[122] TROISIEME PARTIE

Défauts particuliers de la Morale vulgaire.

Ce que c'est que le mal; ses différentes espèces.

L'Homme disposé par la Nature (et ce pour être plus promptement averti de veiller à sa conservation) à juger de tout rélativement à lui-même, appelle mal tout ce qui médiatement ou immédiatement lui déplaît ou l'offense. La réflexion et l'étude lui ont cependant appris à diviser cette idée générale.

Nous nommons maux physiques les mutabilités de la matiére qui nous semblent fâcheuses. La destruction d'une belle fleur, de quelque production utile, est, pour nous, une perte, un dommage ; nous éprouvons du déplaisir des regrets. Les accidens qui nous arrivent de la part de quelque Etre purement passif qui nous blesse, qui nous cause de la douleur, quelques sensa-[123] tions desagréables, comme le choc d'une pierre, sont encore des maux physiques que nous nommons malheurs.

L'action d'une cause intelligente, qui déplaît, offense ou blesse, est le mal moral; celui qui la commet de propos délibéré, est le méchant.

Prenez le contraire de ces rapports affligeans, vous aurez les idées de biens de différens noms; ceux qui nous viendront de la part d'une cause insensible, seront physiques ; ceux que nous recevrons d'une cause intelligente, seront moraux. Ces causes, en général, se nommeront bonnes : leurs effets seront des bienfaits, nos sentimens des plaisirs, l'événement est bonheur, et notre état félicité. Tâchons, si nous pouvons, de resserrer les limites déjà trop étendues, de ce qui nous afflige, et d'élargir l'étroite enceinte de notre bien-être, que nos Moralistes semblent prendre à tâche de retrecir.

[124] Il n'y a point de mal physique en présence de la Divinité.

Je dis que les maux physiques viennent d'une mutabilité de rapports et de situations auxquels notre Nature nous expose, mais dont la cause premiére est entiérement exempte. Je ne m'arrêterai point à prouver ce que personne ne contestera, que dans l'ordre général de l'univers, tout est aux yeux de son Auteur infiniment sage, aussi bon et aussi bien qu'il est possible qu'il le soit, et que rien ne peut lui être desagréable dans son ouvrage. Il n'y a donc point de mal physique en présence du Créateur. De plus, il n'arrive aucun mal physique de la part de l'Auteur de tout ordre; car ce qui seroit un désordre dans les rapports de ses créatures inanimées entre elles, seroit, ce qui répugne, une ignorance, une erreur dans l'intelligence infinie, et ce seroit, par rapport à nous, une qualité fort malfaisante dans la cause suprême; idée qui ne répugne pas moins que [125] la première. Ainsi, à proprement parler, ce que nous nommons mal physique, n'en est point un, même à notre égard; car premiérement, une grande partie des accidens qui nous déplaisent, ne sont contre notre gré, que parce que nos vues bornées ne peuvent appercevoir l'ordre et l'enchaînement des Etres; elle n'en saisit que quelque fragment, qu'elle croit imparfait, ne pouvant voir que lui seul : une autre partie de ces accidens sont moins des maux physiques par rapport à nous, que des avis pressans, ou de nous délivrer, ou de nous garantir de ce qui peut nous nuire. Nous devons encore moins considérer toutes ces choses comme des effets d'une volonté suprême, déterminée à nous nuire, que comme des bienfaits de sa part; et quand nous serions périssables comme les Etres inanimés, nous ne pourrions nous plaindre d'une cause aveugle qui nous plongeroit par degrés, dans l'indifférence du néant : à plus forte raison ne pouvons-nous accuser une cause bienfaisante et sage, qui ne peut [126] et ne veut nous laisser subir quelques accidens passagers, que parce qu'il est entré dans son plan; que tout Etre muable doué de raison, éprouveroit par dégré ses bontés, et en sentiroit tout le prix.

Le mal moral ne touche que la créature.

Concluons de tout ceci, qu'il n'existe dans l'univers d'autre mal que le moral, qui ne peut avoir pour cause que la créature raisonnable, et ne peut attaquer et offenser qu'elle. Il est dans la cause, comme nous l'avons dit, une détermination libre à nuire, c'est la méchanceté, et dans le sujet qui l'éprouve, c'est offense, lézion. Or, il seroit absurde de dire que la divinité fût exposée à de si fâcheux rapports; il vaudroit autant la supposer comme nous, changeante et périssable.

Non, dit-on, le mal moral n'attaque point la Divinité comme il offense les hommes, c'est-à-dire, qu'il ne peut l'affliger, ni troubler son repos immuable; mais il peut lui déplaire, à peu près, comme le [127] mal que nous voyons faire à quelqu'un, sans que nous ayons, rien à redouter de semblable, nous touche et nous émeut; ce sentiment de bonté est en nous une image de la sienne.

