages d'une suite, d'une justesse, & d'une conduite merveilleuses.
   Nos Opéra ont de plus un grand avantage sur ceux des Italiens, du cô-

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té des voix par les Basses-contres qui sont si communes chez nous, & si rares en Italie : car, au jugement de toute oreille, il n'y a rien de plus charmant qu'une belle Basse-contre ; le simple son de ces Basses que l'on entend quelques- fois s'abîmer dans un creux profond a quelque chose qui enchante, ces grosses voix ébranlent une bien plus grande quantité d'air que

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les autres, & le remplissent par conséquent d'une bien plus agréable & bien plus vaste harmonie. Dans les personnages de Dieux & de Roys, quand il faut faire parler, sur la Scêne, un Jupiter, un Neptune, un Priam, un Agamemnon, nos Acteurs, avec le son de leurs grosses voix, ont toute une autre Majesté que ceux des Italiens avec leurs fossets ou leurs fausses Basses

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qui n'ont ny creux ny force : outre que le mélange de ces Basses avec les Dessus forme un Contraste agréable qui fait sentir toute la beauté des unes par l'opposition des autres, plaisir que les Italiens ne goûtent jamais, les voix de leurs Musiciens qui sont presque tous des Castrati étant entiérement semblables à celles de leurs femmes.

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   Outre l'avantage de la justesse des Piéces, & des différentes espéces de voix, nous avons encore celui des Choeurs, des Danses, & des autres divertissemens en quoi nos Opéra l'emportent infiniment sur ceux des Italiens. Ceux-ci, au lieu des Choeurs & des divertissemens qui font une si agréable varieté dans nos Opéra & qui leur donnent même je ne sçai quel

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air de grandeur & de magnificence, n'ont ordi[nai]rement que des Scênes burlesques d'un bouffon ; de quelque vieille qui sera amoureuse d'un valet, ou d'un Magicien qui changera un chat en un oyseau, un violon en un hibou,& qui fera d'autres tours semblables lesquels ne sçauroient divertir que le Parterre : & pour leurs Danses, c'est la plus grande pitié du monde, leurs

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Danseurs sont des hommes tout d'une piéce sans bras, sans jambes, sans taille, & sans air.
   Quant aux instrumens, nos violons sont au-dessus de ceux d'Italie pour la finesse & la délicatesse du jeu. Tous les coups d'archet des Italiens sont tres-durs lors qu'ils sont détachez les uns des autres ; & lors qu'ils les veulent lier, ils viellent d'une maniere tres-desagréable.

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D'ailleurs, outre toutes les sortes d'instrumens qui sont en usage parmi les Italiens, nous avons encore les Hautbois qui, par leur son également moëlleux & perçant, ont tant d'avantage sur les violons dans les airs de mouvement ; & les flûtes que tant d'illustres* sçavent faire gémir d'une maniere si tou-

* Philbert, Philidor, Descoteaux, & les Hoteterres.

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chante dans nos airs plaintifs, & soupirer si amoureus ement dans nos airs tendres.
   Enfin les François l’emportent sur les Italiens, dans les Opéra, pour les habillemens des Acteurs & des Actrices ; ils sont d’une richesse, d’une magnificence, d’une élégance, & d’un goût qui passent tout ce qu’on voie ailleurs. Il n’y a point, en Europe, de Danseurs

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qui approchent des leur, de l’aveu même des Italiens ; les Combattans & les Cyclopes de Persée ; les Trembleurs & les Forgerons d’Isis ; les Songes funestes d’Atis, & leurs autres entrées de Ballet sont des Piéces originales, soit pour les Airs composez par Lully, soit pour les Pas que Beauchamp a fait sur ces Airs ; on n’avoit rien vû de semblable sur le Théâtre avant ces deux

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grands hommes ; ils en sont les inventeurs, & ils ont porté tout d’un coup ces Piéces à un si haut degré de perfection, que personne ny en Italie, ni en aucun autre endroit du monde, n’y a sçû atteindre depuis, & n’y atteindra peut-être jamais. Nul combat de Théâtre ne présente une image si naturelle de la Guerre, que ceux que les François font quelquesfois paroî-

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tre sur la Scène : en un mot, tout est exécuté, chez eux, avec une justesse qui ne se dément en rien; tout est lié, tout est ordoné avec une suite & une économie admirables ; tellement qu’il n’y a point de persone intelligente & équitable qui ne demeure d’accord que les Opéra des François ont la forme d’un Spectacle bien plus parfait que ceux des Italiens, & que ces sortes

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d’Ouvrages, comme spectacles, sont en France au-dessus de ce qu’on voit en Italie. Voilà tout ce qu’on peut dire à l’avantage de la France, en ce qui regarde la Musique & les Opéra. Voyons présentement ce qui peut être à l’avantage de l’italie en ces deux choses.
   La langue Italienne a un grand avantage sur la langue Françoise pour être chantée, en ce que toutes

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ces voïelles sonnent tres-bien, au lieu que lamoitié de celles de la langue Françoife sont des voïelles muettes qui n'ont point de son ; d'où il arrive premiérement qu'on ne sçauroit faire aucune cadence ni aucun passage agréable sur les syllabes où se trouvent ces voïelles ; & en second lieu, qu'on n'entend qu'à demi les mots ; de sorte qu'il faut deviner la moitié de ce

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que chantent les François, & qu'au contraire on entend tres-distinctement tout ce que disent les Italiens. D'ailleurs, quoique toutes les voyelles de la langue Italienne sonnent parfaitement bien, les Musiciens choisissent encore celles qui s'entendent lemieux pour y faire leurs plus beaux passages ; c'est sur la voyelle a qu'ils les font presque tous ; & ils ont raison en cela, puis-

