Oeuvres de Condorcet
publiées par A. Condorcet O'Connor et M.F. Arago, I.
Paris : Firmin Didot, 1847-1849.
 

Ne sont ici extraites que les lettres de Voltaire à Condorcet, où il est question des mémoires publiés par Condorcet pour soutenir la politique libérale menée par Turgot quant aux grains. Les passages concernés apparaissent en survolant le texte au moyen du pointeur. La transcription ne reproduit pas les notes de l'édition utilisée. (p. taieb, 2003)

 

72 CORRESPONDANCE


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36. VOLTAIRE à CONDORCET.

 

A Ferney, 21 avril 1775.
 

Je vous remercie très-sincèrement, Monsieur, de l'excellent mémoire que vous m'avez envoyé sur la liberté du commerce des grains, et même de tout autre commerce. Ce petit ouvrage ne peut être que d'un philosophe citoyen, ami du meilleur mi­

 

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nistre qu'ait jamais eu la France. Il devrait être imprimé au Louvre par un ordre exprès du roi ; mais je vois bien qu'on respecte encore certains anciens préjugés et certaines gens, qui, à mon gré, ne sont guère respectables. Quoi qu'il en soit, j'envoie l'ouvrage à un imprimeur qui vient d'achever la grande Encyclopédie.

Je vous ai écrit un petit mot par un voyageur; je vous ai exposé mon très-juste chagrin de la méprise de M. de Tressan. Vous sentez combien il serait dangereux, dans le moment présent, de m'imputer un ouvrage dans lequel le roi de Prusse est comparé à Vanini. Cet excès de ridicule pourrait être très-funeste dans les circonstances dans lesquelles vous savez que nous sommes. Je ne suis guère moins fâché contre mon neveu, qui, avec les meilleures intentions du monde, a toujours la rage des formes, en qualité de conseiller au parlement, et qui veut des lettres en chancellerie dont nous ne voulons point du tout, et que notre brave et très-sage officier refuserait avec horreur si on les lui présentait.

Je profiterai incessamment des bontés et de la philosophie de M. de Vaines. Je lui enverrai un mémoire pour mon neveu; il le lira, il vous le mon­

 

74 CORRESPONDANCE
 

trera , et si vous n'êtes pas tous deux saisis d'indignation, si les larmes ne vous viennent pas aux yeux, je serai bien étonné. J'en ai longtemps versé sur cette exécrable aventure. Elle est plus atroce que celle de Calas et celle de Sirven. J'en viendrai à bout, ou je mourrai dans ce combat.

Je vous embrasse, mon cher philosophe intrépide, avec tendresse et avec respect.

V.

 
37. VOLTAIRE à CONDORCET.
 
Lundi, 24 avril 1775.
 

Je n'aurai que ce soir, mon cher philosophe citoyen, cet ouvrage aussi agréable que solide, dont vous m'avez confié le manuscrit.

En attendant, en voici un autre qu'on met sous votre protection; j'envoie le paquet tout ouvert à M. de Vaines, votre ami, qui est si digne de l'être. Vous feriez une bien belle action de donner vous­même ce mémoire à Élie de Beaumont, et d'en raisonner avec lui.

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80 CORRESPONDANCE


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40. VOLTAIRE à CONDORCET.
 
4 mai 1775.
 

J'envoie à l'orateur de la raison et de la patrie quelques exemplaires de son ouvrage sur les blés, qui m'arrive dans le moment. Veut-il qu'on lui en fasse passer d'autres ?

Il sera servi sur-le-champ.

J'attends la continuation des lettres qui soutiennent les opinions d'un sage contre les systèmes d'un banquier. Ce procès doit intéresser toute la nation et l'Europe entière.

Je suis très-fâché qu'un banquier défende une si mauvaise cause. Je suis fâché aussi d'avoir prié les Bertrands de demander l'avis de Beaumont et de Target. Quand on veut conduire ses affaires à cent lieues de chez soi , on les fait toujours mal. A peine a-t-on écrit une lettre qu'il survient un incident qui change tout, et c'est à recommencer.

N'allez point chez des avocats, messieurs Bertrands, ne faisons rien, et attendons.

 

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Mais surtout je vous conjure de ne jamais écrire à mon cher Tressan, que d'étranges machines, fiers feux follets d'un instinct perverti, vont persécutant l'écrivain sans parti.

