académie, en proposant l'Éloge de Colbert pour sujet du Prix d'éloquence, n'ignoroit pas que les principes de ce Ministre trouvent aujourd'hui des contradicteurs. Sans vouloir prendre aucun parti dans une dispute qui est étrangère aux objets dont elle s'occupe, elle a cru devoir donner le Prix à celui des Concurrens qui lui a paru défendre les principes de Colbert avec le plus d'esprit et d'éloquence. Elle a d'ailleurs déclaré plusieurs fois qu'en couronnant les Ouvrages qui par leurs beautés lui paroissent dignes du Prix, elle ne prétend en adopter ni toutes les idées, ni toutes les expressions. |
L'Auteur du Discours qui a remporté le Prix ne s'est point encore fait connoître. |
L'Académie, suivant son usage, n'a porté aucun jugement sur les notes qui sont jointes au Discours. |
Elle a donné le premier Accessit au discours qui a pour devise : Colbert, c'est sur tes pas que l'heureuse Abondance, Fille de tes travaux, vint enrichir la France, etc. |
Et le second Accessit au discours qui a pour devise :
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TABLE ou DIVISION DE CE DISCOURS |
dans la première partie : |
On trace l'arrivée de Colbert au Ministère des Finances, & l'on fixe l'attention sur l'importance de cette Place, et sur les hautes qualités qu'elle exige, comme un premier moyen de rendre hommage à celui qui l'a si bien remplie, page 2 |
dans la seconde : |
On montre l'état des Affaires à l'entrée de Colbert dans le Ministère, & les succès de ses premiers travaux, pag. 14 |
dans la troisième : |
On cherche les principes de Colbert sur l'économie politique, & on les compare à sa conduite, pag. 20 |
dans la quatrième : |
On parle de ses soins pour la Marine, les Arts, les Sciences
& les Lettres, & de l'injustice de ses Contemporains, pag. 47.
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ue j'aime à voir une Société, distinguée par ses talents et par sa renommée, rappeler à sa Nation le souvenir de ses grands Hommes, exciter l'Univers à les célébrer, marquer cette solemnité par un jour de triomphe, & faire retentir autour de leur tombeau les cris de la louange & de l'admiration ! |
C'étoit avec impatience que les François attendoient qu'on proclamât le nom de Colbert, & que la barrière fût ouverte à ses admirateurs ; il leur tardoit de publier sa gloire, & de manifester à l'envi leur amour & leur reconnoissance. |
Mais il est des hommes qu'il est plus aisé de cé- |
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lébrer, que de bien louer ; qui n'ayant parlé au monde que par leurs actions, semblent avoir dédaigné de lui confier la chaîne de leurs pensées. Qu'il seroit présomptueux de vouloir la former ! qu'il seroit téméraire de prétendre suivre ces grands Hommes dans leurs vastes mouvemens, & d'oser associer son intelligence à leur génie ! |
Mais si nous ne pouvons pas atteindre à la hauteur des desseins de Colbert, nous connoissons ses bienfaits : ils prêteront un langage à notre reconnoissance. |
P R E M I È R E P A R T I E . |
Suivons-le quelques instants dans les premiers pas de sa vie. C'est le privilège de ses pareils de jeter de l'intérêt jusques sur leur berceau, & d'entraîner sur leurs traces, dès qu'ils se montrent dans la carrière. |
Laissons ces serviteurs de la vanité des hommes, les Généalogistes, faire des recherches sur la famille de Colbert. Quelque fameux qu'eussent été ses ancêtres, il les illustreroit par l'éclat de sa gloire, & les regards du monde s'arrêteroient à lui. |
Colbert eut de bonne heure le sentiment de ses forces. Dans l'âge où le tumulte des sens distrait des grandes pensées, & où les plaisirs de la |
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jeunesse, en rassemblant sur nous toute notre attention, semblent borner l'univers à notre individu, Colbert s'occupoit d'être utile à la société. Il préparoit, par l'instruction, de l'aliment à son génie, & il voyageoit pour approfondir les objets de l'économie politique qui exerçoient déjà sa méditation. |
Mazarin fut le premier qui apperçut Colbert, & qui s'empara de ses talents. Mazarin, né ambitieux, mais à qui la nature avoit refusé ces grandes qualités, qui subjuguent l'opinion & entraînent la voix publique, avoit porté toute son intelligence vers l'étude des hommes, se flattant de suppléer, par une connoissance déliée des caractères, à l'impuissance où il étoit de soumettre les esprits par de grandes choses. |
Colbert réunissoit des qualités précieuses pour ceux qui gouvernent. Intelligent & laborieux, il pouvoit servir la gloire du Ministère ; discret & modeste, il la lui laissoit sans partage. |
Colbert fut admis de bonne heure aux secrets de l'administration. Il n'en abusa point ; il ne fit jamais une vaine parade de son crédit. Une réserve profonde, une discrétion impénétrable, distinguèrent ses plus jeunes ans. Ces qualités à cet âge appartiennent presque toujours à un grand caractère ; elles ne sont point encore l'effet de la défiance, |
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ce malheureux présent des années. Dans ces beaux jours de la vie, où le coeur du jeune homme croit trouver partout l'honneur & la fidélité, quand il retient son secret, quand il refuse de satisfaire à la vaine curiosité, c'est par l'effet d'un noble sentiment, c'est parce qu'il croit avoir en lui-même d'autres moyens pour séduire, d'autres forces pour dominer. |
A vingt-neuf ans, Colbert fut nommé Conseiller d'Etat ; & Mazarin, après l'avoir éprouvé pendant sa vie, lui rendit, en mourant, un hommage éclatant. Dans ce moment terrible, où l'éternité qui s'ouvre à nos yeux étouffe nos passions, & nous presse de dévouer un dernier instant à la justice & à la vérité, Mazarin adressa ces paroles à Louis XIV : Sire, je vous dois tout, mais je crois m'acquitter en partie, en vous donnant Colbert : témoignage honorable et vérité touchante ! Oui, Monarques du monde, le plus beau don, le seul que l'on puisse vous faire, c'est un homme capable de comprendre les devoirs du Trône, & digne de les partager. Souvent vous le cherchez en vain ; souvent, fier de lui-même, il se dérobe à vos yeux. L'austérité de la vertu, le noble orgueil du génie, éloignent quelquefois des sentiers de la Cour. Il est une sorte de caractères qui ne veulent rien devoir qu'à leur propre grandeur, & qui méprisent les honneurs qu'il faut obtenir par l'adresse. |
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Mais Louis aimoit les grands Hommes & les recherchoit. Son âme fière & superbe ne pouvoit ni s'en étonner ni les méconnoître. Il sentit le mérite de Colbert ; passionné pour la gloire, il l'environna de son amour & de sa faveur, & il le défendit contre les pièges de l'envie & les attaques de la haine. |
A la mort de Mazarin, Fouquet gouvernoit les Finances. Noble, généreux & facile, il administroit la fortune de l'Etat comme il conduisoit la sienne. Mais l'aimable abandon d'une âme sensible, qui suffit au charme d'une vie privée, n'est pas la vertu d'un homme public : & telle est peut-être la condition malheureuse des grandes places ; c'est qu'en même temps qu'une âme ardente & passionnée est l'unique source des belles actions, il faut dans un homme d'Etat que les premiers mouvemens de cette âme se tournent contre lui-même, en tempérant l'énergie de ses sentimens habituels, en le séparant, en quelque manière, de ses affections, pour le livrer tout entier à cet objet profond d'amour & de méditation, l'ordre & le bien public ; dure épreuve pour un homme sensible, qui se voit contraint d'échanger les jouissances d'un coeur libre d'aimer ou de haïr, contre la servitude du devoir, & la satisfaction raisonnée qui naît de l'accomplissement de ses lois. |
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Fouquet étoit bien loin de cette force d'âme. La faiblesse de son caractère rendit ses talents inutiles ; il sentit bientôt le fardeau du Ministère, & crut s'en soulager, en détournant les yeux des devoirs qu'il impose, marche ordinaire des hommes médiocres, qui ne pouvant atteindre à la hauteur d'une grande place, la rabaissent à leur niveau et se contentent d'en faire un instrument de leurs goûts et de leurs passions. |
Fouquet, caressé par les Courtisans, chéri de ses amis, se reposoit sur leur zèle, mais le désordre étoit à son comble. L'administration de Mazarin et de longues négligences avaient accumulé les abus ; la voix lente mais puissante du malheur des Peuples se faisoit entendre, & les Finances bouleversées demandoient un Restaurateur. |
Ce petit nombre d'hommes, qui regardent & qui jugent, & dont l'opinion fait le mouvement public, avoient les yeux fixés sur Colbert : Louis n'hésita point à lui confier l'Administration générale des Finances du Royaume. |
Quel emploi ! quels devoirs ! Si, comme nous l'avons estimé dans notre orgueil, l'homme est l'image de Dieu sur la terre, celui qui peut avec plus de motifs prétendre à cet auguste titre, c'est, après le Monarque, l'Administrateur des Finances d'un grand Etat. Comme le maître du monde, il doit gouver- |
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ner sans effort & sans paroître ; ainsi que l'Etre suprême fait servir le mouvement à l'harmonie de l'univers, il doit diriger les passions vers la force & la félicité publiques. C'est lui qui doit rassembler en sa pensée les droits de l'homme & ceux d'une Nation, ce qu'il faut à l'un pour son bonheur, ce qu'il faut à l'autre pour sa défense ; c'est lui qui doit être le médiateur entre l'intérêt personnel qui se refuse à l'impôt, & les besoins de la Société qui le réclament. On peut le dire : dans la condition actuelle des sociétés, c'est à l'Administration des Finances que toutes les parties du Gouvernement se rapportent & s'enchaînent ; c'est elle qui doit indiquer à la Marine & à la Guerre la portion de richesses qu'on peut consacrer à la force ; c'est elle qui doit enseigner à la Politique le langage qui sera d'accord avec la puissance ; c'est elle enfin qui enveloppe dans ses soins les intérêts de tout un Peuple : car c'est par une juste mesure & une intelligente application des impôts, qu'ils accompagnent l'industrie, sans la combattre, & que le travail s'unit au bonheur ; & c'est par une sage distribution des dépenses, que le tribut du citoyen remplit sa destination, & lui retourne en accroissement de sûreté, d'ordre & de tranquillité. |
Enfin, comme il est généralement connu que l'administration des pays d'élection & la forme actuelle des impositions inspirent aux étrangers une sorte de frayeur plus ou moins fondée, tout projet d'amélioration attireroit en France de nouveaux habitans, & deviendroit sous ce rapport seul une nouvelle source de richesses. |
Oh, quelle éminente & redoutable fonction que celle où l'on peut se dire : tous les sentimens de mon |
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coeur, tous les mouvemens de ma pensée, tous les instans de ma vie, peuvent nuire ou servir au bonheur de vingt millions d'hommes, & préparer la ruine ou la prospérité de la race future ! |
Mais plus ces fonctions sont grandes, plus les qualités qu'elles exigent sont étendues. Parcourons-les un instant, si nous le pouvons, avant de parler de l'administration de Colbert. Nous connoîtrons ce qu'il étoit, en cherchant ce qu'il devoit être. Pour faire admirer un grand Ministre, quelque supérieur qu'il soit, il faut encore user d'adresse avec la faiblesse & la malice humaine ; il faut peut-être présenter ses qualités séparées de son nom & de sa personne : car les plus grandes perfections cessent de nous étonner, quand nous les contemplons dans un homme : le rapport physique que nous nous sentons avec lui, détruit notre respect, et nous ne croyons point à la grandeur de ce qui nous ressemble (*) |
En méditant sur les qualités nécessaires à un Ad- |
(*) L'orgueil que nos qualités nous inspirent ne nous engage pas toujours à honorer ces mêmes qualités chez les autres ; notre orgueil est, en quelque manière, individuel ; il ne tient qu'à un sentiment de propriété, mais faibles & timides au fond de notre coeur, nous avons rarement l'orgueil de notre espèce. |
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ministrateur des Finances, voici les premières réflexions qui se présentent à mon esprit. |
La sensibilité lui donne le désir d'être utile aux hommes : la vertu lui en fait un devoir : le génie lui en ouvre les moyens : le caractère les met en usage ; & la connoissance des hommes adapte ces moyens à leurs passions & à leurs faiblesses. |
