Le texte ci-contre est transcrit d'après un exemplaire appartenant au Fonds d'ouvrages anciens Depitre du Centre de Documentation de la Maison des Sciences Economiques (UMS 1814 CNRS/Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne). Il y porte la cote E 11 5026. La même édition est accessible en format pdf sur le serveur Gallica de la Bibliothèque Nationale de France. Ce texte constitue l'un des écrits de Condorcet, ou qui lui sont attribués, critiques du livre de Jacques Necker [1732-1804], Sur la législation et le commerce des grains, Paris : Chez Pissot, 1775. L'ouvrage de Necker est accessible en format pdf sur Gallica.

La transcription de l'original a été faite littéralement, à l'exception toutefois des sauts de ligne.

Comme la transcription du texte fait partie d'un ensemble en constitution sur la période du ministère Turgot, les quelques notes et liens dont elle est déjà assortie sont susceptibles de s'accroître ultérieurement. (p. taieb, 2003.)


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L E T T R E
D’UN LABOUREUR DE PICARDIE,
A M. N. * * * Auteur Prohibitif, à Paris,


MONSIEUR,

IL y a environ un mois que le Général des troupes de la Ferme, qui commande dans notre canton, m’a apporté un gros livre, qu’il m’a dit être de vous. Tenez, ajoutait-il, voilà ce qu’on appelle un bon livre : vous y trouverez des secrets infaillibles & faciles pour que le bled soit toujours à bon marché.

Après avoir travaillé pendant six jours de la semaine, j’emploie ordinairement le septième à faire avec mes enfans des lectures qui puissent leur donner des connaissances utiles dans leur état, ou le leur faire

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aimer. Autant il me parait nuisible d’enlever tant de jours à la culture, pour les abandonner à l’oisiveté & à la débauche, autant je désirerais qu’il y eut un jour de chaque semaine consacré à des instructions utiles, & terminé par une fête champêtre. J’ai lu quelque part, qu’il y avait un pays où les habitans crevaient les yeux de leurs esclaves, pour qu’ils battissent leur lait sans distraction. Non-seulement ces homes étaient cruels, mais ils entendaient mal leurs intérêts. Le travail n’en va que mieux quand il est fait gaiement & par des gens qui voient clair.

En parcourant la table de votre livre, je ne me sentais pas de joie. Tout ce que nous avons jamais désiré de savoir se trouve réuni dans cet ouvrage : mais je fus bien trompé, lorsqu’en le lisant à mes enfans, je vis que ni eux ni moi, nous ne pouvions en entendre une page. Cela parait pourtant écrit en français, nous disions-nous.

Cependant j’ai un peu compris ce que




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vous dites sur le peuple, & votre nouvelle législation des bleds.

Je vous remercie de l’intérêt tendre que vous prenez à ce pauvre peuple : mais en vérité, il n’est ni si heureux ni si malheureux que vous le dites.*

Tant qu’il a de la jeunesse, de la santé & du travail, son sort est supportable ; peut-être même est-il meilleur que celui du riche : car on dit que tout home qui a plus de cent pistoles de rente, ou qui est exempt de taille, est pendant toute sa vie tourmenté d’une maladie qu’on appelle vanité, & dont l’effet infaillible est d’empoisonner ses jouissances, & de rendre ses peines plus ameres.

Mais lorsqu’une famille est chargée de faire subsister des vieillards : lorsque la mort lui enléve son chef, ou que né avec une constitution faible, il est souvent exposé à manquer d’ouvrage : lorsque de longues maladies l’ont épuisée, elle tombe dans un

 

* Pages 32 & 152.

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état d’angoisse & de détresse, où il ne lui reste, contre une destruction lente & cruelle, que des ressources humiliantes ou criminelles.

Vous dites que pour soulager le peuple, le Gouvernement n’a presque d’autre moyen que d’ordonner de ne vendre le bled qu’au marché lorsqu’il passera un certain prix; de défendre aux marchands d’en achêter à moins qu’ils ne promettent de ne pas le revendre dans le pays ; de forcer les boulangers à avoir chez eux des provisions ; de fournir des fonds à des marchands de bled privilégiés ; de ne laisser sortir que des farines, & seulement lorsque le bled sera à bon marché ; enfin, de n’ordonner tout cela que pour dix ans.

Hélas, Monsieur, j’avais espéré depuis quelque tems que la destruction des corvées, la suppression des gabelles, & celle de la taille arbitraire, offriraient bientôt au peuple des ressources assurées contre les accidens qui l’exposent à la misere.

Je voyais dans la suppression de la taille




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arbitraire, une diminution d’impôt pour le pauvre, la liberté rendue à l’industrie que tenait captive la crainte d’une augmentation de taille.

Dans la suppression des gabelles, je voyais l’exemption d’un droit énorme, levé sur une denrée de consommation journaliere, droit dont le peuple fait tous les jours les avances : j’y voyais la facilité d’avoir plus de bestiaux, & des bestiaux plus sains : d’augmenter par-là les ressources du peuple & la masse de ses subsistances.

Dans la destruction des corvées, enfin je voyais que mes malheureux voisins, ne seraient plus forcés de travailler sans salaire pendant quinze jours : qu’au contraire, ce changement, en assurant à chaque homme environ quinze journées de plus par année, suffirait pour prévenir dans les campagnes le manque d’ouvrage.

Je ne parle point de tout ce que les sages opérations épargneraient au peuple de vexations, de concussions, d’inquiétudes, d’humiliations, de traitemens cruels, &c.

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J’ai peine à croire que votre législation fasse de plus grands biens.

Premiérement, quand le bled sera cher, le peuple des campagnes sera obligé d’aller à trois lieues de chez lui, & à des momens marqués, achêter, argent comptant au marché, le bled qu’il aurait pu achêter chez son voisin, à toute heure, à meilleur marché & souvent à crédit. A la vérité vous assurez que cette loi ne serait jamais exécutée, mais qu’il faut toujours la faire afin de s’en servir contre qui on jugera à propos : & un des grands défauts que vous trouvez au systême de la liberté, c’est qu’il ne fournit aucun prétexte pour punir les marchands de bled trop avides. J’avais toujours cru que des loix dont l’exécution n’était pas générale, dégénéraient en oppression : qu’on ne les faisait valoir que contre ceux qui ne pourraient achêter le droit de s’y soustraire : mais quoiqu’il en soit, si la loi est exécutée, il y a perte de tems & augmentation de prix pour le paysan : si elle ne l’est pas, il y aura quelques




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avanies faites au hazard à quelques marchands de bled : cela pourra divertir le peuple, mais je ne vois point encore de soulagement réel.

