CHAPITRE IV
Des variations de la proportion des valeurs, par raport
aux Métaux qui servent de monnoie
Si les Métaux étoient aussi faciles à trouver, que
l'eau l'est communément, chacun en pren-[356]droit
pour ses besoins, & ces métaux n'auroient presque point de
valeur. Les métaux qui se trouvent les plus abondans & qui
coutent le moins de peine à produire, sont aussi ceux qui sont
à meilleur marché. Le fer paroît le plus nécessaire;
mais comme on le trouve communément en Europe, avec moins de peine
& de travail que le cuivre, il est à bien meilleur marché.
Le cuivre, l'argent & l'or, sont les trois métaux dont on
se sert communément pour monnoie. Les Mines de cuivre sont les
plus abondantes & coutent le moins de terre & de travail à
produire. Les plus abondantes Mines de cuivre sont aujourd'hui en Suede
: il y faut plus de quatre-vingts onces de cuivre au Marché pour
païer une once d'argent. Il est aussi à remarquer que le
cuivre qu'on tire de certaines Mines est plus parfait & [357]
plus beau que celui qu'on tire d'autres Mines. Celui du Japon &
de Suede est plus beau que celui d'Angleterre. Celui d'Espagne étoit
du tems des Romains, plus beau que celui de l'Ile de Chypre. Au lieu
que l'or & l'argent, de quelque Mine qu'on les tire, sont toujours
de la même perfection, lorsqu'on les a rafinés.
La valeur du cuivre, comme de tout autres choses, est proportionnée
à la terre & au travail qui entrent dans sa production. Outre
les usages ordinaires auxquels on l'emploie, comme pour des pots, des
vases, de la batterie de cuisine, des serrures, &c., on s'en sert
presque dans tous les Etats pour monnoie, dans le troc du menu. En Suede
on s'en sert souvent même dans les gros paiemens lorsque l'argent
y est rare. Pendant les cinq premiers siecles de Ro-[358]me,
on ne se servoit pas d'autre monnoie. On ne commença à se
servir d'argent dans le troc, que dans l'année quatre cent quatre-vingt-quatre.
La proportion du cuivre à l'argent fut alors réglée
dans les monnoies, comme 72 à 1; dans la fabrication de cinq cent
douze, comme 80 à 1; dans l'évaluation de cinq cent trente-sept,
comme 64 à 1; dans la fabrication de cinq cent quatre-vingt-six,
comme 48 à 1; dans celle de six cent soixante-trois de Drusus,
& celle de Sylla de six cent soixante & douze, comme 53 1/3 à
1; dans celle de Marc Antoine de sept cent douze, & d'Auguste de sept
cent vingt-quatre, comme 56 à 1; dans celle de Neron l'an de Jesus-Christ
cinquante-quatre, comme 60 à 1; dans celle d'Antonin l'an de l'Ere
présente cent soixante, comme 64 à 1; dans le tems de Constantin
trois cent [359] trente, style présent,
comme 120 & 125 à 1; dans le siecle de Justinien environ cinq
cent cinquante, comme 100 à 1; & cela a toujours varié
depuis au-dessous de la proportion de 100 dans les monnoies en Europe.
Aujourd'hui qu'on ne se sert guere de cuivre pour monnoie, que dans
le troc du menu, soit qu'on l'allie avec la calamine, pour faire du
cuivre jaune, comme en Angleterre, soit qu'on l'allie avec une petite
partie d'argent, comme en France & en Allemagne, on le fait valoir
communément dans la proportion de 40 à 1; quoique le cuivre
au Marché soit ordinairement à l'argent comme 80 &
100 à 1. La raison est, qu'on diminue ordinairement sur le poids
du cuivre les frais de la fabrication; & lorsqu'il n'y a pas trop
de cette petite monnoie pour la circulation du bas [360]
troc dans l'Etat, les monnoies de cuivre seul, ou de cuivre allié,
passent sans difficulté malgré le défaut de leur
valeur intrinseque. Mais lorsqu'on les veut faire passer dans le troc
dans un païs étranger, on ne les veut recevoir qu'au poids
du cuivre & de l'argent qui est allié avec le cuivre; &
même dans les Etats où, par l'avarice ou l'ignorance de
ceux qui gouvernent, on donne cours à une trop grande quantité
de cette petite monnoie pour la circulation du bas troc, & où
l'on ordonne qu'on en reçoive une certaine partie dans le gros
paiemens, on ne la reçoit pas volontiers, & la petite monnoie
perd un agiot contre l'argent blanc, c'est ce qui arrive à la
monnoie de Billon & aux Ardites en Espagne pour les gros paiemens;
cependant la petite monnoie passe toujours sans difficulté dans
le bas troc, [361] la valeur dans ces
paiemens étant ordinairement petite en elle-même, par conséquent
la perte l'est encore davantage : c'est ce qui fait qu'on s'en accommode
sans peine, & qu'on change le cuivre contre de petites pieces d'argent
au-dessus du poids & valeur intrinseque du cuivre dans l'Etat même,
mais non dans les autres Etats; chaque Etat en aïant de sa propre
fabrication de quoi conduire son troc du menu.
L'or & l'argent ont, comme le cuivre, une valeur proportionnée
à la terre & au travail nécessaires à leur production;
& si le public se charge des frais de la fabrication de ces métaux,
leur valeur en lingots & en especes est la même, leur valeur
au Marché & à la Monnoie est la même chose, leur
valeur dans l'Etat & dans les païs étrangers est constamment
la même, tou-[362]jours reglée
sur le poids & sur le titre; c'est-à-dire, sur le poids seul,
si ces métaux sont purs & sans alliage.
Les Mines d'argent se sont toujours trouvées plus abondantes que
celles de l'or, mais non pas également dans tous les païs,
ni dans tous les tems : il a toujours fallu plusieurs onces d'argent pour
païer une once d'or; mais tantôt plus tantôt moins, suivant
l'abondance de ces métaux & la demande. L'an de Rome trois
cent dix, il falloit en Grece treize onces d'argent pour païer une
once d'or, c'est-à-dire, que l'or étoit à l'argent
comme 1à 13; l'an quatre cent ou environ, comme 1 à 12;
l'an quatre cent soixante, comme 1 à 10, tant en Grece qu'en Italie,
& par toute l'Europe. Cette proportion d'1 à 10 paroît
avoir continué constamment pendant trois siecles jusqu'à
la [363] mort d'Auguste, l'an de Rome sept
cent soixante-sept, ou l'an de grace quatorze. Sous Tibere, l'or devint
plus rare, ou l'argent plus abondant, la proportion a monté peu-à-peu
à celle de 1 à 12, 12 ½ & 13. Sous Constantin l'an
de grace trois cent trente, & sous Justinien cinq cent cinquante,
elle s'est trouvée comme 1 à 14 2/5. L'histoire est plus
obscure depuis; quelques-uns croient avoir trouvé cette proportion
comme 1 à 18, sous quelques Rois de France. L'an de grace huit
cent quarante, sous le regne de Charles le Chauve, on fabriqua les monnoies
d'or & d'argent sur le fond, & la proportion se trouva comme 1
à 12. Sous le regne de Saint Louis, qui mourut en mil deux cent
soixante & dix, la proportion étoit comme 1 à 10; en
mil trois cent soixante-un, comme 1 à 12; en mil quatre [364]
cent vingt-un, au-dessus de 1 à 11; en mil cinq cent au-dessous
de 1 à 12; en mil six cent environ, comme 1 à 12; en mil
six cent quarante-un, comme 1 à 14; en mil sept cent, comme 1 à
15; en mil sept cent trente, comme 1 à 14 ½.
