Lettres inédites de Melle de Lespinasse à Condorcet... /
[éd.] par M. Charles Henry, p 115.

28. (à Condorcet)
Lundi, 24 avril (1774).
... L’opéra de Gluck, les disputes, les haines ont fait diversion aux grands talents de M Tessier, mais cet opéra rend les conversations très aigres et bien monotones. Il m’est impossible d’y prendre part. J’aimais d’abord la chaleur, l’engouement qu’on y mettait ; mais actuellement c’est du mépris, de l’aversion. Je n’y trouve plus le mot pour rire. L’abbé Arnaud a écrit une longue lettre dans la gazette de littérature ; elle n’a point de succès. Pour moi, je ne l’entends pas et je crois que ce n’est pas ma faute : les ignorants disent que c’est la sienne ; je n’en sais rien.


Lettres de Melle de Lespinasse.
Paris, Charpentier, 1876 (à M. de Guibert).
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lettre 52.
Commencée jeudi, 22 septembre 1774.

... J’ai retrouvé le calme, mais je ne m’y trompe point : c’est le calme de la mort ; et dans quelque temps, si je vis, je pourrai dire comme cet homme qui vivoit seul depuis trente ans, et qui n’avoit lu que Plutarque ; on lui demandoit comment il se trouvoit : mais presque aussi heureux que si j’étois mort. mon ami, voilà ma disposition : rien de ce que je vois, de ce que j’entends, ni de ce que je fais, ni de ce que j’ai à faire, ne peut animer mon âme d’un mouvement d’intérêt ; cette manière d’exister m’étoit tout à fait inconnue ; il n’y a qu’une chose dans le monde qui me fasse du bien, c’est la musique : mais c’est un bien qu’un autre appelleroit douleur. Je voudrois entendre dix fois par jour cet air qui me déchire, et qui me fait jouir de tout ce que je regrette :
j’ai perdu mon Eurydice, etc.
Je vais sans cesse à Orphée , et j’y suis seule.
Mardi encore, j’ai dit à mes amis que j’allois faire des visites, et j’ai été m’enfermer dans une loge...


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Lettre 60.
Vendredi au soir, 14 octobre 1774.

Mon ami, je sors d’orphée : il a amolli, il a calmé mon âme. J’ai répandu des larmes, mais ellesétoient sans amertume : ma douleur étoit douce, mes regrets étoient mêlés de votre souvenir ; ma pensée s’y arrêtoit sans remords. Je pleurois ce que j’ai perdu, et je vous aimois; mon coeur suffisoit à tout. Oh ! Quel art charmant ! Quel art divin ! La musique a été inventée par un homme sensible, qui avoit à consoler des malheureux. Quel baume bienfaisant que ces sons enchanteurs ! Mon ami, dans les maux incurables, il ne faut chercher que des calmans ; et il n’y en a que de trois espèces pour mon coeur, dans la nature entière : vous, d’abord, mon ami, vous le plus efficace de tous, vous qui m’enlevez à ma douleur, qui faites pénétrer dans mon âme une sorte d’ivresse qui m’ôte la faculté de me souvenir et de prévoir. Après ce premier de tous les biens, ce que je chéris comme le soutien et la ressource du désespoir, c’est l’opium :
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il ne m’est pas cher d’une manière sensible, mais il m’est nécessaire. Enfin ce qui m’est agréable, ce qui charme mes maux c’est la musique : elle répand dans mon sang, dans tout ce qui m’anime une douceur et une sensibilité si délicieuses, que je dirois presque qu’elle me fait jouir de mes regrets et de mon malheur ; et cela est si vrai, que, dans les temps les plus heureux de ma vie, la musique n’avoit pas pour moi un tel prix. Mon ami, avant votre départ, je n’avois point été à orphée ; je n’en avois pas eu besoin : je vous voyois, je vous avois vu, je vous attendois, cela remplissoit tout ; mais dans le vide où je suis tombée, dans les différents accès de désespoir qui ont agité et bouleversé mon âme, je me suis aidée de toutes mes ressources. Qu’elles sont foibles ! Qu’elles sont impuissantes contre le poison qui consume ma vie ! ...
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Mon dieu ! Fontenelle a raison : il y a des hochets pour tout âge ; il n’y a que le malheur qui soit vieux, et il n’y a que la passion qui soit raisonnable. Mon ami, ce ne sont point là des paradoxes ; pensez-y bien, et vous verrez que cela peut se soutenir. Bonsoir, il est temps de vous laisser respirer : je vous ai écrit sans m’arrêter. Les jours d’opéra sont mes jours de retraite : j’y suis seule, je rentre chez moi, et ma porte est fermée. — M D’Alembert a été voir arlequin ; il aime mieux cela qu’orphée : tout le monde a raison ; et je suis loin de critiquer les divers goûts, tout est bon. Mais, adieu donc ; à demain.


