Ce texte a été transcrit à partir d’une plaquette m’appartenant, intitulée Objets proposés à l’Assemblée des Notables par de zélés citoyens. Premier objet. Administrations provinciales, datée de 1787.

Outre le texte, donné comme princeps, du Mémoire concernant l’utilité des Etats provinciaux du marquis Victor Riqueti de Mirabeau (1715-1789, la plaquette rassemble sur le sujet des extraits d’ouvrages de Necker, Le Trosne et Guérineau de Saint-Péravi. Probablement imprimé en France, malgré l’adresse "A Rome : apud Laurentem Carabioni, in Via Sancta", le format d’origine du mémoire était un in-12 de [2]-44 p. Très rapidement épuisé, il fut reproduit en 1755, puis 1758 dans l’Ami des hommes avant de l’être à nouveau dans cette pièce.

On peut notamment y observer à la page 7 comme une anticipation, dès 1750, de l’architecture du Tableau économique de Quesnay et aux pages 22 et 23 des arguments, cette fois, de l’édit de Turgot portant en 1776 suppression des corvées.

Une microforme de la plaquette existe sur le site Gallica de la BNF.

mai 2005, p. taieb

 
Nota. Ce Mémoire fut imprimé en l’année mil sept cent cinquante ; les exemplaires étoient en petit nombre, & il ne s’en trouve plus.
Il seroit également fâcheux que le prince ne vît ses droits que dans sa puissance, & que les sujets ne connussent de principe de leur obéissance que la loi du plus fort : ces idées pourroient un jour produire, d’un côté, la violence & le délire ; de l’autre, la crainte, les murmures, &c le desir de secouer le joug.
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Lequel des deux hommes, que je vais faire parler, doit passer pour le meilleur citoyen & le meilleur sujet ? L’un dit : « Le roi est le maître ; il peut faire les loix ou les détruire, même les abroger toutes, & gouverner par sa seule volonté ; tous droits sont ses concessions : il peut les confirmer ou les détruire, comme seul juge du bien de l’état; il a fait les rangs & les prérogatives, il peut les défaire : outre qu’il a ce pouvoir de droit, il l’a de fait, puisqu’il a deux cents mille hommes ; c’est d’ailleurs l’avantage général, puisque la communication de l’autorité ne fait que des factieux, détourne tous les sujets de leurs emplois civils, & produit le désordre; au lieu que l’autorité arbitraire assoupit tout, est au-dessus de tout, règle tout, ou peut, sans conséquence, se dispenser des règles. » Voilà ce que dit l’un ; voici ce que dit l’autre: « Le roi est le maître ; il commet, à qui il lui plaît, l’exécution des loix; il peut en faire de bonnes, & abroger les mauvaises ; il gouverne tout par sa propre volonté, relativement aux loix établies ; ses troupes protègent ses sujets ; il se réserve tout le pouvoir politique, parce qu’il fait qu’il n’est pas d’espèce à être communiqué; mais il confie le pouvoir civil à des mains intègres ; il respecte les usages reçus, les ordres établis, & fait que la dégradation est la punition des crimes: il pense qu’assoupir tout, ou, pour mieux dire, tout étouffer, n’est pas gouverner ; qu’il est même impossible de tout engourdir, & que ce n’est pas du sein de l’assoupissement qu’il tirera des hommes capables de faire valoir & de ménager les portions de son autorité, autorité néanmoins qu’il est in-