La quantité d'or & d'argent qu'on avoit apportée
du Mexique & du Pérou dans le siecle passé, a rendu
non-seulement ces métaux plus abondans, mais même a haussé
la valeur de l'or contre l'argent qui s'est trouvé plus abondant,
de maniere qu'on en fixe la proportion dans les monnoies d'Espagne,
suivant les prix du Marché, comme 1 à 16; les autres Etats
de l'Europe ont suivi d'assez près le prix de l'Espagne dans
leurs monnoies, les uns les mirent comme 1 à 15 7/8, les autres
comme 1 à 15 ¾, à 15 5/8, &c. suivant le génie
& les vues des Directeurs [365] des
Monnoies. Mais depuis que le Portugal tire des quantités considérables
d'or du Bresil, la proportion a commencé à baisser de
nouveau, sinon dans les Monnoies, au moins dans les prix du Marché,
qui donne une plus grande valeur à l'argent, que par le passé;
outre qu'on apporte assez souvent des Indes orientales beaucoup d'or,
en échange de l'argent qu'on y porte d'Europe, parceque la proportion
est bien plus basse dans les Indes.
Dans le Japon où il y a des Mines d'argent assez abondantes,
la proportion de l'or à l'argent est aujourd'hui comme 1 à
8; à la Chine, comme 1 à 10; dans les autres païs
des Indes en-deçà, comme 1 à 11, comme 1 à
12, comme 1 à 13, & comme 1 à 14, à mesure
qu'on approche de l'Occident & de l'Europe : mais si les Mines du
[366] Bresil continuent à fournir
tant d'or, la proportion pourra bien baisser à la longue, comme
1 à 10, même en Europe, qui me paroît la plus naturelle,
si on pouvoit dire qu'il y eut autre chose que le hasard qui guide cette
proportion : il est bien certain que dans le tems que toutes les Mines
d'or & d'argent en Europe, en Asie & en Afrique, étoient
le plus cultivées pour le compte de la République Romaine,
la proportion dixieme a été la plus constante.
Si toutes les Mines d'or rapportoient constamment la dixieme partie de
ce que les Mines d'argent rapportent, on ne pourroit pas encore pour cela
déterminer que la proportion entre ces deux métaux seroit
la dixieme. Cette proportion dépendroit toujours de la demande
& du prix du Marché : il se pourroit faire, que des personnes
ri-[367]ches aimeroient mieux porter dans
leurs poches de la monnoie d'or que celle d'argent, & qu'ils se mettroient
dans le goût des dorures & ouvrages d'or préferablement
à ceux d'argent, pour hausser le prix de l'or au Marché.
On ne pourroit pas non plus déterminer la proportion de ces
métaux, en considérant la quantité qui s'en trouve
dans un Etat. Supposons la proportion dixieme en Angleterre, & que
la quantité de l'or & de l'argent qui y circule se trouve
de vingt millions d'onces d'argent & de deux millions d'onces d'or,
cela seroit équivalent à quarante millions d'onces d'argent;
qu'on envoie hors d'Angleterre, un million d'onces d'or des deux millions
d'onces qu'il y a, & qu'on apporte en échange dix millions
d'onces d'argent, il y aura alors trente millions d'onces d'argent [368]
& seulement un million d'onces d'or, c'est-à-dire, toujours
l'équivalent de quarante millions d'onces d'argent : si l'on
considere la quantité d'onces, il y en a trente millions d'argent
& un million d'onces d'or; & par conséquent si la quantité
de l'un & de l'autre métal en décidoit, la proportion
de l'or à l'argent seroit trentieme, c'est-à-dire, comme
1 à 30, mais cela est impossible. La proportion dans les païs
voisins étrangers est dixieme, il ne coutera donc que dix millions
d'onces d'argent, avec quelques bagatelles pour les frais du transport,
pour faire rapporter dans l'Etat un million d'onces d'or en échange
de dix millions d'onces d'argent.
Pour juger donc de la proportion de l'or à l'argent, il n'y
a que le prix du Marché qui puisse décider : le nombre
de ceux qui ont besoin d'un métal [369]
en échange de l'autre, & de ceux qui veulent faire cet échange,
en détermine le prix. La proportion dépend souvent de
la fantaisie des Hommes : les altercations se font grossierement &
non géometriquement. Cependant je ne crois pas qu' on puisse
imaginer aucune regle pour y parvenir, que celle-là : au moins
nous savons dans la pratique, que c'est celle-là qui décide,
de même que dans le prix & la valeur de toute autre chose.
Les Marchés étrangers influent sur le prix de l'or &
de l'argent? plus que sur le prix d'aucune autre denrée ou marchandise,
parceque rien ne se transporte avec plus de facilité & moins
de déchet. S'il y avoit un commerce ouvert & courant entre
l'Angleterre & le Japon, si on emploïoit constamment un nombre
de Vaisseaux pour faire ce commerce, & que la balance du [370]
commerce fût en tous points égale, c'est-à-dire,
qu'on envoïât constamment d'Angleterre autant de marchandises
au Japon, eu égard au prix & valeur, qu'on y tireroit des
marchandises du Japon, il arriveroit qu'on tireroit à la longue
tout l'or du Japon en échange d'argent, & qu'on rendroit
la proportion au Japon pareille entre l'or & l'argent, à
celle qui regne en Angleterre; à la seule différence près
des risques de la navigation : car les frais du voïage, dans notre
supposition, seroient supportés par le commerce des marchandises.
A compter la proportion quinzieme en Angleterre, & huitieme au
Japon, il y auroit plus de 87 pour cent à gagner, en portant
l'argent d'Angleterre au Japon, & en rapportant l'or : mais cette
différence ne suffit pas dans le train ordinaire, pour païer
[371] les frais d'un si penible &
long voïage, il vaut mieux rapporter des marchandises du Japon,
contre l'argent que de rapporter l'or. Il n'y a que les frais &
risques du transport de l'or & de l'argent qui puissent laisser
une différence de proportion entre ces métaux dans des
Etats différens; dans l'Etat le plus prochain cette proportion
ne différera guere, il y aura de différence, d'un Etat
à l'autre, un, deux ou trois pour cent, & d'Angleterre au
Japon la somme de toutes ces différences de proportion se montera
au-delà de quatre-vingt-sept pour cent.
C'est le prix du Marché qui décide la proportion de la
valeur de l'or à celle de l'argent : le prix du Marché
est la base de cette proportion dans la valeur qu'on donne aux especes
d'or & d'argent monnoïées. Si le prix du Marché
varie considérable[372]ment, il
faut réformer celui des especes monnoïées pour suivre
la regle du Marché; si on néglige de le faire, la confusion
& le desordre se mettent dans la circulation, on prendra les pieces
de l'un ou de l'autre métal à plus haut prix que celui
qui est fixé à la Monnoie. On en a une infinité
d'exemples dans l'antiquité; on en a un tout récent en
Angleterre par les loix faites à la Tour de Londres. L'once d'argent
blanc, du titre d'onze deniers de fin, y vaut cinq schellings &
deux deniers ou peniques sterling : depuis que la proportion de l'or
à l'argent (qu'on avoit fixée à l'imitation de
l'Espagne comme 1 à 16) est tombée comme 1 à 15
& 1 à 14 ½, l'once d'argent se vendoit à cinq schellings
& six deniers sterling, pendant que la guinée d'or continuoit
d'avoir toujours cours à vingt-un schelings & six [373]
deniers sterling, cela fit qu'on emporta d'Angleterre tous les écus
d'un écu blanc, schellings & demi-schellins blancs qui n'étoient
pas usés dans la circulation : l'argent blanc devint si rare
en mil sept cent vingt-huit (quoiqu'il n'en restât que les pieces
les plus usées), qu'on étoit obligé de changer
une guinée à près de cinq pour cent de perte. L'embarras
& la confusion que cela produisit dans le commerce & la circulation,
obligerent la Trésorerie de prier le célebre le Chevalier
Isaac Newton, Directeur des Monnoies de la Tour, de faire un rapport
des moïens qu'il croïoit les plus convenables pour remedier
à ce désordre.