Je ne suis pas étonné que M. le garde des sceaux n'ait rien entendu à cet abominable galimatias. Il faut bien se donner de garde de faire courir de pareilles sottises, qui seraient capables de faire un tort irréparable.

A l'égard du jeune homme sacrifié par les boeufs-tigres (2), c'est à son maître à prendre vivement ses intérêts. C'est à lui de protéger les gens qui pensent comme lui. Il ne donne pas dans cette affaire un grand exemple de magnanimité; s'il ne fait pas rougir et trembler les boeufs-tigres, je ne le regarde que comme un singe.

 
41. VOLTAIRE à CONDORCET.
 
8 mai 1775.
 

Si vous n'avez point vu les avocats, ne vous abaissez point à les voir et ne vous ennuyez point à leur verbiage. Ayez la bonté de me renvoyer ma lettre pour Beaumont.

Secrétaire de la raison et de l'éloquence, j'ai le bonheur d'être entièrement de votre avis. Il faut at­

 

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tendre que le maître de ce jeune homme lui fasse un sort digne de tous deux, et s'il ne le fait pas, on y suppléera autant qu'un particulier peut suppléer à ce que doit faire un grand prince.

Mais surtout je vous conjure, au nom de l'amitié que vous m'avez toujours témoignée, de ne plus souffrir qu'on m'impute des choses que je ne puis avoir faites , et qui, en me perdant sans ressources, me mettraient hors d'état d'être utile à cet infortuné dont vous prenez le parti avec tant de grandeur d'âme. Vous me flattez d'un côté, mais vous me percez de l'autre; ma situation est plus affreuse que vous ne pensez.

Je vous envoie quelques exemplaires de l'ouvrage que vous m'avez confié. Je me donnerai bien de garde d'en envoyer à M. de Trudaine. Je vous ai servi et je vous servirai toujours; mais je ne veux pas passer pour être l'auteur d'un écrit auquel je n'ai nulle part, et dont je me sens d'ailleurs très-incapable. Je vous aime autant que je vous estime. Je vous suis solidement attaché; mais dans les circonstances délicates et fatales où je me trouve depuis si longtemps, épargnez-moi, je vous en conjure.

V.

 
 
42. VOLTAIRE à CONDORCET.
 
7 juillet 1775.
 

Sachez d'abord, mon respectable et cher philo­

 


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sophe, que le roi de Prusse vient d'appeler auprès de lui à Potsdam, M. de Morival, qu'il lui donne une pension, qu'il le fait capitaine, et le nomme son ingénieur. Il m'a écrit sur cela une lettre telle que Marc-Aurèle ou le grand Julien l'aurait écrite. Il sied bien alors à Morival de présenter au roi de France une requête dans laquelle il ne lui demande rien. C'est la première qu'on ait faite dans ce goût. J'espère que cette pièce fera quelque effet sur les bons esprits, et que les méchants seront obligés de se taire, surtout si vous parlez.

Continuez à aimer un peu le vieux malade de Ferney, et à faire goûter aux hommes la vérité en tous genres.

 
 
VOLTAIRE à CONDORCET.
 
7 auguste 1775.
 

Ah ! la bonne chose, la raisonnable chose, et même la jolie chose que la lettre au prohibitif ! Cela doit ramener tous les esprits, pour peu qu'il y ait encore dans Paris de bon sens et de bon goût. Je ne puis assez vous remercier, Monsieur, d'avoir bien

 

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voulu me faire parvenir cet excellent ouvrage. C'est à mon gré un service essentiel que vous rendez au bon goût et à la patrie. Le livre que votre Picard foudroie me paraît ressembler en son genre à la Henriade de Fréron et de la Beaumelle. La seule différence est, que l'une est une sottise de gredins, et l'autre une sottise de Trimalcion.

J'ai craint un moment que le mémoire de mon jeune homme ne déplût à quelques ministres, mais j'apprends que mes terreurs étaient mal fondées; au reste, il ne demande rien, il s'est contenté de dire la vérité. On ne peut assurément lui en savoir mauvais gré.

Voilà un terrible fou que cet homme qui veut exterminer l'Encyclopédie. Il n'y a qu'un homme en France aussi insolent que lui, et c'est son frère.

Continuez, mon cher et respectable philosophe; éclairez le genre humain dans tous les genres; tâchez que Raton meure en paix, et puisse-t-il avoir le bonheur de vous voir avant de mourir.

V.