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dispensable de faire agir. Son état, son pouvoir, ne dépendent point de ses soldats ; mais de l’authenticité de ses droits sacrés, de leur empire sur les opinions, de la nécessité dont il est à tout un corps immense, qui ne vit que par lui, dont son autorité maintient les rangs & les droits, & fait toute la sûreté. »
Qu’on présente à tous les princes d’aujourd’hui ces deux définitions de l’autorité, sans les aigrir par d’odieuses imputations ! & je vois d’ici que leur choix est fait.
Je crois fermement que les souverains légitimes ont un intérêt réel à permettre aux citoyens la connoissance de leurs droits, ce qui est intimement lié à celle des devoirs des hommes. Je pense qu’un homme éclairé peut seul faire un sujet ferme dans sa fidélité, & qu’il n’y a qu’un pas de l’obéissance aveugle à la révolte.
C’est d’après ce principe que j’ose raisonner sur ces matieres, moi qui serois plus fâché d’avoir à me soupçonner moi-même d’être mal intentionné, que d’en être accusé devant tous les potentats de l’Europe.
Pour sortir des généralités, j’établis d’abord, que l’ordre, la grandeur, le lustre, la considération, la sûreté, le maintien de notre monarchie, dépendent de l’étendue & de la conservation de l’autorité royale. Ceux, qui, par leurs définitions outrées, veulent l’assimiler au despotisme, sont ses véritables, ennemis ; j’en appelle au fond de leur cœur. Les grands savent qu’en laissant confondre les différent ordres de l’état, ils ôtent autant de barrières, capables de borner leur élévation quand le temps
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viendra que la foiblesse de quelque prince autorisera les usurpations : les courtisans, que les princes sont accoutumés à regarder comme ennemis, puisque c’est eux qui leur imposent cette contrainte, cette exacte retenue, qui rapproche peut-être le sort des souverains des conditions les plus misérables ; les courtisans, dis-je, en autorisant ceux dont le systême est de tout ramener à la cour, se flattent d’en tout enlever : les préposés subalternes de l’autorité se regardent dans leurs charges, & nullement le souverain & les sujets, & montrent un zèle affecté, qu’ils n’ont au fond que pour leur avancement. Le légiste pense peut-être, que l’anéantissement de toutes distinctions donnera plus de lustre à celles qui sont attachées à l’administration de la justice. Le bourgeois, faux dans ses préjugés, rétréci dans ses vues, croit ne devoir ses quais, ses ponts, ses promenades, qu’à l’énorme tribut que les provinces paient à la capitale. Enfin, l’homme vil n’imagine sa propre élévation que dans l’abaissement de tout ce qui offusque sa petitesse.
Tels sont les motifs qui portent des gens de tous les états à noircir des couleurs du despotisme, la plus ancienne, la plus chérie, la plus respectable de toutes les royautés. Nul desir de la splendeur de l’état ou de la tranquillité publique, nul zèle pour le prince : vues basses, langage encore plus bas ; culte honteux, qui déshonore le temple de la royauté, & nous présente une idole dorée, aux bras d’airain, aux pieds d’argile, au lieu d’un père actif, toujours bienfaisant, l’appui des bons, la terreur des méchans, & la base du corps immense qu’on appelle l’État. Heureusement le nombre des faux
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zélés, dont je viens de dévoiler les motifs, n’est pas considérable dans chacune des professions.
L’état a, selon moi, des loix fondamentales : Quelles sont ces loix, me dit-on ? 1°. Les propriétés & droits du roi ; 2°. ceux du sang royal, droit de succession, droit de rang & de distinction, reconnus même chez les étrangers, & dans toute la terre ; 3°. droits des différéns ordres de l’état, fondés sur le même principe que ceux de la monarchie ; 4°. droits des classes, qui composent une société policée, fondés, sur leurs avances & sur leurs travaux.