Il n'y avoit rien de si aisé à faire; il n'y avoit qu'à
suivre dans la fabrication des especes d'argent à la Tour le
prix de l'argent au Marché; & au lieu [374]
que la proportion de l'or à l'argent étoit depuis long-tems
par les loix & regles de la Monnoie de la Tour, comme 1 à
15 ¾, il n'y avoit qu'à fabriquer les especes d'argent plus
foibles dans la proportion du Marché qui étoit tombée
au-dessous de celle de 1 à 15, & pour aller au-devant de
la variation que l'or du Bresil apporte annuellement dans la proportion
de ces deux métaux, on auroit même pû l'établir
sur le pié de 1 à 14 I/2, comme on a fait en mil sept
cent vingt-cinq en France, & comme il faudra bien qu'on fasse dans
la suite en Angleterre même.
Il est vrai qu'on pouvoit également ajuster les especes monnoïées
d'Angleterre, au prix & proportion du marché, en diminuant
la valeur numéraire des especes d'or, c'est le parti qui fut pris
par le Chevalier New-[375]ton dans son
rapport, & par le Parlement en conséquence de ce rapport. Mais
c'étoit le parti le moins naturel & le plus désavantageux,
comme je vais le faire comprendre. Il étoit d'abord plus naturel
de hausser le prix des especes d'argent, puisque le public les avoit déja
haussées au Marché, puisque l'once d'argent qui ne valoit
que soixante deux deniers sterling au prix de la Tour, en valoit au-delà
de soixante-cinq au Marché, & qu'on portoit hors de l'Angleterre
toutes les especes blanches que la circulation n'avoit pas considérablement
diminuées de poids : d'un autre côté, il étoit
moins désavantageux à la Nation Angloise de hausser les
especes d'argent que de baisser celles d'or, par rapport aux sommes que
l'Angleterre doit à l'Etranger.
Si l'on suppose que l'Angle-[376]terre
doit à l'Etranger cinq millions sterlings de capital, qui y est
placé dans les fonds publics, on peut également supposer
que l'Etranger a païé ce capital en or à raison de
vingt-un schellings six deniers la guinée, ou bien en argent blanc
à raison de soixante-cinq deniers sterlings l'once, suivant le
prix du Marché.
Ces cinq millions ont par conséquent couté à l'Etranger
à vingt-un schellings six deniers la guinée, quatre millions
six cents cinquante & un mille cent soixante-trois guinées;
mais présentement que la guinée est réduite à
vingt-un schellings, il faudra païer pour ces capitaux, quatre
millions sept cents soixante-un mille neuf cents quatre guinées,
ce qui fera de perte pour l'Angleterre cent dix mille sept cents quarante-une
guinées, sans compter ce qu'il y aura à perdre sur les
intérêts annuels qu'on paie.
[377] Monsieur Newton m'a dit pour réponse
à cette objection, que suivant les loix fondamentales du Roïaume,
l'argent blanc étoit la vraie & seule monnoie, & que comme
telle, il ne la falloit pas altérer. *(* Ici M. Newton sacrifia le fond & la forme.)
Il est aisé de répondre que le public aïant altéré
cette loi par l'usage & le prix du Marché, elle avoit cessé
d'être une loi; qu'il ne falloit pas dans ces circonstances s'y
attacher scrupuleusement, au désavantage de la Nation, &
païer aux Etrangers plus qu'on ne leur devoit. Si l'on n'avoit
pas regardé les especes d'or comme une monnoie véritable,
l'or auroit supporté la variation, comme cela arrive en Hollande
& à la Chine, où l'or est plutôt regardé
comme marchandise que comme monnoie. Si l'on avoit augmenté les
[378] especes d'argent au prix du Marché,
sans toucher à l'or, on n'auroit pas perdu avec l'Etranger, &
on auroit eu abondamment des especes d'argent dans la circulation; on
en auroit fabriqué à la Tour, au lieu qu'on n'en fabriquera
plus jusqu'à ce qu'on fasse un arrangement nouveau.
Par la diminution de la valeur de l'or, que le rapport de M. Newton
a produit de vingt-un schellings six deniers à vingt-un schellings,
l'once d'argent qui se vendoit au Marché de Londres auparavant
à 65 & 65 peniques ½ ne se vendoit plus à la vérité
qu'à soixante-quatre deniers : mais le moïen qu'il s'en
fabriquât à la Tour, l'once valoit au Marché soixante-quatre,
& si on le portoit à la Tour pour monnoïer, elle ne
devoit plus valoir que soixante-deux; aussi n'en porte-t'on plus. On
a véritablement fabriqué aux dépens [379]
de la Compagnie de la Mer du Sud, quelques schellings, ou cinquiemes
d'écu, en y perdant la différence du prix du Marché;
mais on les a enlevés aussi-tôt qu'on les a mis en circulation;
on ne verroit aujourd'hui aucune espece d'argent dans la circulation
si elles étoient du poids legitime de la Tour, on ne voit dans
le troc que des especes d'argent usées, & qui n'excedent
point le prix du Marché dans leur poids.
Cependant la valeur de l'argent blanc au Marché hausse toujours
insensiblement; l'once qui ne valoit que soixante-quatre après
la réduction dont nous avons parlé, est encore remontée
au Marché à 65 ½ & 66; & pour qu'on puisse avoir
des especes d'argent pour la circulation & en faire fabriquer à
la Tour, il faudra bien encore réduire la valeur de la guinée
d'or [380] à vingt schellins au
lieu de vingt-un schellins, & perdre avec l'Etranger le double de
ce qu'on y a déja perdu, si on n'aime mieux suivre la voie naturelle,
mettre les especes d'argent au prix du Marché. Il n'y a que le
prix du Marché qui puisse trouver la proportion de la valeur
de l'or à l'argent, de même que toutes les proportions
des valeurs. La réduction de M. Newton de la guinée à
vingt-un schellings n'a été calculée que pour empêcher
qu'on n'enlevât les especes d'argent foibles & usées
qui restent dans la circulation : elle n'étoit pas calculée
pour fixer dans les monnoies d'or & d'argent la véritable
proportion de leur prix, je veux dire par leur véritable proportion,
celle qui est fixée par les prix du Marché. Ce prix est
toujours la pierre de touche dans ces matieres; les variations en sont
assez lentes, pour donner [381] le tems
de regler les monnoies & empêcher les desordres dans la circulation.
Dans certains siecles la valeur de l'argent hausse lentement contre
l'or, dans d'autres, la valeur de l'or hausse contre l'argent; c'étoit
le cas dans le siecle de Constantin, qui rapporta toutes les valeurs
à celle de l'or comme la plus permanente; mais le plus souvent
la valeur de l'argent est la plus permanente, & l'or est le plus
sujet à variation.
CHAPITRE V
De l'augmentation & de la diminution de la valeur
des especes monnoïées en dénomination
Suivant les principes que nous avons établis, les quantités
d'argent qui circulent dans le [382]
troc, fixent & déterminent les prix de toutes choses dans
un Etat, eu égard à la vîtesse ou lenteur de la
circulation.
Cependant nous voïons si souvent, à l'occasion des augmentations
& diminutions qu'on pratique en France, des changemens si étranges,
qu'on pourroit s'imaginer que les prix du Marché correspondent
plutôt à la valeur nominale des especes, qu'à leur
quantité dans le troc; à la quantité des livres
tournois monnoie de compte, plutôt qu'à la quantité
des marcs & des onces, & cela paroît directement opposé
à nos principes.
Supposons ce qui est arrivé en mil sept cent quatorze, que l'once
d'argent ou l'écu ait cours pour cinq livres, & que le Roi
publie un Arrêt, qui ordonne la diminution des écus tous
les mois pendant vingt mois, c'est-à-dire, d'un pour cent par
mois, [383] pour réduire la valeur
numéraire à quatre livres au lieu de cinq livres; voïons
quelles en seront naturellement les conséquences, eu égard
au génie de la Nation.