La sensibilité qu'on lui demande n'est pas cette sensibilité commune, qui s'agite à l'aspect d'un misérable, & qui se calme en détournant la vue, mais une sensibilité vaste, durable & profonde, capable de l'unir au bonheur de tout un Peuple, qui présente à ses yeux le pauvre obscur au fond d'une Province, qui lui fait entendre ses cris, qui lui montre ses larmes, qui, dans l'immensité d'un grand Royaume, anéantit les distances qui le séparent d'un malheureux, & range autour de lui, par la pensée, tous ceux auxquels il peut faire du bien. |
La vertu nécessaire à un Administrateur des Finances, n'est fixée par aucune borne : à chaque instant le bien public lui demande le sacrifice de son intérêt, de ses affections, & même de sa gloire. Il faut qu'il soit poursuivi par cette pensée, que la bienfaisance d'un homme d'Etat est une justice inébranlable, que cette justice fait le bonheur d'un Peuple, & la faveur celui d'un seul homme ; il faut qu'il soit entraîné vers ces principes, ou par un heureux instinct, ou par une méditation profonde sur les |
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lois de la Société, ou par un mouvement plus grand, plus rapide & plus impétueux, par l'idée d'un Dieu qui tient entre ses mains les premiers anneaux de cette vaste chaîne, qui nous a permis d'entrevoir l'harmonie de l'univers, & qui , dans cet exemple magnifique nous donnant une idée de l'ordre, nous excite à l'observer, par l'ardent désir de lui plaire. |
Les facultés de l'esprit qui doivent former le génie de l'Administrateur sont tellement étendues & diversifiées, qu'elles semblent pour ainsi dire hors de la domination de la langue. |
Il faut, pour s'en faire une idée, réunir l'étendue à la profondeur, la facilité à l'exactitude, la rapidité à la justesse, la sagacité à la force, l'immensité à la mesure. |
Aussi, devant l'esprit d'administration, tous les autres disparoissent. L'esprit de société se borne à considérer les objets successivement, sous différentes faces, & par des rapports ingénieux, mais prochains. Il faut que cet esprit ne présente que des combinaisons simples, afin qu'elles soient proportionnées à l'attention d'un instant qui doit les appercevoir. L'esprit d'administration est bien d'une autre trempe ; les objets qu'il doit enchaîner, les rapports qu'il doit saisir, sont à grande distance ; c'est à l'hommage des Nations & des siècles qu'il doit prétendre, & c'est à l'étendue de leurs lumières |
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qu'il doit proportionner ses combinaisons. Aussi, l'homme, doué de cet esprit, peut avoir presque seul la conscience de ses forces ; il ne peut conduire les autres jusqu'aux bornes de ce qu'il voit, & la grandeur est une grandeur inconnue : souvent du moins le secret n'en est confié qu'à la succession des âges. Le Temps & la Postérité, ce sont-là ses seuls Juges. |
L'esprit de méditation, à qui nous devons tant de découvertes dans les sciences & dans la morale, ne peut pas non plus nous donner une idée du génie de l'Administrateur. Cet esprit s'étend fort loin, sans doute, & ses bornes ne sont pas connues ; mais il s'avance pas à pas ; c'est de chaînons en chaînons qu'il atteint à la vérité. Le génie d'administration ne marche point ainsi : il faut qu'il embrasse à la fois tous les objets de son attention ; il faut qu'il découvre, d'un seul regard, le but & les moyens, les rapports & les contrariétés, les ressources & les obstacles ; il faut, pour ainsi dire, que l'univers se déploie devant lui. Il est quelques principes qui s'enchaînent mais ils fléchissent à l'application : les circonstances, le temps, tout les modifie. C'est le coup d'oeil, donné par la nature, qui en fixe la mesure ; & pour ce coup d'oeil, il n'est point de leçon, il n'est point de lois écrites ; elles naissent & meurent dans l'âme des grands Hommes. |
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Un Administrateur des Finances, doué des heureuses qualités dont nous venons de parler, soumet à son intelligence tous les objets de son attention. Mais la puissance de l'homme, bornée par la nature, le met dans la nécessité d'avoir recours à ses semblables pour l'exécution de ses desseins. Si les hommes sont les instruments de sa pensée, il doit les connaître, & les discerner. Confondus par des formes semblables, ils trompent facilement la médiocrité qui les prend & les emploie au hasard, ou qui ne les distingue que par des masses frappantes, & par les instructions tardives de l'expérience. Mais chaque jour est précieux à l'homme chargé du bonheur des Peuples ; il ne lui est pas permis de n'être éclairé que par ses fautes. Il faut donc qu'il ait ce tact aussi fin que rapide ; ce talent de connoître les hommes & de les distinguer par des nuances fugitives, plus subtiles que l'expression ; cet art de surprendre leur caractère, lorsqu'ils parlent & lorsqu'ils écoutent ; cette promptitude à les saisir jusques dans leur hypocrisie & dans leur dissimulation, & lorsqu'ils cherchent à lui plaire, & lorsqu'ils veulent le tromper. Habile sur-tout à distinguer ce qu'ils sont de ce qu'ils croient être, il n'est point surpris par leur opinion. L'homme se connoît rarement ; s'il est borné dans ses moyens, il l'est aussi dans sa vue, & cette proportion lui donne de l'audace ; il s'avance avec confiance. L'Ad- |
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ministrateur éclairé le juge, & le met à sa place ; il n'exige de lui ni ce qu'il offre, ni ce qu'il promet, mais ce qu'on peut en attendre. |
Mais toutes les grandes qualités dont nous venons de parler seroient encore insuffisantes, sans celle qui donne de la vie à toutes les autres, & qu'il me reste à nommer, c'est le caractère. |
J'entends, par le caractère, cette puissance de l'ame, cette force inconnue, qui semble unir, par une flamme invisible, le mouvement à la volonté, & la volonté à la pensée. Différent de l'esprit, qui s'accroît par l'instruction, & qui s'enrichit par les idées des autres, le caractère ne doit sa force qu'à la nature ; il ne se prend ni ne s'inspire ; il ne se donne ni ne se communique. C'est par lui cependant que la vertu est active, & que le génie est bienfaisant. Oui, c'est le caractère qui traduit les hautes pensées en grandes actions, par la confiance dans le vouloir, & la fermeté dans les desseins. C'est par lui que l'homme s'élève, & qu'il atteint à sa véritable grandeur, au pouvoir d'agir & de faire, de poursuivre & d'exécuter, de résister & de vaincre. |
Que tous ces hommes médiocres qui désirent avec tant d'ardeur que cette place soit vacante, & qui se présentent avec tant de confiance pour la remplir, se soulèvent un moment, & mesurent des yeux ces immenses proportions qui doivent former un grand Administrateur, |
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& qu'ils se regardent ensuite : nouveaux Phaétons, qui se disputent le char du soleil pour embraser le monde, au lieu de l'éclairer. |
Mais ici s'élève une clameur qui me ramène à mon sujet. Quel homme, demande-t-on, peut atteindre ces perfections, quel homme en approcha jamais ? Colbert. |
S E C O N D E P A R T I E . |
Depuis la mort de Sully, qui avoit montré ce que peuvent la vertu, l'esprit juste, & la fermeté dans l'administration des Finances, cette partie du Gouvernement avoit été complètement négligée. Richelieu, entièrement occupé à affermir l'autorité Royale, & à étendre au dehors la puissance de son Maître, n'avoit pas appliqué son génie à cet important objet : la minorité de Louis XIV, les guerres de la Fronde, l'esprit & le caractère de Mazarin, avoient porté le désordre à son comble. |
On recevoit sans règle, & l'on dépensoit sans mesure. A tous les besoins ordinaires, se joignoit, dans un temps de factions, le prix des devoirs dont on demandoit le sacrifice ; il falloit suppléer, par l'affoiblissement des caractères, au défaut de vigueur dans l'administration : il falloit entraîner, par des |
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intérêts particuliers, ceux qu'on ne pouvoit contenir par l'ordre public, & rabaisser par la corruption ceux qu'on ne pouvoit plus dominer par des vertus. Au milieu de ces efforts de la foiblesse, le Ministre, incertain de sa place, sacrifioit la force future aux ressources d'un instant. Chaque subalterne, suivant cet exemple, cherchoit à profiter des circonstances ; & les Financiers, que leur éducation n'avoit pas encore mêlés à la société, incertains d'obtenir de la considération, n'écoutoient que leur cupidité ; ils achetoient le crédit, & le crédit les défendoit. Dans ce désordre, où toute pensée profonde pèse à l'administrateur, parce qu'elle l'arrête trop long-tems sur ses fautes ou sur ses foiblesse, on n'avoit aucune prévoyance. A mesure qu'on apercevoit de nouveaux besoins, on établissoit de nouveaux impôts ; on les négocioit aux Traitans, & les yeux fixés sur l'argent qu'on recevoit, on détournoit son attention de l'avenir. L'aveuglement étoit si grand, qu'à mesure que les impôts augmentoient, la recette du Trésor royal étoit diminué : étrange position, qui annonçoit à la fois & l'ignorance des Administrateurs & la ruine du Royaume ! |
Tel étoit l'état des affaires, lorsque Colbert fut chargé des Finances. Il opposa d'abord son caractère & son esprit d'ordre à cette espèce de brigandage. Il défendit sans relâche la chose publique contre l'intérêt particulier, la Société contre. |
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l'individu, & l'avenir contre le présent. Il ordonna des règles si simples de comptabilité, & il en poursuivit l'observation avec tant de sévérité, que les plus grands abus ne tardèrent pas à disparoître. |
Sous Mazarin, on suppléoit à l'insuffisance des moyens réels par des promesses qu'on ne pouvoit pas remplir. Colbert, avant de s'engager, approfondissoit ses ressources. La majesté de la vérité est présente au coeur d'un grand Homme, & l'Administrateur politique en connoît l'importance ; il sait que lorsqu'une promesse devient une action réelle par la confiance, les richesses d'un Etat augmentent, parce qu'il ne faut plus autant de monnoies pour faire fonction de gages entre les hommes ; & la portion d'argent qui n'est plus nécessaire à cet usage, s'applique à des emplois féconds, & devient par la reproduction une source de nouveaux biens. |
Colbert, persuadé que les impôts n'ont pour but que le bonheur & la défense de la Société, n'eut garde d'enrichir les Caisses Royales aux dépens de la richesse publique. Il considéroit le bonheur & l'amour des Peuples comme un trésor assuré, & il se plaisoit à en faire le dépôt de ses ressources. |
Il examina les divers impôts qui subsistoient ; il les modifia, & les diminua considérablement ; mais il le fit avec tant de justesse & de sagacité, qu'en dégageant l'Industrie, le Commerce & l'Agricul- |
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ture des poids immenses qui arrêtoient leur mouvement, la recette du Prince fut augmentée. |
Un autre obstacle à la circulation venoit du grand nombre de péages qu'on avoit établis ; la France en étoit couverte ; leur multiplicité tendoit des pièges à l'innocence, & présentoit des tentations continuelles à la cupidité vigilante. Cet arrangement parut à Colbert également nuisible aux Finances & préjudiciable aux moeurs. La communication étoit gênée, le Commerce embarrassé ; & dans le même temps, ces appâts continuels invitoient les Marchands à la fraude, & dépravoient le génie du Commerce, dont la base est la bonne foi. Toute la Nation même, rebutée par ces exactions continuelles, perdoit de vue la sage & respectable origine des tributs ; elle cessoit de les envisager comme le juste concours que les membres d'une Société doivent à son maintien & à sa défense : triste effet d'une administration inconsidérée, qui fait des droits du Prince un objet de haine, & convertit en ennemis ceux qui les recueillent en son nom ! |
Colbert tempéra ces abus, en abolissant la plus grande partie de ces péages, & conservant les Douanes aux entrées du Royaume, qui, en même temps qu'elles sont un objet de revenu, servent à contrebalancer les lois prohibitives des autres Nations, & à défendre les produits de l'In- |
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dustrie Françoise contre la concurrence étrangère. |
Il ressentit vivement les oppositions constantes de quelques Provinces, qui mirent obstacle à la perfection de ses desseins. Ces utiles arrangements sont consacrés dans un Edit célèbre (*) Le préambule est noble & touchant. Colbert fit presque toujours parler Louis XIV en père plutôt qu'en roi, parce qu'il l'estimoit encore plus grand par ses bienfaits que par sa puissance. |
