L y a long temps, Milord, que j'avois envie de vous dire mon sentiment sur les Opera,
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& de vous parler de la difference que je trouve entre la maniere de chanter des Italiens, & celle des François.
    L'occasion que j'ay euë d'en parler chez Madame Mazarin, a plûtost augmenté que satisfait cette envie ; je la contente donc aujourd'huy, Milord, dans le discours que je vous envoye, je commenceray par une grande franchise, en vous disant que je n'admire pas fort les Comedies en Musique, telles

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que nous les voyons presentement : J'avouë que leur magnificence me plaist assez, & que les machines ont quelque chose de surprenant, que la Musique en quelques endroits est touchante, que le tout ensemble paroist. merveilleux ; mais il faut aussi m'avoüer que ces merveilles sont bien ennuyeuses, car où l'esprit a si peu affaire, c'est une necessité que les sens viennent à languir aprés le premier plaisir que
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nous donne la surprise, les yeux s'occupent, & se lassent ensuite de continuër l'attachement aux objets. Au commencement des concerts, la justese des accords est remarquée, il n'echape rien de toutes les diversitez qui s'unifient pour former la douceur de l'harmonie ; quelque temps aprés les instrumens nous étourdissent, & la Musique n'est plus aux oreilles qu'un bruit confus, qui ne laisse rien à distinguer, mais qui peut

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resister à l'ennuy du recitatif dans une modulation qui n'a ni le charme du chant, ni la force agreable de la parole ? L'ame fatiguée d'une longue attention où elle ne trouve rien à sentir, cherche en elle-mesme quelque secret mouvement qui la touche ; l'esprit qui s'est pressé vainement aux impressions du dehors, se laisse aller à la resverie, ou se déplaist dans son inutilité ; enfin la lassitude est si grande, qu'on ne

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songe qu'à sortir, & le seul plaisir qui reste à des Spectateurs languissans, c'est l'esperance de voir finir bien tost le spectacle qu'on leur donne. La langueur ordinaire, où je tombe aux Opera, vient de ce que je n'en ay jamais vû qui ne m'aye paru méprisable dans la disposition du sujet, & dans les Vers. Or c'est vainement que l'oreille est flatée, & que les yeux sont charmez, si l'esprit ne se trouve pas satisfait, mon ame

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d'intelligence avec mon esprit plus qu'avec mes sens, forme une resistance sur elle aux impressions qu'elle peut recevoir, ou pour le moins elle manque d'y prester un consentement agreable, sans lequel les objets les plus voluptueux mesme ne sçauroient me donner une grand plaisir; une sottise chargée de Musique, de Danses, de Machines, de décorations, est une sottise magnifique, mais toujours sottise, c'est

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un vilain fonds sous de beaux dehors, où je penetre avec beaucoup de desagrément. Il y a une autre chose dans les Opera tellement contre la nature, que mon imagination en est blessée, c'est de faire chanter toute la Piece depuis le commencement jusqu'à la fin, comme si les personnes qu'on represente, s'étoient ridiculement ajustées à traiter en Musique, & les plus communes & les plus importantes affaires

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de leur vie. Peut-on s'imaginer qu'un Maistre appelle son Valet, ou qu'il luy donne une commission en chantant, qu'un amy fasse en chantant une confidence à son amy, qu'on delibere en chantant dans un conseil, qu'on exprime avec du chant les ordres qu'on donne, & que melodieusement on tuë les hommes à coups d'épée & de javelot dans un combat ; c'est perdre l'esprit de la representation, qui sans

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doute est preferable à celuy de l'harmonie, car l'harmonie ne doit estre qu'un simple accompagnement, & les grands Maistres du Theatre les ont ajoûtées, comme agreables, non pas comme necessaires, aprés avoir reglé tout ce qui regarde le sujet & le discours. Cependant l'idée du Musicien va devant celle du Heros dans les Opera, c'est Loüigi, c'est Cavallo, c'est Cesti qui se presentent à l'imagination. L'es-

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prit ne pouvant concevoir un Heros qui chante, s'attache à celuy qui fait chanter, & on ne sçauroit nier qu'aux re-presentations du Palais Royal on ne songe cent fois plus à Baptiste, qu'à Thesée ni à Cadmus. Je ne prétends pas néanmoins donner l'exclusion à toute sorte de chant sur le Theatre ; il y a des choses qui doivent estre chantées, il y en a qui peuvent l'estre sans choquer la bien seance , ni la