Secondement, vous ne voulez pas qu’on achête au marché pour revendre sans destination. D’abord la nécessité de déclarer au greffe quelle est la destination du bled qu’on a achêté, suffira pour dégoûter de ce commerce. D’ailleurs faudra-t-il que la destination soit pour 20, pour 10, pour 2 lieues seulement de l’endroit du marché ? Sera-t-on tenu de revendre ou de faire sortir le bled dans la huitaine ou dans la quinzaine ? S’il vient à augmenter au lieu de l’achat, ne rendra-t-on pas à ceux qui ont achêté avec une destination éloignée, le droit de revendre sur le même lieu ? Cette partie de votre loi ne serait-t-elle pas alors absolument illusoire ? Dans le tems de cherté, presque tout le bled est entre les mains des marchands & des propriéraires riches : presque tout est dans les villes. Les habitans des campagnes ne peuvent commodément




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l’y aller chercher les meûniers, les blatiers 1 viennent en apporter chez eux. L’entiere liberté de vendre à qui & par-tout où l’on veut, est donc alors de la plus grande nécessité.

Vous voulez qu’il y ait une provision chez les boulangers, c’est-à-dire, que vous voulez les forcer pendant une partie de l’année, à avoir chez eux une certaine quantité de bled. Mais qui payera le surcroit de dépense que cette contrainte occasionnera aux boulangers : ceux qui achêteront leur pain ?

Et vos agens secrets employés par le Gouvernement au commerce de bled... ah, Monsieur, ce sont les plus habiles gens du monde pour remédier aux disettes qu’ils ont fait naître.

La permission de ne faire sortir que des farines, aura l’avantage immense de conserver en France plus de son, sans compter celui de donner aux propriétaires de moulins, le privilége exclusif du commerce étranger & d’introduire une exportation de grains,




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qui ne sont pas un encouragement pour l’agriculture.

Enfin, Monsieur, je ne vois rien dans tout cela qui tende à soulager le peuple. Vous proposez de ne faire cette loi que pour dix ans, je trouve que c’est beaucoup trop encore : mais laissez-nous d’abord essayer de la liberté aussi pendant dix ans.

Oh cela est sort différent, direz-vous, parce que le peuple est une espèce d’animal très-patient, mais qui au moindre bruit de cherté devient furieux : le seul mot de prohibition, de loi contre les marchands de bled, lui rend la raison & le calme. Voilà le véritable fondement des loix prohibitives : car après tout on doit respecter la faiblesse de ce pauvre peuple qui est disposé à tout souffrir, pourvu qu’on songe à lui donner du pain. S’il n’avait pas de préjugé contre la liberté, ce systême en vaudrait bien un autre : mais les préjugés du peuple sur cet objet sont absolument incurables. N’est-ce-pas à-peu-près, Monsieur, ce que vous avez voulu dire, dans ce que j’ai pu enten-




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dre de votre livre, sur les motifs des loix prohibitives.

Le peuple est stupide, sans doute ; mais ce n’est pas sa faute. Avant le 13 septembre 1774 2, on n’avait point encore daigné traiter le peuple come une société d’êtres raisonnables : abandonné à des charlatans de toutes espèces, jamais on n’a songé à lui donner sur rien des idées justes, des notions précises. Est-il étonnant, après cela, qu’il se laisse entraîner aux plus grossieres apparences ; qu’il soit la dupe de l’artifice : mais les erreurs de l’ignorance sont plus aisées à détruire que celles de l’intérêt & de l’orgueil ; & voilà pourquoi je crois que le peuple sera guéri de ses fausses opinions sur le commerce des bleds, long-tems avant les homes plus éclairés qui partagent ses préjugés. S’il n’est pas en état de saisir des preuves compliquées, quelques années d’expérience, la confiance dans le Gouvernement, fortifiée chacune année par des opérations bienfaisantes ; le spectacle de fourbes qui l’égarent, démasqués & punis, suffiront




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pour affaiblir ses préjugés, en attendant qu’une éducation plus raisonnable, qu’il serait si aisé & si utile de procurer à ce peuple, vienne préserver la génération naissante de toute erreur funeste.

J’ai vu quelquefois ce pauvre peuple s’échauffer pour le bled ! Eh bien, dans nos villages, où tout le monde se connait, j’ai remarqué que ce n’étaient pas les plus malheureux, mais les plus déshonorés, qu’on voyait à la tête des séditions : ceux qui les suivaient étaient entraînés, non par la faim, mais par une fureur qu’on leur avait suggérée. Un home qui aurait faim enlevrait du pain, de la farine, du bled même, il le porterait dans sa chaumiere, il se hâterait d’en préparer la nourriture nécessaire au soutien de sa vie.

Au lieu de cela, tantôt ils pillaient les meubles d’un marchand de bled, parce qu’on leur avait dit que ce marchand ne vendrait de bled que lorsqu’il vaudrait 60 francs le septier. Tantôt ils détruisaient un moulin économique, dont le propriétaire




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leur vendait du pain à meilleur marché, parce que les boulangers les avaient assurés que cet home mettait de la craie avec sa farine. D’autres prenaient le bled des gens d’Église, parce que disaient-ils, le bien de l’Église est le bien des pauvres, & que c’est pour cela qu’ils ne payent point de vingtiémes. Quelques-uns enlevaient du bled de force, le payaient le prix qu’ils voulaient, & croyaient leur expédition légitime parce qu’ils avaient droit de vivre.

Or, Monsieur, croyez-vous qu’il soit impossible de persuader au peuple, que si un home a tenu un propos dur & barbare, cela ne donne pas le droit de le piller : Que les meuniers économiques ne mettent pas de craie dans le pain : Que les biens des Moines leur appartiennent, tant que le Gouvernement voudra bien les leur laisser : Et que payer le septier 12 liv. quand il en vaut 30, c’est précisément come si on prenoit 18 francs dans la poche du possesseur de ce bled.

Croyez-vous qu’on ne puisse pas faire




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entendre au peuple, que le besoin ne lui donne pas plus le droit de voler du bled que de l’argent : que ces deux vols ne peuvent être excusés que dans les mêmes circonstances : que celui qui achête quinze francs un septier de bled qui en vaut 30, ne peut alléguer la nécessité pour excuse, parce qu’il pouvait achêter un demi-septier pour 15 francs & travailler pour en gagner quinze autres.