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que cette voïelle étant celle de toutes qui a le son le plus net, la beauté des passages & des cadences en paroit davantage ; au lieu que les François font indifféremment sur toutes les voyelles, sur les plus sourdes comme sur les plus sonores ; ils les font même souvent sur des diphtongues, comme dans les mots de Chaîne, de Gloire &c. dont le son étant confus & mêlé de

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celui de deux voyelles jointes ensemble, ne sauroit avoir la netteté & la beauté des voyelles simples. Mais ce n'est là proprement que le matériel de la Musique ; venons à ce qui en fait l'essence & la forme, c'est-à-dire au caractère des Airs considérez ou en particulier, ou par rapport aux diverses parties dont les grandes Piéces sont composées.

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   Les Airs Italiens sont plus détournez & plus hardis que les Airs François ; le caractére en est poussé plus loin soit pour la tendresse, soit pour la vivacité, ou pour toutes les autres sortes d'espéces. Les Italiens unissent même quelquesfois des caractéres que les François croyent incompatibles. Les François, dans les Pièces à plusieurs parties, ne travaillent communé-

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ment que celle qui est le sujet ; les Italiens au contraire, les font toutes , pour l'ordinaire, également belles & recherchées ; enfin le génie des derniers est inépuisable pour inventer, au lieu que celui des premiers est assez étroitement borné ; c'est ce que je vais tâcher de faire voir d'une manière sensible en entrant dans le détail de toutes ces choses.

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   On ne s'étonnera point que les Italiens trouvent que notre Musique berce & qu'elle endort, qu'elle est même, à leur goût, tres-plate & tres-insipide, quand on considérera la nature des Airs François & celle des Airs Italiens. Les François, dans les Airs qu'ils font, cherchent par-tout le doux, le facile, ce qui coule, ce qui se lie ; tout y est sur le même ton ; ou si

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quelquesfois on en change, on le fait avec des préparations & des adoucissemens qui rendent l'Air aussi naturel & aussi suivi que si l'on n'en changeoit point du tout, il n'y a rien de fier ny de hazardés ; tout y est égal & tout uni. Les Italiens, au contraire, passent à tout moment du b carre au b mol, & du b mol au b carre ; ils hazardent les cadences les plus forcées

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& les dissonanccs les plus irrégulières ; & leurs Airs sont d'un chant si détourné, qu'ils ne ressemblent en rien à ceux que composent toutes les autres Nations du monde.
   Les Musiciens François se croiroient perdus s'ils faisoient la moindre chose contre les régles, ils flatent, chatoüillent, respectent l'oreille, & tremblent encore dans la crainte de ne pas réüssir après

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avoir fait les choses dans toute la régularité possible ; les Italiens plus hardis changent brusquement de ton & de mode, font des cadences doublées & redoublées de sept & de huit mesures sur des tons que nous ne croirions pas capables de porter le moindre tremblement ; ils font des Tenuës d'une longueur si prodigieuse, que ceux qui n'y sont pas accoû-

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tumez ne sauroient s'empêcher d'estre d'abord indignez de cette hardiesse que dans la suite on croit ne pouvoir jamais assez admirer ; ils font des passages d'une étenduë qui confond tous ceux qui les entendent pour la premiére fois ; & ils les font même quelquesfois sur des tons si irréguliers, qu'ils jettent la frayeur aussi-bien que la surprise dans l'esprit de l'Auditeur

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qui croit que tout le Concert va tomber dans une dissonance épouventable ; & l'interessant par-là dans la ruine dont toute la Musique paroît menacée, ils le rassurent aussi-tôt par des chutes si réguliéres , que chacun est surpris de voir l'harmonie comme renaître de la dissonance même, & tirer sa plus grande beauté de ces irrégularitez qui sembloient aller à la détruire.

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Ils hazardent ce qu'il y a de plus dur & de plus extraordinaire, mais ils le hasardent comme des gens qui sont endroit de le hazarder, & qui sont assurez du succès : dans le sentiment qu'ils ont d'être les premiers hommes du monde pour la Musique, d'en être les Souverains & les Maîtres despotiques, ils franchissent ses régles par des saillies téméraires , mais heureuses ;

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ils se mettent au dessus de l'art, mais en maîtres de l'art qui suivent ses loix quand ils veulent, & qui les brusquent aussi quand il leur plaît, ils insultent la délicatesse de l'oreille que les autres n'oseroient toucher qu'en la flatant, ils la bravent, ils la forcent, ils la maîtrisent, & l'emportent par des charmes qui tirent assurément leur plus grande force, de la hardiesse avec la-

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quelle ils sçavent s'en servir.
   Quelquefois vous entendez une Tenuë contre laquelle les premiers tons de la Basse continuë font une dissonance qui irrite l'oreille ; mais la Basse continuant de joüer, revient à cette Tenuë par de si beaux accords , qu'on voit bien que le Musicien n'a fait ces premières dissonances, que pour faire sentir, avec plus de plaisir,

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ces belles cordes où il raméne aussi-tôt l'harmonie.
   Qu'on donne une de ces dissonances à chanter à un François, il n'aura jamais la force de la soûtenir avec la fermeté dont il faut qu'elle soit soûtenuë, afin qu'elle réüssisse ; son oreille accoûtumée aux consonances les plus douces & les plus naturelles, est choquée de son irrégularité , il tremble en la