Tous ceux qui doivent de l'argent s'empresseront de le païer,
pendant les diminutions, afin de n'y pas perdre : les Entrepreneurs
& Marchands trouvent une grande facilité à emprunter
de l'argent, cela determine les moins habiles, & les moins accrédités
à augmenter leurs entreprises : ils empruntent de l'argent, à
ce qu'ils croient, sans intérêt, & se chargent de marchandises
au prix courant; ils en haussent même les prix par la violence
de la demande qu'ils en font; les vendeurs ont de la peine à
se défaire de leurs marchandises contre un argent qui doit diminuer
entre leurs mains dans sa valeur numeraire : on se tourne du côté
des marchandises des [384] païs
étrangers, on en fait venir des quantités considérables
pour la consommation de plusieurs années : tout cela fait circuler
l'argent avec plus de vîtesse, tout cela hausse les prix de toutes
choses, ces hauts prix empêchent l'Etranger de tirer les marchandises
de France à l'ordinaire : la France garde ses propres marchandises,
& en même tems tire de grandes quantités de marchandises
de l'Etranger. Cette double opération est cause qu'on est obligé
d'envoïer des sommes considerables d'especes dans les païs
étrangers, pour païer la balance.
Le prix des changes ne manque jamais d'indiquer ce désavantage.
On voit communement les changes à six & dix pour cent contre
la France, dans le courant des diminutions. Les personnes éclairées
en France resserrent leur argent dans ces mêmes [385]
tems; le Roi trouve moïen d'emprunter beaucoup d'argent sur lequel
il perd volontiers les diminutions : il propose de se dédommager
par une augmentation à la fin des diminutions.
Pour cet effet on commence, après plusieurs diminutions, à
resserrer l'argent dans les coffres du Roi, à reculer les paiemens,
pensions & la paie des armées; dans ces circonstances, l'argent
devient extrêmement rare à la fin des diminutions, tant
par rapport aux sommes resserrées par le Roi & par plusieurs
particuliers, que par rapport à la valeur numéraire des
especes, laquelle valeur est diminuée. Les sommes envoïées
chez l'Etranger contribuent aussi beaucoup à la rareté
de l'argent, & peu-à-peu cette rareté est cause qu'on
offre les magasins de marchandises dont tous les Entrepreneurs sont
chargés à cinquante & soixante pour [386]
cent à meilleur marché qu'elles n'étoient du tems
des premieres diminutions. La circulation tombe dans des convulsions;
l'on trouve à peine assez d'argent pour envoïer au marché;
plusieurs Entrepreneurs & Marchands font banqueroute, & leurs
marchandises se vendent à vil prix.
Alors le Roi augmente derechef les especes, met l'écu neuf,
ou l'once d'argent de la nouvelle fabrique, à cinq livres, il
commence à païer avec ces nouvelles especes les troupes
& les pensions : les vieilles especes sont mises hors de la circulation,
& ne sont reçues qu'à la Monnoie à plus bas
prix numéraire; le Roi profite de la différence.
Mais toutes les sommes de nouvelles especes qui sortent de la Monnoie
ne rétablissent pas l'abondance d'argent dans la circulation
: les sommes resserrées toujours par des particuliers, &
[387] celles qu'on a envoïées
dans le païs étranger, excedent de beaucoup la quantité
de l'augmentation numéraire sur l'argent qui sort de la Monnoie.
Le grand marché des marchandises en France commence à y
attirer l'argent de l'Etranger, qui les trouvant à cinquante &
soixante pour cent, & à plus bas prix, envoie des matieres
d'or & d'argent en France pour les acheter : par ce moïen l'Etranger
qui les fait porter à la Monnoie se dédommage bien de la
taxe qu'il y paie sur ces matieres : il trouve le double d'avantage sur
le vil prix des marchandises qu'il achete; & la perte de la taxe de
la monnoie tombe réellement sur les François dans la vente
des marchandises qu'ils font à l'Etranger. Ils ont des marchandises
pour la consommation de plusieurs années : ils revendent aux Hollandois,
par exemple, [388] les épiceries
qu'ils avoient tirées d'eux-mêmes, pour les deux tiers de
ce qu'ils en avoient païé. Tout ceci se fait lentement l'Etranger
ne se détermine à acheter ces marchandises dé France
que par rapport au grand marché; la balance du commerce qui étoit
contre la France, au tems des diminutions, se tourne en sa faveur dans
le tems de l'augmentation, & le Roi peut profiter de vingt pour cent
ou plus sur toutes les matieres qui entrent en France, & qui se portent
à la Monnoie. Comme les Etrangers doivent à présent
la balance du commerce à la France, & qu'ils n'ont point chez
eux des especes de la nouvelle fabrique, il faut qu'ils fassent porter
leurs matieres & vieilles especes à la Monnoie, pour avoir
des nouvelles especes pour païer; mais cette balance de commerce
que les Etrangers doivent à la France, ne provient [389]
que des marchandises qu'ils en tirent à vil prix.
La France est partout la duppe de ces operations, elle paie des prix
bien hauts pour les marchandises étrangeres lors des diminutions,
elle les revend à vil prix lors de l'augmentation aux mêmes
Etrangers : elle vend à vil prix ses propres marchandises, qu'elle
avoit tenues si haut lors des diminutions, ainsi il seroit difficile
que toutes les especes qui sont sorties de France lors des diminutions
y puissent rentrer lors de l'augmentation.
Si l'on falsifie les especes de la nouvelle fabrique chez l'Etranger,
comme cela arrive presque toujours, la France perd les vingt pour cent
que le Roi établit pour la taxe de la monnoie c'est autant de
gagné pour l'Etranger, qui profite en outre du bas prix des Marchandises
en France.
[390] Le Roi fait un profit considérable
par la taxe de la monnoie, mais il en coute le triple à la France
pour lui faire trouver ce profit.
On comprend bien que dans les tems qu'il y a une balance courante de
commerce en faveur de la France contre les Etrangers, le Roi est en
état de tirer une taxe de vingt pour cent ou plus, par une nouvelle
fabrication d'especes & par une augmentation de leur valeur numéraire.
Mais si la balance du commerce étoit contre la France, lors de
cette nouvelle fabrication, & augmentation, elle n'auroit pas de
succès, & le Roi n'en tireroit pas un grand profit : la raison
est que dans ces circonstances, on est obligé d'envoïer
constamment de l'argent chez l'Etranger. Or l'écu vieux est aussi
bon dans les païs étrangers que l'écu de la nouvelle
fabrique : cela étant les [391]
Juifs & Banquiers donneront une prime ou bénéfice
entre quatre yeux pour les vieilles especes, & le particulier qui
les peut vendre au dessus du prix de la Monnoie ne les y portera pas.
On ne lui donne à la Monnoie qu'environ quatre livres de son
écu, mais le Banquier lui en donnera d'abord quatre livres cinq
sols & puis quatre livres dix, & finalement quatre livres quinze
: voila comment il peut arriver qu'une augmentation des especes manque
de succès; cela ne peut guere arriver lorsqu'on fait l'augmentation
après des diminutions indiquées, parcequ'alors la balance
se tourne naturellement en faveur de la France, de la maniere que nous
l'avons expliqué.
L'expérience de l'augmentation de l'année 1726, peut
servir à confirmer tout ceci, les diminutions qui avoient précédé
cette augmentation furent faites [392]
tout-d'un-coup sans avoir été indiquées, cela empêcha
les opérations ordinaires des diminutions, cela empêcha
que la balance du commerce ne se tournât fortement en faveur de
la France lors de l'augmentation de l'année 1726, aussi peu de
personnes porterent leurs vieilles especes à la Monnoie, &
on fut obligé d'abandonner le profit de la taxe qu'on avoit en
vue.