Nous venons de voir une troupe de brigands démolir des moulins : jetter à la riviere les farines & les bleds, en disant qu’ils manquaient de pain, & crier qu’ils avaient faim en répandant l’or à pleines mains. Nous les avons vus traîner à leur suite un peuple trompé, à qui ils persuadaient que l’intention du Gouvernement était que le bled fût à bon marché : fabriquer de fausses loix pour le tromper. Nous avons vu des gens du peuple, riches en terres & en effets, se joindre aux pillards & soudoyer des homes qui pillaient pour eux. Nous avons vu cette fureur se communiquer de proche en proche, & cette opinion qu’il est permis de prendre du bled,




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où il y en a, & de le payer ce qu’on veut, prête à devenir l’opinion générale.

Cela prouve sans doute, qu’il est facile de séduire & d’égarer le peuple. Mais croyez­vous qu’il soit impossible de lui faire sentir que des scélérats ont abusé de sa facilité pour le rendre criminel : que c’est un mauvais moyen, pour procurer du pain au peuple, que de jetter les farines à la riviere : que le cultivateur qui a fait venir le bled à force de travaux & de sueurs, le marchand qui l’a payé de son argent, doit avoir la libre disposition de son bled, come l’homme du peuple a la libre disposition de ses habits, de les meubles : que toute taxe, d’une denrée qui n’est pas l’objet d’un privilege exclusif, est un véritable vol : que le Gouvernement enfin n’a point le droit de gêner, entre les concitoyens d’un même état, la liberté d’achêter & de vendre une denrée nécessaire. Lorsque ces réflexions très-simples sur l’injustice des loix prohibitives, & la fermeté du Gouvernement à maintenir cette liberté, comme juste & comme utile, auront

disposé



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disposé les gens du peuple à regarder cet état de liberté come l’état le plus naturel, pourquoi ne lui ferait-on pas entendre qu’il est de leur avantage que le cultivateur soit maître absolu du grain qu’il recueille, afin qu’il soit plus intéressé à augmenter la réproduction ; qu’il est de leur intérêt que le commerce soit libre, afin qu’on leur apporte du bled quand ils en manqueront ; qu’il est de leur intérêt que les magazins de bled soient sacrés, afin qu’on leur prépare une ressource dans les années stériles. Ces simples réflexions ne suffisent pas, sans doute, pour résoudre toutes les difficultés qu’on élève contre la liberté du commerce des grains, mais elles suffisent pour rassurer le peuple, pour lui faire sentir que les partisans de cette liberté ne sont pas des monstres qui empruntent sa voix pour le dévorer 1.

Vous dites que le peuple haïra toujours les marchands de bled, qu’il appelle monopoleurs, & qu’ainsi cet état flétri par l’opinion ne sera, jamais un état honnête. Mais,

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Monsieur, le peuple hait les financiers, qu’il appelle maltôtiers 1, & les marchands d’argent, qu’il appelle usuriers : direz-vous que ces états sont malhonnêtes. Tous ces préjugés ont une source commune, ces différens États * n’ont été remplis long-tems que par des homes déshonorés : tous trois protégés, employés en secret par le Gouvernement, étaient flétris par des loix : long-tems leurs opérations n’ont été qu’un tissu de manœuvres coupables. Mais ces préjugés fondés autrefois sur la raison, & maintenant désavoués par elle, se dissiperont, & le peuple deviendra moins injuste en devenant moins malheureux.

Parmi les causes qui entretiennent la haine du peuple contre les marchands de bled, il en est une à laquelle on n’a pas daigné faire attention, parce qu’elle est absurde, mais

 


* Notre agriculteur qui ne connait pas les finesses de la langue, avait mis mêtier : en français, on dit le mêtier de laboureur, le mêtier de poëte, de philosophe, le mêtier de la guerre : mais il serait de la plus grande impolitesse de parler du mêtier de fermier d’impôts, de banquier, d’agent de change, ce serait manquer au respect, que dans toute nation bien policée, on doit à l’or & au talent d’en amasser.




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qui n’en est pas moins puissante. Chaque année des chanteurs parcourent les campagnes avec des Complaintes : tantôt c’est un pauvre qui a proposé à un fermier de lui vendre du bled à bon marché, quoiqu’il soit cher : le charitable fermier va remplir le sac, & en revenant il trouve son pauvre transmué en un grand crucifix qui fait force miracles. Une autre fois c’est un fermier qui a dit en reniant Dieu, qu’il aimait mieux être mangé des rats que de vendre son bled à une pauvre femme, & voilà soudainement que les rats viennent le manger jusqu’aux os, come Popiel Duc de Lithuanie, & je ne sais quel Archevêque de Mayence, à ce que disent les historiens les plus respectables. Enfin un coquin de fermier à osé dire qu’il deviendrait tambour si le bled ne montait pas à 60 francs le sac, & sur le champ voilà son ventre changé en tambour & ses bras en baguettes : les voisins accourent charitablement pour le tuer, mais come de raison, les balles s’aplatissent sur son ventre...

Quant aux marchands de bled emportés

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par le diable, aux sorciers qui escamotent le bled pour produire la famine, il n’y a rien de plus commun ; & pourquoi voudriez-vous que le peuple ne crût pas tout cela, & cent autres sotises qu’on lui insinue par la même voie, que la jeunesse apprend par cœur, & qui sont la seule éducation qu’elle reçoive après être sortie des écoles. Ne lisent-ils pas au bas, vu & approuvé : & ces mots suivis des signatures les plus respectables, comment le peuple devinerait-il que signer qu’on approuve, signifie le plus souvent qu’on n’approuve pas.

J’ai oui dire qu’à Paris on prenait les plus grands soins pour empêcher les illustres habitans de cette ville de se gâter l’esprit par la lecture des livres de certaines gens qu’on appelle philosophes, c’est-à-dire, amis de la sagesse ; je crois qu’on rendroit un grand service au peuple des campagnes, si on mettoit ces marchands de mensonges, (quoiqu’ils ne soient pas amis de la sagesse,) au pilori avec cet écriteau : Colporteurs d’histoires inventées pour rendre les homes imbé-




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ciles & méchans. Je suis persuadé que cette correction seroit très-instructive & très-exemplaire.

Je reviens aux préjugés du peuple sur le bled. Il y a dans ce canton des gens bien intentionnés qui ont l’honêteté de répandre que si le bled est cher, c’est parce que le Gouvernement en a fait passer aux étrangers : le peuple croit cette absurde calomnie, & il a raison. Il voyait il n’y a pas long-tems, l’exportation défendue par une loi publique, & permise à des personnes privilégiées par des ordres secrets, pourquoi ne croirait-il pas que l’on suit aujourd’hui le même régime. Il n’y a encore que le peuple du Limosin qui sache pourquoi ce qui se faisait én 1771, ne se fait pas en 1775 : mais dans quelques années le peuple de toute la France le saura.