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chantant, il chancelle ; au lieu que les Italiens dont l'oreille est rompue de jeunesse à ces dissonances, & y a été accoûtumée par la force de l'habitude, sont aussi fermes sur le ton le plus irrégulier, que sur la plus belle corde du monde, & chantent tout avec une hardiesse & une assurance qui les fait toûjours réüissir.
   La Musique est une chose trop commune en

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Italie ; les Italiens y chantent des le berceau, ils chantent tous les jours , ils chantent par-tout ; un chant naturel & uni est, pour eux, une chose trop vulgaire, ils en ont trop entendu de cette maniére, le naturel est usé pour eux ; pour picquer leur goût rassasié de chants simples & suivis, il faut sans cesse passer d'un ton à l'autre, & hazarder les passages les plus bizarres & les plus

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forcez ; sans cela, on ne peut les réveiller, ni exciter leur attention. Mais continuons le Paralele, par raport aux divers caractéres des Airs.
   Comme les Italiens sont beaucoup plus vifs que les François, ils sont bien plus sensibles qu'eux aux passions, & les expriment aussi bien plus vivement dans toutes leurs productions ; s'il faut faire une symphonie qui exprime

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la tempête, la fureur, ils en impriment si bien le caractére dans leurs Airs, que souvent la réalité n'agit pas plus fortement sur l'ame ; tout y est si vif, si aigu, si perçant, si impétueux & si remuant, que l'imagination, les sens, l'ame, & le corps même en sont entraînez d'un commun transport ; on ne peut se défendre de suivre la rapidité de ces mouvemens ; une sym-

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phonie de Furies agite l'ame, la renverse, la culbute malgré elle ; le Joüeur de violon qui l'éxécute ne peut s'empêcher d'en être transporté & d'en prendre la fureur, il tourmente son violon, son corps , il n'est plus maître de lui-même , il s'agite comme un possédé, il ne sauroit faire autrement.
   Si la Symphonie doit exprimer le calme & le repos, quoi qu'elle demande

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un caractère tout opposé, ils ne l'éxécutent pas avec moins de succès ; ce sont des tons qui descendent si bas, qu'ils abïment l'ame avec eux dans leur profondeur ; ce sont des coups d'archet d'une longueur infinie, traïnez d'un son mourant qui s'affoiblit toûjours jusqu'à ce qu'il expire entiérement. Les Symphonies de leurs sommeils enlévent tellement l'ame

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aux sens & au corps suspendent tellement ses facultez & son action, que toute occupée de l'harmonie qui la posséde & qui l'enchante, elle n'a non plus d'attention à tout le reste, que si toutes ses puissances étoient liées par un sommeil réel.
   Enfin, pour la conformité de l'Air, avec le sens des paroles, je n'ay jamais rien entendu, en matiére de Symphonies, de com-

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parable à celle qui fut éxécutée à Rome, à l'Oratoire de S. Jérôme de la Charité, le jour de la Saint Martin de l'année 1697, sur ces deux mots, mille saette, mille fléches : c'étoit un Air dont les Notes étoient pointées à la manière des Gigues; le caractére de cet Air imprimoit si vivement dans l'ame l'idée de fléche; & la force de cette idée séduisoit tellement

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l'imagination, que chaque violon paroissoit être un arc, & tous les Archets, autant de fléches décochées dont les pointes sembloient darder la Symphonie de toutes parts ; on ne sauroit entendre rien de plus ingénieux & de plus heureu- reusement [sic] exprimé. Ainsi, soit que les Airs soient d'un caractére vif ou d'un caractére tendre, soit qu'ils soient impétueux ou

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languissans, les Italiens l'emportent également sur les François : mais ils font, par dessus cela, une chose que ny les Musiciens François, ny ceux de toutes les autres Nations ne sauroient & n'ont jamais sçu faire ; car ils unissent quelquesfois, d'une manière surprenante, la tendresse avec la vivacité, comme on le peut voir dans le fameux Air Mai non si vidde

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ancor più bella fedelta, &c. lequel est le plus doux & le plus tendre du monde , & dont la Symphonie néanmoins est la plus vive & la plus picquante qui se puisse entendre ; ils allient ces caractéres opposez d'une maniére qui, bien loin de gâter un contraire par son contraire, embellit toûjours l'un par l'autre.
   Que si présentement, des Airs simples, nous

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passons aux Piéces composées de plusieurs parties, quel avantage les Italiens n’auront-ils pas sur les François ? Je n’ay guéres vû de Musiciens, en France, qui ne convinssent que les Italiens savent mieux tourner & croiser un Trio, que les François. Chez nous, le premier dessus a ordinairement assez de beauté ; mais le second n’en sauroit avoir descendant aussi bas qu’-

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on le fait descendre : en Italie, on fait les dessus de trois ou quatre tons plus haut qu’en France ; tellement que les seconds dessus se trouvent, par-là, d’un ton assez haut pour avoir autant de beauté, que nos premiers dessus mêmes. D’ailleurs les trois parties en sont si également belles, que souvent on ne sauroit dire laquelle est le sujet. Lully en a fait quelques-uns de cet-

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te beauté, mais ils sont en bien petit nombre ; au lieu que presque tous ceux que font les Italiens, sont de ce caractère.    Mais c'est dans les Pièces qui ont encore plus de parties, que paroît beaucoup mieux l'avantage que les Musiciens d'Italie ont sur ceux de France, pour la composition. En France, c'est beaucoup quand le sujet est beau, il est rare que les