Ces différentes parties, composées d’une infinité de rameaux, forment un tout, qui est le corps de l’état ; la royauté en est la pierre angulaire, qui seule soutient tout cet édifice ; mais, sans cet ordre, elle seroit cachée sous l’herbe & les épines. Pense-t-on aux affreuses conséquences que peuvent avoir les principes destructeurs de tous ces droits ? Qu’est-ce, vous dira-t-on, qui doit rendre une de ces loix plus respectable dans l’opinion que les autres? La royauté, par exemple, est-ce l’émanation de la Divinité? Oui, sans doute, la royauté en est l’image? Car elle consiste bien à n’avoir rien au-dessus de soi, mais non à pouvoir tout confondre au-dessous : sans cette restriction, elle cesseroit d’être une émanation de la Divinité.
Un souverain ne l’est-il pas, quand il peut dire: Je suis tout, tout réside en moi ; tout l’état, intéressé à ma conservation, veille pour moi, combat pour moi, agit pour moi, parce que chaque corps fait en particulier que ses propriétés, son état, son repos, dépendent de ma conservation,
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de celle de mon pouvoir, de celle de ma famille : ce tout ensemble fait un corps indissobluble, qui tient à ces loix, qui sont toutes à mon avantage : je règne, je fais des heureux, & je le suis. Tel est l’état de nos rois dans leur position actuelle, tel est l’état heureux dont on voudroit les faire déchoir en les poussant au-delà.
Je crois donc que les sujets ne sauroient trop regarder la royauté, comme leur sauve-garde, leur appui, leur force, leur existence. Elle ne sauroit être limitée que la sûreté intérieure & la considération extérieure n’en souffrent. Il faut considérer dans le roi la forteresse qui couvre les frontières, le navire qui défend nos côtes, ou qui nous apporte les richesses, la justice qui règle nos différends, la police qui veille à la sûreté publique, la main qui sème & qui recueille, qui produit & vivifie. On doit sentir enfin, qu’en bornant l’autorité royale, on diminue, on arrête tous ses bienfaits ; & comment pourroit-on oublier que les bienfaits de la royauté étoient tous interceptés dans ces temps malheureux où les factions s’opposoient à sa puissance ?
Mais je crois en même temps que le prince ne sauroit trop conserver & respecter les loix fondamentales de son état, puisqu’elles tendent toutes au maintien de sa grandeur & de son patrimoine. Eh quoi ! tandis qu’un père de famille est attentif à lier, par des loix particulières, les fondemens de sa maison, qu’il établit des substitutions, qu’il règle tout par des actes authentiques, dans la crainte qu’une mauvaise administration venant à succéder à la sienne, son héritage ne soit dissipé, lui ce-
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pendant que le poids des loix civiles met à couvert de toute révolution trop subite, peut-on conseiller à un prince d’annuler les règles établies dans son état, pour en ramener toute administration à sa volonté ? Et quelle est-elle cette volonté ? Les rois sont hommes, & sont comme nous sujets à des passions & à des variations : les idées même les plus fixes sont entièrement différentes dans trois âges de la vie : à vingt ans, à quarante & à soixante. L’état aura donc ses fougues, ses infirmités, & les peuples demanderont chaque jour, dans les prières publiques, de le voir tomber en décrépitude ? Non, un prince sage ne sauroit avoir de semblables pensées : c’est peu-à-peu, c’est dans des cas particuliers qu’on le pousse de ce côté-là, sans que la rapidité des affaires lui permette d’entrevoir les conséquences de la moindre innovation.
C’est d’après ces principes, qui me justifient à moi-même l’entreprise de traiter des matières auxquelles je ne suis point appelé, que je vais hasarder un tableau de mes idées sur l’avantage des états provinciaux. Je les considère d’abord, relativement à l’autorité royale, que je regarde comme la base de la monarchie; ensuite, relativement aux finances & au crédit ; & enfin, relativement au bonheur & à l’avantage des peuples. Je n’entre point dans les discussions de droit, c’est l’intérêt uniquement que j’envisage.
 