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raison, les voeux, les prieres & les loüanges, les sacrifices, & generalement tout ce qui regarde le service des Dieux, s'est chanté dans toutes les Nations, & dans tous les temps; les passions tendres & douloureuses s'expriment naturellement par une espece de chant, l'expression d'un amour que l'on sent naistre, l'irresolution d'une ame combattuë de divers mouvemens sont des matieres pour les Stances, &
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les Stances le sont assez pour le chant. Personne n'ignore qu'on avoit introduit des Choeurs sur le Theatre des Grecs, il faut avoüer qu'ils pourroient estre introduits avec autant de raison sur les nostres. Voila quel est le partage, à mon avis ; tout ce qui est de conversation & de la conference, tout ce qui regarde les intrigues & les affaires, ce qui appartient au conseil & à l'action, est propre aux Comediens
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qui recitent, & ridicule dans la bouche des Musiciens qui le chantent. Les Grecs faisoient de belles Tragedies, où ils chantoient quelque chose, les Italiens & les François en font de vilaines, où ils chantent tous. Si vous voulez sçavoir ce que c'est qu'un Opera, je vous diray que c'est un travail bizarre de Poësie, de Musique, où le Poëte & le Musicien également gehennez l'un par l'autre, se donnent bien de la

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peine à faire un meschant ouvrage, ce n'est pas que vous n'y puissiez trouver des paroles agreables, & de fort beaux airs ; mais vous trouverez plus surement à la fin le dégoust des vers, où le genie du Poëte a esté contraint, & l'ennuy du chant & le Musicien s'est épuisé par une trop longue Musique. Si je me sentois capable de donner conseil aux honnestes gens qui se plaisent au Theatre, je leur conseillerois de re-
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prendre le goust de nos belles Comedies, où l'on pourroit introduire des danses, de la Musique, qui ne nuiroient en rien à la representation, on y chanteroit un Prologue avec des accompagnemens agreables ; dans les Intermedes le chant animeroit des paroles qui seroient comme l'esprit de ce que l'on auroit representé, la representation finie, on viendroit à chanter une Epilogue ou quelque reflexion sur les

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plus grandes beautez de l'ouvrage, on fortifieroit l'idée, on feroit conserver plus cherement l'impression qu'elles auroient faites sur les Spectateurs, c'est ainsi que vous trouveriez dequoy satisfaire les sens & l'esprit, n'ayant plus à desirer le charme du chant dans une pure representation ni la force de la representation dans la langueur d'une continuelle Musique. Il me reste encore à vous donner avis pour toutes les Comedies,

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où l'on met du chant, c'est de laisser l'autorité principale au Poëte pour la direction de la Piece, il faut que la Musique soit faite pour les Vers, bien plus que les Vers pour la Musique, c'est au Musicien à suivre l'ordre du Poëte, dont Baptiste seul, à mon avis, doit estre exempt. Pour connoistre mieux les Passions, aller plus avant dans le coeur de l'homme que les Auteurs, Lambert a sans doute un fort beau genie

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propre à cent Musiques differentes, & toutes bien mesnagées avec une juste oeconomie des voix & des instrumens : il n'y a point de recitatif mieux estendu, ni mieux varié que le sien, la nature des passions & la qualité des sentimens qu'il faut exprimer, il doit recevoir des Autheurs les lumieres, que Baptiste leur sçait donner, & s'assujettir à la direction, car quand Baptiste par l'estenduë de sa connoissance peut estre

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justement le directeur. Je ne veux pas finir mon discours sans vous entretenir du peu d'estime qu'ont les Italiens pour nos Opera, & du grand dégoust que nous donnent ceux d'Italie. Les Italiens qui s'attachent tout à fait à la representation, & au soin particulier d'exprimer les choses, ne sçauroient souffrir que nous appellions Opera un enchaînement de danses & de Musique, qui n'ont pas un raport bien juste,
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& une liaison assez naturelle avec les sujets. Les François accoustumez à la beauté de leurs ouvertures, à l'agrément de leurs airs, au charme de leur symphonie souffrent avec peine l'ignorance, ou le meschant usage des instrumens aux Opera de Venise, & refusent leur attention à un long recitatif, qui devient ennuyeux par le peu de varieté qui s'y rencontre. Je ne sçaurois vous dire proprement ce que c'est V. Partie.       I

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que leur recitatif ; mais je sçay bien que c'est ni chanter, ni reciter, c'est quelque chose d'inconnu aux Anciens, qu'on pourroit définir un meschant usage du chant & de la parole. J'avouë que j'ay trouvé des choses inimitables dans l'Opera de Loüigi, & par l'expression des sentimens, & par le charme de la Musique ; mais le recitatif ordinaire ennuyoit beaucoup, en sorte que les Italiens mesme attendoient avec im-