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parties qui l'accompagnent ayent seulement un chant suivi; on y trouve bien , quelquesfois , des Basses continuës qui roulent toûjours, & que les François trouvent admirables à cause de cela ; mais, en ces occasions, les dessus sont peu de chose, ils cessent d'être le sujet, & la Basse le devient pour lors. Quant aux accompagnemens de violon, ce ne sont, en la plûpart,

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que de simples coups d'archet qu'on entend par intervalles, qui n'ont aucun chant lié & suivi, & qui ne servent qu'à faire entendre, de tems en tems, quelques accords. En Italie, au contraire, le premier dessus, le second, la Basse continuë, & toutes les autres parties qui entrent dans la composition des Piéces les plus remplies, sont également travaillées. Les violons y

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jouënt toûjours des parties dont le chant est ordinairement aussi beau que l'Air même qui en est le sujet : aussi arrive-t-il souvent qu'après avoir entendu quelque chose de l'Air qu'on trouve charmant, on est insensiblement entraîné par les parties accompagnantes qui ne charment pas moins, & qui font abandonner le sujet pour se faire suivre; tout y est d'une beauté si

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égale, qu'on ne sauroit dire quelle est la partie dominante. Quelquesfois la Basse continuë attache tellement qu'en l'écoutant, on ne pense point du tout au sujet ; d'autres fois le sujet entraîne de telle sorte, qu'on ne fait nulle attention à la Basse continuë ; un moment après, les accompagnemens de violon ravissent de telle maniére, qu'on n'écoute ny la Basse con-

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tinuë, ny le sujet ; ce n'est pas assez d'une ame pour sentir la beauté de toutes les parties; il faudroit se multiplier pour suivre & goûter, à la fois, trois ou quatre choses qui sont aussi belles l'une que l'autre ; on est emporté , enchanté, on est extasié de plaisir ; il faut se récrier pour se soulager, il n'y a personne qui puisse s'en défendre; on attend avec impatience la fin de cha-

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que Air, pour respirer; on ne peut souvent se contenir jusqu'au bout, on interrompt le Musicien par des cris & par des applaudissemens infinis, la Musique Italienne produit, tous les jours, ces effets ; il n'y a personne de ceux qui ont voyagé en Italie qui n'en ait été mille fois témoin ; on n'a jamais éprouvé rien de semblable en aucun autre païs ; ce sont des beautez d'un

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degré d'excellence ou l'imagination ne sauroit atteindre, avant qu'on les entende; & au-delà duquel on ne sauroit imaginer rien, après qu'on les a entenduës.
   Enfin, les Italiens sont inépuisables dans la production de ces Pièces composées de tant de belles parties ; au lieu que le génie des François est extrémement borné en cela. En France, un composi-

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teur croit faire beaucoup que de diversifier le sujet ; pour les accompagnemens, il n’y a rien de si semblable ; ce sont toûjours les mêmes accords, les mêmes chutes, nulle variété, nulle surprise, on y prévoit tout : Les Musiciens François se pillent , par-tout , les uns les autres , ou se copient tellement eux-mêmes, que presque tous leurs Ouvrages sont semblables. En Italie au-

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contraire, les génies y sont inépuisables & infinis pour la quantité & pour la diversité des airs ; le nombre en est innombrable sans aucune éxagération, & cependant il seroit bien difficile d’en trouver deux qui se ressemblassent. Nous admirons, tous les jours, la fécondité du génie de Lully dans la composition du grand nombre de beaux Airs tous

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différens qu’il a faits ; jamais aucun Musicien n’a paru en France avec tant de talent pour la Musique, il n’y a personne qui n’en convienne, & il ne m’en faut pas davantage pour faire connoître combien le génie des Italiens est supérieur à celui des François pour l’invention & pour la composition en matière de Musique ; car enfin cet excellent homme dont les

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François opposent les Ouvrages à ceux des plus grands Maîtres d’Italie étoit Italien ; il a passé tous nos Maîtres, même dans le goût François. Pour établir donc l’égalité entre les deux Nations en ce qui regarde l’art de la Musique, il faudroit produire l’exemple de quelque François qui eût excellé en Italie au-dessus des plus grands Maistres de ce païs là dans le goût

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même Italien ; & c’est ce qu’on n’a pas encore vû jusqu’à présent. D’ailleurs Lully est le seul qui ait jamais paru en France avec ce génie supérieur pour la Musique ; & l’Italie est pleine de Maistres qui sont tout au moins de sa force ; il y en a à Rome, à Naples, à Florence, à Venise, à Bologne, à Milan, à Turin, & il y en a eu dans tous les tems : on y a vu les Lüigi, les

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Carissimi, les Mélani, les l'Egrenzi : à ceux-ci ont succedé les Scarlati, les Buononcini, les Corelli, & les Bassani qui vivent encore & qui charment toute l'Europe par leurs excellentes productions. Les premiers sembloient avoir épuisé toutes les beautez de l'Art; cependant les seconds les ont, au moins, égalé dans une infinité d'Ouvrages d'un caractére tout nouveau.