 
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SECTION PREMIERE.

UTILITÉ DES ÉTATS PROVINCIAUX,

Relativement à l’autorité royale.

 
Je suppose qu’un ministre voulût donner au prince des impressions contre les états provinciaux ; il les lui représenteroit sans doute comme des assemblées qui veulent se mettre sans cesse entre lui & son peuple, qui maintiennent les provinces, dans l’idée que leur consentement est nécessaire pour la levée des deniers de l’état, qui, souples dans les temps d’autorité, peuvent, dans des tems calamiteux ou foibles, s’arroger des prérogatives, blâmer la conduite de la cour, & donner enfin le signal de la désobéissance. Il ne manqueroit pas de lui faire observer que l’administration qui en résulte donne à certains sujets des prééminences dangereuses dans leur propre pays, & borne beaucoup l’autorité des préposés du roi ; que la forme de composer en bloc avec le maître est indécente, & que la répartition qui s’ensuit est un secret, qui tend à soulager les administrateurs & à charger le peuple, tandis qu’on frustre l’état de ses véritables droits ; que ces sortes d’assemblées enfin sont coûteuses par elles-mêmes, & ordonnent encore des dépenses, plutôt pour l’avantage de quelque particulier, que pour celui du public.
Voilà, je pense, tout ce qu’on peut objecter, en
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général contre les pays d’états ; car, s’il y a des défauts particuliers d’administration, ce sont des objets de détail que je n’entreprends point de défendre. De toutes les objections ci-dessus, je ne répondrai dans cet article qu’à celles qui sont relatives à l’autorité ; celles qui regardent le peuple viendront à leur tour.
Le pouvoir des états est-il purement civil, ou ne l’est-il pas ? Les voit-on se mêler de la guerre on de la paix, de la législation, du commerce, de la levée ou de la réforme des troupes, des détails du ministère ou du gouvernement ? Ce seroit-là ce qu’on pourroit appeler se mettre entre le roi & le peuple, ce qui seroit un mal.
Les états provinciaux qui réclamoient peut-être autrefois des mêmes droits, ont senti dans la suite combien l’éloignement & l’élévation du trône les mettoit hors de portée d’avoir de semblables prétentions. Ils ne se mêlent donc absolument que de la levée des deniers & de certains détails de police intérieure : est-ce là se mettre entre le monarque & ses sujets ? Convoqués, approuvés par le souverain : dirigés dans toutes leurs opérations de détail par les préposés du prince, peuvent-ils faire ombrage à l’autorité royale ?
Les états provinciaux qui réclamoient peut-être autrefois des mêmes droits, ont senti dans la suite combien l’éloignement & l’élévation du trône les mettoit hors de portée d’avoir de semblables prétentions. Ils ne se mêlent donc absolument que de la levée des deniers & de certains détails de police intérieure : est-ce là se mettre entre le monarque & ses sujets ? Convoqués, approuvés par le souverain : dirigés dans toutes leurs opérations de détail par les préposés du prince, peuvent-ils faire ombrage à l’autorité royale ?
Ils s’arrogent, dit-on, le droit de consentir. J’ai déjà dit que je ne discutois point les droits; mais le prince peut-il, voudroit-il penser que c’est par force que tous ses sujets, soit qu’ils fassent corps, soit qu’ils soient séparés, contribuent aux besoins de l’état ? Le consentement n’est-il pas toujours supposé de fait ? Ne l’est-il pas même de droit ; puisqu’on publie des édits, qu’on les envoie
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aux différentes cours souveraines, qu’on les renouvelle à chaque nouvelle répartition ?