En même temps que ce Ministre établissoit un ordre rigoureux dans les recettes, il examinoit avec scrupule toutes les parties des dépenses. Celles qui étoient inutiles au bien de la Société, lui paraissoient une distribution injuste ; il combattoit contre elles ; il ne vouloit conserver que les dépenses qui assuroient la paix, l'ordre & la défense du Royaume. Il n'eut ni cette petite économie qui décourage les talens, ni cette prodigalité qui encourage les vices. |
Il est vrai cependant qu'il ne fut point indifférent à l'éclat de la Cour & à la pompe du Trône : sans doute qu'il les croyoit nécessaires pour dominer cette multitude, qui ne juge que par les sens, & pour attirer au Souverain ce respect rapide qui fait partie de sa force ; mais il veilla toujours com- |
(*) De Septembre 1664. |
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me un gardien fidèle sur cette foule d'abus & d'intérêts personnels qui viennent se ranger entre le but & les moyens, qui s'attachent aux distractions de l'Administrateur, qui se fortifient dans le trouble, & s'accroissent dans le désordre ; comme on voit ces monstres de mer suivre un vaisseau dans sa course, profiter de la négligence des matelots, & attendre avec avidité que les tempêtes & les orages leur livrent de nouvelles proies. |
Par ces divers arrangemens, Colbert n'avoit encore déployé que la justesse de son esprit & la fermeté de son caractère. Il fit connoître son génie en s'occupant des objets qui constituent la richesse & la puissance d'un Etat. |
C'est à lui que nous devons les premières lumières sur cet important objet. Les Ecrivains sont venus ensuite ; ils ont mis en système ce qu'il avoit indiqué par sa conduite, & quelquefois ils ne l'ont pas nommé ; car telle est, s'il m'est permis de le dire, l'insolence de la parole, qu'excitée & conduite par les actions d'un grand Homme, elle méconnoît son guide, & lui refuse le partage de la gloire qu'elle réclame & des honneurs qu'elle reçoit. Sans doute il eut besoin d'élever ses réflexions vers les premiers principes de la Société, pour ne point s'égarer dans sa route. Essayons de les apercevoir ; marchons à la lumière de ses ac- |
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tions ; que leur éclat nous guide, & s'il se peut, nous approche de sa pensée. |
T R O I S I È M E P A R T I E . |
Augmenter la force publique sans nuire au bonheur des particuliers, voilà peut-être le but de l'Administration des Finances. |
Ce but est grand, sans doute, mais il est difficile à remplir ; car les moyens qui constituent la puissance de la Société contrarient souvent le bonheur de ses membres : l'une demande des sacrifices, l'autre ne veut que des jouissances. |
L'Administrateur tempère ces oppositions, sans pouvoir les détruire, & ses succès sont annoncés par l'accroissement de la population : car elle naît du bonheur, & c'est elle qui produit la force. |
C'est à la faveur d'une aisance générale, que les hommes se multiplient ; & c'est par le respect du Souverain pour leurs libertés & leurs propriétés, qu'ils s'attachent à la Société qui les a vus naître, qu'ils la servent, qu'ils la défendent, & qu'ils lui rendent, dans leur force, ce qu'ils ont reçu d'elle dans leur foiblesse. |
Les besoins continuels de l'homme, qui ne peuvent être satisfaits que par la fécondité renaissante de la terre, nous ont appris de bonne heure que la base essentielle de la population étoit |
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l'Agriculture ; elle en seroit même l'unique source dans une Société où les biens de la terre seroient recueillis en commun, & partagés également. Mais par l'effet des lois de la propriété, il est encore d'autres circonstances qui concourent à l'accroissement de la population d'un Etat ; car un propriétaire, après avoir nourri ceux qui ont cultivé la terre, & après avoir payé les impôts à la Société, demeure possesseur d'une somme considérable de subsistances ; & l'homme ne donnant rien pour rien, cet amas de fruits, en ses mains, ne deviendra la nourriture de ses compatriotes qu'autant que par leur travail & leur industrie ils pourront lui présenter des échanges agréables & de nouvelles jouissances. |
C'est ici qu'on découvre le service important que rendent les Métiers, les Arts & les Manufactures ; ils augmentent la population, en arrêtant sans contrainte les excédens de subsistances que les Propriétaires tiennent dans leurs mains, & dont ils ont le droit de disposer à leur gré. |
Cependant si ces Manufactures n'étoient agréables qu'aux membres de la Société où elles existent, leur utilité seroit imparfaite ; car les propriétaires qui désireroient des productions d'un autre pays, consacreroient encore à les acquérir une partie des denrées de nécessité dont ils sont les maîtres : ce qui ne sera plus nécessaire, |
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si ces Manufactures peuvent plaire aux Nations étrangères & deviennent un objet d'échange. |
Mais les hommes, occupés des Arts, des Manufactures, & de la culture des Terres, livrant à cet objet toute leur attention, & ne vivant que de leur travail, ont besoin d'en recevoir le prix chaque jour, & ne peuvent pas se détourner de leurs occupations pour chercher loin d'eux des acheteurs. |
C'est ici que se présente la fonction des Négocians, & son importance. Leurs moyens, toujours prêts, répondent aux besoins journaliers de l'Industrie ; & leur active intelligence, stimulée par l'intérêt personnel, défend dans les échanges les productions nationales contre celles des Etrangers. Ardents Négociateurs, ils les portent au bout de l'univers, & ils observent sans cesse & les lieux & les temps qui leur sont favorables. |
Voilà donc l'Agriculture, les Manufactures & le Commerce qui semblent former une chaîne de bienfaits, & s'unir pour étendre la population et multiplier les jouissances. L'Agriculture fait naître les subsistances, les Manufactures les retiennent, les font servir en entier à la population nationale, & le Commerce par ses capitaux & son intelligence, favorise à la fois les produits de la Terre & ceux de l'Industrie. |
Si ces principes étoient vrais, que deviendroient |
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ces reproches contre Colbert, si souvent répétés depuis quelque temps ? |
Il a desservi, dit-on, l'Agriculture, en favorisant les Manufactures ; il a pris les branches pour le tronc, & les effets pour les causes. |
Certes, je ne croirai pas facilement à cette erreur grossière de la part d'un grand Homme, & j'appelle d'une sentence destructrice de sa gloire. Instruits par ses actions, guidés par ses principes, nous venons d'apercevoir au contraire que la culture des Terres, les Manufactures & le Commerce, ne sont point des fonctions rivales, mais qu'elles s'entraident mutuellement & concourent au même but. |
Jettons maintenant un coup d'oeil rapide sur la manière dont Colbert a favorisé ces trois sources importantes de la prospérité du Royaume.Jettons maintenant un coup d'oeil rapide sur la manière dont Colbert a favorisé ces trois sources importantes de la prospérité du Royaume. |
L'Agriculture est la plus essentielle & la plus nécessaire. Aussi, l'Administrateur éternel, en ordonnant à la terre de multiplier la semence dans son sein, & de déployer au temps des moissons ses nouvelles richesses, semble n'avoir voulu confier qu'à ses soins paternels & les sources de la vie, & la reproduction des biens qui l'entretiennent & la multiplient. |
Cette heureuse fécondité devient un garant de l'Agriculture, par-tout où les passions des hommes ne s'opposent pas à son progrès. |
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Mais dans l'état de Société, les récoltes étant destinées à nourrir les cultivateurs, à acquitter les impôts, à payer le prix des premières avances, & à procurer enfin des jouissances aux Propriétaires de la terre ; lorsqu'il n'y a pas une juste proportion entre ces divers intérêts, l'Agriculture est négligée & les progrès sont retardés. |
Ces différents rapports eussent été faciles à déterminer dans tous les temps, si les droits que le Cultivateur, le Prêteur & le Souverain exercent contre la propriété, eussent toujours été satisfaits avec les fruits mêmes de la terre. |
Mais l'introduction des Monnoies, comme mesure de toutes les valeurs, a rendu les erreurs d'administration plus faciles, en faisant naître des disproportions plus ou moins permanentes dans les rapports dont nous venons de parler. |
C'est donc sur ces différens objets, c'est sur ces proportions importantes que l'Administrateur, occupé à favoriser l'Agriculture, doit fixer continuellement ses regards ; & c'est encore la conduite de Colbert qui nous l'enseigne. Il diminua considérablement les impôts sur les terres, & principalement les Tailles qui affectent les cultivateurs les plus pauvres. Il tempéra la rigueur des saisies qu'elles occasionnent ; car il ne vouloit pas que le malheur fût puni par l'impuissance de le |
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réparer. Convaincu que rien n'est plus insupportable à l'homme que le caprice des autorités subalternes, il voulut y soustraire cet impôt par des règlemens uniformes, & il désira le fixer d'une manière invariable, en le proportionnant à la terre, par un cadastre général. On regrette que ces vues bienfaisantes n'ayent pas été remplies. L'incertitude du cultivateur, sur le tribut qu'on demandera, devient un des plus grands maux de sa vie ; il est sans cesse tourmenté ou par l'injustice qu'il éprouve, ou par celle qu'il soupçonne : heureux celui qui pourra le délivrer de cette peine renaissante, & qui lui permettra de révéler sans crainte & les faveurs du ciel & les succès de son industrie ! |
La plupart des grands chemins étoient impraticables: Colbert aperçut leur importance ; il les fit réparer, & il ordonna qu'on ouvrît de nouvelles routes. Ce n'est point lui qui imagina d'y subvenir par des corvées : impôt particulier sur la classe d'hommes qui auroit le plus besoin de soulagement; impôt inégal en lui-même, parce qu'il se prélève en journées, & que le prix du temps varie selon le prix de l'industrie ; impôt qui blesse enfin, parce qu'il donne à l'homme l'apparence d'un esclave, en l'obligeant à payer en travail ce qu'il voudroit acquitter en argent, cette image de la propriété. |
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Colbert étendit ses vues plus loin ; il sentit que des canaux rendroient les communications plus faciles, & restitueroient à la culture des grains & à la population une partie de ces nombreux arpents qu'il faut consacrer à la nourriture des animaux nécessaires aux transports par terre. |
Aussitôt, le superbe Canal de Languedoc est entrepris ; & par une route ouverte au milieu des terres de la France, l'Océan vient s'unir à la Méditerranée. En même temps, on destine à d'autres Provinces de semblables bienfaits & le Canal de Bourgogne est projeté. |
Louable destination des impôts ! bel usage de la puissance ! elle unit les forces de la Société pour son propre bonheur, & pour celui des générations à venir. |
Ces chemins réparés, ces Canaux entrepris, furent sans doute un service important rendu à l'Agriculture. |
Les emplois d'argent que la finance avoit offert à la cupidité nationale, sous les précédents ministères, & la multitude de charges & de privilèges que des besoins continuels avoient fait naître, attiroient à Paris tout l'argent du Royaume ; Colbert ne tarda pas à fermer ces nombreuses portes ouvertes à l'usure & à l'avarice ; il restreignit les prérogatives usurpées par les charges ; il |
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abolit une multitude de privilèges établis par la faveur & par l'intrigue ; il diminua les profits des affaires de Finances, & les rendit plus rares ; il fixa de manière positive les droits d'une quantité de créances publiques acquises abusivement, & qui se négocioient à des prix proportionnés ; il assura le paiement des intérêts avec tant de sagesse, qu'on ne demanda plus, en trafiquant ces créances, le prix du péril qu'on y croyoit attaché. |
Tous ces arrangemens firent baisser rapidement le prix de l'argent. Les Capitalistes, las d'attendre inutilement des placements usuraires, dirigèrent une partie de leurs moyens vers le Commerce & vers les Campagnes, & les Propriétaires des terres trouvèrent du secours à des prix modérés. Ce fut sans doute un nouveau bienfait de Colbert envers l'Agriculture. |
Enfin, en étendant & ranimant, comme il le fît, la Marine, la Pêche, le Commerce, les Colonies, les Arts & les Manufactures, il présentoit à la terre de nouveaux hommes à nourrir, & aux propriétaires de nouveaux objets de jouissance & d'émulation. |