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Il s’en éléve, chaque jour, qui paroissent devoir encore renchérir sur tous les siécles passez ; & cela, dans tous les endroits de l’Italie ; au lieu qu’en France un de ces grands Maîtres est regardé comme un Phénix, on n’en voit qu’un à la fois dans tout le Royaume, il faut un siécle entier pour le produire ; encore désespere-t-on que tous les siécles ensemble produisent jamais un

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homme capable de remplacer Lully. Il n’y a donc, comme tout le monde le voit, nulle comparaison à faire des Italiens aux François, pour le génie de la Musique.
   Il ne se fait plus rien de beau en France depuis la mort de Lully, ainsi ceux qui aiment la Musique y sont sans plaisir & sans espérance ; mais ils n'ont qu’à aller en Italie, & je leur répons que leur cerveau ,

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quelque usé qu'il soit par les traces de la Musique Françoise, sera comme une table d'attente toute neuve pour la Musiquc Italienne, les Airs Italiens ne ressemblant, en quoi que ce soit, aux Airs François, ce qu'on ne comprendra jamais à moins que d'aller en Italie : car les François ne sauroient s'imaginer qu'on puisse rien faire de fort touchant , en matiére de Mu-

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sique, qu'il ne ressemble aux beaux Airs qu'on entend en France. Voilà les avantages que les Italiens ont sur les François pour la Musique considérée en général. Voyons maintenant ceux qu'ils ont, par raport aux Opéra. Pour observer quelque ordre dans un aussi grand nombre de choses différentes qui concourent à former un Opéra, je commencerai par la Musique où je

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dirai deux mots du Récitatif & de la Symphonie ; après quoi je parlerai des voix ; de ceux qui chantent aux Opéra considérez comme Musicicns & comme Acteurs ; des Instrumens, & de ceux qui les touchent ; enfin des Décorations & des Machines.
   Il n'y a nul endroit foible dans les Opéra d'Italie, comme dans ceux de France ; on n'y distingue

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point la belle Scêne, toutes les chansons y sont d'une même force, & il n'y en a point à la fin de laquelle on ne se récrie & on n'applaudisse ; au lieu que dans nos Opéra il y a je ne sai combien de Scênes languissantes &c d'Airs insipides qui ne sauroient toucher qui que ce soit, ni plaire, en rien, à personne.
   Il est vrai que notre Récitatif est bien plus

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beau que celui des Italiens qui est trop simple & trop uni, qui est par tout le même, qui n'est point proprement un chant , car ils ne font, pour ainsi dire, que parler dans leur Récitatif, il n'y a presque point d'inflexion ni de modulation dans ce prétendu chant ; cependant, ce qu'il y a d'admirable, c'est que les parties qui servent d'accompagnement à cette Psalmodie

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sont excellentes : car leur génie pour la composition est si merveilleux, qu'ils savent trouver des accords charmans, même au son de la voix d'une personne qui parle simplement sans chanter, ce qu'on n'a jamais vû, & ce qu'on ne sauroit voir en nul autre endroit du monde.
   Il en est de leur symphonie en particulier à l'égard de la nôtre, com-