Je prouverai dans peu combien cette comparaison, toute utile qu'elle est dans l'état présent des sociétés, est fausse; cependant c'est une de ces erreurs utiles, semblable à celles de nos sens, faite pour suppléer au défaut des leçons de la Nature, lorsque l'homme ne les écoute plus; erreur dont il n'avoit que faire s'il fût demeuré soumis aux loix primitives.

Je dis que l'homme n'avoit pas besoin d'imaginer que la Divinité s'offense de ses désordres, s'il ne fût point sorti de ce que lui prescrivoient les sentimens naturels, puisque sous leur heureux empire, cette créature, comme nous l'avons fait voir dans tout ce qui précéde, ne peut être nuisible; tout dans cet état, lui met en évidence, et lui fait vivement sentir la nécessité d'être bienfaisante.

[128] Analogie entre l'ordre physique et le moral.

Dieu, à l'égard des actions des hommes, comme dans l'ordre physique du monde, a établi une loi générale, un principe infaillible de tout mouvement; et toutes choses une fois disposées selon un plan aussi admirable par sa simplicité, que par l'étendue et la fécondité de ses conséquences, tout marche, tout va avec un concert merveilleux; il semble que la toute-puissance ait livré les causes secondes et les effets particuliers à eux-mêmes, ou, si vous voulez, il en conserve le cours et l'enchaînement. Les sciences ont conduit les hommes assez près du premier ressort de ce méchanisme pour le leur laisser entrevoir.

Dieu, qui est toujours semblable à lui-même, a aussi établi dans l'ordre moral un principe infaillible d'innocence pour les créatures qu'il vouloit douer d'une faculté qui les mît en état de se conserver mutuellement elles-mêmes. Comme il a livré les Etres inanimés à un mouvement aveugle et [129] méchanique, il a de même livré les hommes à un guide qui les pénétre, pour ainsi dire, et les possède tout entiers. C'est le sentiment de l'amour de nous-mêmes, impuissant sans secours, qui nous met dans l'heureuse nécessité d'être bienfaisans. Notre foiblesse est en nous comme une espéce d'inertie; elle nous dispose comme celle des corps, à subir une loi générale qui lie et enchaine tous les Etres moraux. La raison, quand rien ne l'offusque, vient encore augmenter la force de cette espéce de gravitation.

La bienfaisance est la première de toutes nos idées morales.

Nous apprenons à bien faire long-tems avant que d'avoir besoin de la leçon de ne point nuire. La durée de notre première débilité est le tems de cet heureux apprentissage; elle nous laisse bien du tems privés de toute idée malfaisante, pour faire éclorre et fortifier en nous celle de bienfaisance.

L'animal destiné à devenir sociable, passe [130] par une enfance proportionnée au dégré de force que doit aquerir ce doux panchant : ses premiers mouvemens sont des signes de besoins, et non des inclinations féroces. Cet âge vif et léger n'est susceptible que d'une impression peu durable de l'offense que celle du moindre bienfait efface aisément : quelque violentes que paroissent souvent ses agitations, ses inquiétudes, elles sont une marque de sa sensibilité, et non de dépravation; c'est un Etre animé qui n'a encore essayé de rien, et veut faire épreuve de tout: il ne s'irrite sérieusement contre rien; il cherche à jouir : sans égard aux obstacles, il tend directement à l'objet agréable. Comme il ignore encore que rien puisse lui nuire; comme il se voit, au contraire, fréquemment secouru par ceux auxquels il doit le jour, ou qui l'environnent; leurs soins, leurs caresses, leurs complaisances, doivent être pour lui de continuelles leçons qui lui apprennent à aimer; et l'amour n'est-il pas le principe de toute bienfaisance? Oui, c'est en éprouvant qu'il [131] y a des objets aimables revêtus du pouvoir de nous faire du bien, que s'excitent en nous les mêmes dispositions : or, je dis qu'une expérience constante prouve que ce sont les premières épreuves que nous faisons dès notre naissance; ainsi l'a voulu la Bonté divine. Il seroit donc inutile de m'objecter que comme l'idée de bienfaisance peut précéder en nous toute disposition à nuire, il peut aussi arriver que les premiers instans de notre vie ayant été des malheurs, nos premières dispositions nous auront porté à mal faire. Je répons que cela seroit possible dans l'ordre moral d'institution humaine ; mais que l'ordre naturel qui le précéde toujours, nous préserve, au moins, pour quelques instans, de ces funestes dispositions, et nous en garantiroit pour toujours s'il étoit secondé par l'art, je veux dire, par des régles, des préceptes ou des exemples qui soutinssent et fortifiassent les premières leçons de bienfaisance. Au contraire, leurs impressions s'effacent promptement : à peine sommes-nous sortis de la [132] première enfance, que des Etres libres qui cherchent à nous nuire, nous apprennent bientôt à les imiter.