Mais, dira-t-on, toutes ces formalités sont de pure cérémonie, & qu’est-ce, en effet, que le consentement des états ? Ils s’assemblent, ils accordent, ils remercient, & tout est fait. Mais quand même ils feroient des représentations, est-ce donc un si grand mal pour le prince que ses sujets puissent quelquefois lui parler des maux qu’ils souffrent ou qu’ils craignent? Les représentations, ajoute-t-on, pourroient devenir révolte dans des temps plus foibles. Sur cela je pourrois en appeler à l’exemple ; mais prenons la voie du raisonnement : que peut craindre réellement la royauté en France ? Après son propre poids & sa puissance trop absolue, c’est assurément, comme dans tout autre état, l’ambition des grands & leur trop grande élévation. La monarchie d’abord réunie sous Clovis, fut partagée sous ses descendans ; réunie encore sous Charlemagne, elle se vit démembrée par les préposés du prince devenus les héréditaires pendant la foiblesse des règnes postérieurs. De nos jours, enfin, quand elle fut menacée des mêmes malheurs par la ligue, l’espoir du démembrement & de l’indépendance fut le motif principal de l’engagement des plus puissans de cette faction. Or, si l’on avoit à faire réussir une pareille chimère, lequel des deux théâtres préféreroit-on ? Ou une province organisée dans son administration de façon que tous les principaux citoyens, nobles & propriétaires, y pussent avoir part, & se servissent néanmoins de barrière les uns aux autres, où tout fut réglé par une forme reçue de temps immémorial & sous la pro-
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tection d’un grand prince, où tout enfin ne put que perdre de son lustre à voir l’autorité souveraine se rapprocher ; ou bien une province qui n’a d’existence, de territoire & de frontière que par le nom ; où l’administration arbitraire de préposés toujours nouveaux & toujours ignorans des usages, engourdit le cœur à tous les habitans ; où tout paroît forcé ; où rien ne se connoît, ne se sent ; où personne n’a droit de se mêler jamais d’affaires. Il arrive un esprit factieux, puissant : il ne lui faut dans des temps d’anarchie que deux choses pour être le maître : arrêter les deniers, & proposer aux notables du peuple de former des états, de s’assembler & de régler tout par députés, tout y courra ; le voilà reconnu & appuyé sur le plus ferme des fondemens, sur la sûreté & l’avantage public. Dans un pays d’états, au contraire, cette assemblée accoutumée à ne dépendre que d’un très-grand monarque, n’en voudra pas assurément accepter un petit, & qui lui est étranger ; parmi ses membres, la jalousie ne permettra jamais que l’égal devienne le maître.
Quant au gouvernement républicain, ce n’est pas, j’espère, ce que la monarchie françoise aura jamais à craindre ; & quant aux factions sourdes, elles peuvent naître par-tout ; mais leur plus fort antidote est une assemblée authentique formée par la protection & le pouvoir du Souverain, éclairée par ses représentans, & toujours composée de ses plus fidèles sujets, que leur naissance, leurs propriétés, attachent au territoire & plus encore à la couronne, dont les intérêts sont unis à ceux de leurs patrimoines, & qui ne peut refuser de se séparer à l’instant où le Roi l’ordonne.
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Si d’ailleurs l’habileté du Conseil est un trésor pour le prince ; si le nombre d’hommes propres au gouvernement, est une richesse pour l’état, qu’est-ce qui peut mieux leur servir d’école que ce gouvernement municipal auquel les principaux membres des états sont employés ? On en vit de tous temps des exemples : les cardinaux de Janson & de Bonzi avouoient s’être formés en Provence & en Languedoc ; il s’en forme tous les jours qui seroient propres à être employés dans les affaires les plus délicates, & dont au moins les talens ne font pas totalement enfouis pour la société, comme ils sont ailleurs.
Les bornes que je me suis prescrites ne me permettent pas d’étendre davantage les détails des raisons que je viens d’alléguer : Passons au second des points que je me suis proposés.
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SECTION II.