Vous exagerez la stupidité du peuple : nous sommes ignorans parce qu’on n’a point daigné nous donner les moyens de nous instruire ; parce qu’il est tout simple qu’une jurisprudence, une législation des finances qu’aucun jurisconsulte, aucun financier ne

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peuvent se vanter d’avoir entendues en entier, n’offrent qu’un brouillard à des homes qui n’ont ni le tems ni l’habitude de la réflexion : mais nous savons saisir les idées simples qu’on nous présente clairement, & raisonner avec justesse sur ces idées : nous savons souffrir avec patience les outrages que nous ne pouvons repousser ; mais nous ne sommes pas abrutis au point de ne les plus sentir.

Nous détestons les loix en vertu desquelles un pauvre pere de famille, qui n’a point cent écus d’argent comptant, est envoyé aux galeres & marqué d’un fer chaud, pour avoir achêté à bon marché du sel qui n’est souillé d’aucune ordure ; nous sommes indignés qu’on ose faire si peu de cas de notre liberté & de notre honneur. Nous savons que ceux qui nous traitent ainsi n’ont d’autre avantage au-dessus de nous, que de s’être enrichis de nos dépouilles, & cela redouble notre indignation.

Vous dites que nous sommes tentés de regarder les riches come des êtres d’une na-




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ture différente, que leur grandeur est une magie qui nous en impose : Ah, Monsieur, que nous sommes éloignés de ces idées : nous voyons passer quelquefois de ces riches fastueux, & ce n’est point du respect qu’ils nous inspirent : nous savons combien les mêtiers qui les ont enrichis sont moins nobles que les mêtiers utiles qui nous donnent à peine de quoi vivre. Nous sentons que si leur argent leur donne la facilité d’achêter des jouissances dont nous sommes privés, il ne leur donne aucun droit d’obtenir sur nous des distinctions ou des préférences ; & l’home en place, le grand Seigneur qui leur accorde ces distinctions s’arrête-t-il à nos yeux, nous le regardons. come un vil esclave de l’or.

Nous payons avec joie la dixme destinée à l’entretien des Pasteurs, chargés de nous instruire & de nous consoler : mais nous savons trouver très-injuste que nos Pasteurs, soient réduits à partager notre pauvreté, tandis que nos dixmes sont consommées par des Abbés & des Moines qui, heureusement pour

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nos mœurs, ont renoncés au soin de nous rien apprendre.

Lorsqu’un malheureux qui manquait de pain n’a pu aller travailler quinze jours, sans salaire, à plusieurs lieues de sa maison lorsqu’il a mieux aimé désobéir à un piqueur, que de laisser sa famille exposée à mourir de faim, on le condamne à une amende qu’il ne peut payer ; & pour le punir d’être pauvre, on le traîne en prison. Croyez-vous que nous n’ayons pas l’esprit de trouver ce traitement barbare, quoique ce malheureux ait du pain dans son cachot.

Croyez-vous que nous ne sentions pas que, grace aux épices, au privilége exclusif des procureurs & des avocats, & aux subtilités de la chicane, il n’y a point de praticien de la ville voisine, qui ne puisse nous ruiner de fond en comble, sans qu’il soit possible de nous défendre, sans que jamais il risque d’être puni :

Que lorsqu’un riche injuste attaque notre propriété, tout ce que nous avons sera consommé en frais de justice avant de l’avoir




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obtenue : & que si nous préférons l’orgueil de nous défendre, au parti humiliant d’achêter la paix, nous risquons notre ruine totale :

Qu’il n’est pas absolument juste que le bled que nous avons semé, soit mangé par les liévres ou par les sangliers de notre Seigneur :

Que si nous souffrons des violences de la part d’un riche, des vexations de celle d’un subalterne, il nous sera impossible d’obtenir une réparation, & qu’en osant la solliciter, nous nous exposons à une vengeance dont les loix ne nous préserveront pas.

Voilà l’origine de cette patience apparente, que vous avez prise pour de la stupidité. Mais un Roi juste, & qui veut le bien de son peuple, nous a rendu l’espérance & la voix.

Nous osons attendre de lui des loix de propriété, qui nous garantissent, le peu que nous avons, contre les ruses de la chicane & les entreprises de l’home accrédité ; des loix de liberté qui défendent nos personnes de la violence des exacteurs, qui nous délivrent de l’esclavage des corvées ; des loix de justice qui protegent notre personne; &




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notre honneur contre le crédit du riche, contre la tyrannie des pouvoirs subalternes : car c’est dans ces abus que consiste la force, vraiment funeste au peuple, que donne au riche contre le pauvre la corruption de lasociété, & non pas le droit de propriété; c’est contre cette force qu’il invoque le secours de son Roi.

Voilà, Monsieur, ce que nous espérons, & ce que nous osons hautement préférer à votre législation des farines, à cette précaution de garder tout le son pour nous, que vous semblez regarder come une découverte lumineuse. Pardonnez, si je vous parle avec quelque vivacité, mais votre pitié nous humilie, en même-tems qu’elle cherche à nous soulager. Vous voulez qu’on nous fasse l’aumône, parce que nous sommes des êtres misérables, incapables d’entendre raison, incapables de sentir le prix de la liberté & des bonnes loix (page 170.) Nous mériterions ces reproches, si nous pouvions les souffrir sans indignation.

Vous avertissez les propriétaires, que si le




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peuple perdait ses préjugés sur le commerce de bled, il pourrait s’éclairer en même-tems sur d’autres objets.

Croyez-vous, Monsieur, qu’il serait dangereux de souffrir que le peuple sortit de son ignorance ?

Croyez-vous que l’home devienne méchant en s’éclairant ?

Croyez-vous que les voleurs de grand chemin soient d’habiles raisonneurs, & qui leur ait fallu de grandes lumieres pour trouver les raisons sur lesquelles ils fondent leurs réclamations contre la propriété & les loix ? *

Ou seulement avez-vous prétendu avertir charitablement les riches, que si le peuple s’éclaire, il saura mieux se soutenir contre l’oppression & contre la ruse ? Et qu’ainsi il vaut mieux pour les riches laisser le peuple piller les marchands de bled, que de risquer

 

* Note de l’Éditeur. Voici ce qui a pu induire en erreur sur cet article. Ces maximes quoique très-connues dans les bois, sont devenues très-rares dans les livres, depuis qu’on a brûlé ceux des Docteurs Jésuites, ainsi toutes les fois qu’on les y trouve, elles ont un air de nouveauté & de paradoxe qui séduit les lecteurs, & la vanité de passer pour des homes à idées neuves, séduit les auteurs.