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patience ces beaux endroits qui venoient à leur opinion trop rarement. Je comprendray les plus grands défauts de nos Opera en peu de paroles ; on y pense aller à une representation , où on ne representera rien ; on y veut voir une Comedie, & l'on n'y trouve aucun esprit de la Comedie. Voilà ce que j'ay crû pouvoir dire de la differente constitution des Opera. Pour la maniere de chanter, que nous appellons en France
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Execution, je croy sans partialité, qu'aucune Nation ne sçauroit raisonnablement la disputer à la nostre. Les Espagnols ont une disposition de la gorge admirable, mais avec leurs fredons & leurs roulemens, ils semblent ne songer à autre .chose dans leur chant qu'à disputer la facilité du gosier aux Rossignols. Les Italiens ont l'expression fausse, ou du moins outrée, pour ne connoistre pas avec justesse la nature ou

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le degré des passions, c'est éclater de rire, plûtost que de chanter, lors qu'ils expriment quelque sentiment de joye ; s'ils veulent soûpirer, on entend des sanglots qui se forment dans la gorge avec violence, non pas des soûpirs qui échapent secretement à la passion d'un coeur amoureux; d'une reflexion douloureuse, ils font les plus fortes exclamations, les larmes de l'absence sont des pleurs de funerailles,
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le triste devient si lugubre dans leurs bouches, qu'ils font des cris au lieu de plaintes dans la douleur ; & quelquefois ils expriment la langueur de la passion, comme une défaillance de la nature. Peut-estre qu'il y a du changement aujourd'huy dans leur maniere de chanter, & qu'ils ont profité de nostre commerce pour la propreté d'une execution polie, comme nous avons tiré avantage du leur, pour les beautez

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d'une plus grande, & plus hardie composition. J'ay veu des Comedies en Angleterre où il y avoit beaucoup de Musique ; mais pour en parler plus discretement, il m'est impossible, je n'ay pu m'accoustumer au chant des Anglois. Je suis venu trop tard pour pouvoir prendre un goust si different de tout autre, il n'y a point de Nation qui fasse voir plus de courage dans les hommes, & plusde beauté dans les fem-
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mes, plus d'esprit dans l'un & l'autre sexe. On ne peut avoir toutes choses, où tant de bonnes qualitez sont communes, ce n'est pas un si grand mal que le bon goust y soit rare, il est certain qu'il s'y rencontre assez rarement. Mais les personnes en qui on le rencontre, l'ont aussi délicat que gens du monde pour échaper à celuy de leur Nation par un air exquis, ou par un tres heureux naturel. Solus Gallus cantat, il n'y a

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que le François qui chante, je ne veux pas estre injurieux à toutes les autres Nations, à soûtenir ce qu'un Auteur a bien voulu avancer, Hispanus flet, dolet Italus, Germanus boat, Flander ululat, & solus Gallus cantat, je luy laisse toutes ces belles distinctions, & me contente d'appuyer mon sentiment de l'autorité de Loüigi, qui ne pouvoit souffrir que les Italiens chantassent les airs, aprés avoir veu chanter à M. Nyert, à Hilaire, à la pe-

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tite Varenne à son retour en Italie : il se rendit tous les Musiciens de la Nation ennemis, disant hautement à Rome, comme il avoit dit à Paris, que pour rendre une Musique agreable, il faloit des airs Italiens dans la bouche des François : il faisoit peu de cas de nos Chansons excepté de celles de Beausset, qui attirerent son admiration ; il admira le concert de nos Violons, il admira nos Luths, nos Clavessins & nos Orgues ; il fut ravy

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d'entendre la premiere fois les grosses Cloches de saint Germain des Prez : & quel charme n'eut-il pas trouvé à nos Flustes, si elles avoient esté en usage en ce temps-là. Ce qui demeura certain, c'est qu'il demeura fort rebuté de la rudesse & de la dureté des plus grands Maistres de l'Italie, quand il eut goûté la tendresse du toucher, & la propreté & la maniere de nos François. Je serois trop partial, si je ne parlois

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que de nos avantages, il n'y a guere de gens qui ayent la comprehension plus lente, & pour le son des paroles, & pour entrer dans l'esprit du Compositeur que le François ; il y en a peu qui entendent moins la quantité, & qui trouvent avec tant de peine la prononciation ; mais aprés qu'une longue estude leur a fait surmonter toutes ces difficultez, & qu'ils viennent bien à posseder ce qu'ils chantent, rien n'approche