UTILITÉ DES ÉTATS

PROVINCIAUX,

Relativement aux Finances.

Toute perception est d’un droit légitime & régulier, ou des contributions forcées, telles que les Hussards & les Croates en savent tirer des malheureuses provinces qui deviennent leur proie. Cela posé, non-seulement le terme, mais la chose même ne fera plus suspecte au prince : les provinces mettent sous les yeux du souverain leurs fonds & leur produit ; les notables du pays en corps rendent les prestations certaines & en répondent à la caisse par leur signature : il faut que la somme soit complette : chacun sait combien la simplification dans maniement des finances, est un fonds immense de richesses & d’économie. Je suppose que le royaume fût divisé en douze grands pays d’états, quel retranchement de frais dans la perception des deniers du roi qu’on tire des fonds, des terres ! Quelle promptitude dans le service ! Quelle solidité dans la rentrée! Le trésor royal auroit toujours son revenu connu, que douze trésoriers feroient tenir dans la caisse du trésor royal.
Que dans un cas pressant le roi soit absolument obligé d’emprunter huit millions à chacun de ces pays d’états ; ils les trouveront aisément, si leur administration reste entière & respectée. Voilà
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tout-à-coup cent millions, somme qui paroît idéale, mais qui seroit réelle. En ce cas par exemple, pour supprimer quelqu’impôt très-dispendieux & très-destructeur, ou pour subvenir, dans les accidens imprévus, aux besoins qu’occasionnent les grands bouleversemens de la nature. Quand le prince emprunte des financiers par les formes usitées nouvellement, il leur donne dix pour cent d’intérêt ; il n’en donneroit que cinq aux états. Quand l’intérêt sera trop onéreux, quand on voudra libérer la province, les deniers que le prince décidera devoir y être employés, iront effectivement à leur destination : l’administration municipale toujours subsistante, toujours éclairée dans sa conduite, ne pourra se dispenser de remplir l’objet prescrit ; les dettes diminueront ; les ressources croîtront. Qui peut assurer qu’il en soit de même ailleurs ? Qui pense aujourd’hui que les deniers provenans du vingtième, seront effectivement employés à amortir les dettes de l’état ? Ceux, sans doute, qui voyant de près le ministre des finances, connoissent toute sa probité & son infatigable vigilance ; mais les autres craignent qu’il ne soit d’autant plus contraire dans ses desseins, qu’ils ont plus de droiture & d’équité, & se croient tout au moins fondés à renvoyer au principe du cardinal de Richelieu, qui connoissoit le gouvernement, & qui dit qu’en France, toute opération dont l’exécution peut demander dix ans, ne doit point être entreprise, quelqu’avantageuse qu’elle paroisse, attendu que les choses & les esprits ne peuvent y avoir une telle permanence. Ce génie éclairé, & formé par la plus forte expé-
rience,
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rience, pensoit ainsi du gouvernement, qui, dépendant de la volonté du prince, relatif aux affaires étrangères, sujet à des changemens de conseil & de ministres, & à des vues particulières, ne peut se promettre une suite constante de desseins & d’opérations.
Or, ces variations n’ont de prise sur l’administration municipale des états, qu’autant que le prince qui en est le premier moteur, peut en accélérer ou ralentir les arrangemens. Je m’explique ; le roi peut remettre, par exemple, cinq cents mille livres par an sur le don gratuit du Languedoc, pour être employées à des remboursemens ; il peut ordonner la levée extraordinaire de pareille somme ; chaque année la province se libérera d’autant avec exactitude ; les besoins de l’état venant à augmenter, on surseoit les remboursemens, sauf à les reprendre dans d’autres temps. La caisse d’amortissement est fermée : point de frais de levée; point de nouveaux impôts. Cependant en supposant nos douze pays d’états, qui se libèrent de cinq cents mille livres chacun ; voila six millions dont l’état est réellement libéré la première année ; six millions qui portoient intérêt, lequel ajouté, la somme s’accroit de plus en plus. Au contraire, une caisse générale d’amortissement sera d’abord obligée à rembourser un tas immense de dettes mortes, des restes de comptes de traitans, & autres dettes qu’on ne peut annuller sans manquer à la foi des traités, & s’exposer à n’en trouver que de bien plus onéreux dans le besoin. Le ministère peut changer, la crise des affaires devenir pressante, & la caisse d’amortissement n’être qu’un moyen de nouvelle
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ruine. D’ailleurs, ici, être payé, c’est une grâce. Dans les pays d’états, être remboursé, c’est un malheur : le particulier qui avoit cent mille livres sur les états, qui recevoit exactement cinq mille livres de rente & qui les croyoit d’ailleurs en sûreté, est désolé de voir rentrer ses fonds, qu’il n’espère pas de placer si avantageusement ; & quelle différence pour le crédit dans les occasions très-rares, mais très-urgentes, qui forcent d’en faire usage !