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qu’en apprenant à respecter la propriété des autres, il n’apprenne en même-tems à se défendre.

Oserais-je vous représenter, Monsieur, qu’un home qui fait un gros livre sur la législation & le commerce des bleds, aurait dû s’instruire avec plus de soin des détails de nos campagnes ?

Vous voulez prouver que l’exportation n’est pas nécessaire pour encourager à défricher, & vous dites que l’on cultive aussi bien les terres qui rapportent cinq pour un, que celles qui rapportent six. Il n’est pas question de savoir combien de fois la terre rapporte la semence qu’on lui a confiée, mais de savoir ce qu’elle rapportera au-dessus des frais de culture, de semence, de récolte. Dans les terres à défricher, il y en a qui rapportent très-peu au-delà de ces frais : il y en a qui peuvent rapporter beaucoup au-delà des avances, mais qui demandent des avances considérables. Or come le laboureur risque, si l’année est mauvaise, de ne pas retirer ses avances sur ces terres




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nouvelles, que les frais de culture, le, loyer du fonds, de la dixme, & la dépense nécessaire à sa subsistance. peuvent alors absorber au-delà du produit de les terres anciennes, il faut pour le déterminer à risquer une entreprise, qu’il soit sûr que dans une année d’abondance, son bled ne tombera pas à vil prix. Dans les mauvaises années le cultivateur ne vend presque point de bled, & il a tout vendu avant le rehaussement: il n’a donc d’encouragement que dans le bon prix des années fertiles.

D’ailleurs il ne s’agit pas seulement de défricher, il faut faire rapporter six à la terre qui ne rapportait que cinq, & pour cela il faut employer de nouvelles ressources, faire des avances dont l’intérêt diminue à mesure que la culture plus parfaite rend les améliorations plus difficiles. Ce n’est pas tout encore, nous faisons porter du bled à des terres qui ne portaient que du seigle ; les terres à bled se sont couvertes de lin, de chanvres, de colzas : l’aurions-nous fait si le sur-plus de bled, produit par une cul-




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ture perfectionnée, ou par ces terres nouvelles, n’eût dédommagé, par le bon prix des années fertiles, de ce qu’il a coûté pour le produire.

Enfin, Monsieur, croyez-vous que nous ne soyons conduits que par l’espérance du gain, come les négocians des grandes villes, come si nous n’ayons que ce levier dans le cœur. Nous gagnons à l’heureuse nécessité qui nous attache aux campagnes, d’aimer par-dessus tout, la liberté & la paix. Nous retirons ordinairement de nos terres de quoi payer le propriétaire, le décimateur & nos ouvriers, la rentrée des autres frais de cultures, une subsistance honnête & quelques épargnes pour notre vieillesse, & pour marier nos filles. Pensez-vous que nous irons risquer ces épargnes, nous livrer à des cultures nouvelles, à des procédés qui exigent une attention plus forte, nous condamner à une augmentation de peines, de soins & d’inquiétudes, & cela pour être exposés à avoir des querelles avec les préposés de votre législation, pour être rançonnés par vos agens secrets.




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Vous dites que nous payons en argent le salaire de nos ouvriers de labourage, que vous appellez laboureurs & cultivateurs. Ce fait n’est point exact, ce qui suffit pour faire tomber tout le raisonnement par lequel vous prouvez dans cet endroit, que les économistes sont de terribles animaux. * 1

Vous dites qu’il y a des marchés dans presque tous les villages, cela n’est pas vrai

 
 
* Note de l’Éditeur. Notre Agriculteur se trompe. L’auteur dit que les Economistes sont des animaux terribles & non pas de terribles animaux, ce qui est très-différent : cette déclamation se trouve page 180. Il y en a une autre aussi violente & aussi injuste, page 71, de même qu’aux pages 82, 189, ce qui n’empêche pas qu’on ne lise à la fin du livre qu’il ne contient pas de déclamation, & que tout le monde ne loue la modération de l’auteur. Cela nous rappelle une anecdote déja citée : Un Ecrivain peu connu s’avisa de faire un livre contre un Philosophe illustre, personne ne lût ce livre : le Philosophe daigna cependant y répondre, & traita son censeur un peu durement : tout le monde en rit : mais tout en riant on disait que l’home illustre était un méchant d’avoir traité ainsi ce pauvre qui l’avait critiqué avec la plus grande modération. Un home de lettres, curieux de juger par lui-même de cette modération, essaya enfin de parcourir l’ouvrage, & dès les premieres pages, il trouva que le Philosophe attaqué était une bête féroce, qu’il fallait chasser de toute société policée. Alors il ferme le livre, & demeure convaincu que pour perdre la réputation de modération, il ne suffit pas de dire des injures, mais qu’il faut encore que les injures fassent effet : & il conclud que tout écrivain obscur, qui attaquera un grand home, aura toujours auprès de ceux qui ne liront point, la réputation d’être modéré.



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dans ce pays où il y a souvent cinq à six lieues d’un marché à l’autre : j’ai oui dire qu’il en étoit de même de plusieurs autres cantons.

Vous supposez que les habitans des villages qui n’ont point de marché, font quatre ou cinq fois l’année leur provision de bled : & vous ignorez que le peuple des villages achête à très-petite mesure, & que c’était quarante ou cinquante qu’il fallait dire : vous ajoutez qu’il ne sera nullement gêné de rapporter cette quantité de bled avec les autres provisions. Ainsi, Monsieur, selon vous le consommateur de village ne sera point gêné d’avoir à rapporter environ cinq cens livres de plus que les provisions, qui peut-être ne pesent point vingt livres : selon la vérité, c’est cinquante à soixante livres qu’il faudra qu’il rapporte de plus sur son dos, & qui selon vous ne le gêneront nullement.

Vous croyez que si l’on n’est pas forcé de ne vendre qu’au marché, les gens des villes seront obligés d’aller chercher leur bled de campagne en campagne,

Vous



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Vous ignorez que dans presque toutes les villes on est nourri par les boulangers : que les magazins des marchands de bled, les greniers des propriétaires sont presque tous dans les villes, & que dans le tems de cherté, ce sont elles qui doivent nourrir les campagnes.

Vous ignorez qu’il a été permis cette année, par un Arrêt du Conseil, de porter du bled par mer d’une province à l’autre 1.