Ce qui ôteroit à l'homme toute idée de mal moral.

Il est donc sûr que la notion de ce principal moral, fais du bien pour en recevoir, précéde chez les hommes, celle de cette autre maxime, ne nuis pas pour que rien ne te nuise. Or, ôtez la propriété, l'aveugle et impitoyable intérêt qui l'accompagne; faites tomber tous les préjugés et les erreurs qui les soutiennent, il n'y a plus de résistance offensive ou défensive chez les hommes; il n'y a plus de passions furieuses, plus d'actions féroces, plus de notions, plus d'idées de mal moral. S'il en reste, ou s'il s'en éléve quelques traces, elles sont causées par des accidens si légers, et de si peu de conséquence; c'est par des oppositions de volontés qui offusquent si peu, chez les contendans, les lumiéres de la raison, que loin d'affoiblir le domaine de la [133] bienfaisance naturelle, ces foibles chocs n'en feroient que mieux sentir l'importance : en un mot, comme nous l'avons vu ailleurs, il n'y auroit dans les sociétés que quelques petites discordances; elles en releveroient l'harmonie, et lui nuiroient moins qu'elles ne l'empêcheroient de languir.

Ce que sont en présence de la Divinité les imperfections morales de la Créature.

De tout ce que je viens d'établir, les Moralistes conclurront, que puisque l'homme est une créature libre, qui pouvoit et devoit rester dans un état heureux, il a dû se rendre bien desagréable en présence de son Bienfaiteur, en violant, comme de propos délibéré, ses premières intentions : ils diront qu'il faut que cette créature soit bien insensée de s'être ainsi livrée à une infinité de maux dont il étoit si facile de voir et d'éviter le danger, que, par conséquent, il faut que le genre-humain soit bien coupable aux yeux de la Divinité, et bien digne de châtiment.

[134] En usant, comme nos Philosophes, de comparaison, il seroit facile de faire voir que l'homme mériteroit plus de pitié que de courroux de la part de la Divinité, et plutôt des secours que des châtimens, si la suprême Sagesse jugeoit des choses à peu près comme nous; mais qui ne sent le faux et le ridicule de ces sortes de comparaisons ?

Rien dans l'univers ne peut déplaire à la Divinité dans le sens, ni de la manière que certaines choses déplaisent à une créature aussi bornée, aussi foible que l'homme, Etre périssable, que le moindre dérangement apparent inquiéte, embarrasse. Quoique nous ne puissions absolument connoître comment la Divinité considére les accidens physiques ou moraux, que nous nommons le mal, il est certain, comme j'ai déja dit, que ce qui nous semble un désordre, n'en doit point être un pour l'Intelligence infinie qui a tout ordonné ; il faudroit, sans cela, la taxer d'imprudence ou de méchanceté, ou en faire une fatalité qui s'ignoreroit elle-même. Ceux qui prétendent qu'il arrive [135] des choses qui peuvent choquer les idées ou la volonté divine, ne peuvent, quelques efforts qu'ils fassent, éluder cette objection qui se présente d'elle -même toute la première.

En effet, si quelque chose offense, c'est-à-dire, déplaît à la Divinité dans la conduite morale des hommes; si ce que nous nommons mal, est autre chose à ses yeux qu'un simple défaut, suite nécessaire des bornes naturelles de la capacité humaine laissée, dans cette vie, à son propre gouvernement; si ce mal est autre chose qu'une simple imprudence, une erreur qui porte avec elle son châtiment et son remède, il faudra convenir que toutes les institutions humaines, toutes les loix factices auxquelles les mortels se sont soumis, ou ont été forcés de se soumettre, sont des crimes généraux d'autant plus énormes et plus punissables, qu'ils sont la source de tous les maux. Or, dans cette supposition il faudroit dire que la Divinité doit châtier tous nos Sages, tous nos Législateurs, qui, comme [136] nous l'avons prouvé, ont bouleversé les loix de la Nature. Cependant à les entendre, ils ne sont pas coupables; ils avoient les meilleures intentions du monde.

Quant au reste des hommes, que peut-on leur imputer? Après tout, ce n'est pas leur faute, s'ils ont été induits en des erreurs, qui multipliées et perpétuées de générations en générations, sont devenues insurmontables. Si donc, en conséquence de ces erreurs, quelques particuliers se trouvent reduits à la dure nécessité de devenir criminels, dans les principes même de nos Moralistes, n'ont-ils pas droit de s'excuser d'une méchanceté involontaire, d'une méchanceté dont tout le système a été comme bâti avant eux? Le funeste torrent de toute dépravation est creusé dès long-tems ; il n'est presque plus possible à ces malheureux de se tirer des gouffres fréquens qu'il laisse sur son passage. Quel est le coupable de celui qui a ouvert le précipice, ou de celui qui y tombe?