Il n'est pas de mon sujet d'expliquer les raisons des Ministres pour
diminuer les especes tout-d'un-coup, ni celles qui les tromperent dans
le projet de l'augmentation de l'année 1726; je n'ai voulu parler
des augmentations & diminutions en France que parceque les effets
qui en résultent quelquefois semblent combattre les principes
que j'ai établis, que l'abondance ou la rareté de l'argent
dans un Etat, hausse ou baisse les prix de toutes choses à proportion.
[393] Après avoir expliqué
les effets des diminutions & augmentations des especes, pratiquées
en France, Je soutiens qu'elles ne détruisent ni n'affoiblissent
mes principes car si l'on me dit que ce qui coutoit vingt livres ou
cinq onces d'argent avant les diminutions indiquées, ne coute
pas même quatre onces ou vingt livres de la nouvelle fabrique
lors de l'augmentation; j'en conviendrai sans m'écarter de mes
principes, parcequ'il y a moins d'argent dans la circulation qu'il n'y
en avoit avant les diminutions, comme je l'ai expliqué. L'embarras
du troc dans les tems & opérations dont nous parlons, cause
des variations dans les prix des choses, & dans celui de l'intérêt
de l'argent qu'on ne sauroit prendre pour regle dans les principes ordinaires
de la circulation & du troc.
Le changement de la valeur [394] numéraire
des especes a été dans tous les tems l'effet de quelque
misere ou disette dans l'Etat, ou bien celui de l'ambition de quelque
Prince ou Particulier. L'an de Rome 157, Solon augmenta la valeur numéraire
des drachmes d'Athênes, après une sédition, &
abolition des dettes. Entre l'an 490 & 512 de Rome, la République
Romaine augmenta par plusieurs fois la valeur numéraire de ses
monnoies de cuivre, de façon que leur as est venu à en valoir
six. Le pretexte étoit de subvenir aux besoins de l'Etat, &
d'en païer les dettes, accrues par la premiere guerre Punique : cela
ne laissa pas de causer bien de la confusion. L'an 663, Livius Drusus,
Tribun du peuple, augmenta la valeur numéraire des especes d'argent
d'un huitieme, en affoiblissant leur titre d'autant : ce qui donna lieu
aux Faux-monnoïeurs de mettre la confu-[395]sion
dans le troc. L'an 712, Marc Antoine dans son Triumvirat, augmenta la
valeur numéraire de l'argent, de cinq pour cent, pour subvenir
aux besoins du Triumvirat, en mettant du fer avec l'argent. Plusieurs
Empereurs dans la suite ont affoibli ou augmenté la valeur numéraire
des especes : les Rois de France en ont fait autant en différens
tems; & c'est ce qui est cause que la livre tournois, qui valoit ordinairement
une livre pesant d'argent, est venue à si peu de valeur. Cela n'a
jamais manqué de causer du désordre dans les Etats : il
importe peu ou point du tout quelle soit la valeur numéraire des
especes, pourvû qu'elle soit permanente : la pistole d'Espagne vaut
neuf livres ou florins en Hollande, environ dix-huit livres en France,
trente-sept livres dix sols à Venise, cinquante livres à
Parme : on [396] échange dans la
même proportion les valeurs entre ces différens païs.
Le prix de toutes choses augmente insensiblement lorsque la valeur numéraire
des especes augmente, & la quantité actuelle en poids &
titre des especes, eu égard à la vîtesse de la circulation,
est la base & la regle des valeurs. Un Etat ne gagne ni ne perd par
l'augmentation ou diminution de ces especes, pendant qu'il en conserve
la même quantité, quoique les particuliers puissent gagner
ou perdre par la variation, suivant leurs engagemens. Tous les peuples
sont remplis de faux préjugés & de fausses idées
sur la valeur numéraire de leurs especes. Nous avons fait voir
dans le chapitre des changes que la regle constante en est le prix &
le titre des especes courantes des différens païs, marc pour
marc, & once pour once : si une aug-[397]mentation
ou diminution de la valeur numéraire change pour quelque tems cette
regle en France, ce n'est que pendant un état de crise & de
gêne dans le commerce : on revient toujours peu-à-peu à
l'intrinseque; on y vient nécessairement dans les prix du marché
autant que dans les changes avec l'Etranger.
CHAPITRE VI
Des Banques, & de leur crédit
Si cent Seigneurs ou Propriétaires de terre, conomes, qui amassent
annuellement de l'argent par leurs épargnes pour en acheter des
terres dans les occasions, déposent chacun dix mille onces d'argent
entre les mains d'un Orfévre ou Banquier de Londres, pour n'avoir
pas l'embarras de garder cet argent [398]
chez eux, & pour prévenir les vols qu'on leur en pourroit
faire, ils en tireront des billets païables à volonté,
souvent ils le laisseront là long-tems, & lors même
qu'ils auront fait quelque achat, ils avertiront beaucoup de tems d'avance
le Banquier de leur tenir leur argent prêt dans l'intervalle des
délais des consultations & écritures de Justice.
Dans ces circonstances le Banquier pourra prêter souvent quatre
vingt-dix mille onces d'argent (des cent mille qu'il doit) pendant toute
l'année, & n'aura pas besoin de garder en caisse plus de
dix mille onces pour faire face à tout ce qu'on pourra lui redemander
: il a affaire à des personnes opulentes & conomes, à
mesure qu'on lui demande mille onces d'un côté, on lui
apporte ordinaire ment mille onces d'un autre côté : il
lui suffit pour l'ordinaire de [399]
garder en caisse la dixieme partie de ce qu'on lui a confié.
On en a eu quelques exemples & experiences dans Londres, & cela
fait qu'au lieu que les particuliers en question garderoient en caisse
pendant toute l'année la plus grande partie des cent mille onces,
l'usage de le déposer entre les mains d'un Banquier fait que
quatre vingt-dix mille onces des cent mille sont d'abord mises en circulation.
Voilà premierement l'idée qu'on peut former de l'utilité
de ces sortes de banques; les Banquiers ou Orfévres contribuent
à accélérer la circulation de l'argent, ils le
mettent à interêt à leurs risques & périls,
& cependant ils sont ou doivent être toujours prêts
à païer leurs billets à volonté & à
la présentation.
Si un particulier a mille onces à païer à un autre,
il lui donnera en paiement le billet du Banquier [400]
pour cette somme : cet autre n'ira pas peut-être demander l'argent
au Banquier; il gardera le billet & le donnera dans l'occasion à
un troisieme en paiement, & ce billet pourra passer dans plusieurs
mains dans les gros paiemens, sans qu'on en aille de long-tems demander
l'argent au Banquier : il n'y aura que quelqu'un qui n'y a pas une parfaite
confiance, ou quelqu'un qui a plusieurs petites sommes à païer
qui en demandera le montant. Dans ce premier exemple la caisse d'un
Banquier ne fait que la dixieme partie de son commerce.
Si cent Particuliers, ou Propriétaires de terres, déposent
chez un Banquier leur revenu tous les six mois, à mesure qu'ils
en sont païés, & ensuite redemandent leur argent à
mesure qu'ils ont besoin de le dépenser, le Banquier sera en
état de prê[401]ter beaucoup
plus de l'argent qu'il doit & reçoit au commencement des
semestres, pour un court terme de quelques mois, qu'il ne le sera vers
la fin de ces semestres : & son experience de la conduite de ses
Chalans lui apprendra qu'il ne peut guere prêter pendant toute
l'année, sur les sommes qu'il doit, qu'environ la moitié.