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me de leur Musique en général : Dans nos Opéra elle est , en beaucoup d'endroits, fort seiche & fort ennuyeuse ; au lieu que , dans ceux d'Italie, elle est partout moelleuse, remplie d'accords les plus harmonieux ; & cela, sans aucune inégalité.
   J'ai dit, au commencement de ce Paralele, que nous avions un grand avantage sur les Italiens par les Basse-contres qui
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font si communes parmi nous, & qui sont si rares en Italie : mais quels avantages n'ont-ils pas sur nous, pour les Opéra, par leurs Castrati qui sont sans nombre , & dont nous n'en avons pas un seul en France ? Les voix de femme sont à la vérité aussi douces & aussi agréables, chez nous, que celles de ces sortes d'hommes ; mais il s'en faut bien qu'elles soient aussi fortes
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& aussi perçantes ; il n y a point de voix ny d'homme ny de femme au monde si flexibles que celles de ces Castrati ; elles sont nettes, elles sont touchantes, elles pénétrent jusqu'à l'ame.
   Vous entendez quelquefois une symphonie si charmante, qu'on ne sauroit imaginer rien au delà ; cependant il se trouve que ce n'est que l'accompagnement d'un Air en-
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core plus beau chanté par une de ces voix qui, d'un son le plus éclatant & en même tems le plus doux, perce la symphonie & s'éléve au dessus de tous les Instrumens avec un agrément qu'on ne sauroit décrire, il faut l'entendre.
   Ce sont des gosiers & des sons de voix de Rossignol ; ce sont des haleines à faire perdre terre, & à vous ôter presque la
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respiration, des haleines infinies par le moyen desquelles ils exécutent des passages de je ne sai combien de mesures, ils font des échos de ces mêmes passages, ils soutiennent des tenuës d'une longueur prodigieuse, au bout desquelles, par un coup de gorge semblable à ceux des Rossignols, ils font encore des cadences de la même durée.
   Au reste, ces voix dou-
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ces & rossignolantes sont enchantées dans la bouche des Acteurs qui font le personnage d'amant ; rien n'est plus touchant que l'expression de leurs peines formée avec ces sons de voix si tendres & si passionnez ; & les Italiens ont, en cela, un grand avantage fur les Amans de nos Théatres, dont la voix grosse & mâle est constamment bien moins propre aux
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douceurs qu'ils disent à leurs Maîtresses. D'ailleurs comme ces voix sont aussi fortes qu'elles sont douces, on entend très-distinctemenr tout ce qui se chante aux Théatres Italiens, au lieu qu'on en perd la moitié à ceux des François à moins que l'on ne soit bien près & que l'on ne sache deviner : Ce sont ordinairement de petites filles sfans poumons, sans force, & sans halei-
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ne, qui chantent, en France , les Dessus ; au lieu que cette même partie est toujours chantée, en Italie, par des hommes forts dont la voix ferme & résonnante se fait entendre avec netteté dans les lieux les plus vastes, sans qu'on en perde une syllabe à quelqu'endroit qu'on soit placé.
   Mais le plus grand avantage que les Italiens ont sur les François par le
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moyen de leurs Castrati, du côté des voix, c'est que ces voix leur durent des trente & quarante années ; au lieu que celles de nos femmes ne conservent, guéres plus de dix ou douze ans, leur force & leur beauté ; de sorte qu'une Actrice est à peine formée pour le Théatre, qu'elle perd sa voix, & qu'il en faut prendre, en sa place, de nouvelles qui manquent à
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l'action, si elles ne manquent pas au chant, & à qui il faut des cinq & six années d'exercice pour devenir capables d'éxécuter les rôles un peu considérables. C'est beaucoup, en France, quand il y a cinq ou six bonnes voix sur trente & quarante Acteurs ou Actrices qui se trouvent à un Opéra. En Italie, elles sont toutes à peu près égales, & l'on en prend rarement
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de médiocres, parce que l'on en a à choisir tant qu'on veut.
   Quant aux Acteurs, on peut les regarder ou comme des Musiciens qui ont leur partie à chanter ; ou comme des personnages de Théatre qui ont leur rôle à joüer ; & les Italiens, sous l'un & sous l'autre de ces raports, surpassent encore les François.
   Chez nous, il y a toû-
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jours, dans un Opéra ; quelque Acteur véreux qui manque au chant ou à la mesure, quelque Actrice foible qui chante faux & qu'on excuse sur ce qu'elle n'est pas encore faite au Théatre, qui n'a point de voix & à qui on pardonne souvent, parce qu'elle plaît d'ailleurs & qu'elle est d'une jolie figure. Cela n'arrive jamais aux Opéra d'Italie , il n'y a point de voix
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qui ne soit au moins supportable ; il n'y a point d'homme ni de femme qui ne chante si parfaitement sa partie qu'avec des voix même d'une médiocre beauté, ils enlévent tous ceux qui les entendent, par la force des passages qu'ils exécutent; car on ne sait, nulle part, la Musique comme on la sait en Italie ; & il n'y a pas lieu d'en être surpris, les Italiens s'en faisant une
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étude comme nous nous en faisons une d'apprendre à lire ; il y a, chez eux, des Ecoles où les enfans vont apprendre à chanter, comme ils y vont en France pour apprendre à lire ; ils y vont dès leur plus tendre jeunesse, & y employent des neuf & dix ans ; de sorte qu'ils chantent là, comme on lit ici quand on a bien appris à lire, c'est à dire avec fermeté, avec
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& sans même y penser. Les Italiens chantent les choses mêmes qu'ils n'ont jamais vûës sans broncher, comme on lit, sans hésiter, un livre qu'on n'a jamais lu, quand on sait bien lire. Les Italiens n'étudient la Musique qu'une fois, mais ils l'apprennent dans la dernière perfection : Les François l'étudient tellement quellement, mais aussi faut-il qu'ils l'étudient toute leur
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vie ; car , à chaque nouvelle Piéce qui se présente en France, il faut que les Musiciens l'étudient & l'apprennent, pour la bien chanter ; il faut faire une infinité de repétitions particuliéres d'un Opéra pour le mettre en état d'être représenté en public ; celui-ci commence trop tôt , celui-là trop tard ; l'un chante faux, l'autre manque à la me-
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sure ; le Maître de Musique se tourmente de la main & de la voix, il fait cent contorsions de tous les membres de son corps, & avec cela il a bien de la peine à en venir à bout. Les Italiens, au contraire, sont si consommez , & pour ainsi dire, si infaillibles dans la Musique, que tout un Opéra s'exécute chez eux avec la derniére justesse, sans même qu'on y batte la mesure,