Vous avez fait des loix que vous sentiez, [137] qui seroient infailliblement violées ; et c'est ce qui devoit vous faire comprendre combien elles étoient imparfaites. Vous châtiez; et pour les maintenir, vous n'aviez que ce moyen. Pourquoi faites-vous la Divinité garante de vos bevues ? Quoi ! vous voulez qu'elle s'irrite de ce que vous n'êtes pas obéis, et qu'elle poursuive votre vengeance au delà du terme de toute prévarication !

Si l'on replique que Dieu doit punir les prévaricateurs comme le font les hommes, parce que les crimes, malgré l'imperfection des loix humaines qui ont pu les occasionner, n'étoient pas inévitables pour ceux qui les ont commis, et parce que ces mêmes loix, faites précisément pour les empêcher, donnoient d'après la Nature, des leçons pour les éviter, je vous demanderai à quoi servoient ces leçons aussi inefficaces que revoltantes ? Vous les dites tirées de la nature, et je vous ai fait voir qu'elles la contredisent. Où est l'autenticité qui peut les faire adopter de Dieu, et les lui faire ap-[138]prouver comme siennes, comme des régles prescrites aux hommes sous des peines très-rigoureuses ?

Ou avouez-moi des absurdités : 1°. que la Divinité auroit, au gré de la folie des hommes, abrogé et supprimé la première loi de nature, et ses conséquences; 2°. qu'il auroit changé l'essence des rapports primitifs qu'il a voulu établir entre ses créatures raisonnables, pour leur substituer et autoriser le système de tel ou tel Législateur; 3°. que parce qu'il auroit plu à ce Réformateur mortel, pour faire quadrer ses arrangemens, de reputer pour crime, une action qui n'est naturellement point mauvaise, la Providence, d'après les reveries d'un cerveau fanatique, puniroit ceux qui ne se conformeroient pas à ses préceptes. Si ces conséquences de vos propres principes revoltent le bon sens, abandonnez-les pour convenir de choses plus raisonnables : qu'il est incontestable, comme je le prouve ailleurs, que tant que les loix de la Nature subsistent dans leur entier, il n'y a point, [139] de crime possible; point, par conséquent, de crime à punir : que si une main mal adroite altére par erreur les dispositions de ces loix, ou plutôt se méprend et induit par ignorance, quelques malheureux à les violer, la sagesse infinie se sert de la même main pour réparer un dégât momentané.

Le mal moral n'est dans l'homme, aux yeux de la Providence, que ce que sont les imperfections dans les Etres physiques : sa sagesse ne détruit point la chose imparfaite, mais la perfectionne. J'appelle chose imparfaite, ce qui n'est pas encore ce que la Providence a dessein de la faire devenir.

Tout dans l'univers, soit physique, soit moral, se perfectionne par gradation.

Tout prouve dans la Nature comme dans l'Art, dans le Physique comme dans l'Intellectuel et le Moral, qu'il est établi un point fixe d'intégrité auquel les Etres montent par dégrés. Nous ignorons l'essence des choses les plus simples et les plus bornées; nous ne savons si elles sont suscepti-[140]bles ou non, d'une subite intégrité, et, par conséquent, si la toute-puissance pouvoit ou non les y porter sans gradation. Je ne conteste point sur l'affirmative ou la négative; je ne me tiens qu'à l'extérieur sensible de ses procédés : les phénoménes qui me les montrent, me laissent voir par-tout, jusques dans l'aile du moucheron, un développement successif; j'éprouve, je sens les progrès de ma raison : je puis donc dire avec fondement, que par une analogie merveilleuse, il est dans le moral des accroissemens favorables, et que les loix de la Nature, malgré leurs forces et leur douceur, n'aquierent que par dégrés, une autorité entière sur l'humanité : de sorte que d'abord les Nations qui s'assemblent, sentent plutôt l'utilité d'une société en général, qu'elles ne comprennent nettement quelle doit être la meilleure. Ce n'est que par une longue suites [sic] d'erreurs morales, par mille épreuves que la raison humaine découvre enfin, que nulle situation ne peut être plus heureuse que l'état de simple Na-[141]ture; mais comment les Nations pourroient-elles l'apprendre, si elles ne passoient par plusieurs formes de gouvernement, par plusieurs systêmes, dont les défauts dûssent tôt ou tard réunir tous les suffrages en faveur de la Nature?