Ces sortes de Banquiers seront ruinés de crédit s'ils
manquent d'un instant à païer leurs billets à là
premiere présentation; & lorsqu'il leur manque des fonds
en caisse, ils donneroient toutes choses pour avoir promptement de l'argent,
c'est-à-dire beaucoup plus d'interêt qu'ils ne tirent des
sommes qu'ils ont prêtées. Cela fait qu'ils se reglent
sur leur expérience pour garder en caisse de quoi faire toujours
face, & plutôt plus que moins; ainsi plusieurs Banquiers de
cette espece, (& [402] c'est le plus
grand nombre) gardent toujours en caisse la moitié des sommes
qu'on dépose chez eux, & prêtent l'autre moitié
à interêt & le mettent en circulation. Dans ce second
exemple, le Banquier fait circuler ses billets de cent mille onces ou
écus avec cinquante mille écus.
S'il a un grand courant de dépôts & un grand crédit,
cela augmente la confiance qu'on a en ses billets, & fait qu'on
s'empresse moins à en demander le paiement; mais cela ne retarde
ses paiemens que de quelques jours ou semaines, lorsqu'ils tombent entre
les mains de personnes qui n'ont pas coutume de se servir de lui, &
il doit toujours se regler sur ceux qui sont dans l'habitude de lui
confier leur argent : si ses billets tombent entre les mains de ceux
de son métier, ils n'auront rien de plus pressé que d'en
retirer l'argent.
[403] Si les personnes qui déposent
de l'argent chez le Banquier sont des Entrepreneurs & Négocians,
qui y mettent journellement de grosses sommes, & bientôt après
les redemandent, il arrivera souvent que si le Banquier détourne
plus du tiers de sa caisse il se trouvera embarrassé à
faire face.
Il est aisé de comprendre par ces inductions, que les sommes
d'argent qu'un Orfévre ou Banquier peut prêter à
interêt, ou détourner de sa caisse, sont naturellement
proportionnées à la pratique & conduite de ses Chalans
: que pendant qu'il s'est vu des Banquiers qui faisoient face avec une
caisse de la dixieme partie, d'autres ne peuvent guere moins garder
que la moitié ou les deux tiers, encore que leur crédit
soit aussi estimé que celui du premier.
Les uns se fient à un Banquier, les autres à un autre,
le plus [404] heureux est le Banquier
qui a pour Chalans des Seigneurs riches qui cherchent toujours des emplois
solides pour leur argent sans vouloir, en attendant, le mettre à
intérêt.
Une banque générale & nationale a cet avantage sur
la banque d'un Orfévre particulier, qu'on y a toujours plus de
confiance; qu'on y porte plus volontiers les plus gros dépôts,
même des quartiers de la ville les plus éloignés,
& qu'elle ne laisse d'ordinaire aux petits Banquiers que les dépôts
de petites sommes, dans leurs quartiers : on y porte même les
revenus de l'Etat, dans les païs où le Prince n'est pas
absolu; & cela bien loin d'en altérer le crédit &
la confiance, ne sert qu'à l'augmenter.
Si les paiemens dans une banque nationale se font en écritures
ou virement de Parties, il y aura cet avantage, qu'on n'y [405]
sera pas sujet aux falsifications, au lieu que si la Banque donne des
billets on en pourra faire de faux & causer du désordre :
il y aura aussi ce désavantage, que ceux qui sont dans les quartiers
de la ville, éloignés de la Banque, aimeront mieux païer
& recevoir en argent que d'y aller, & surtout ceux de la campagne;
au lieu que si l'on répand des billets de Banque. On s'en pourra
servir de près & de loin. On paie dans les Banques nationales
de Venise & d'Amsterdam en écriture seulement; mais à
celle de Londres on paie en écritures, en billets & en argent,
au choix des particuliers : aussi c'est aujourd'hui la Banque la plus
forte.
On comprendra donc que tout l'avantage des Banques publiques ou particulieres
dans une ville, c'est d'accélérer la circulation de l'argent,
& d'empêcher qu'il n'y en ait autant de [406]
resserré qu'il y en auroit naturellement dans plusieurs intervalles
de tems.
CHAPITRE VII
Autres éclaircissemens & recherches sur l'utilité
d'une Banque nationale
Il est peu important d'examiner pourquoi la Banque de Venise &
celle d'Amsterdam, tiennent leurs écritures dans des monnoies
de compte différentes de la courante & pourquoi il y a toujours
un agiot à convertir ces écritures en argent courant,
ce n'est pas un point qui soit d'aucune utilité pour la circulation.
La Banque de Londres ne l'a pas suivie en cela; ses écritures,
ses billets & ses paiemens, se font & se tiennent en especes
courantes : cela me paroît plus [407]
uniforme & plus naturel & non moins utile.
Je n'ai pû avoir des informations exactes de la quantité
des sommes qu'on porte ordinairement à ces Banques, ni le montant
de leurs billets & écritures, non plus que celui des prêts
qu'ils font, & des sommes qu'ils gardent ordinairement en Caisse
pour faire face : quelqu'autre qui sera plus à portée
de ces connoissances en pourra mieux raisonner.
Cependant, comme je sais assez bien que ces sommes ne sont pas si immenses
qu'on le croit communément, je ne laisserai pas d'en donner une
idée.
Si les billets & écritures de la Banque de Londres, qui me
paroît la plus considérable, se montent une semaine portant
l'autre à quatre millions d'onces d'argent ou environ un million
sterling; & si on se contente d'y [408]
garder communément en Caisse le quart ou deux cents cinquante mille
livres sterling, ou un million d'onces d'argent en especes, l'utilité
de cette Banque pour la circulation correspond à une augmentation
de l'argent de l'Etat de trois millions d'onces, ou sept cents cinquante
mille livres sterling, qui est sans doute une somme bien forte & d'une
utilité très grande pour la circulation dans les circonstances
que cette circulation a besoin d'être accélérée
: car j'ai remarqué ailleurs qu'il y a des cas où il vaut
mieux pour le bien de l'Etat de retarder la circulation que de l'accélérer.
J'ai bien oui dire, que les billets & écritures de la Banque
de Londres ont monté dans certains cas, à deux millions
sterling; mais cela ne me paroît avoir été que par
un accident extraordinaire; & je crois que l'utilité de cette
Ban-[409]que ne correspond en général
qu'à environ la dixieme partie de tout l'argent qui circule en
Angleterre.
Si les éclaircissemens qu'on m'a donnés en gros sur les
revenus de la Banque de Venise en mil sept cent dix-neuf sont véritables,
on pourroit dire en général des Banques nationales que
leur utilité ne correspond jamais à la dixieme partie
de l'argent courant qui circule dans un Etat : voici à-peu-près
ce que j'y ai appris.
Les revenus de l'Etat de Venise peuvent monter annuellement à
quatre millions d'onces d'argent qu'il faut païer en écritures
à la Banque, & les Collecteurs établis pour cet effet,
qui reçoivent à Bergame & dans les païs les plus
éloignés les taxes en argent, sont obligés de les
convertir en écritures de Banque lors des paiemens qu'ils en
font à la République.
[410] Tous les paiemens à Venise
pour négociations, achats, & ventes, au-dessus d'une certaine
somme modique, doivent par la loi se faire en écritures de Banque
: tous les Détailleurs, qui ont amassé de l'argent courant
dans le troc, se trouvent obligés d'en acheter des écritures
pour faire leurs paiemens des gros articles; & ceux qui ont besoin,
pour leur dépense ou pour le détail de la basse circulation,
de reprendre de l'argent, sont dans le cas de vendre leurs écritures
contre de l'argent courant.
On a trouvé que les vendeurs & acheteurs de ces écritures,
sont communément de niveau, lorsque la somme de tous les crédits
ou écritures sur les Livres de la Banque, n'excedent pas la valeur
de huit cent mille onces d'argent ou environ.