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ni qu'on sache qui est le Maître qui le fait exécuter. Ils joignent à cette justesse tous les agrémens qu'un Air est capable de recevoir, ils y font cent sortes de partages, & cela tout en badinant; ils font, dans leur gosier, des Echos d'une finesse charmante; les François ne savent ce que c'est que ces Echos.
   Dans les Airs tendres, ils affoiblissent insensiblement leur voix, & la lais-
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sent enfin mourir tout a fait à la fin de l'Air : Ce sont des beautez de la derniére délicatesse ; délicatesse non seulement inconnuë, mais encore impossible aux François, dont les Dessus ont si peu de force que, pour peu qu'ils vinssent à les affoiblir, ils s'éteindroient entiérement & on ne les entendroit plus du tout. Ces Echos néanmoins & ces affoibliffemens de
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voix donnent de tels agrémens aux Airs Italiens, que souvent le Compositeur lui-même les trouve plus beaux dans la bouche de ceux qui les chantent, que dans sa propre idée ; & les Italiens ont , en cela , un double avantage sur les François , pour leurs Opéra ; ce qui fait qu'ils chantent mieux que nous, étant aussi cause qu'ils sont meilleurs Acteurs ;
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car, se faisant un jeu de la Musique & chantant avec toute la justesse possible sans être obligez à faire attention ni à la mesure ni à aucune autre régle, il arrive de là qu'ils peuvent mettre toute leur application à bien accommoder leur extérieur à l'action ; & que n'étant attentifs qu'à entrer dans les passions & à composer leurs gestes, il leur est bien plus aisé d'être bons
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Acteurs qu'aux François ; qui ne sachant pas si bien la Musique, sont souvent obligez à s'occuper entiérement du soin d'en exécuter les régles. Nous n'avons pas un seul homme capable de faire le personnage d'un Amant passionné, dans nos Opéra, à la réserve de Dumény ; mais outre qu'il chante extrémement faux & qu'il sait très-peu de Musique, il s'en faut bien
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que sa voix soit aussi agréable & aussi belle, que celles des Castrati d'Italie.
   Si une principale Actrice, comme la Rochoix, vient à nous manquer, non seulement Paris, mais toute la France entére ne sauroit en fournir une autre qui puisse la remplacer. En Italie, pour un Acteur ou une Actrice qui manqueront, on en trouvera dix autres aussi-
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tôt ; car les Italiens naissent tous Comédiens, & sont aussi excellens Acteurs, que Musiciens. Leurs vieilles sont des personnages incomparables ; & leurs Bouffons valent ce que nous avons jamais vu de meilleur, en ce genre là, sur nos Théatres.
   D'ailleurs les Italiens ont encore un grand avantage sur nous par le moyen de leurs Castrati,
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en ce qu'ils en sont le personnage qu'ils veulent, une femme aussi-bien qu'un homme, selon qu'ils en ont besoin, car ces Castrati sont tellement accoutumez a faire des rôles de femme, que les meilleures Actrices du monde ne les font point mieux qu'eux ; ils ont la voix aussi douce qu'elles, & l'ont avec cela beaucoup plus forte ; ils sont plus grands que le com-
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mun des femmes, & ont par là plus de majesté qu'elles ; ils sont mêmes ordinairement plus beaux en femme, que les femmes mêmes. Ferini, par exemple, qui, en 1698, faisoit, à Rome, le personnage de Sibaris à l'Opéra de Thémistocle, est plus grand & plus beau que ne le sont communément les femmes, il a je ne sai quoi de noble & de modeste dans la phy-
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sionomie : habillé en Princesse Persanne, comme il étoit, avec le Turban & l'Aigrette, il avoit un air de Reine & d'Impératrice ; & l'on n'a peut-être jamais vû une plus belle femme au monde, qu'il le paroisoit sous cet habit. L'Italie est pleine de ces sortes de gens, on y trouve par tout des Acteurs & des Actrices à choisir. J'ai vû, à Rome, un homme qui étoit aussi
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fort pour la Musique, que les plus habiles gens de nos Opéra; il étoit, outre cela, excellent Acteur & valoit pour le moins notre Harlequin & notre Raisin ; cependant cet homme n'étoit ni Musicien ni Comédien, de profession ; c'étoit un Procureur qui quittoit les affaires au Carnaval pour prendre un rôle à l'Opera, & qui faisoit sa Charge durant tout le reste de
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l'année. Il est donc beaucoup plus aisé, comme on voit, de faire bien exécuter un Opéra en Italie, qu'il ne l'est en France.
   Les Italiens ont encore, pour les Instrumens & pour ceux qui les touchent, le même avantage qu'ils ont sur nous, pour les voix & pour les personnes qui chantent. Leurs violons sont montez de cordes plus grosses
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que les nôtres, ils ont des archets beaucoup plus longs, & ils savent tirer de leurs Instrumens une fois plus de son, quc nous. Pour moi, la premiére fois que j'entendis l'Orchestre de notre Opéra à mon retour d'Italie, l'idée de la force de ces sons qui m'étoit encore présente, me fit trouver ceux de nos violons si foibles, que je crus qu'ils avoient tous des sourdines. Leurs Ar-
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chiluts sont une fois plus grands que nos Thüorbes ; tout y est plus fort de la moitié, pour le son ; leurs Basses de violon sont une fois plus grosses que les nôtres ; & toutes celles qu'on joint ensemble, dans nos Opéra, ne font point un bourdonnement aussi fort, que le font deux de ces grosses Basses, aux Opéra d'Italie ; c'est assurément un Instrument qui nous
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manque en France, que ces Basses d'un creux qui fait, chez les Italiens, une Baze admirable sur laquelle tout le Concert est comme soutenu ; c'est un fondement seur & d'autant plus solide, qu'il est plus bas & plus profond ; c'est un son nourri & moelleux qui remplit l'air d'une harmonie agréable dans une Sphére d'activité qui s'étend jusqu'aux extrémitez des plus vastes
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lieux ; le son de leurs symphonies est porté par l'air jusqu'aux voûtes dans les Eglises ; & jusqu'au Ciel dans les lieux à découvert : Et pour ceux qui touchent ces Instrumens, nous n'avons que tres-peu de gens qui en approchent en France. On voit, en Italie, des enfans de quatorze à quinze ans avec une Basse ou un Dessus de violon jouer admirablement