J’avais jusqu’ici regardé l’art de conserver les grains come un art bienfaiteur, & je pratiquais avec succès, les moyens proposés par M. Duhamel 2 : mais cet art est propre à augmenter la puissance naturelle du vendeur sur le consommateur, & il serait par conséquent très-sage de le proscrire. De quoi s’est avisé l’académie de Limoges de donner un prix à celui qui enseignerait les meilleurs moyens de préserver les bleds de charançons & de détruire ces insectes : voilà ce que c’est que de n’avoir que de petites vues; si jamais les votres font fortune, nous verront les sociétés litteraires proposer pour prix

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le meilleur moyen de multiplier les charançons, les vers, les papillons & autres insectes qui mangent les bleds. Come je raisonnais sur ce sujet avec mon Curé qui lit tous les livres nouveaux, il m’a appris que M. L... 1 qu’il regarde come le plus conséquent des auteurs prohibitifs, voulait que le peuple ne se nourrit que de poisson pourri, parce que les marchands ne peuvent le garder, & que cette nourriture souléve le cœur des gens un peu délicats.

Il faut avouer que la tendresse des Auteurs prohibitifs pour le peuple, leur a inspiré de bienheureuses découvertes.

Vous assurez, Monsieur, que la France est dans le plus haut point de prospérité, & vous en concluez qu’il n’y faut pas faire de loix nouvelles sur ses subsistances, parce qu’on ne doit pas faire d’expériences d’anatomie sur un corps vivant 2. Si c’est en 1775, tems où a paru votre livre qu’il ne faut point faire de loi nouvelle, à la bonne heure; nous devons suivre la loi du 13 septembre, & ne pas essayer de votre nouvelle législation. Si




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c’est avant le mois de septembre 1774, que vous placez la grande prospérité, alors on eut tort de faire la loi du 13 ; mais aussi vous avez tort de proposer en mai 1775, une nouvelle expérience d’anatomie : car s’il ne faut pas faire d’expérience d’anatomie sur les corps vivans, il faut encore moins les répéter, donc, &c.

Vous faites signer votre requête par l’utile laboureur & le pauvre cultivateur : permettez-moi de vous dire, que moi qui suis du mêtier, j’ai pris la liberté d’en présenter une toute contraire. Voici la copie de la mienne.

 

MONSEIGNEUR,

» Vous nous avez délivrés d’une loi tyrannique qui nous forçait à ne vendre, à n’achêter des subsistances que dans les marchés, où il nous fallait ensuite payer au Seigneur les permissions d’obéir aux ordres du Roi.

» Tandis que par une loi générale, il nous était ordonné de n’achêter qu’aux mar-

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chés, il était défendu aux fermiers par une loi de police particuliere, d’achêter à ces mêmes marchés du grain pour eux ou pour leurs chevaux. Vous nous avez délivrés de l’oppression de ces réglemens contradictoires, & arbitrairement exécutés.

» Il nous était défendu dans les tems de chêrté, d’achêter du pain aux marchés des villes où nous étions contraints de porter nos bleds, où ce bled, que nos travaux avaient fait naître, était déposé dans les greniers des Chapitres & des Moines : & c’est encore une vexation dont vous nous avez délivrés.

» La défense de faire sortir d’une ville le bled qui y était une fois entré, était une autre chaîne que vous avez brisée.

» Daignez achever votre ouvrage.

» On n’ose plus nous vexer par des réglemens, mais faites que les blatiers qui vont aux marchés des villes chercher le bled, dont les campagnes ont besoin, ne soient plus exposés à des menaces, à des abus de pouvoir, à des ruses de chicane. Ne




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souffrez pas que les partisans du régime prohibitif, donnent des atteintes sourdes à la loi paternelle de la liberté.

» Délivrez cette liberté des entraves qui lui restent. Qu’une denrée nécessaire à la vie come l’air qu’on respire, ait une circulation aussi libre. Affranchissez les bleds des droits de péage.

» Détruisez ces droits de minage, de stellage, de hallage, de mésurage 1, restes honteux de notre antique servitude. Ils s’opposent à la distribution naturelle des subsistances : ils soumettent le commerce à l’inspection, aux procédures d’une nuée de commis, citoyens inutiles qu’il faut encore que le commerce soudoye.

» Détruisez les bannalités : tant qu’elles subsisteront, le commerce des farines ne sera point vraiment libre. L’adresse avec laquelle les meûniers peuvent, à leur gré, diminuer ou augmenter la quantité ou le poids de farine que rend une même mesure, est une source de voleries si variées, si difficiles à constater, que la liberté en

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est l’unique remede. Come le meûnier est marchand de bled, il a soin de donner moins de farine à ceux qui achêtent ailleurs que chez lui. Il est dur que le pauvre, à qui un travail opiniâtre procure à peine de quoi achêter sa subsistance, ne soit pas libre d’achêter celle qu’il croit ou la meilleure ou la moins couteuse ; qu’il ne puisse la faire moudre par celui dont il espere obtenir le plus de farine : & les soupçons fussent-ils mal fondés, il est cruel qu’il soit forcé de porter un bled achêté par tant de sueurs, à un home qu’il croit devoir lui en voler une partie.

» Nous ne nous arrêterons ni aux fours banaux, genre de servitude plus barbare encore & plus nuisible, ni aux communautés de boulangers, & aux taxations pour le prix du pain qui en sont la suite. Ces fléaux sont réservés aux villes, ils sont l’ouvrage de la pédanterie qui y a succédé à la barbarie de nos ancêtres.

» Toutes les institutions qui gênent la liberté, doivent toutes être également prof-




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crites : & leur proscription, en montrant que la loi de la liberté entiere est regardée par le Gouvernement come une loi perpétuelle & inviolable, mettra le sceau aux biens que la liberté doit procurer ; l’opinion que cette loi sera durable, peut seule établir entre le prix des subfistances & celui des journées, la proportion qu’ils doivent avoir.

» Tels sont, Monseigneur, les voeux & les espérances de ceux à qui vous avez rendu la douceur de pouvoir espérer. «

J’étais au désespoir de ne pas entendre votre livre tout entier : je priai mon Curé, qui est un très-bon home, & qui a une jolie bibliothèque, de me le traduire en langage ordinaire. Au bout de deux jours, il est revenu avec un livre à la main : tenez, me dit-il, voilà une traduction du livre de M. N. très-fidele, très-claire, & faite d’avance. J’ai ouvert ce volume, il a. pour titre : Dialogue sur le commerce des bleds, entre M. de Roquemaure & le Chevalier Zanobi. 1770 1.