Presque tous les Peuples ont eu, et ont encore une idée d'un âge d'or, qui seroit véritablement celui où auroit regné parmi les hommes, la parfaite sociabilité dont j'ai développé les loix. Peut-être cette première innocence n'a-t-elle été pendant plusieurs siécles, pratiquée que sans réflexion, et, par conséquent, sujette à se corrompre. Cette corruption aura produit la barbarie, le brigandage, dont les malheurs auront appris aux hommes le prix de leur premier état; ils auront essayé de s'en rapprocher par des loix, qui long-tems très-défectueuses, auront été abrogées par d'autres moins imparfaites : celles-ci ont été et seront apparenment remplacées par de nouvelles encore moins fautives; ainsi de suite, jusqu'à ce que la raison épurée [142] se soit accoutumé à ne plus méconnoître les leçons de la Nature, et à ne se livrer constanment qu'à ses impressions. Parvenue à ce terme heureux, la créature raisonnable aura aquis toute la bonté, ou l'intégrité morale dont elle est susceptible : c'est vraisemblablement par ces dégrés que la Providence y conduit le genre-humain. On a souvent dit que les Empires avoient comme l'homme, leur enfance, leur jeunesse, leur âge mûr, et leur décrépitude; n'en seroit-il pas de même de l'espéce entière pendant un certain nombre de révolutions, qui la porteroient à un état constant d'innocence?

Mais quittons les hypotéses pour fixer l'idée de mal moral, et la renfermer dans ses justes bornes.

Justes bornes du mal moral.

Il n'y a dans la Nature mal physique ni moral respectivement à la Divinité, c'est-à-dire, qu'il n'est entre elle et les Etres créés aucune rélation qui lui soit desagréable.

[143] A l'égard de l'homme supposé soumis aux loix primitives de la Nature, il n'y a point de mal moral, c'est-à-dire, aucune lézion active ou passive : il ne peut être exposé à des maux de cette espèce, ni se rendre coupable que dans la constitution arbitraire de certaines sociétés, qui varient comme les volontés mortelles qui les ont établies, et dont les coutumes et les usages sont souvent diamétralement opposés l'un à l'autre : de sorte que ce qui est mal moral dans l'une, est souvent un bien ou une action louable dans l'autre. L'état présent et passé des Nations le prouve sans replique. On condamne ici ce que l'on autorise, ce que l'on commande ailleurs : donc le mal moral est, à cet égard, une chose purement versatile et changeante comme la fantaisie des Législateurs : il est dans l'ordre qu'il soit puni par un autre mal aussi passager ; il est un pur effet d'une cause seconde livrée aux accidens de sa mutabilité volontaire; ce mal peut-il avoir quelque rélation avec la Divinité?

[144] L'homme est créateur indépendant de ses actions libres; elles n'ont d'autre objet, d'autres motifs que sa conservation, son bien-être; choses de très-courte durée et entièrement laissées aux soins de sa capacité présente. Or, puisque ces actions bonnes ou mauvaises, soit par rapport à lui ou par rapport à ses semblables, ne sont telles que dans quelques circonstances seulement, il est vrai de dire que l'homme est très-accidentellement ou conditionnellement méchant. Otez la condition et les causes, qui pour la plupart ne dépendent pas de lui, il ne peut pas être pervers, ni souhaiter, ni continuer de l'être.

La cause passagère de tous maux en est le remède.

Otez la propriété, je le repéte sans cesse, vous anéantissez pour jamais mille accidens qui conduisent l'homme à des extrémités désespérantes. Je dis, que délivré de ce tyran, il est impossible de toute impossibilité, que l'homme se porte à des for-[145]faits, qu'il soit voleur, assassin, conquerant. Les loix qui autorisent la propriété, le punissent de ces crimes: ses remords même et ses craintes, enfans des préjugés du système de morale dans lequel il est élevé, l'en punissent encore. Mais le plus sévère châtiment du scélerat est le premier sentiment de bienfaisance, pour ainsi dire, innée : cette voix intérieure de la Nature, toute réduite qu'elle est chez les hommes à l'indifférente leçon de ne point nuire, a encore assez de force pour se faire vivement sentir au criminel.