Ceci me conduit naturellement à ma troisième partie. Au reste, je ne fais pas un livre : je désigne feulement les matières, & l’on pourra, suppléer à ce que j’ai omis, ou volontairement, ou faute de connoissances.
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SECTION III.

UTILITÉ DES ÉTATS

PROVINCIAUX,

Relativement au bonheur des Peuples & à leur
avantage.

Cest ici l’objet le plus important aux yeux de notre maître, & le principe du titre qu’il a permis à l’amour de ses sujets de lui donner, j’oserai l’examiner dans toute sa force : la vérité ne craint rien sous les bons princes.
L’opposition & la crainte que témoignent les habitans des provinces qui se gouvernent en pays d’états, au moindre ébranlement dont ils croient voir la forme de leur administration menacée, pourroit être un argument sûr pour ce que je veux établir; mais l’on y oppose deux objections; l’une, que l’attachement pour cette forme ne subsiste que dans les représentans, qui en retirent eux seuls les avantages ; l’autre, qu’il n’est point rare de voir chez un peuple un attachement invincible pour ses anciennes coutumes, même les plus onéreuses & les plus ridicules. Quant à cette dernière proposition, j’en appelle à ceux même qui desireroient la destruction des pays d’états : quelles sont les raisons qu’ils allèguent ?  « Ces pays-là, disent-ils, paient
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moins que les autres ; il n’est pas juste qu’une portion des sujets du roi porte le double de l’autre, &c. ».
Si cela étoit vrai, ce seroit donc un avantage, & ils avouent eux-mêmes qu’ils veulent les faire déchoir & non les mettre mieux. Quant à la lésion des petits par les Administrateurs, il y a des formes reçues, établies avec beaucoup de prudence, conservées avec toute la rigidité possible, qui obvient aux oppressions ; je ne dis pas que le crédit n’influe en quelques détails : par-tout où il y a des hommes, il y a des abus ; mais lorsqu’on ordonna dans certaines provinces les assemblées d’Etats, & la forme de leur administration, ces provinces faisoient peuple à part, & l’on n’envisagea que leur intérêt : les altérations survenues depuis, sont parties du dehors de cet intérêt, & l’on peut s’en reposer sur les anciennes formes du bonheur particulier de la patrie. Il est sensible que des administrateurs patriotes, fussent-ils libres autant qu’ils sont liés par les formes établies, auroient plus de ménagement à garder qu’un étranger plus ignorant des coutumes & moins soigneux de contenter un pays où il n’est que passager.
Cependant, s’il s’agissoit de confier l’administration à un seul, je ferois peut-être d’avis qu’il fût étranger ; mais c’est ici tout un corps & un corps éclairé des citoyens les plus distingués, présidé par les premiers officiers du Roi. Peut-on comparer à la sureté de cette administration, celle d’un jeune homme qui arrive ignorant des usages & de la force réelle d’un pays, de la nature de ses biens & de son commerce, &c. ? S’il suit le plan
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déjà formé, il ne sera qu’une copie de son prédécesseur, sans s’embarrasser des moyens de se distinguer. S’il veut corriger les abus, qui les lui fera connoître ? Quel est son conseil ? Ses préposés, dira-t-on, sont permanens; mais quels sont-ils ses préposés ? Populace vile, petits bourgeois, qui tremblent devant lui & le Monseigneurisent &c. Sont-ce-là des organes surs ? Si par malheur il est injuste, ou passionné, quel recours aura-t-on contre lui? Le Conseil croit l’être, parce qu’il juge quelques appels d’Ordonnances d’Intendans ; mais le peuple, le pauvre peuple va-t-il au Conseil ? Mon dessein n’est pas de parler contre l’autorité des intendans : tous autres qu’eux feroient peut-être pis s’ils se voyoient dans une province les arbîtres des fortunes : accablés de requêtes, de demandes importunes & mal-fondées, de dénonciations : entourés d’hommes vils pour les détails ; obsédés, même par les plus notables qui ne songent qu’à leur intérêt particulier ; ils ne voient d’ordre à rien, & ne l’y peuvent mettre ; ils deviennent méfians, durs, & tranchans dans les détails, & les fausses plaintes les endurcissent aux véritables.