Enfin, en étendant & ranimant, comme il le fît, la Marine, la Pêche, le Commerce, les Colonies, les Arts & les Manufactures, il présentoit à la terre de nouveaux hommes à nourrir, & aux propriétaires de nouveaux objets de jouissance & d'émulation. |
Voilà pourtant ce qu'a fait pour l'Agriculture ce Colbert, accusé d'en avoir ignoré l'importance. Mais, dit-on, il n'a pas permis dans tous les temps la sortie des bleds, sans mesure & sans li- |
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mite. Il n'a donc pas senti que la liberté est l'âme du commerce ; il n'a donc pas connu les effets invincibles de la concurrence ; il n'a donc pas aperçu la puissance de l'intérêt personnel. |
On ne croira point que ces principes fussent étrangers à Colbert ; mais il les avoit observés avec cet esprit de sagesse, avec cette perception fine et sûre d'elle-même, traits distinctifs d'un homme supérieur. |
Il avoit considéré ce qu'étoit la France au milieu de l'Europe. La fertilité variée de son sol, ses côtes baignées par la Mer, la douceur de son climat, l'intelligente industrie de ses habitants, leur sensibilité douce & sociale, tout annonçoit un pays favorisé du Ciel, & qui pouvoit parvenir à la plus grande population. Mais l'ignorance des gouvernemens met souvent obstacle aux bienfaits de la nature. Nous voyons encore des Nations agricoles échanger leurs bleds, ce germe de nouveaux hommes, contre des travaux qu'elles pourroient encourager chez elles ; & sur un sol fertile, des Africains ignorans & barbares ne connoissent encore d'autre emploi des hommes que le trafic infame de leur liberté ; car l'habitude la plus déraisonnable & la plus stupide a souvent besoin d'être rompue par un Administrateur éclairé ; & tandis que l'homme, isolé par son intérêt, adapte |
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ses projets à sa courte carrière, l'Administrateur, ce représentant d'une Société qui se renouvelle sans cesse, apprend à la considérer comme une plante éternelle, & proportionne ses desseins & ses bienfaits à cette immense durée ; il ne crée pas une nouvelle nature, mais il lui tend la main, mais il presse les hommes de jouir de ses bienfaits. |
Ce fut le mérite de Colbert. Nous nourrissions de nos bleds les Etrangers, pour obtenir le travail de leurs mains. Nous nous servions d'eux pour nos pêches & nos transports maritimes. Nous augmentions leur population ; nous retardions la nôtre, & nous rendions nos jouissances moins nombreuses & plus difficiles. |
Colbert sentit que sa Nation, par son industrie & par l'échange de ses denrées de luxe, pouvoit obtenir toutes les productions étrangères qui lui seroient agréables ; aussitôt il conçut le dessein de profiter de ces heureuses circonstances, & d'élever la France au plus haut degré de prospérité dont un pays soit susceptible. C'est celui où toutes ses terres sont cultivées, où, sans imposer de privations, sans contrarier le bonheur, tous les grains sont consommés par les membres de la Société, & où l'Industrie, s'accroissant encore, procure par ces travaux des droits sur les subsistances des pays étrangers, & de nouveaux moyens d'augmenter la population. |
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Colbert crut que pour parvenir à ce but il suffisoit de développer l'Industrie Françoise & de réveiller les forces de la Nation. Mais il eût échoué dans cette grande entreprise, si, en encourageant la population par de nouvelles Manufactures, si, en attirant en France des Ouvriers de toute espèce, il eût négligé le soin de les nourrir, & n'eût pas observé les nouveaux rapports qui pouvoient s'élever entre la récolte & la consommation des grains. |
Il eût fait cependant une grande faute, si, se livrant avec exagération à l'accomplissement de ses desseins, il eût défendu la sortie des bleds dans les temps d'abondance & de superflu. Mais Colbert étoit bien éloigné de ces écarts des hommes ordinaires, qui, pressés de leur gloire, voudroient soumettre la nature à leur impatience & forcer la marche du temps. Colbert se faisoit rendre compte du produit des récoltes dans les diverses provinces ; il comparoit leur résultat aux besoins du royaume ; sur ce rapport, il permettoit, modéroit ou défendoit l'exportation des grains ; & l'on voit que sous son ministère, elle fut très-souvent permise (*). |
On reproche à Colbert de n'en avoir pas fixé les conditions par une Loi invariable & perma- |
(*) Il faisoit connoître, par un Edit, les intentions du Roi à cet égard. |
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nente. Mais peut-on présumer que ce Ministre qui avoit soumis tant d'objets d'administration à des règlemens durables, eût négligé de déterminer de même les conditions de la sortie des grains, s'il avoit cru que cette loi pût être faite avec sagesse ? Que l'homme, réduit par sa petitesse aux plaisirs de la vanité, veuille tout rapporter à ses décisions, qu'il se complaise dans l'image renaissante de son autorité, je n'en suis point surpris : il se distrait de sa médiocrité par la contemplation de son pouvoir ; mais un grand Homme cherche d'autres plaisirs : il aime à dominer les siècles à venir par une loi bienfaisante ; il y met sa grandeur, il y place sa gloire. Ainsi, n'en doutons point, si Colbert annonçoit chaque année la volonté du Souverain sur l'exportation des grains, c'est qu'il ne croyoit pas qu'il y eût un moyen invariable d'en fixer les conditions avec sagesse ; c'est qu'il ne voyoit pas quel étoit le signe éternel qui pourroit annoncer sans méprise où commenceroit la sortie du nécessaire, où finiroit celle du superflu (*). |
Colbert ne savoit comment fixer ce point essentiel par une loi ; car il ne croyoit pas que le prix des |
(*) Cependant, au milieu des Lois prohibitives, établies par d'autres Nations, cette condition seroit peut-être la seule à laquelle on pût soumettre, par une loi perpétuelle, l'exportation d'une denrée nécessaire à la vie. |
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grains pût le faire connoître, parce que le prix est le résultat d'une infinité de circonstances ; en même temps qu'il est réglé par l'abondance ou la rareté de la denrée, il est aussi gouverné par l'abondance ou la rareté de l'argent, par les variations dans l'intérêt, par les besoins plus ou moins pressans de nos voisins, par les erreurs et la cupidité des marchands ; enfin il est des circonstances importantes que le prix ne peut pas exprimer, parce qu'elles sont ignorées des acheteurs & des vendeurs, & que l'administration seule peut les apercevoir. Telles sont des lois prohibitives concertées au-dehors, qui vont priver la Nation des ressources auxquelles elle est habituée, & telles sont sur-tout les craintes d'une guerre qui troublera les communications, & qui dévastera les pays agricoles. |
Colbert avoit aussi réfléchi sur la puissance de la liberté du Commerce & sur celle de la concurrence ; ces deux grands mots auxquels on veut réduire aujourd'hui toute la science de l'administration des grains : car, sans s'en apercevoir, on aime ces bienfaiteurs abstraits qui dispensent de l'admiration & de la reconnoissance. |
Colbert n'ignoroit pas sans doute que cette concurrence, à qui l'on accorde tant de pouvoir, rétablit tôt ou tard le niveau qu'elle a dérangé ; mais il savoit aussi qu'elle n'y parvient qu'au bout d'un temps donné : intervalle indifférent & presque |
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imperceptible lorsqu'il s'applique à des marchandises de luxe ou de commodité, mais intervalle terrible lorsqu'il est question d'une denrée dont on ne peut pas supporter la privation pendant un jour ; où le doute seul est un danger, où l'inquiétude d'un moment peut agiter une Province, affaiblir les ressorts de la confiance, & produire de plus grands maux encore. |
Méditant ensuite sur la liberté du Commerce, Colbert avoit senti que rien ne pouvoit égaler l'activité de l'intérêt personnel ; soigneux d'ailleurs du bonheur des hommes, il n'avoit garde de les gêner inutilement, ni même pour un bien médiocre ; car il savoit qu'une erreur volontaire nous vaut plus de plaisir qu'une sagesse ordonnée ; mais il avoit apperçu cependant que cette liberté n'étoit pas un guide infaillible, & il n'étoit point effrayé de lui imposer une limite, quand le bien public demandoit une exception. C'est ainsi qu'en abandonnant à la liberté l'exportation des grains superflus, il lui interdisoit celle du nécessaire, comme il eût refusé de lui confier le commerce de l'air essentiel à la vie, s'il étoit à la disposition de l'homme. |
La libre exportation des grains est un droit de la propriété sans doute ; mais cette multitude d'hommes qui n'ont rien à échanger, qui ne veulent que du pain pour prix de leur travail, & qui en naissant ont acquis le droit de vivre, ils ont aussi |
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leurs titres. La Société est fondée sur une douce réciprocité de concessions & de sacrifices, & c'est par cette prudente harmonie que les hommes trouvent dans leur union, du bonheur, de la paix & de la sûreté. |
Nous avons été obligés de nous étendre un peu sur les vues de Colbert, relativement à l'Agriculture, parce qu'elles ont été souvent attaquées de nos jours. Nous passerons plus rapidement sur les autres parties de son administration, parce qu'on n'a point encore cessé de leur rendre justice. |
On vit s'élever de toutes parts sous son ministère de nouvelles occupations & de nouveaux objets d'industrie, par l'établissement d'un nombre infini de Manufactures ; il excitoit les unes par des secours d'argent, les autres par des instructions prises chez les Etrangers, quelquefois par des marques d'honneur, & toujours par cette attention & cet air d'intérêt qui ont tant de pouvoir de la part du Souverain ou de son Ministre, sur une Nation sensible, & qu'on peut exciter par la vanité, par cette foiblesse qu'on devroit appeler une vertu sociale, puisqu'en se nourrissant d'opinion, elle met son bonheur entre les mains des autres, & forme entre les hommes une chaîne éternelle de rapports, de plaisirs & de besoins réciproque. |
C'est aux soins de Colbert que nous devons les Manufactures renommées de Lyon, celles de |
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Sedan, de Louviers, d'Elbeuf & d'Abbeville, celles des Glaces & des Gobelins, celles des Bas au métier & des Points à l'aiguille, & tant d'autres qui occupent aujourd'hui un nombre infini d'hommes, de femmes & d'enfans, & qui, en étendant la population, multiplient en même temps les jouissances. |
Pour exciter l'établissement de ces Manufactures, il fut obligé d'établir quelques Lois prohibitives ; mais c'étoit des Lois douces, dictées par la sagesse ; c'étoit des institutions d'un père tendre, qui, connaissant l'industrie de ses enfans, les excite par de légères contraintes à recourir à leurs talents, & à connoître leurs propres forces. |
En cherchant à augmenter la puissance nationale, on le voit sans cesse occupé du bonheur des citoyens ; ce n'est point par des austérités ni par des privations durables qu'il veut conduire la France à sa splendeur, il sait qu'elle est appelée par la nature à des jouissances ; il n'a garde de contrarier ses heureuses destinées ; aussi lorsqu'il voit avec peine les Italiens nous fournir des étoffes d'or & d'argent, il n'ordonne point aux riches de s'en passer ; mais il ne laisse entrer en France que les matières premières qui lui manquent, & il charge l'intelligence nationale de les fabriquer & de les mettre en oeuvre. |
Le goût du sucre & du café devient plus général en Europe ; il n'ordonne point que l'on renonce à ce |
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plaisir, mais il cherche à le satisfaire en augmentant la population ; il fait des efforts pour étendre & vivifier les Colonies ; il s'attache surtout à la plus importante de toutes, à celle de Saint-Domingue, dont il présage la grandeur ; il médite des loix pour les lier à la Métropole. La pensée de Colbert est partout, & l'activité de ce Ministre se montre en même temps ; il n'aperçoit les obstacles que pour les franchir, & les difficultés que pour les vaincre. |
De nouveaux désirs se manifestent ; on veut des thés que nous donne la Chine, & des mousselines des Indes ; il ne les défend point, mais il trace les moyens qui doivent nous les procurer avec économie. |
Pour toutes les Manufactures d'Europe, il avoit eu soin de n'attirer en France que les matières premières, & de confier leur fabrication à l'Industrie Françoise ; il agit différemment pour les ouvrages des Indes, parce qu'il aperçoit que les habitants de ces contrées ne vivent que de ris dont leur terrain abonde, & qu'un heureux climat & des moeurs simples les dispensent de tout autre besoin. Dès lors il sentit qu'il ne falloit pas être jaloux de leur travail & lutter contre leur main-d'oeuvre, mais en profiter avec intelligence. |