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Lettre 62.
Dimanche soir, 16 octobre 1774.

... — j’ai encore été ce soir à orphée ; mais j’y étois avec Madame De Châtillon : il est vrai que j’aurois bien mauvaise opinion de moi, si je ne l’aimois pas : elle exige si peu, et elle donne tant !


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Lettre 63.
Vendredi au soir, 21 octobre 1774.

...

Samedi matin.
Je vous quittai hier par ménagement pour vous : j’étois si triste ! Je venois d’orphée. Cette musique me rend folle : elle m’entraîne ; je n’y puis plus manquer un jour : mon âme est avide de cette espèce de douleur.


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Lettre 67.
Mercredi, 26 octobre 1774.

... Il n’y a qu’orphée que je puisse soutenir, et je vois à regret que vous ne le verrez plus. — il y aura un opéra nouveau le 8 novembre : la musique est de Floquet. Le public l’aimera peut-être ; après ce qui est bon, il applaudit ce qui est médiocre, et même ce qui est détestable. — enfin M Dorat a des succès ; et c’est pourtant le public qui fait les réputations : mais c’est le public à la longue : car celui du moment n’a jamais le goût, ni les lumières qui mettent le sceau à ce qui doit passer à la postérité. —


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Lettre 68.
Ce dimanche, 30 octobre 1774.

... — mon ami, vous manquez un grand jour, celui de la rentrée du parlement. Oh ! Les curieux se promettent de grands plaisirs ; les gens sages comme moi ne s’occupent pas de ce premier moment : ce sont les suites, ce sont les conséquences de cet événement qui sont d’un grand intérêt. Il s’agit de savoir si ce sont des juges ou des tyrans qu' on va remettre sur les fleurs de lys. — ah ! Pourquoi ne parlé-je pas d’orphée au chevalier ? Mon ami, par la raison qu’il seroit barbare de parler de couleurs aux quinze-vingts. Adieu.


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Lettre 80.
1775.
Ce n’est pas que je vous croie curieux : mais il faut pourtant que je vous dise que je sors à une heure, que je dîne chez M Turgot, que je vais à orphée ; après l’opéra, je vais chez Madame Geoffrin jusqu’à minuit, et puis finir ma soirée rue des capucines. à présent, voulez-vous que j’aille vous prendre pour venir dîner chez M Turgot ? Voulez-vous que je vous mène à l’opéra, ou voulez-vous vous y rendre dans la loge de M D’Angiviller, aux premières sur l’amphithéâtre ? Si vous voulez, après orphée, faire une visite à Madame Geoffrin, nous vous y mènerons ; si vous y voulez passer la soirée, vous la charmerez : voyez ce que vous voulez prendre ou laisser de tout cela. Je suis toujours à désirer de vous voir, je suis toujours bien aise de vous voir ; et par une inconséquence qui ne s’explique que par ma folie, je suis toujours fâchée de vous avoir vu. —...


(177)

Lettre 91.
à minuit, 1775.
Eh bien, ne vous l’avois-je pas dit, mon ami ? Je ne vous verrai pas et je ne vous ai pas vu. Mon dieu ! Qu’il est triste de prévoir si juste, et qu’il est douloureux de montrer des regrets à qui ne les partage pas ! Je ne sais comment j’ai pu sentir aussi vivement que vous me manquiez : il n’y a qu’à Iphigénie où il y ait plus de monde qu’il y en a eu cette après-dînée dans ma chambre ; j’en suis écrasée de fatigue. J’avois d’abord commencé par aller passer une heure avec M Turgot, et puis encore une heure chez Madame De Châtillon ; cela fait bien des marches à monter, et j’étois morte en rentrant. J’avois promis d’aller passer la soirée à St Joseph, je n’en ai pas eu la force. J’irai demain, si la course du Marais m’en laisse le courage. —.


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Lettre 102.
Onze heures, 1775.

... Je passe la soirée chez Madame De B, je vais à orphée, et dans l’intervalle du souper à l’opéra, je vais chez Madame De Châtillon qui est toujours malade. ...

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