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J’ai rapporté votre ouvrage à M. le Capitaine qui demeure à la ville : il était avec le Vicaire de sa paroisse & un Echevin. Messieurs, leur dis-je, je voudrais savoir pourquoi vous, & les gens qui sont de même état que vous, vous êtes en général si déchaînés contre la liberté des bleds ?

Mon ami, dit le Capitaine, je n’entends rien à toutes ces questions : mais j’ai peur que de la liberté du commerce des bleds, on ne passe à la liberté du commerce du sel & du tabac, & si cela arrivait, mes troupes & moi, nous deviendrions inutiles. Nos Seigneurs les Fermiers n’auraient plus de quoi nous payer de retraites. Autrefois il y avait année commune, cinquante arrêts du Conseil pour étendre les droits de la Ferme au-delà des conventions du bail, depuis que cet home à systêmes est en place, il n’en a pas fait rendre un seul. Aussi . . . .

Ma foi dit l’Échevin, s’il s’avisait d’étendre la liberté des bleds sur tous les objets qui se vendent aux marchés, nous n’aurions plus ni réglemens à faire, ni amendes à




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prononcer : autant vaudrait-il être de simples particuliers, & puis il serait dur pour nos bourgeois, que les étrangers, que des paysans vinssent librement achêter des denrées sur nos marchés, & les faire renchérir.

Il serait à craindre, dit alors le Vicaire, que la liberté de vendre du bled, n’amenât celle de vendre du papier noir & blanc : & vous sentez qu’alors l’état serait perdu sans ressource.

Du pain & une religion, voilà ce qu’il faut au peuple, dit notre auteur. C’est dommage qu’il ne puisse entrer ni dans le paradis ni au conseil. Du pain & une religion, voilà précisément ce que les Jésuites avaient fait au Paraguay : ils distribuaient à chaque habitant un peu de maïs & beaucoup de reliques, & ils donnaient le fouet à quiconque aurait osé faire un pas, dire un mot sans la permission du pere supérieur. Voilà ce que nous aurions fait en Europe, si on vous eût laissé faire. Fort peu de pain & beaucoup de religion, voilà ce qui vous resterait tout au plus sans Henri IV,




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Gustave, Aldophe & les Nassau, aussi comment sont-ils morts ? * [V. la Note, à la fin.]

C’est l’abus des mots de liberté & de propriété, come l’a encore très-bien observé notre auteur, & il tenait votre livre entre les mains avec complaisance : c’est l’abus de ces mots qui a causé les maux les plus affreux. César, le meilleur des humains, n’aurait pas été réduit à faire égorger un million d’homes pour persuader aux Romains de lui obéir, s’ils n’avaient pas eu la bêtise de croire qu’ils étaient plus libres sous leurs Consuls. Si les bourgeois de Genéve n’avaient pas raisonné si subtilement sur la liberté politique, ils se seraient soumis au petit Conseil, ou ils n’auraient pas traité les natifs come leurs sujets, & il n’y eut pas eu deux homes de tués dans leur derniere guerre civile. Si les Manichéens, les Albigeois, les Hussites, les Vandois, les Protestans, n’avaient pas eu l’opiniâtreté de vouloir conserver la liberté de penser, nous n’aurions pas été obligé de faire égorger plus de deux millions de ces hérétiques, pour la plus grande gloire




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de Dieu, sans compter environ un pareil nombre de Catholiques qui ont peri dans ces saintes expéditions. Si les Mahométans n’avaient point eu la fantaisie de prétendre que des infidéles pouvaient être légitimes propriétaires d’un pays où notre Dieu avait été autrefois enterré pendant trois jours, il n’y aurait point péri trois millions de Musulmans & de Chrétiens dans nos pieuses Croisades. Si les Américains avaient eu l’esprit de comprendre que la terre où ils étaient nés, n’était point à eux, mais aux Espagnols, à qui le Pape en avait transporté la propriété, il n’aurait point fallu en égorger cinq ou six millions pour faire entendre raison au reste. Si on ne s’était pas avisé, dans le seiziéme siécle, d’imaginer que le bien de l’Eglise appartenait à l’Etat qui pouvait le reprendre, pour en faire un usage plus utile, il n’y aurait pas eu de guerres de religion. Car de quelque prétexte qu’ils se couvrent, soyez sûr que quand les homes font la guerre, c’est toujours pour de l’argent qu’ils se battent : & si le Roi Henri




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IV ne s’était pas mis dans la tête qu’il pouvait redemander l’héritage de ses Peres au Roi d’Espagne qui le possédait, en vertu d’une Bulle, un ex-Feuillant ne l’aurait pas tué come ennemi du saint Siège. Il ne tiendrait qu’à moi de vous prouver par cent exemples de cette force, que l’amour malentendu de la liberté & de la propriété, est cause de presque tous nos maux, d’abord ...

J’ai toujours eu horreur des massacres ; étant jeune, j’avais le choix d’une Ferme, ou d’une Compagnie de troupes légeres : j’ai préféré la ferme : j’ai voulu pouvoir dire toujours avec ce vieillard d’une de nos Tragédies :

Tans d’utiles travaux, coulant ma vie obscure, je n’ai point par le meurtre offensé la nature.

J’ai donc laissé le Vicaire continuer sa déclamation contre l’abus de la propriété & liberté, & je suis retourné chez moi bien convaincu que sans la liberté on ne respire jamais qu’à demi.

Oserais-je vous demander, Monsieur, ce




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que vous pensez de l’exportation des haricots qu’on défend toujours avec celle du bled : de l’exportation des chataignes qu’on a interdite dans quelques provinces, & de celle des oeufs frais & du petit salé, contre laquelle on a derniérement voulu faire une belle loi. Ne pouvait-on pas permettre seulement l’exportation des chataignes bouillies & des omelettes, afin de rendre, come celui de la farine, ce commerce plus difficile, & de garder le bénéfice de la main-d’oeuvre.

J’ai l’honneur d’être, avec le plus profond respect, &c.

M. N. a été un peu surpris de recevoir cette lettre d’un laboureur de Picardie: il s’est adressé à un de ses correspondans, dont il a reçu la réponse suivante.

Je connais beaucoup le laboureur dont vous me parlez, c’est un home bizarre : il a pu être riche, il est pauvre : il a une femme & six enfans : il ne lui est arrivé que des évennemens fâcheux, & je n’ai jamais vu personne avoir l’air plus content de son sort




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Ses parens avaient fait une grande fortune : quand ils furent rassasiés d’argent, ils devinrent avides de distinctions : ils voulaient que leur fils ainé fût un grand Seigneur, & obliger en conséquence leur cadet à étudier pour être Prêtre. A peine fût-il Sous-Diacre, qu’il devint malheureusement amoureux de sa cousine germaine : elle était jolie, pleine de sensibilité, d’esprit & de raison : mais come sa branche était demeurée pauvre, jamais les parens ne voulurent consentir à un mariage si inégal, & en mourant, ils réduisirent à la légitime 1 le Sous-Diacre qui n’avait pas voulu devenir Prêtre.