Indépendamment de la balance des arrangemens, avantage si puissant des pays d’Etats sur les autres provinces, une différence inconcevable consiste dans les exactions & la dureté de ceux qui en sont chargés : chacun fait ce que c’est que les contraintes, & les garnisons, enlèvement de meubles, saisies de fruits, prisons même à l’occasion de l’exaction des tailles. Dans les pays d’Etats, rien de tout cela : les Trésoriers font supporter l’intérêt du retardement aux paresseux ;
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chacun se hâte de payer, même d’avance, parce que cela diminue sa taxe ; mais les violences y sont inconnues. Dans les autres provinces, veut-on tracer des chemins de caprice d’une largeur aussi folle que nuisible, & cela seulement pour la communication des plus petites villes ? Comme on veut tout achever durant son administration, en attendant qu’il y ait des fonds pour faire la portion coûteuse de ces travaux, l’on ordonne préliminairement qu’on laissera dix toises du meilleur terrain inculte, qu’on le bordera de fossés, après quoi il sera libre à chacun d’y passer. On ne paie ni le terrain, ni les édifices qui se trouvent malheureusement sur ce chemin, & dont la destruction devient indispensable : l’on force en mille manières le pauvre Paysan & le Laboureur à donner pour rien sa sueur & le travail de ses bestiaux. Ici, tous les bœufs sont, dans les temps même du labour, attelés à des charrettes, ils vont tout suans dans les rivières chercher du gravier & périssent au retour. Là, les Fermiers sont taxés à des corvées à proportion de leur bail, & obligés, à faire ramasser des pierres dans leurs champs pour les aller jeter dans les chemins. Ailleurs, on donne à chacun six toises de terrain à mettre de niveau avec le chemin ; mais tandis que l’un n’a qu’à ratisser, l’autre aura une roche de cent pieds de hauteur à faire sauter, ou un précipice à combler ; & quand ces malheureux chemins sont finis, il arrive souvent que le manque de fonds pour l’entretien, cause leur destruction du vivant même de ceux qui ont travaillé à les construire, ou bien l’on avoit oublié un alignement, manqué des
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point de vue : le nouvel Intendant en fait tracer un plus élégant, & le malheureux peuple a la douleur de travailler à ce nouveau chemin, qui n’est souvent éloigné que de cent pas du premier. Si l’on osoit m’accuser de faux ou d’exagération, je serois en état de citer des exemples.
Dans les pays d’États, on a des Ingénieurs & des Entrepreneurs de chemins : on paie les terrains, on respecte les édifices autant que cela se peut, on dédommage les propriétaires. Si le Paysan travaille, lui & ses bestiaux, c’est à la journée, & il fait son marché. Les chemins sont réparés avec soin, & les fonds établis & levés chaque année pour leur entretien. Cette différence est la même pour tous les édifices publics, pour l’ornement ou la commodité des villes. Je supprime mille détails ; mais voilà les faits principaux, que l’on juge.
Je finis en protestant ici, crainte de scandale, que si je n’ai point parlé du droit, mais simplement de l’intérêt, ce n’est pas que je ne pense que l’un est infiniment préférable à l’autre ; que l’honnête & l’utile ne font qu’un, & que quand ils seroient deux, il n’y auroit pas à balancer. Mais je n’ai pas cru qu’il me convint d’entrer dans des discussions de droit : cette matière est trop délicate, d’ailleurs elle passe mes forces & mes connoissances.
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