En suivant les opérations de Colbert, on voit qu'il ne se livre aveuglément à aucun système. |
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On ne peut se lasser d'admirer son esprit de sagesse & de modération ; par-tout il semble se jouer à l'avance de ces hommes de notre siècle, qui outrent toutes les maximes générales, afin de se déguiser à eux-mêmes l'impuissance où ils sont d'en poser les limites, & pour donner, par de l'exagération, un air de force à leurs pensées. |
L'Administrateur médiocre adopte un ou deux principes, & y soumet sa conduite ; né pour l'obéissance & l'imitation, il se fait esclave d'un seul maître ; il le suit opiniâtrement, & il se croit fort ; il rapporte tout à lui, & il croit avoir le secret de l'univers ; jaloux de gouverner, & ne pouvant suivre la nature dans ses variétés, il lui ordonne d'être simple, & la rabaisse au niveau de son intelligence ; comme on voit des enfants autour d'une machine de Mécanique retrancher l'une de ses roues, & arrêter son mouvement pour la comprendre. |
Colbert est bien différent ; certain de sa grandeur il ne cherche point à se rehausser par des principes exagérés ; familiarisé de bonne heure avec les idées générales, il apprit de même à les dominer. Colbert a vu les oppositions dans les passions des hommes, & les contrariétés dans les règles d'administration ; il les suit, il les observe, il les accompagne ; son esprit souple & flexible se plie à leurs variétés ; il sait bien que cet esprit de mesure est |
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en opposition avec la gloire contemporaine ; car la multitude des hommes croit qu'on ne s'arrête que par foiblesse : il sait aussi que cet esprit est contraire au bonheur de l'Homme d'Etat, parce qu'il le condamne à des observations continuelles, lui montre à chaque instant l'insuffisance de ses moyens, & lui laisse le triste sentiment de son imperfection ; tandis qu'au sein des principes exagérés on jouit d'un profond repos ; avec un seul, la liberté parfaite, on gouverne le monde sans la moindre peine ; on dit à l'intérêt personnel & à l'ignorance, je me fie à vous, & ils entraînent ; s'ils heurtent, s'ils fracassent dans leur route, on ne s'en met point en peine ; on demande un ou deux siècles pour en voir l'effet ; si la Société bouleversée se refuse à cette expérience, on l'accuse d'impatience ; elle seule devient coupable, & le principe garde encore la gloire ou ses prétentions. |
En même temps que Colbert relevoit les Manufactures abandonnées & en introduisoit de nouvelles, son vaste génie s'occupoit du Commerce. Il sembloit, avant lui, que la France n'eût voulu communiquer avec les autres nations que par le fer & par le feu ; aussi les passions destructrices de la félicité publique paraissoient s'être réservées le droit de donner des grands Hommes à la France, & l'Histoire n'avoit conservé les noms que des Guerriers & des Politiques. Il appartenoit à Colbert |
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d'être jaloux d'une plus haute gloire ; il lui appartenoit sur-tout de sentir qu'il étoit une plus noble communication entre les hommes, celle des bienfaits de la nature & des fruits de leur industrie. On n'entrera pas dans le détail des opérations de Colbert en faveur du commerce ; il le défendit contre l'autorité, contre les intérêts des Fermiers, contre la multiplicité des droits, & contre les préjugés. Ce fut par l'effet de ses soins & de ses encouragements, que le commerce du Levant fut ranimé, que celui des Colonies fut étendu. |
Enfin, ce fut lui qui instaura cette Compagnie des Indes, longtemps l'objet de notre attachement. L'éloignement de ces Contrées qui rendoit les communications longues & difficiles ; l'utilité de joindre l'administration civile à celle du commerce dans un pays qui n'intéressoit que par le commerce, où la justice de la Métropole seroit souvent arrivée trop tard, & presque toujours trompée ; la nécessité de subdiviser les intérêts dans un commerce hasardeux, auquel personne ne veut appliquer de gros fonds, l'importance en même temps d'unir les opérations & de prévenir les inconvéniens de la concurrence dans un pays où l'on n'est qu'acheteur, & où l'on est attiré à négocier que par le bas prix de la main-d'oeuvre ; ce furent là les principaux motifs qui déterminèrent Colbert. |
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Le privilège qui fut attaché à cette Compagnie n'étoit point un bénéfice accordé à quelques personnes au détriment de plusieurs ; c'étoit au contraire un accès ouvert au plus grand nombre, puisque la multiplicité des actions rendoit plus étendue la faculté de prendre part à ce commerce ; ce n'étoit pas non plus une institution en faveur de quelques individus contre la Société ; c'étoit au contraire une institution de la Société contre les écarts des intérêts particuliers, puisque l'unité d'opérations que prescrivoit le Souverain étoit sollicitée par le bien public, & devoit augmenter la richesse nationale ; & celui-là seul eût violé les lois de la Société qui eût refusé de sacrifier à ces motifs respectables le désir incertain de négocier aux Indes selon son caprice. Mais ces deux expressions, Exclusif & Privilège, en présentant des idées contraires à l'esprit social, ont entraîné plusieurs opinions ; car beaucoup d'erreurs tiennent à l'abus des termes ; les idées ont fait naître les mots ; mais les mots ont à leur tour gouverné la pensée. |
Je ne sais, mais il me semble que presque tous les grands principes de l'économie politique doivent leur caractère de vérité à l'union de toutes leurs parties ; c'est par cette union qui forme leur essence qu'elles échappent à l'analyse & se dérobent à l'argument ; & vouloir les mesurer, pre- |
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tendre les approfondir avec ces instruments du Rhéteur, qui séparent, qui divisent tout, c'est obscurcir ce que l'on cherche, c'est défigurer ce qu'on veut connaître : non, ce n'est point ainsi qu'on peut atteindre à l'intelligence de ces grands principes: il faut les envelopper de sa pensée, il faut les parcourir d'un seul regard, ou renoncer à les concevoir. Aussi, tandis que le Laborieux Erudit, en déployant toutes ses forces, marche d'un pas traînant vers la recherche de la vérité ; l'Homme de Génie s'en saisit à l'instant ; la rapidité de ses combinaisons donne aux opérations de son esprit l'apparence d'un instinct ; il regarde & il voit, il cherche & il découvre; il est semblable à l'astre du jour dont les rayons innombrables, dans le même moment, traversent l'immensité des airs, atteignent les globes du monde & les couvrent de leur lumière. |
Les grands Hommes sont continuellement poursuivis par ceux qui sont avides de s'élever ; ils ne sont défendus que par cette multitude qui ne lutte point contre eux, ou par ces personnes qui, justes par caractère, mettent la vérité avant leur propre gloire. |
Lorsqu'on n'a pas pu contester à Colbert les soins qu'il s'étoit donnés pour étendre & favoriser le Commerce & les Manufactures, on a tâché de les faire envisager comme inutiles à la prospérité d'un |
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Etat. Je ne discuterai point ici ces opinions ; les principes de Colbert que nous avons développés suffisent peut-être pour y répondre. |
Mais il est une objection à laquelle nous devons nous arrêter, parce qu'elle s'applique à toute l'administration de Colbert. |
En établissant les Arts & les Manufactures, en étendant le Commerce, en augmentant les richesses nationales, il n'a fait qu'augmenter le luxe, il a donc contrarié la force & la félicité publiques. |
Si cette proposition étoit juste, Colbert se seroit trompé dans son but, & l'édifice de sa grandeur crouleroit avec ses fondemens. |
Quelques réflexions courtes sur le luxe, sur son rapport avec le bonheur des hommes & avec la puissance nationale, nous aideront à trouver une vérité qui tient de si près au jugement qu'on doit porter de Colbert. |
La loi des propriétés produisit des inégalités de fortune ; ces inégalités de fortune entraînèrent des inégalités de jouissance, & la supériorité des unes sur les autres fut exprimée par le mot de luxe ; ce luxe n'eût été susceptible d'aucun accroissement, si, à chaque génération, les fruits de son travail périssoient avec elle ; mais un grand nombre des productions de la terre et de l'industrie subsistant au-delà de la vie des hommes, les richesses mobiliaires s'accumulent dans la Société, tant que des révo- |
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lutions extraordinaires ne viennent pas les détruire ; alors s'introduit un nouveau luxe, qu'on pourroit appeler le luxe des siècles, et les disproportions deviennent plus frappantes. D'un côté, l'on voit cette multitude de richesses entassées par le temps, se joindre aux productions de la génération nouvelle, et répandre leur faste au hasard par le mouvement des propriétés ; et de l'autre, on voit le plus étroit nécessaire demeurer le partage invariable de cette classe d'hommes, qui, par leur nombre et leur rivalité, reçoivent la loi du Propriétaire, & consacrent, par leur pauvreté, le souvenir de son avarice. |
C'est par ces contrastes remarquables que le luxe étonne et révolte ; mais on voit cependant que dans son plus grand éclat, il est encore l'effet naturel de la loi des propriétés, du travail & du temps. |
Il faudroit, pour l'arrêter dans un pays tel que la France, interdire à la terre d'être fertile, aux hommes d'être industrieux, ou ordonner aux propriétaires de ne plus échanger contre le travail les subsistances superflues qui leur appartiennent, & de les consacrer à nourrir des hommes oisifs : mais que gagneroit le bonheur à cette institution ? |
Le pauvre nourri dans l'oisiveté, poursuivi par l'ennui, regretteroit le travail & la peine, & le riche, gêné dans l'usage de sa propriété, fuiroit |
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avec ses richesses le pays où l'on ne pourroit pas en jouir. |
Ces institutions austères, même infiniment modifiées, ne peuvent convenir qu'aux petites Républiques, qui ne subsistent que par les plaisirs de l'égalité ; mais dans un pays monarchique, où les rangs & la naissance accoutument de bonne heure aux distinctions, celles des richesses ne peuvent plus offenser ; elles consolent au contraire en présentant aux talents un moyen de s'élever ; & quant à ces hommes que la propriété condamne à ne chercher que le nécessaire, ils regardent les riches comme des êtres d'une espèce différente, & leur magnificence comme un attribut de leur grandeur. Ce n'est point par ce spectacle que le pauvre est malheureux : comme les rayons d'un grand jour, cette pompe éblouit ses yeux & le distrait du malheur de l'envie. |
Mais s'il est un luxe qui, né du travail, tient à des institutions propices, au bonheur des hommes & à la force des Nations, il en est un contraire à ces principes, qui n'est produit que par l'injustice ou par la foiblesse ; je veux parler de ces inégalités de fortune qu'une administration ignorante ou trompée fait naître lorsqu'elle accumule ses faveurs dans un petit nombre de mains, lorsqu'elle ouvre dans la Capitale des routes à la fortune, indépendantes du travail & de l'intelligence, & lorsqu'enfin, dans la |
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distribution des impôts elle pèse sur les petits & respecte les Grands : Colbert ne se rendit point coupable de ces fautes. |
Mais, dira-t-on, s'il est un luxe qui ne détruit pas le bonheur, il nuit toujours à la force nationale, en amollissant les moeurs ; il soumit aux Grecs l'Empire des Perses, il renversa la République Romaine. |
Les temps sont bien changés ; Colbert l'avoit sans doute aperçu ; il avoit promené ses regards sur les nombreuses armées qui s'élevoient en Europe, & réfléchissant profondément sur la discipline rigoureuse qu'on établissoit, & qui devoit gouverner cent mille hommes par un seul mouvement & par une même volonté, il vit avec douleur que ces vieilles vertus de la Grèce & de Rome, l'amour de la patrie, le fanatisme de la gloire, ne seroient plus & ne pouvoient plus être l'unique force des Etats. |
Je m'arrête peut-être ici sur une triste vérité ; mais on ne sauroit attribuer trop d'influence à l'invention de cette discipline guerrière : en rendant les hommes égaux par la force de l'obéissance, elle a soustrait la puissance des Nations à l'antique influence des moeurs, à cette énergie des âmes qui disposoit autrefois du sceptre du monde. Oui, c'est la perfection de cette discipline qui a mis la force dans le nombre, & qui fît sentir à Colbert |