Sa fortune était encore honnête, mais il en dépensa la plus grande partie pour obtenir de Rome la double permission dont il avait besoin pour aimer sa cousine sans péché. Il se réduisit sans peine à mener avec sa femme, la vie de fermier : mais s’étant avisé de vouloir faire quelques expériences sur l’eau de la mer & sur la Nicotiane 2, les fermiers généraux, qui dans ce tems là




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n’aimaient pas la physique, lui firent un procès, & il aurait été condamné aux galeres, s’il ne lui fût resté de l’argent & quelques protections.

L’année d’après, il reçut un soir la lettre suivante :

” Monsieur, je me mocque des loix de propriété parce que je ne posséde rien, & des loix de justice parce que je n’ai rien à défendre ; vous avez droit de recueillir le bled que vous avez semé, moi j’ai droit de vivre : vos titres sont chez un Notaire, mais mon estomac est ma patente : & si vous ne déposez pas cent écus demain au premier chêne à gauche en entrant dans le bois par le grand chemin, votre ferme sera brûlée après demain. «

Come notre fermier a quelque chose d’extraordinaire dans l’esprit, il ne crut pas qu’on pût raisonner ainsi sérieusement ; il ne prit cet argument que pour une mauvaise plaisanterie, & ne songea point à prendre de précaution : il fût incendié, pas une gerbe n’échappa : la Justice rechercha les coupables.




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Le pauvre fermier était chargé par son bail des frais de justice, & il lui en coûta mille écus pour un arrêt, qui condamna à mort deux incendiaires: malheureusement on découvrit six semaines après l’exécution qu’ils étaient innocens, & que les Juges s’étaient trompés parce qu’ils avaient suivi trop scrupuleusement l’Ordonnance de 1670 qui, come on sait, est exatement calquée sur la procédure secrete de l’Inquisition : cet accident affligea notre laboureur, plus que toutes ses pertes.

Il commençait à se rétablir, lorsqu’une grêle détruisit ses moissons ; il lui restait quelques épargnes : il avait recueilli beaucoup de feves & de légumes de cette espèce, & il espérait donc se retirer de son malheur. Mais nous étions alors dans le tems le plus florissant du regne prohibitif. Il s’avisa de vouloir exporter ses feves pour en tirer plus d’argent : elles furent confisquées, & pour se les faire rendre, il lui en coûta plus que leur valeur. Come il n’avait pas recueilli de bled, il en achêta d’un de

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ses voisins : un Juge le sût ; il était alors défendu d’achêter ailleurs qu’au marché, & notre laboureur fût trop heureux d’en être quitte pour perdre son bled. Il alla donc au marché achêter d’autre bled & de l’avoine : il se préparait à l’emporter, mais on lui saisit le tout & on le condamna à l’amende, parce qu’il était, disait-on, défendu aux fermiers d’achêter au marché. Il ne lui restait qu’un petit écu. Que j’achête du moins quelques pains pour mes enfans, s’écriait-il en pleurant, & il va chez un boulanger : mais on l’arrête à la porte de la ville : il est défendu d’exporter du pain, lui dit-on encore : & come il n’a plus de quoi payer d’amende, on le mene en prison.

Sorti de prison, il court retrouver sa femme & ses enfans : il les trouve en larmes. Le fermier voisin qui était riche avait rachêté sa corvée, & en conséquence celle du pauvre laboureur se trouvait plus forte à­peu-près de moitié qu’elle n’aurait dû l’être. Il fallait aller travailler à quatre lieues : il court trouver l’ingénieur. Monsieur, lui ré­

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pond l’home aux jalons : j’ai toujours observé que plus on travaille loin de chez soi, mieux on travaille: comme cela est beaucoup plus coûteux, & sur-tout plus pénible, on est pressé de finir. J’ai donc pour principe général de faire travailler les gens le plus loin de leur village qu’il m’est possible. Le laboureur se plaignit de cette maxime générale : on lui répondit qu’il était un mutin : ses chevaux moururent, sa corvée ne fût point faite, & il fut condamné à l’amende & à la prison pour lui apprendre à être plus docile. Il avait espéré quelques soulagemens de la part de ses maitres : mais ses maitres étaient des Moines, & au lieu de le secourir, le Procureur le chassa de sa ferme parce qu’il n’avait pas voulu souffrir que sa fille... Maintenant il a vendu le reste de son bien pour monter une autre petite ferme. Vous voyez, Monsieur, que c’est un home prévenu, qui ne sera jamais en état d’entendre que le Gouvernement n’a rien de vraiment utile à faire pour le peuple, que d’adopter votre législation come vous l’avez si adroitement insi-




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nué en plusieurs endroits de votre ouvrage.

Au reste, Monsieur, si ceci dure encore quelque tems, c’en est fait de la prospérité de l’Etat : nous trouverons à peine à vendre notre argent à trois & demi pour cent, au lieu de huit, neuf qu’il rapportait les années précédentes.

 

 





* Note de l’Êditeur, pour la page 41-42.

Les personnes d’une piété vraiment éclairée, qui détestent les maux que le fanatisme a produit, & l’abus qu’il a osé faire des choses les plus sacrées, nous pardonnerons de n’avoir pas retranché ce discours du Vicaire. Elles savent trop bien que le seul moyen de prévenir le retour des mêmes malheurs, est de les retracer sans cesse, & que les véritables blasphêmateurs sont ceux qui osent dire qu’on manque de respect à la Religion, lorsqu’on s’éleve contre les crimes de la superstition & de l’intolerance.

 


E R R A T A.


Page 7, l. 21, les, lisez, ces.
Pag. 12, l. 8, toutes espèces, lisez, tout experts
Pag. 16, 1. 23, cette, lisez, la.
Pag. 23, 1. 15, s’arréte-il, lisez, se dégrade.
Pag. 27, l. 10, qui, lisez, qu’il.
Pag. 30, 1. 1, ces, lisez, les.
Pag. 30, 1. 8, n’ayons, lisez, n’avions.
Pag. 33, 1. 24, pour prix, lisez, des prix pour.
Pag. 35, 1. 18, les permissions, lisez, la permission.
Pag. 38, 1. 10, les, lisez, ces.
Pag. 48, 1, 17, il espéroit donc se, lisez, il espéroit se,