Vous dites que chez la plupart des hommes, la crainte des châtimens, des supplices, ou présens ou futurs, arrête les actions dénaturées; que d'efforts, foibles Mortels, pour empêcher que quelque furieux ne vous nuise! Tout cela seroit inutile sans une ineffaçable probité que la Divinité a mise dans le cœur humain, L'homme de bien la chérit indépendanment de toute crainte ; le scélérat la regrette, même dans l'impunité; elle seule punit et reprime plus [146] efficacement les crimes que les roues, les gibets : Ille (Deus) legis hujus inventor, disceptator, lator : cui non parebit ipse se fugiet ac naturam hominis aspernabitur : atque hoc ipso luet maximas pœnas, etiamsi cætera supplicia, quæ putantur effugerit... suum quemque scelus agitat, amentiaque afficit : suæ malæ cogitationes, conscientiæque animi terrent, hæ sunt impiis assiduæ, domesticæque Furiæ (1). Il est entré dans le plan de la Providence que les loix humaines qui auroient imprudenment occasionné la violation des sentimens naturels, joindroient leurs rigueurs au pouvoir affoibli de ces sentimens, et qu'elles répareroient ainsi les pertes qu'elles leur font souffrir : ces sentimens eux-mêmes après la chaleur de l'action dénaturée, reprennent toutes leurs forces, et sont autant d'Euménides terribles qui aident les loix humaines à punir le crime. Ainsi comme un choc est détruit par un autre choc, l'imprudence des causes libres occasionne les crimes ; les suites [147] de la même imprudence servent à détruire ces funestes effets : la violence est anéantie par la violence ; il n'en reste plus rien que de purement idéal, pour la créature que ces rapports peuvent interesser.

Véritable cause des contrariétés de l'esprit et du cœur.

Si on considére les actions des hommes que l'on nomme simplement vices, et qui ont un moindre dégré de méchanceté que les actions dénaturées, à combien, grand Dieu ! de pratiques puériles, bizarres et risibles n'a-t-on pas attaché l'idée morale de bonté et de méchanceté ? Ces choses qui ne tiennent par rien du tout à la Nature, qui la gênent même et la contrarient, ont cependant trouvé tant de crédit sur l'esprit des hommes, qu'ils en ont souvent fait des ordres divins. Quand il arrive que la Nature, malgré l'esprit, secoue un joug inutile, peut-on traiter sa résistance de revolte ? peut-on dire que la volonté de l'homme le porte au vice malgré les lumiéres de [148] l'esprit ? Ces prétendues clartés ne sont, en effet, que de ténébreuses bluettes, et il n'est pas étonnant alors, si la Nature plus sage et plus forte par ses sentimens, met si souvent la volonté en contradiction avec l'esprit, et semble se moquer de ses leçons.

C'est là précisément le nœud gordien de nos Raisonneurs moralistes. Le cœur de l'homme, disent-ils, est un labyrinte impénétrable, dont on ne peut connoître les replis: ce n'est qu'un composé monstrueux d'éléments contraires qui se font une guerre perpétuelle. A quoi lui sert la raison, si, malgré ce guide, il bronche à chaque pas; si on le voit à chaque instant agir contre ses opinions, contre les principes dont il semble le plus fortement persuadé ; si, enfin, rien n'est plus inconséquent que l'homme dans sa conduite?

Video meliora proboque, deteriora sequor. Ovid.

La raison en est toute simple ; c'est que dans mille occasions vos préjugés, vos erreurs, vos folles opinions s'opposent aux [149] sages impressions de la Nature ; le cœur en sent les indications promptes et sûres, et semble se rire du vain pédantisme de l'esprit qui voit faux.

Qu'on rassemble après cela toutes les inepties satiriques ou élégiaques que les Stoïciens anciens et modernes, que les Pascals, les Malbranches, les Du-Guet, et quelques-uns de nos meilleurs Poëtes ont débité contre l'humaine espéce; qu'on les examine selon nos principes, on verra que partie de ce qu'ils lui reprochent, sont des puérilités, des miséres, et on connoîtra du reste à quoi il tient que l'homme ne se corrige de ce dont on peut justement le blâmer : on comprendra pourquoi ces Censeurs extravaguoient si sagement ; enfin, comment et depuis quand,






[150]

Loin que la raison nous éclaire
Et conduise nos actions,
Nous avons trouvé l'art d'en faire
L'orateur de nos passions.
C'est un Sophiste qui nous joue,
Un vil complaisant qui se loue
A tous les fous de l'univers,
Qui s'habillant du nom de sages,
La tiennent sans cesse à leurs gages
Pour autoriser leurs travers.

Rousseau.

 

 

 

 

 

C'est précisément par un semblable abus de la raison que la plupart de nos mélancoliques Enthousiastes déclament contre l'homme, aussi bizarres, aussi indéfinissables eux-mêmes que celui qu'ils décrient; ils font cependant quelquefois la grace à cette créature infortunée, pour la consoler, de lui dire avec un de nos Poëtes célébres :

Malgré l'épaisse nuit sur l'homme répandue,
On découvre un rayon de sa gloire perdue
C'est un Roi qui du trône cri la terre jetté,
Conserve sur son front un air de majesté.

Racine, fils.

Ne voilà-t'il pas une riche et utile découverte ?

Combien nos principes sont éloignés d'autoriser le vice ou le crime.