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de leur agrément. Il nous arrive la mesme chose sur les instrumens, & particulierement dans les concerts, où rien n'est bien sûr ni bien juste, qu'après une infinité de répétitions ; mais rien de si propre & de si poly, quand les repetitions sont achevées. Les Italiens profonds en Musique nous portent leur science aux oreilles sans douceur aucune. Les François ne se contentent pas d'ôter à la science la premiere rudesse qui sent

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le travail de la composition ; ils trouvent dans le secret de l'execution, comme un charme pour nostre ame, & je ne sçay quoy de touchant qu'ils sçavent porter jusqu'au coeur. J'oubliois à vous parler des Machines, tant il est facile d'oublier les choses qu'on voudroit qui fussent retranchées; les machines pourront satisfaire la curiosité des gens ingenieux pour des inventions de Mathematiques, mais elles ne plai-

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ront guere au Theatre à des personnes de bon goust ; plus elles surprennent, plus elles divertissent l'esprit de son attention au discours ; & plus elles sont admirables, & moins l'impression de ce merveilleux laisse à l'ame de tendresse & du sentiment exquis, dont elle a besoin pour estre touchée ou charmée de la Musique. Les Anciens ne se servoient de machines que dans la necessité de faire venir quelque Dieu,

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encore les Poëtes estoient-ils trouvez ridicules presque toujours de s'estre laissé reduire à cette necessité ; si l'on veut faire de la dépense, qu'on la fasse pour les belles décorations, dont l'usage est plus naturel & plus agreable que n'est celuy des machines. L'Antiquité qui exposoit des Dieux à ses Poëtes, & jusques dans ses foyers ; cette Antiquité, dis je, toute vaine & credule qu'elle estoit, n'en exposa neanmoins que
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fort rarement sur le Theatre. Aprés que la creance en a esté perduë, les Italiens ont rétably en leur Opera les Dieux Payens dans le monde, & n'ont pas craint d'occuper les hommes de ces vanitez ridicules, pourvu qu'ils donnassent à leurs pieces un plus grand éclat par l'introduction de cét ébloüissant & faux merveilleux ; ces divinitez de Theatre ont abusé assez long temps, l'Italie détrompée heureusement à
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la fin, on la voit renoncer à ces mesmes Dieux qu'elle avoit rappellez, & revenir à des choses qui n'ont pas veritablement la mesme justesse, qui sont moins fâcheuses, & que le bon sens avec un peu d'indulgence ne rejette pas. Il nous est arrivé au sujet des Dieux & des machines, ce qui arrive presque toûjours aux Allemands sur nos modes, nous venons de prendre ce que les Italiens abandonnent : &

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comme si nous voulions reparer la faute d'avoir esté prevenus dans l'invention, nous poussons jusqu'à l'excès un usage qu'ils avoient introduit mal à propos, mais qu'ils ont mesnagé avec retenuë. En effet nous couvrons la terre de Divinitez, & les faisons danser, descendre par troupes, au lieu qu'ils les faisoient descendre avec quelque sorte de mesnagement aux occasions les plus importantes, comme K ij

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l'Arioste avoit outré le merveilleux des Poëmes par le fabuleux incroyable, nous outrons le fabuleux par un assemblage confus des Dieux, de Bergers, de Heros, d'Enchanteurs, de fantômes, de furies & de demons. J'admire Baptiste aussi bien pour la direction des danses, qu'en ce qui touche les voix & les instrumens ; mais la constitution de nos Opera doit paroistre bien extrava- gante à ceux qui ont le

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bon goust du vray-sem-blable & du merveilleux ; cependant on court hazard de se décrier par le bon goust , si on ose le faire paroistre, & je conseille aux autres, quand on parle devant eux de l'Opera, de se faire à eux-mesmes un secret de leurs lumieres. Pour moy qui ay passé l'âge & le temps de me signaler dans le monde par l'esprit des modes, & par le mérite des fantaisies, je me resous de prendre le

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party du bon sens, tout abandonné qu'il est, & de suivre la raison dans ces disgraces avec autant d'attachement, que si elle avoit encore sa premiere consideration. Ce qui me fâche le plus de l'entestement où l'on est pour l'Opera ; c'est qu'il va ruiner la plus belle chose que nous ayons, la plus propre à élever l'ame, & la plus capable de former l'esprit. Concluons aprés un si long discours, que la constitution de nos

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Opera ne sçauroit estre guere plus defectueuse. Mais il faut avouer en mesme temps, que personne ne travaillera si bien que Lully sur un sujet mal conçu, & qu'il n'est pas aisé de faire mieux que Quinaut, en ce qu'on exige de luy.


Les Symphonies

 

Fin de la Cinquième Partie.
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