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que l'argent, ce signe général des valeurs, le prix du service des hommes, deviendroit nécessairement le fondement essentiel de la puissance politique. |
Peut-être aussi que ce grand Ministre, ami de l'humanité, appercevant que ces armées nombreuses & disciplinées, devenues nécessaires à la puissance nationale, augmentoient en même temps la force du Souverain sur son peuple, découvrit avec plaisir que les richesses mobiliaires pourroient rendre un nouveau service à son pays, en excitant à ménager sans cesse cette source essentielle de la puissance par la douceur & la justice du gouvernement ; car si la terre peut suffire pour captiver ses Cultivateurs & ses Propriétaires, le Commerce & l'Industrie ne connoissent d'autre chaîne que le bonheur & la liberté. |
Ainsi, telle est l'importance des richesses mobiliaires, que par une heureuse combinaison, elles défendent à la fois contre la conquête & la tyrannie. |
Quelle multitude d'objets différens sont soumis à la réflexion d'un grand Administrateur des Finances ! Recevoir les tributs imposés, payer les dépenses fixées, c'est une fonction bien facile ; mais combiner les ressources d'un Etat, sentir les justes rapports entre la richesse & l'impôt, entre les prix des denrées & les facultés des hommes, entre l'Agriculture & l'Industrie, entre le bonheur & la force ; |
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démêler ces vérités qui sont en raison composées de tant de motifs ; parcourir les institutions & les usages ; voir où s'arrêtent leurs avantages, où commencent leurs abus ; réformer les uns sans détruire les autres ; concevoir un dessein & diriger vers son but toutes les circonstances ; former de nouveaux plans, & les faire avancer sans convulsion, sans révolter l'habitude & l'esprit pratique des hommes, & sans produire par une trop grande ardeur de nouvelles résistances : voilà peut-être le plus grand travail qui puisse être confié à l'intelligence de l'homme. |
D E R N I È R E P A R T I E . |
Colbert, en désirant accroître le Commerce & étendre les Colonies, s'occupa de la Marine, qui doit les protéger & les défendre : elle étoit détruite, quand le roi lui confia ce département. Peu d'années après, on comptoit plus de cent vaisseaux de guerre, & soixante mille matelots. En même temps, on vit s'élever les Arsenaux de Toulon, de Brest & de Rochefort, & Dunkerque fut acheté des Anglois. Ce qui doit étonner, c'est qu'en même temps que tous ces établissements se préparoient, les impôts étoient diminués. |
Ainsi, telle est l'importance des richesses mobiliaires, que par une heureuse combinaison, elles défendent à la fois contre la conquête & la tyrannie. |
Colbert ne borna pas ses vues à augmenter les richesses du Royaume ; il voulut encore fixer leurs |
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Propriétaires, en rassemblant en France tous les Arts agréables.propriétaires. |
C'est lui qui fonda les Académies de Peinture & d'Architecture, qui existent aujourd'hui ; c'est à lui qu'on doit l'Ecole de Rome, où l'on entretient, aux dépens du Roi, les Elèves qui ont remporté des prix à Paris : louable institution, qui enseigne de bonne heure aux jeunes gens que la véritable récompense du talent, c'est la faculté de le perfectionner encore. |
C'est par ses soins ou son activité que furent élevés ou perfectionnés la plupart des Etablissemens qui embellissent Paris & qui contribuent à sa commodité, les Quais, les Boulevards, les Places publiques, le Louvre & les Tuileries ; il sentit que ces monuments durables, en même temps qu'ils augmentent les douceurs de la vie, excitent la curiosité des Etrangers, les appellent parmi nous, & font servir leurs richesses à l'encouragement de notre industrie. C'est ainsi qu'il appartient à un grand Homme de donner aux beautés de l'Art une action éternelle. |
Nous lui devons encore l'Académie des Inscriptions, où le génie ardent des Modernes, par des observations fines, & par des traces difficiles à distinguer, atteint à la connoissance des moeurs & des usages de l'Antiquité, & va chercher dans ses monuments des objets de comparaison & de nouvelles lumières. |
Colbert |
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Colbert fut sans cesse occupé de propager les Sciences ; il augmenta la Bibliothèque du Roi & le Jardin des Plantes ; il fit élever l'Observatoire ; il appela Huyghens & Cassini ; enfin, ce fut sous ses auspices que s'éleva l'Académie des Sciences : honorable Assemblée, où des hommes estimables viennent faire un magnifique échange de leurs connoissances & de leurs pensées : superbe association, où les forces s'unissent pour tracer la marche des Cieux, pour ravir à la nature ses secrets, & rehausser la gloire de l'homme. |
Colbert ne se contentoit pas d'honorer les Arts & les Sciences dans son pays : l'on eût dit que son génie bienfaisant s'y trouvoit comme resserré. Pour élever la gloire de son Prince, pour faire retentir par-tout le nom François, il engageoit le généreux penchant de Louis XIV à donner des récompenses aux Etrangers qui se faisoient remarquer par leurs talens. Il écrivit de sa part à son Ambassadeur à Stockholm, d'annoncer une pension à un Savant qu'on connaissoit en France, & qu'on eut quelque peine à découvrir en Suède. Il faut plaindre une Nation qui est avertie par une autre, des grandes qualités de ses concitoyens, & qui lui laisse le soin de les récompenser. Colbert, ainsi qu'un habile Mécanicien, qui connoît la force du poids le plus léger quand il est éloigné du point d'appui, Colbert présumoit que ces foibles |
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récompenses, qui alloient chercher le mérite au bout de l'Univers, agiroient sur sa Nation, & encourageroient tous les talens en France. |
Richelieu l'avoit devancé dans l'institution d'une Académie pour la culture de la Langue Françoise, de l'Eloquence & du Goût ; il en fut jaloux sans doute ; mais il marcha sur ses traces en favorisant les Lettres; il les aimoit comme homme d'esprit ; il les encourageoit comme homme d'Etat. Il sentoit que c'étoit aux Lettres qu'il appartenoit d'adoucir les moeurs en élevant l'ame, & d'étendre l'empire de la raison, en lui soumettant le coeur de l'homme par le charme de l'éloquence ; & plus l'augmentation des richesses donnoit au caprice & au luxe de nouveaux moyens de s'égarer, plus un Ministre sage devoit désirer encourager le goût des jouissances honnêtes, plus il devoit sentir l'importance de soutenir les Lois par les moeurs, les moeurs par l'opinion, & l'opinion par des ouvrages où l'esprit & le goût s'uniroient pour embellir la vérité. |
Colbert enfin persuadé qu'une libre communication tourne au profit de la Nation la plus favorisée par la nature, voyoit avec plaisir que les écrits éloquens de son siècle serviroient son système économique, en étendant la Langue Françoise, & renversant la barrière qu'établit entre les hommes la différence des langages. |
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Peut-être aussi que ce Ministre, que je me représente sans cesse occupé des objets de son administration, ayant réfléchi sur le goût, qui n'est qu'un sentiment parfait des convenances, avoit aperçu dans les chefs-d'oeuvre des Racines & des Molières, & dans leur représentation journalière, une instruction dont l'Industrie Françoise profiteroit sans y penser ; il avoit présumé que l'habitude de distinguer de bonne heure ces fils imperceptibles qui séparent la grâce de l'affectation, la simplicité de la négligence, la grandeur de l'exagération, influeroit de proche en proche sur l'esprit national, & perfectionneroit ce goût, qui fait aujourd'hui triompher les François dans tous leurs ouvrages d'industrie, & leur permet de vendre bien cher aux Etrangers une sorte de convenance spirituelle & fugitive, qui ne tient ni au travail ni au nombre d'hommes, & qui devient pour la France le plus adroit de tous les commerces. |
C'est ainsi que Colbert ramenoit à son but les circonstances qui en paroissoient le plus éloignées. |
Un grand Homme sert son pays par ses talents & par son exemple. Plusieurs parens de Colbert attirèrent l'attention publique. Pufford examina le Code des Lois. Colbert de Croissy & de Torcy, devinrent célèbres dans les négociations, & le jeune Seignelay qui mériteroit un éloge particu- |
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lier, promettoit de marcher sur les traces de son père. |
Tel est l'honorable ascendant du génie, lorsqu'il est joint à la vertu. Oui, l'homme ainsi doué, le seul véritablement grand, impose du respect à ceux qui l'approchent ; il excite ses amis à lui ressembler ; il en fait un devoir à ses enfants, & s'élançant dans l'avenir, il semble en donner l'ordre à sa postérité la plus reculée, précieux héritage qui mène par contrainte aux sentiers de l'honneur, & qui vaut mieux sans doute que ces faveurs de la fortune, qui ne servent à l'homme que de piédestal, & qui agrandissent également ou sa honte ou sa gloire. |
Colbert fut encore béni dans sa vie domestique, par son union avec une femme aimable & vertueuse, qui lui rendoit sa gloire plus chère en lui présentant un objet de son affection sur lequel il pouvoit la répandre, qui le consoloit de l'injustice des hommes & de leur ingratitude, & qui, voyant son ame à découvert, lui donnoit par son estime, le plus doux prix de ses vertus. |
Colbert fut traversé comme tous les grands Hommes par les rivalités & les jalousies ; il le fut surtout par la haine de Louvois ; il éprouva combien il est difficile de faire le bien ; il essuya ces intrigues de Cour, qui ne laissent aux Ministres qu'une portion de leurs forces pour administrer, en |
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les contraignant d'employer l'autre à se défendre. Colbert à la vérité ne se laissa point troubler dans sa route. On put retarder ses succès, mais on ne le découragea jamais ; il étoit trop grand pour être personnel. Un grand Ministre, au moment où il se livre à l'administration, doit se séparer des passions qui l'agitoient comme homme privé ; il doit en épurer son coeur, ainsi que l'or animé par le feu quitte les vils métaux qui s'étoient joints à lui. |
C'est ainsi que se montre Colbert. Les injustices des hommes peuvent provoquer son mépris, mais rarement sa haine & jamais sa vengeance. Il n'est point irrité par leurs procédés, parce qu'il n'en n'est point étonné ; ses yeux ont fait le tour de l'homme ; il sait les fruits qu'il peut porter, & il n'en attend point d'autres. |
La guerre vint l'arrêter dans ses plans d'administration, & déranger son systême écono-mique (*). |
Alors on oublia le bien qu'il avoit fait. Les |
(*) Il fut obligé de rétablir plusieurs impôts qu'il avoit abolis ; il fut contraint d'avoir recours à des créations de charges dont il avoit senti l'abus, en entrant dans le Ministère : car tel est l'empire des circonstances, que la puissance de l'Homme lutte en vain contr'elles. |
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uns lui reprochèrent des opérations imposées par la nécessité ; les autres trouvèrent qu'il devoit à sa gloire de résigner sa place lorsqu'il ne pouvoit plus suivre la route qu'il avoit choisie, comme s'il ne servoit pas encore son pays, en tempérant par les ressources de son esprit les contributions que la guerre entraîne, comme s'il n'étoit pas utile à sa Patrie, en sollicitant Louis XIV en faveur de la paix, en le conjurant sans cesse de ne pas imiter ces Princes guerriers, qui croyent que ce n'est pas une assez belle commission pour un être foible & mortel, que de veiller au bonheur de vingt millions d'hommes, & qui sacrifient ce bonheur au plaisir de commander à cent mille de plus. |
Colbert eût sans doute acquis plus d'honneur dans l'opinion publique, en quittant le Ministère, au moment où la guerre ne lui permettoit plus de rendre des services éclatans ; mais il eût eu moins de mérite aux yeux de celui qui sonde le coeur de l'homme, & qui lui tient plus de compte d'un mal qu'il arrête en secret, que d'un bien qu'il fait en public. Les hommes à la vérité ne jugent point ainsi ; ils veulent qu'on cesse d'agir, lorsqu'ils cessent de louer. Foibles juges d'un grand Ministre, qui voulez le gouverner par votre approbation, êtes-vous assez grands pour couronner sa tête ? N'apercevez-vous pas que l'homme capable |