C'est le tems & l'expérience [411]
qui ont donné (suivant mon Auteur) cette connoissance à
ces Venitiens. A la premiere erection de la Banque, les particuliers
apportoient leur argent à la Banque, pour y avoir des crédits
en écritures, pour la même valeur : dans la suite cet argent
déposé à la Banque, fut dépensé pour
les besoins de la République, & cependant les écritures
conservoient encore leur valeur primordiale, parcequ'il se trouvoit
autant de particuliers qui avoient besoin d'en acheter, que de ceux
qui avoient besoin d'en vendre : ensuite l'Etat se trouvant pressé
donna aux Entrepreneurs de la guerre des crédits en écritures
de Banque, au défaut d'argent, & doubla la somme de ces crédits.
Alors le nombre des Vendeurs d'écritures étant devenu
bien supérieur à celui des Acheteurs, ces écritures
commencerent à [412] perdre contre
l'argent, & tomberent à vingt pour cent de perte : par ce
discrédit le revenu de la République diminua d'un cinquieme,
& le seul remede qu'on trouva à ce désordre, fut d'engager
une partie des fonds de l'Etat, pour emprunter à intérêt
de l'argent en écritures. Par ces emprunts en écritures
on en éteignit une moitié, & alors les Vendeurs &
Acheteurs d'écritures se trouvant à-peu-près de
niveau, la Banque à recouvré son crédit primitif,
& la somme des écritures se trouve réduite à
huit cent mille onces d'argent.
C'est par cette voie qu'on a reconnu que l'utilité de la Banque
de Venise, par rapport à la circulation, correspond à
environ huit cent mille onces d'argent : & si l'on suppose que tout
l'argent courant qui circule dans les Etats de cette République
[413] peut monter à huit millions
d'onces d'argent, l'utilité de la Banque correspond au dixieme
de cet argent.
Une Banque nationale dans la Capitale d'un grand Roïaume ou Etat,
semble devoir moins contribuer à l'utilité de la circulation,
à cause de l'éloignement de ses Provinces, que dans un
petit Etat; & lorsque l'argent y circule en plus grande abondance
que chez ses Voisins, une Banque nationale y fait plus de mal que de
bien. Une abondance d'argent fictif & imaginaire cause les mêmes
désavantages, qu'une augmentation d'argent réel en circulation,
pour y hausser le prix de la terre & du travail, soit pour encherir
les ouvrages & Manufactures au hasard de les perdre dans la suite
: mais cette abondance furtive s'évanouit à la premiere
bouffée de discrédit, & précipite le désordre.
[414] Vers le milieu du Regne de Louis
XIV en France, on y voïoit plus d'argent en circulation que chez
les Voisins, & on y levoit les revenus du Prince sans le secours
d'une Banque, avec autant d'aisance & de facilité qu'on leve
aujourd'hui ceux d'Angleterre, avec le secours de la Banque de Londres.
Si les viremens de partie à Lyon montent dans une de ses quatre
Foires à quatre-vingt millions de livres, si on les commence,
& si on les finit avec un seul million d'argent comptant, ils sont
sans doute d'une grande commodité pour épargner la peine
d'une infinité de transports d'argent d'une maison à une
autre; mais à cela près, on conçoit bien qu'avec
ce même million de comptant qui a commencé & conclu
ces viremens, il seroit très possible de conduire dans trois
mois tous [415] les paiemens de quatre-vingt
millions.
Les Banquiers, à Paris, ont souvent remarqué que le même
sac d'argent leur est rentré quatre à cinq fois dans les
paiemens d'un seul jour, lorsqu'ils avoient beaucoup à païer
& à recevoir.
Je crois les Banques publiques d'une très grande utilité
dans les petits Etats, & dans ceux ou l'argent est un peu rare;
mais je les crois peu utiles pour l'avantage solide d'un grand Roïaume.
L'Empereur Tibere, Prince severe & oeconome, avoit amassé
dans le Trésor de l'Empire deux milliards sept cents millions de
Sesterces, ce qui correspond à vingt-cinq millions sterlings, ou
cent millions d'onces d'argent : somme immense en especes pour ces tems-là,
& même pour aujourd'hui : il est vrai qu'en resserrant tant
d'ar-[416]gent, il gêna la circulation,
& que l'argent devint bien plus rare à Rome qu'il n'avoit été.
Tibere, qui attribuoit cette rareté aux monopoles des Gens d'affaires
& Financiers qui affermoient les revenus de l'Empire, ordonna par
un Edit qu'ils achetassent des terres pour les deux tiers au moins de
leurs fonds. Cet Edit, au lieu d'animer la circulation, la mit entierement
en désordre : tous les Financiers resserroient & rappelloient
leurs fonds, sous, prétexte de se mettre en état d'obéir
à l'Edit, en achetant des terres, qui au lieu d'encherir devenoient
à beaucoup plus vil prix par la rareté de l'argent en
circulation. Tibere remedia à cette rareté d'argent, en
prêtant aux particuliers sous bonnes cautions, seulement trois
cents millions de Sesterces : c'est-à-dire, la neuvieme partie
des especes qu'il avoit dans son trésor.
[417] Si la neuvieme partie du trésor
suffisoit à Rome pour rétablir la circulation, il sembleroit
que l'établissement d'une Banque générale dans
un grand Roïaume, où son utilité ne corresponderoit
jamais à la dixieme partie de l'argent qui circule, lorsqu'on
n'en resserre point, ne seroit d'aucun avantage réel & permanent,
& qu'à le considerer dans sa valeur intrinseque, on ne peut
le regarder que comme un expédient pour gagner du tems.
Mais une augmentation réelle de la quantité d'argent
qui circule est d'une nature différente. Nous en avons déja
parlé, & le Trésor de Tibere nous donne encore occasion
d'en toucher un mot ici. Ce Tresor de deux milliards sept cents millions
de Sesterces, laissé à la mort de Tibere, fut dissipé
par l'Empereur Caligula son Successeur dans [418]
moins d'un an. Aussi ne vit-on jamais à Rome l'argent si abondant.
Quel en fut l'effet? Cette quantité d'argent plongea les Romains
dans le luxe, & dans toutes sortes de crimes pour y subvenir. Il
sortoit tous les ans plus de six cents mille livres sterlings hors de
l'Empire pour les marchandises des Indes; & en moins de trente ans
l'Empire s'appauvrit, & l'argent y devint très rare sans
aucun démembrement ni perte de Province.
Quoique j'estime qu'une Banque générale est dans le fond
de très peu d'utilité solide dans un grand Etat, je ne
laisse pas de convenir qu'il y a des circonstances où une Banque
peut avoir des effets qui paroissent étonnans.
Dans une Ville où il y a des dettes publiques pour des sommes
considérables, la facilité d'une Banque fait qu'on peut
vendre & acheter ses fonds ca-[419]pitaux
dans un instant, pour des sommes immenses, sans causer aucun dérangement
dans la circulation. Qu'à Londres un particulier vende son capital
de la Mer du Sud, pour acheter un autre capital dans la Banque ou dans
la Compagnie des Indes, ou bien dans l'esperance que dans quelques-tems
il pourra acheter à plus bas prix un capital dans la même
Compagnie de la Mer du Sud, il s'accommode toujours de Billets de banque,
& on ne demande ordinairement l'argent de ces Billets que pour la
valeur des intérêts. Comme on ne dépense guere son
capital, on n'a pas besoin de le convertir en especes, mais on est toujours
obligé de demander à la Banque l'argent nécessaire
pour la subsistance, car il faut des especes dans le bas troc.
Qu'un Propriétaire de terres [420]
qui a mille onces d'argent, en paie deux cents pour les intérêts
des fonds publics, & en dépense lui-même huit cents
onces, les mille onces demanderont toujours des especes : ce Propriétaire
en dépensera huit cents, & les Propriétaires des fonds
en dépenseront 200. Mais lorsque ces Propriétaires sont
dans l'habitude de l'agiot, de vendre & d'acheter des fonds publics,
il ne faut point d'argent comptant pour ces opérations, il suffit
d'avoir des billets de banque. S'il falloit retirer de la circulation,
des especes pour servir dans ces achats & ventes, cela monteroit
à une somme considérable, & gêneroit souvent
la circulation, ou plutôt il arriveroit dans ce cas, qu'on ne
pourroit pas vendre & acheter ses capitaux si fréquemment.