Il faut des mœurs, une police, des loix, un [151] gouvernement; tout le monde le dit, et je ne le soutiens pas avec moins de zèle : c'étoit dans la Nature qu'il en falloit puiser les régles ; mais elle étoit sujette à se corrompre ; les passions humaines étoient un feu qui pouvoit devenir incendie : eh bien, il falloit en écarter les matières combustibles. La raison humaine, et, sans cela, à quoi nous serviroit ce guide ? est faite pour connoître et suivre les procédés de cette Nature ; ses loix primitives, toutes sages qu'elles sont, ne suffisent point pour gouverner les hommes, je l'avoue ; mais ce n'est que tant que ces loix demeurent vagues et indéterminées : les recueillir, les assembler, y mettre de l'ordre, de la conséquence, en fixer les décisions, c'est l'ouvrage de la raison, de l'art. Ainsi, comme ce qui corrompt la nature, n'est plus elle ; comme ses vrais sentimens, ses véritables indications cessent ou commencent toute violence; de même toute institution qui sort de ses principes, qui bâtit sur de fausses positions, qui prend pour nature ce qui ne l'est pas, n'est [152] plus un art qui puisse imiter et suivre pas à pas cette sage maîtresse ; c'est une misérable et aveugle routine ; ce n'est que cette cacophonie que j'attaque dans cet Ouvrage.

Qu'on ne m'accuse donc point d'autoriser le crime par des principes qui font disparoître tout mal moral, qui affranchissent l'homme de toute crainte, de tout remords. Rien ne seroit plus évidemment calomnieux que cette accusation, puisqu'il n'y a pas un de mes raisonnemens, pas une de mes maximes, qui, loin de favoriser aucune action dénaturée, ne tende, au contraire, à anéantir tout scéleratisme, et à le rendre même inconcevable.

En indiquant la cause première de tous forfaits, et les moyens de la détruire, je substitue à une impuissante crainte, à d'inutiles remords, les vrais moyens de rendre le crime impossible, d'en irispirer une horreur insurmontable, et enfin, de restituer la créature à sa bonté, à sa probité naturelle,

[153] Quand je dis qu'il n'y a nul mal moral en présence de la Providence ; qu'elle ne s'irrite point du crime ; qu'elle ne le punit pas comme nous l'imaginons par comparaison avec nos procédés ; je dis aussi que sa sagesse permet que, par des conséquences infaillibles de l'ordre établi dans le moral, c'est-à-dire, dans les actions des hommes, il arrive toujours que ce qui nuit à ces créatures, est reprimé par des maux pareils. Point de crimes sans punition ; mais aussi plus de crimes après les derniers châtimens.

Si j'établis que l'idée d'un Etre infiniment parfait, infiniment bon, exclut absolument celle d'un vengeur obstiné dont les rigueurs perpétueroient le mal, c'est que cette idée ne peut convenir qu'à la créature, qui, sujette à l'offense, ne peut s'en garantir que par la crainte et la terreur. C'est à se mettre hors de toute insulte que la vengeance trouve du plaisir dans les tourmens du coupable. Que seroit un Etre inaccessible à toute offense, qui se plairoit à ce cruel exercice ?

[154] Criez tant qu'il vous plaira, imposteurs ou fanatiques, qui avez interêt de nous persuader des chiméres ; vos vains raisonnemens ne pourront jamais étouffer cette vérité aussi évidente que le premier Axiome de mathématique : Si la suprême Puissance est unie dans un Etre à une infinie sagesse, elle ne punit point, elle perfectionne ou anéantit. Choisissez.

Tout est bien dans l'univers. Dieu a permis qu'à côté et assez près de ses loix immuables, l'humaine raison, cette déité créée, érigeât les siennes, et qu'elle fût elle-même créatrice d'un monde moral, dont le méchanisme allât suffisanment bien pour l'état présent et passager de l'humanité, de même que la maison suffit pour la durée de celui qui la bâtit ou l'habite.

Je ne blâme vos constitutions, vos préceptes, Mortels, qui voulez vous mêler d'instruire les hommes, que parce que vous leur débitez ces leçons comme d'éternelles vérités. Contentez-vous qu'on vous les passe pour des conséquences hypotétique-[155]ment vraies, rélativement aux systêmes qu'enfanta l'imagination de vos premiers maitres.

Vous, ineptes discoureurs sur les décrets éternels de la Providence, qui prétendez en accorder la sagesse infinie avec ce que vous voyez de monstrueux dans les humaines résolutions; les impertinences dont vous remplissez nos bibliothéques, sont au-dessous de toutes puérilités. A quelles extravagances, grand Dieu ! ne vous faut-il pas recourir pour justifier la conduite peu raisonnable que vous prêtez à la Raison infinie ? Mais je n'entre point en discution sur ce sujet ; je me contente de vous dire comme Sénèque: Quid interest utrum Deum neges, an infames ? Pourquoi, après cela, reprochez-vous aux Payens leurs risibles Divinités ? ne pourroient-ils pas prendre leur revenche avec avantage ?