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de tenir en sa pensée les vastes ressorts de l'administration, a dû connoître de bonne heure comment on est applaudi par la multitude. Bien loin de se laisser maltraiter par elle, c'est à lui de la gouverner. |
Colbert n'avoit garde de soumettre sa conduite aux suffrages populaires : l'homme guidé par cet esprit ne sera jamais qu'un Administrateur médiocre ; n'agissant que pour être contemplé, il ne fera pas le bien en secret ; il rejettera ces plans d'administration que le grand jour contrarie ; cet accord de moyens, cette union de pensées qui semblent se cacher dans leur propre harmonie, il les sacrifiera pour complaire aux hommes dans leurs goûts journaliers, & pour renouveler sans cesse ces applaudissemens d'un instant, auxquels la voix du temps ne s'est jamais unie; enfin, régi par l'opinion, sa volonté sera chancelante comme elle, & il sera semblable à ces héros de théâtre, que des battemens de mains stimulent ou découragent. |
Colbert a de ses devoirs une plus vaste idée, & de sa récompense une plus haute espérance ; il tient aux hommes, ses semblables, par l'amour & la bienfaisance, mais son ame élevée au-dessus d'eux cherche un rapport dans le ciel. |
Colbert aimoit tendrement sa patrie. Un jour, à sa maison de Sceaux, jettant un coup d'oeil sur ces campagnes fleuries qui embellissent la France, on vit ses yeux se baigner de larmes. Interrogé |
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sur leur motif, par un de ses amis : Je voudrois, répondit-il, pouvoir rendre ce pays heureux, & qu'éloigné de la Cour, sans appui, sans crédit, l'herbe crût dans mes cours. |
Qu'on aime à contempler les larmes d'un grand Homme ! Qu'on aime à le voir se rapprocher de nous par la sensibilité, tandis qu'il s'en éloigne par la hauteur de son génie ! Oui, l'on se sent plus près d'une âme bienfaisante, que d'un esprit échauffé par l'amour de l'ordre & de ses devoirs. On jouit davantage, parce qu'on se croit alors le motif & la récompense de ses actions. Je ne sais, mais en suivant l'administration de Colbert, mon esprit continuellement tendu étoit comme fatigué de l'admirer. J'ai eu du plaisir en voyant qu'il étoit un homme : mon ame s'est unie à ses larmes, & je me suis senti élevé par sa grandeur. |
Mais, dira-t-on, Colbert n'eut-il point de défaut? Oui, sans doute il en eut : mais étouffés, pressés par ses vertus, il faudroit emprunter la hache de l'envie pour se frayer un chemin & pouvoir les atteindre ; & quant aux erreurs qu'on remarque dans son administration, certes, qu'il est facile après cent ans d'expérience & d'observations d'apercevoir quelques taches dans cet immense tableau ! Mais, si l'on réfléchit sur l'ignorance & la confusion qui régnoient avant Colbert, dans |
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tous les principes de Finances & de Commerce, on sentira peut-être que c'est à la lumière de son administration, que c'est à l'aide des flambeaux qu'il tenoit dans ses mains, qu'on découvre aujourd'hui ses erreurs. |
Mais l'homme, sur ce point, se méprend aisément ; il porte quelques grains de sable au sommet de ces monts élevés par le temps, il se place au-dessus, & il s'estime haut de sa propre grandeur. Oui, c'est une ingratitude commune de l'esprit envers le génie, que de méconnoître ce qu'on doit à ceux qui, dans tous les genres, font sortir du néant cette première idée, à laquelle toutes les autres viennent se prendre, & sur laquelle elles s'élèvent orgueilleusement. |
En 1683, Colbert fut attaqué de la maladie dont il mourut. Il étoit à Paris. Louis XIV partit de Versailles pour lui rendre visite ; & toute la France en fut attendrie. Nation douce & sensible, que les plus foibles soins de la part de son Prince émeuvent & transportent ! aimable Nation, à laquelle il est si doux de faire du bien ! avec une intelligence fine & rapide, elle a l'ame d'un enfant, & son coeur est ouvert à la reconnoissance ; précieuse qualité, qu'elle doit à son heureux naturel, & qui est peut-être entretenue par son gouvernement ; il n'est pas assez arbitraire pour faire perdre aux ames leur ressort, & il n'est pas assez libre, |
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pour que l'éloignement habituel de toute espèce de joug puisse faire haïr celui même des bienfaits. |
Colbert remit à Louis XIV l'état de son bien, avec les preuves qu'il ne montoit qu'à sa première fortune, & aux économies qu'il avoit pu faire sur les bienfaits du Roi (*). Je ne relèverai point cette anecdote de sa vie ; je ne m'avilirai point à louer Colbert, de ce qu'il n'eut point l'ambition des richesses. Ce désir eût-il pu trouver place dans un coeur tout rempli des plus nobles pensées ? Que Crassus ou Luculle, élevés sur des monceaux d'or, tirent gloire de leurs richesses, & fondent leur grandeur sur la petitesse de ceux qui les admirent, ils ont raison. Pourquoi refuseroient-ils un hommage qui leur est offert ? ils n'ont pas à choisir. Mais un homme qui, par l'étendue de ses lumieres, par la hauteur de son génie, par l'éclat de ses vertus, peut soumettre l'opinion de son siècle, & ravir à la postérité son admiration, s'il recherchoit en même temps cette petite gloire domestique que donne l'opulence, il seroit en opposition avec lui-même, il n'auroit ni |
(*) J'ai lu cette anecdote dans les Vies des
Hommes illustres de France, & j'ai dû croire
facilement à la vérité d'un fait qui montroit Colbert, tel qu'il devoit être. |
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la conscience de ses forces, ni celle de sa destinée, il ne seroit pas grand. |
Colbert mourut avec piété ; c'est ainsi qu'il avoit vécu. Il n'abusa jamais de sa grandeur pour fouler aux pieds les opinions qui lient les hommes par l'idée d'un Etre suprême. En étudiant l'économie politique, il avoit senti mieux que personne l'erreur de ces systèmes, qui veulent suppléer à ce magnifique ressort, par l'idée de l'ordre, par les Lois & par l'éducation. Colbert avoit aperçu que la plupart des hommes sont condamnés, par les institutions de la Société, à consacrer tout leur temps, dès leur plus tendre enfance, au travail qui doit les nourrir ; il avoit reconnu que tout principe de vertu, qui exigeoit de l'étude ou de la réflexion, n'étoit pas à leur usage, & qu'on ne pouvoit les attacher à l'amour de l'ordre, que par une idée à la fois simple, rapide & frappante, qui se gravât dans leur pensée avec la crainte & l'espérance, ces passions communes à tous les êtres, & que le spectacle de la nature, la nuit, le tonnerre, & les tempêtes réveillent sans effort dans le coeur de l'homme. |
Colbert enfin s'étoit pénétré, pour lui-même, de cette consolante pensée : un grand Administrateur s'attache plus fortement qu'un autre à l'idée d'un Dieu. Il a vu comment tout se lie dans la |
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Société par l'intelligence, & il lui attribue de même l'harmonie de l'univers. Il a jeté ses regards sur ces hommes qu'il a gouvernés ; sur cette chaîne d'esprits différens, qui se méconnaissent mutuellement, & qui prennent tous également les limites de leurs vues pour les bornes de ce qui est ; il n'a garde de les imiter dans leur présomption ; il n'a garde de rejeter ce que sa raison ne peut soumettre, & il se dit à lui-même, & moi aussi, je suis peut-être le plus petit entre un nombre infini d'êtres éloignés de mon intelligence, & qui atteignent par degrés à la connaissance du Créateur. C'est ainsi que la véritable grandeur, bien loin de conduire à l'orgueil, devient pour l'homme une leçon d'humilité, & un monument de sa foiblesse. |
Colbert mourut, & le Peuple voulut enlever son corps & le déchirer. Ce fut le prix de ses travaux & de ses bienfaits. Les opérations auxquelles il avoit été contraint par la guerre avoient tout fait oublier. La multitude des hommes est toute sauvage : elle est pressée d'aimer & de haïr, & ne se laissant aller qu'à des affections simples, il lui faut un objet qui puisse lui répondre de la guerre, des saisons & des orages ; il lui faut un homme à qui elle puisse se prendre de son bonheur ou de son malheur. Les circonstances, ce mot dont l'empire est si grand aux yeux de l'esprit observateur, est un mot qu'elle n'entend point. |
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Colbert ne fut pas regretté des Courtisans, & il ne vouloit pas l'être. Il n'étoit pas un Ministre selon leurs penchans ; & ils durent haïr bientôt celui qui laissoit inutiles, dans leurs mains, ces armes victorieuses, & tant de fois éprouvées, la louange, les caresses & la flatterie. |
Colbert étoit né avec de l'austérité dans le caractère. Elle s'étoit peut-être accrue dans le Ministère, par l'habitude de voir si souvent les attaques de la cupidité & de l'intérêt personnel, insulter doublement à sa clairvoyance, en prenant le masque du bien public. |
Ce Ministre devoit donc être plus estimé qu'aimé. Pendant la vie d'un homme, on a peine à séparer ses actions de sa personne. Cette séparation est même impossible chez une Nation sensible. Un mot, un sourire aimable, captivent souvent plus de suffrages qu'une sage administration. Il est vrai que tandis que le souvenir de ces petites graces, qui ont charmé la vanité des vivans, s'enfuit avec leur génération, la mémoire des actions est la seule qui demeure & qui résiste aux atteintes du temps. Les passions des hommes sont plus fortes que leur intelligence : celle-ci ne peut juger, tandis que les autres dominent. L'opinion est semblable à la mer agitée, celui qui veut en mesurer la hauteur laisse passer l'orage. |
Enfin, telle est la destinée d'un grand Homme, |
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il est rarement témoin de son triomphe, & tel fut le sort de Colbert. Mais le jour arrive où la vérité, conduite par le temps, s'approche de son tombeau, et lui crie : lève-toi, jouis de ta gloire, les hommes commencent à te connoître. |
François qui contemplez les bienfaits de ce grand Homme, & qui vous affligez de l'injustice de ses contemporains, consolez-vous : jeunes gens qui sentez dans votre âme cette fermentation, cette ardeur des grandes choses, qui vous presse de vous livrer aux affaires publiques, que l'exemple de Colbert ne vous décourage point, il fut heureux, il eut sa récompense, il fit le bien. |
Quand on a marché quelque temps dans la carrière de la vie, quand on a réfléchi sur les jouissances que l'homme poursuit, on a vu combien sont courtes & bornées celles qui n'ont pour objet que nous-mêmes ; on ne peut étendre son existence qu'en s'attachant à celle des autres par la bienfaisance ; venez le témoigner, âmes sensibles, qui vous nourrissez de ce plaisir, & qui, dans la proportion de vos forces, vous approchez du malheur pour le plaindre & pour le soulager. Mais quelle comparaison entre vos moyens & ceux qui reposent dans les mains d'un Administrateur des Finances, le coeur s'enflamme en y réfléchissant. Oh ! quel plaisir dans le recueillement de la solitude & dans le silence de la nuit, lorsque l'Univers som- |
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meille, hormis celui qui veille sur vous, d'élever son ame vers lui, de se dire à soi-même : Ce jour, j'ai adouci la rigueur des impôts ; en ce jour, je les ai soustraits au caprice de l'autorité ; ce jour, en les distribuant plus également, je pourrai convertir un faste inutile au bonheur, dans une aisance générale, qui fait à la fois la félicité, & de ceux qui en jouissent, & de ceux qui la contemplent ; ce jour, j'ai tranquillisé vingt mille familles alarmées sur leurs propriétés ; ce jour, j'ai ouvert un accès au travail, & un asile à la misère ; ce jour, j'ai prêté l'oreille aux gémissemens fugitifs, & aux plaintes impuissantes des Habitans de la campagne, & j'ai défendu leurs droits contre les prétentions impérieuses du crédit & de l'opulence. Oh quel superbe entretien ! Quelle magnifique confidence de l'homme au Créateur du monde ! qu'il paroît grand alors ! Il semble s'associer aux desseins de Dieu même. |
Oh ! que vous seriez à plaindre, vous qui ne verriez dans les grandes Places que le charme de la puissance ; vous qui croiriez qu'il est d'autres commandemens agréables, que ceux qui annoncent aux hommes le bonheur & la paix ; vous qui chercheriez dans le sommeil un asile contre vos pensées, & qui craindriez de vous suivre & de vous connoître ; venez apprendre de Colbert quels sont les vrais plaisirs de l'administration ; venez |
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appliquer comme lui vos talens au bonheur des hommes : venez apprendre à profiter de cette vie qui s'enfuit ; heureux qui peut, comme Colbert, l'envisager sans regret, & du haut du séjour éternel, entendre dans tous les siècles les bénédictions de son pays, & les applaudissements de l'univers. |