C'est sans doute l'origine de ces capitaux, ou l'argent qu'on [421]
a déposé à la Banque & qu'on ne retire que
rarement, comme lorsqu'un Propriétaire des fonds se met dans
quelque négoce où il faut des especes pour le détail,
qui est cause que la Banque ne garde en caisse que le quart ou la sixieme
partie de l'argent dont elle fait ses billets. Si la Banque n'avoit
pas les fonds de plusieurs de ces capitaux, elle se verroit, dans le
cours ordinaire de la circulation, réduite comme les Banquiers
particuliers à garder la moitié des fonds qu'on lui met
entre les mains, pour faire face; il est vrai qu'on ne peut pas distinguer
par les Livres de la Banque ni par ses opérations, la quantité
de ces sortes de capitaux qui passent en plusieurs mains, dans les ventes
& achats qu'on fait dans Change-alley, ces billets sont souvent
renouvellés à la Banque & changés contre d'autres
dans le troc. Mais [422] l'expérience
des achats & ventes de capitaux des fonds fait bien voir que la
somme en est considérable : & sans ces achats & ventes,
les sommes en dépot à la Banque seroient sans difficulté
moins considérables.
Cela veut dire que lorsqu'un Etat n'est point endetté, &
n'a pas besoin des achats & ventes de capitaux, le secours d'une
Banque y sera moins nécessaire & moins considérable.
Dans l'année mil sept cent vingt, les capitaux des fonds publics
& des Bublles qui étoient des attrapes & des entreprises
de Sociétés particulieres à Londres, montoient
à la valeur de huit cents millions sterlings, cependant les achats
& ventes de capitaux si venimeux se faisoient sans peine, par la
quantité de billets de toutes especes qu'on mit sur la place,
pendant qu'on se contentoit des mêmes papiers [423]
pour le paiement des intérêts; mais sitôt que l'idée
des grandes fortunes porta nombre de particuliers à augmenter
leur dépense, à acheter des équipages, des linges
& soieries étrangeres, il fallut des especes pour tout cela,
je dis pour la dépense des intérêts, & cela
mit tous les systêmes en pieces.
Cet exemple fait bien voir, que le papier & le crédit des
Banques publiques & particulieres peuvent causer des effets surprenans
dans tout ce qui ne regarde pas la dépense ordinaire pour le
boire & pour le manger, l'habillement & autres nécessités
des familles : mais que dans le train uniforme de la circulation, le
secours des Banques & du crédit de cette espece est bien
moins considérable & moins solide qu'on ne pense généralement.
L'argent seul est le vrai nerf de la circulation.
[424] CHAPITRE
VIII
Des rafinemens du crédit des Banques générales
La Banque nationale de Londres, est composée d'un grand nombre
d'Actionaires qui choisissent des Directeurs pour en régir les
opérations. Leur avantage primordial consistoit à faire
un partage annuel des profits qui s'y faisoient par l'intérêt
de l'argent, qu'on prêtoit hors des fonds qu'on déposoit
à la Banque; on y a ensuite incorporé des fonds publics,
dont l'Etat paie un intérêt annuel.
Malgré un établissement si solide, on a vu (lorsque la
Banque avoit fait de grosses avances à l'Etat, & que les porteurs
de billets de banque appréhendoient que la Banque ne fut embarras-[425]sée)
qu'on couroit sus & que les Porteurs alloient en foule à la
Banque pour retirer leur argent : la même chose est arrivée
lors de la chûte de la Mer du Sud, en mil sept cent vingt.
Les rafinemens qu'on apportoit pour soutenir la Banque & modérer
son discrédit, étoient d'abord d'établir plusieurs
Commis pour compter l'argent aux Porteurs, d'en faire compter de grosses
sommes en pieces de six & de douze sols, pour gagner du tems, d'en
païer quelques parties aux Porteurs particuliers qui étoient-là
à attendre des journées entieres pour être païés
à leur tour; mais les sommes les plus considérables à
des amis qui les emportoient & puis les rapportoient à la
Banque en cachette, pour recommencer le lendemain le même manége
: par ce moïen la Banque faisoit bonne contenance & gagnoit
du tems; en [426] attendant que le discrédit
se ralentit; mais lorsque cela ne suffisoit pas, la Banque ouvroit des
souscriptions, pour engager des Gens accrédités &
solvables, à s'unir pour se rendre garans de grosses sommes &
maintenir le crédit & la circulation des billets de banque.
Ce fut par ce dernier rafinement que le crédit de la Banque
se maintint en mil sept cent vingt, lors de la chûte de la Mer
du Sud; car aussi-tôt qu'on sut dans le public que la souscription
fut remplie par des Hommes riches & puissans, on cessa de courir
à la Banque, & on y apporta à l'ordinaire des dépôts.
Si un Ministre d'Etat en Angleterre, cherchant à diminuer le prix
de l'intérêt de l'argent, ou par d'autres vues, fait augmenter
le prix des fonds publics à Londres, & s'il a assez de cré-[427]dit
sur les Directeurs de la Banque, pour les engager (sous obligation de
les dédommager en cas de perte) à fabriquer plusieurs billets
de banque, dont ils n'ont reçu aucune valeur, en les priant de
se servir de ces billets eux-mêmes pour acheter plusieurs parties
& capitaux des fonds publics; ces fonds ne manqueront pas de hausser
de prix, par ces opérations : & ceux qui les ont vendus, voïant
ce haut prix continuer, se détermineront peut-être, pour
ne point laisser leurs billets de banque inutiles & croïant par
les bruits qu'on seme que le prix de l'intérêt va diminuer
& que ces fonds hausseront encore, de les acheter à un plus
haut prix qu'ils ne les avoient vendus. Que si plusieurs particuliers,
voiant les Agens de la Banque acheter ces fonds, se mêlent d'en
faire autant croïant profiter comme eux, les fonds [428]
publics augmenteront de prix, au point que le Ministre souhaitera; &
il se pourra faire que la Banque revendra adroitement à plus haut
prix tous les fonds qu'elle avoit achetés, à la sollicitation
du Ministre, & en tirera non-seulement un grand profit, mais retirera
& éteindra tous les billets de banque extraordinaires qu'elle
avoit fabriqués.
Si la Banque seule hausse le prix des fonds publics en les achetant,
elle les rabaissera d'autant lorsqu'elle voudra les revendre pour éteindre
ses billets extraordinaires; mais il arrive toujours que plusieurs particuliers
voulant imiter les Agens de la Banque dans leurs opérations,
contribuent à les soutenir; il y en a même qui y sont attrapés
faute de savoir au vrai ces opérations, où il entre une
infinité de rafinemens, ou plutôt de fourberies qui ne
sont pas de mon sujet.
[429] Il est donc constant qu'une Banque
d'intelligence avec un Ministre, est capable de hausser & de soutenir
le prix des fonds publics, & de baisser le prix de l'intérêt
dans l'Etat au gré de ce Ministre, lorsque les opérations
en sont menagées avec discrétion, & par-là
de libérer les dettes de l'Etat; mais ces rafinemens qui ouvrent
la porte à gagner de grandes fortunes, ne sont que très
rarement menagés pour l'utilité seule de l'Etat; &
les opérateurs s'y corrompent le plus souvent. Les billets de
banque extraordinaires, qu'on fabrique & qu'on répand dans
ces occasions, ne dérangent pas la circulation, parcequ'étant
emploïés à l'achat & vente de fonds capitaux,
ils ne servent pas à la dépense des familles, & qu'on
ne les convertit point en argent; mais si quelque crainte ou accident
imprévu poussoit les [430] Porteurs
à demander l'argent à la Banque, on en viendroit à
crever la bombe, & on verroit que ce sont des opérations
dangereuses.
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