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bien des symphonies qu'ils n'ont jamais vues, mais des symphonies d'une exécution qui démonteroit nos plus habiles gens ; & cela, souvent par dessus l'épaule de deux ou trois personnes qui sont devant eux, à quatre & cinq pas de la Tablature, vous voyez ces petits torticolis jetter seulement un œil de travers sur le livre, & emporter les choses les plus
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difficiles du premier coup. On ne bat point la mesure aux Orchestres d'Italie, & cependant on n'y voit jamais personne manquer d'un tems, ni d'un ton. Il faut tout Paris pour former un bel Orchestre, on n'y en trouveroit pas deux comme celui de l'Opéra ; à Rome où il n'y a pas la dixiéme partie du monde qui est à Paris, on trouveroit de quoi fournir
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sept & huit Orchestres composez de Clavessins, de Violons & de Thüorbes, tous également bien remplis. Mais en quoi principalement les Orchestres d'Italie l'emportent sur ceux de France, c'est que les plus grands Maîtres ne dédaignent pas d'y joüer. J'ay vû, à Rome, à un même Opéra, Corelli, Pasquini, & Gaëtani, qui sont constamment les premiers
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hommes du monde pour le Violon, pour le Clavessin, & pour le Thüorbe ou l'Archilut : Aussi sont-ce des gens à qui, pour- un mois ou six Semaines au plus, on donne chacun trois & quatre cens pistolcs. C'est la maniére dont on traite & dont on paye les Musiciens, qui est cause en partie, qu'il y en a & qu'il y en aura toûjours beau-plus [sic] chez les Italiens, que
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chez nous. On les méprise, en France, comme des gens d'une profession basse ; en Italie, on les estime & on les carresse comme des illustres. Ils font des fortunes tres-considérables parmi les Italiens : Et, chez nous, à peine gagnent-ils de quoi vivre ; de là vient qu'il y a dix fois plus de personnes qui s'attachent à la Musique en Italie qu'en France ; & parmi
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un plus grand nombre de gens qui s'y appliquent, il esft naturel que même toutes choses étant égales, il y en ait aussi un plus grand nombre qui y réussissent. Rien n'est plus commun, en ce païs-là, que les Joueurs d'Instrumens, les Musiciens, & la Musique. Les Chanteurs de la Place Navône à Rome, & ceux du Pont de Rialte à Venise, qui sont, là, ce que sont, icy,
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les Chanteurs du Pont-neuf, fe mettent fouvent trois ou quatre enfemble, dont l'un joue du Dessus de violon, l'autre de la Basse, & les autres du Thüorbe ou de la Guittare ; ils chantent, avec cela, en. partie, & s'accompagnent tres-juste de leurs Instrumens. On fait des Concerts, en France, qui ne valent pas mieux.
   Enfin, pour les Décorations & pour les ma-
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chines, les Opéra d'Italie l'emportent encore beaucoup sur ceux de France. Les Loges y sont bien plus magnifiques; l'ouverture du Théatre y est bien plus haute & plus large ; & les peintures de nos Décorations ne sont certainement que du barbouillage en comparaison de celles des Italiens ; on y voit des Statuës feintes de marbre & de stuc belles comme les
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plus belles Antiques de Rome, des Palais, des Colonades, des Galeries, des morceaux d'Architecture d'une grandeur & d'une magnificence au dessus de tous les Edifices qu'on voit au monde ; des Perspectives qui trompent le jugement aussi-bien que les yeux de ceux même qui savent tout le secret de l'Art ; des vûës d'une étenduë immense dans des espa-
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ces qui n'ont pas trente pieds de profondeur ; ils y font même paroître assez ordinairement les plus superbes Edifices des anciens Romains, dont on ne voit plus que les restes, comme le Colisée que j'ay vû, au Collége Romain, en 1698. dans le même état où il étoit du tems de Vespasien, qui fit bâtir ce célebre Amphithéatre ; tellement que ces Décorations sont non
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seulement tres-agréables, mais encore tres-instructives.
   Quant aux Machines, je ne crois pas que l'esprir humain en puisse porter l'invention plus loin qu'-elle est poussée en Italie. J'ay vû, à Turin, en 1697. Orphée qui , dans un Opéra, enchantoit, par sa belle voix, les animaux; il y en avoit de toutes les sortes ; des Sangliers, des Lions, des Ours ; rien ne
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sauroit être plus naturel & mieux contrefait ; un Singe qui y étoit, y fit cent badinerics les plus jolies du monde, montant sur le dos des autres animaux, leur gratant la tête avec sa main, & faisant toutes les autres singeries propres à cette espéce. Un jour, à Venise, on vit paroître un Elephant sur le Théatre ; en un instant, cette grosse machine se dépeça, & une armée se
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trouva, sur la Scêne, en sa place ; tous les soldats, par le seul arrangement de leurs boucliers, formoient cet Eléphant d'une maniére aussi parfaite, que si ç'avoit été un Eléphant naturel & véritable.
   J'ay vu, à Rome, en 1698. un phantôme de femme entouré de Gardes, entrer sur le Théâtre de Capranica, ce phantôme étendant les bras &
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développant ses habits, il s'en forma un Palais entier avec sa façade, ses aîles, ses corps & ses avant-corps de bâtiment, le tout d'une Architecture enchantée ; les Gardes ne firent que piquer leurs Hallebardes sur le Théatre, & elles furent aussi-tôt changées en jets d'eau, en cascades, & en arbres qui firent paroître un jardin charmant au devant de ce Palais ; on ne sauroit
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rien voir de plus subit que ces changemens, rien de plus ingénieux & de plus merveilleux : aussi sont-ce ordinairement les plus beaux esprits de l'Italie qui se font un plaisir d'inventer ces machines, gens souvent de la premiére qualité qui régalent le Public de ces sortes de spectacles, sans aucun intérest. C'étoit le Chevalier Acciaioli frère du Cardinal de ce nom, qui avoit
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le soin de celles du Théâtre de Capranica en 1698.
   Voilà, à ce qu'il me semble, à peu près tout ce qu'on sçauroit dire de la Musique Françoise & de la Musique Italienne, dans un Paralele ; je n'y ajouterai plus qu'une cho-se, en faveur des Opéra d'Italie, qui confirme tout ce que j'ai dit à leur avantage ; c'est que, quoy qu'il n'y ait ni Chœurs ni divertissemens & qu'ils durent
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des cinq & six heures, on ne s'y ennuye cependant jamais ; au lieu qu'après quelques représentations des nôtres qui durent la moitié moins, il y a tres-peu de personnes qui n'en soient rassasiées, & qui ne s'y ennuyent.

 

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