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TABLE DES NOTES |
sociétés, 69 |
Rapports & contrariétés entre le bonheur des Particuliers & la force publique, 70 |
Comment la Population annonce la réunion du bonheur & de la force, 71 |
S'il est vrai que les Propriétaires de terre constituent seuls la Société ? 72 |
Comment les Propriétaires de terre ont intérêt à la Population, 73 |
Comment les Richesses réunissent le bonheur & la force,74 |
Différences entre les Richesses & la Population, 74 |
Sources de la Population & de la Richesse, 74 |
Agriculture, Métiers, arts & manufactures Commerce, 75 |
Influence de la science du Commerce extérieur sur la Population & les Richesses, |
Richesses comparatives entre les Nations, |
Influence de l'inégalité des Richesses sur la force, par le moyen des échanges, |
Influence du Souverain sur la Population & les Richesses, |
(67) |
Lois prohibitives, |
Lois prohibitives, inapplicables à certains objets, |
Lois prohibitives chez une Nation riche, |
Lois prohibitives chez une Nation pauvre, |
Objection générale contre les Lois prohibitives, |
Objection plus particulière contre les Lois prohibitives, |
Effet de l'abolition des Lois prohibitives, |
Lois qui défendent la sortie de certains objets, |
Exportation des bleDs, |
Exportation des bleds chez les Nations naissantes, |
Exportation des bleds chez les Nations pauvres, |
Exportation des bleds chez les Nations riches, |
S'il est profitable d'établir par une Loi permanente les conditions de la libre exportation des Grains, |
Imposts, |
Deux sortes d'Impôts, |
Impôts sur les productions, |
Impôts sur les consommations, |
Inconvénients des Impôts sur les consommations, |
Circonstances en faveur des Impôts sur les consommations, |
l'argent, |
Monnoies, |
Sources de l'Or & de l'Argent, |
(66) |
Double fonction des Monnoies, |
Monnoies considérées comme signes, |
Monnoies considérées comme richesses mobiliaires, |
Quelle Nation doit avoir le plus d'Argent ? |
Doit-on considérer l'Argent qui entre dans un Pays comme un profit de Commerce ? |
Comment cependant l'entrée de l'Argent est un signe probqable de prospérité ? |
Pourquoi l'Argent n'est qu'une mesure probable de la différence des prospérités des Etats ? |
monnoies de banque, |
Circonstance particulière qui ne permet pas de comparer les richesses de deux Pays par la somme d'Argent qui y circule, |
Comment l'institution libre et volontaire d'une Monnoie de Banque peut augmenter la richesse d'un Etat ? |
Danger pour un grand Etat dans l'institution des Billets de Banque, |
Institution des Billets de Banque ou de Monnoie par la force, |
Bénéfice raisonnable sur les Monnoies, |
intérêt de l'argent, |
Motifs du haut ou bas Intérêt national, |
Liberté de l'Intérêt, |
Intérêt usuraire, |
Eij |
(68) |
crédit public, |
Emprunt public : Dettes nationales, |
Est-il toujours indifférent d'emprunter ou d'imposer ? |
Respect dû à la dette publique, |
Effet de l'exagération de la dette publique, |
Prêts faits par les Etrangers, |
subsides,
thésaurisation des souverains |
Faut-il que les Colonies soient soumises à des Lois particulières de prohibition ? |
Navigation et pêche, commerce des indes |
Faut-il être jaloux de tout espèce d'industrie étrangère,, |
commerce de chine |
Compagnie exclusive pour le Commerce des Indes et de la Chine, |
luxe, |
Quel genre de Luxe faut-il exciter par préférence ? |
(69) |
NOTES |
Après avoir fait des notes sur l'Eloge de Colbert, à mesure que les différens objets traités dans ce Discours y donnoient lieu, j'ai cru plus convenable d'assujettir ces notes à l'ordre des idées ; mais ce sont toujours des notes : il eût fallu plus de temps & d'espace pour approfondir tant de grandes questions, & je les offre simplement comme un moyen de répandre plus de jour sur l'administration de Colbert. |
J'ai trouvé, en réfléchissant sur ces différens sujets, qu'il y avoit souvent plus de vérité dans les opinions communes que dans les nouveaux systèmes. Il en est peut-être des principes de l'économie politique, passés en usage, comme de la morale transmise en proverbes. Les hommes un peu supérieurs aux autres, les dédaignent souvent, par mépris pour ceux qui les suivent ou qui les citent sans pouvoir les approfondir ni les défendre ; mais le plus souvent cependant, ce sont des résultats donnés par le temps & par une suite d'observations dont personne n'a montré la chaîne, mais qui n'en a pas moins existé. |
sociétés. |
Le plaisir d'aimer auroit pu réunir autour de l'homme quelques-uns de ses semblables ; mais la haine & le désir de la vengeance formèrent les grandes associations. |
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(70) |
La nécessité de se nourrir dans un plus petit espace, les contraignit à ensemencer la terre, & à la cultiver. |
On établit ou on assura les propriétés, pour exciter au travail, & pour prévenir des disputes éternelles. |
Le Souverain devint le garant de toutes ces conventions : il dut veiller au bonheur des particuliers, & à la force nationale, qui assure la conservation de ce bonheur. |
Rapports & contrariétés entre le bonheur des particuliers & la force publique. |
La malheureuse nécessité de consacrer à la force une partie des citoyens, sous le nom de soldats, a diminué le bonheur général, en exposant les uns à des dangers, & en contraignant à une augmentation de travail ceux qui devoient les nourrir. |
Mais presque tout, dans l'ordre moral, est composé de contrastes & d'oppositions, que la sagesse de l'homme est appelée à tempérer & à rapprocher. |
L'administration tâche de réunir le bonheur à la force. |
Les Lois cherchent à contenir la liberté particulière, qui combat contre l'ordre public. |
La Morale marche sur les traces des Lois. |
La Religion, en demandant des sacrifices encore plus grands, offre des récompenses proportionnées. |
Enfin, l'homme lui-même, chargé de son pro- |
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pre sort, partage son attention entre les jouissances qui augmentent son bonheur, & les privations qui en assurent la durée. |
Mais, ainsi qu'il est des alimens qui conservent l'homme en lui procurant des plaisirs, il est aussi dans la Société des sources de puissance qui concourent au bonheur : c'est la population & la richesse. |
Comment la Population annonce la réunion du bonheur & de la force. |
Si l'abondance produit la multiplication des hommes; si un heureux climat & de bonnes Lois les attachent à leur Société, & si le nombre des soldats est en raison du nombre des citoyens, il paroît que la population annonce le bonheur & la puissance. |
Mais, dit-on, ne vaudroit-il pas mieux, pour le bonheur, qu'il y eût moins d'hommes dans chaque Société ? |
Cette question est de pure spéculation : quel qu'en fût le résultat, toute Loi qui limiteroit la population, seroit une Loi barbare. Car si tous les hommes sont appelés par la nature à se multiplier & à désirer de conserver leurs enfans, il faudroit, pour mettre des bornes à la population, savoir auparavant quelle est la portion de la Société qui peut ordonner à l'autre de renoncer à ses sentimens naturels, & lui annoncer qu'elle est de trop. On répondra peut-être que ce sont les Propriétaires de terre ; qu'eux seuls sont maîtres des subsistances ; qu'eux seuls |
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forment la société ; & que tous les autres hommes ne sont que leurs salariés. |
S'il est vrai que les Propriétaires de terre constituent seuls la Société. |
Cette proposition, qu'on a quelquefois avancée, donne à la propriété une extension incompatible avec la nature des choses ; on y confond l'importance de la terre, avec celle de sa propriété : l'une est la source de la vie, l'autre est un arrangement social. |
Pour qu'une telle proposition fût juste, il faudroit que chaque Propriétaire eût apporté sa terre d'une Planète voisine, & pût l'y rapporter ; mais les propriétés étant une Loi des hommes, elles n'ont pu s'établir que pour le bonheur commun, & elles ne peuvent subsister qu'autant que la Société leur prête de la force. Ainsi, s'il eût été possible que la propriété eût trouvé sa convenance dans la destruction ou la diminution de l'espèce humaine, jamais les hommes n'auroient consenti à une telle Loi. |
Il ne seroit pas impossible que les terres d'un Royaume, contenant vingt millions d'hommes, fussent partagés entre dix mille ou mille Propriétaires. Cette terre est à nous, diroient les uns, nous ne voulons ni l'ensemencer, ni céder ses fruits, si nous la cultivons ; cette vie est à nous, diroient les autres, nous voulons la conserver, & toutes les Lois de propriétés seroient détruites. Ce qui fait leur force & assure leur stabilité, c'est qu'elles sont contenues |
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par la nature des choses dans des bornes raisonnables ; c'est que les Propriétaires ont besoin des autres hommes pour jouir de leurs propriétés ; c'est que ces propriétés elles-mêmes ne sont pas le gage certain d'un plus grand bonheur. |
Comment les Propriétaires de terre ont intérêt à la Population. |
Si les besoins physiques n'avoient point de bornes, moins il y auroit d'hommes sur le terrain qu'ils pourroient cultiver, plus ils auroient de jouissances. Mais la subsistance journalière étant marquée par la nature, tous les droits que la terre donne à son Propriétaire au-delà de son besoin, ne tournent à son bonheur qu'autant qu'il peut les échanger contre les services de ses semblables. Or, dans l'état de Société, nul homme, hormis le Propriétaire, n'étant nourri qu'en échange d'un travail agréable à quelqu'un, la multiplicité des hommes annonce toujours celle des jouissances ; & la population s'arrête elle-même, lorsqu'elle excède la somme des subsistances. |
Les hommes salariés sont les seuls qui ont intérêt à ce qu'il y ait moins de monde dans une Société, car tout ce qu'ils ont, c'est de la force ; tout ce qu'ils peuvent vendre, c'est du travail. Ainsi, plus leur nombre seroit petit, plus les Propriétaires seroient obligés de les ménager. Mais ces mêmes salariés désirent d'avoir des enfans & de les nourrir ; ainsi, en même temps que la population nuit à leur aisance, chacun d'eux |
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met son plus grand bonheur à concourir à cette même population. |
Comment les Richesses réunissent le bonheur & la force. |
J'entends par les richesses le produit du travail. Elles contribuent toutes au bonheur, en multipliant les jouissances, & elles augmentent la force par leur faculté d'être échangées contre les services des Etrangers, ou contre les subsistances qu'ils possèdent, & avec lesquelles on augmente sa propre population. |
Différences entre les richesses & la population. |
Si le même nombre d'hommes, dans des circonstances différentes, peut augmenter inégalement les richesses, ces richesses ne sont pas toujours l'effet de la population. |
Certains pays du Nord, contrariés par leur climat, par leur sol & par leur situation, n'auront jamais de richesses, tandis que les autres Nations de l'Europe sont amenées à les augmenter sans cesse. |
Sources de la Population & de la Richesse.. |
L'Agriculture, les Métiers, les Arts, les Manufactures, le Commerce & les Institutions d'une sage Administration. |
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agriculture |
Plus il y a de subsistances, plus il y a d'hommes. L'Agriculture fait naître & multiplie ces subsistances : elle est donc la source essentielle de la population. |
métiers, arts et manufactures. |
L'Agriculture suffiroit pour la population, si les fruits de la terre étoient recueillis en commun, & partagés également ; mais par l'effet des lois de propriété, une grande quantité de subsistances s'accumulant dans les mêmes mains, & l'homme ne donnant rien pour rien, ces subsistances qu'il posséde & dont il peut disposer à son gré, ne deviendront la nourriture de ses compatriotes, qu'autant que leurs services lui seront plus agréables que ceux des Etrangers. Ainsi tous les travaux de l'industrie qui offrent aux Propriétaires des échanges attrayans, concourent à la population, en arrêtant dans la Société les subsistances dont ces Propriétaires sont les maîtres, & en encourageant leur émulation & leur activité par la multiplication & la proximité des jouissances qu'ils peuvent obtenir contre les fruits de leur terre. |
Ces travaux d'industrie concourent encore plus particulièrement à la population, lorsqu'ils plaisent aux autres pays, & forment un objet d'échange, avec lequel les Propriétaires peuvent acquérir les productions étrangères, sans payer en subsistances. |