J'ai fait voir en quoi précisément consiste, et le bien, et le mal moral ; je passe à l'examen des causes de la corruption des actions humaines.

[156] Principal motif de toute action humaine, et principe de toute harmonie sociale.

Il est incontestable que le motif ou la fin de toute action humaine, est le désir d'être heureux; il n'est pas moins certain que ce désir est l'effet d'une propriété essentielle d'un Etre destiné à connoître qu'il existe, et à veiller luimême à sa propre conservation; en un mot, ce désir est un effet de notre sensibilité. Or, il faut que pour nous mettre promptement et efficacement en devoir d'obéir à ses loix, cette sensibilité nous fasse d'abord sans délibération, sans examen, rapporter tout à nous-mêmes, et imaginer que tout est fait pour nous, et que sans nous tout ce qui existe, seroit inutile ; elle seule peut permettre à l'homme de dire comme l'Empereur Tibére:

Me misceatur igne terra mortuo.

Mais c'est de la force, de la véhémence même de ce sentiment, que la Providence tire le principe de toute harmonie sociale.

[157] J'ai déja fait voir que ce mouvement est à peu près dans la créature sensible qui se trouveroit unique de son espéce, ce qu'est le mouvement local imprimé à un seul corps, qui, disent les Physiciens, abandonné à lui-même, parcoureroit toujours une ligne droite. Bref, la sensibilité est en nous ce qu'est le mouvement primitif imprimé à la matière, et qui bientôt perd son uniformité pour donner naissance à la variété des plus belles combinaisons entre les corps. C'est sur des régles presque toutes semblables, que la Divinité a construit et gouverne le monde moral ; mais quittons des comparaisons qui ne sont pas à la portée de tout Lecteur.

L'homme veut toujours et invinciblement être heureux; son impuissance l'avertit sans cesse qu'il ne le peut être sans communication de secours ; il est aussi informé qu'il est une infinité d'Etres possédés du même désir que lui ; il est à chaque instant convaincu que son bonheur dépend de celui des autres, et que la bienfaisance est le [158] premier et le plus sûr moyen de sa félicité présente. Tout semble lui crier: Tu veux être heureux, sois bienfaisant. Sans t'embarrasser d'abord de qui tu tiens l'être, apprens que tu ne peux en jouir sans être bienfaisant. Veux-tu t'élever à la connoissance de ton Auteur ? sois bienfaisant.

Pourquoi sourd à ces conseils, en écoute-t'il de diamétralement opposés à sa félicité ?

C'est que la morale vulgaire, ainsi que la politique, a renversé et corrompu la plupart des idées, aussi-bien que l'ordre et la succession de ces idées.

Tâchons donc de reconnoître et de suivre les véritables traces de la Nature, de découvrir ce qui a pu interrompre ses procédés, en troubler les succès ; indiquons les vrais moyens de réparer ces désordres.

Véritable succession et progrès des idées morales; hypotéses qui les prouvent.

Je dis, 1°. que, dans l'ordre naturel, l'idée de bienfaisance, soit active ou passive, [159] précéde toute autre idée, et celle même de la Divinité. 2°. Que cette idée est la seule qui éléve les hommes à celle d'un Dieu, plutôt et plus sûrement que le spectacle de l'univers. 3°. Que la bienfaisance nous donne de la Divinité une idée vraiment digne de la grandeur de son objet. 4°. Elle seule perfectionne généralement toutes les facultés de la raison, et les occupe de leur véritable emploi. 5°. Que l'idée de la Divinité ne se corrompt dans l'homme qu'à mesure que celle de bienfaisance dépérit. 6°. Je dis que l'idée grossiére d'une Divinité bienfaisante n'est point une idolâtrie; on ne peut donner ce nom qu'à l'idée qui nous représente un Dieu comme également occupé à nuire et à faire du bien. 7°. Que toute morale qui donne cette idée de la Divinité, et y fonde sa doctrine, est une morale absolument vicieuse.

La bienfaisance est le premier principe de l'idée d'une Divinité.

Premièrement, la seule idée de bienfai-[160]sance nous élève à celle d'une Divinité plus promptement et plus sûrement que l'aspect de l'univers : cette vue nous touche d'abord si peu, que nous en jouissons sans soupçonner qu'il ait de cause, et sans nous soucier beaucoup de nous en informer.

Il est dans nos premiers ans une infinité de choses plus près de nous, que les ornemens, que l'enceinte, que le lieu même de notre demeure ; les premiers objets qui nous affectent agréablement, sont comme nos premières Divinités.

Première hypotése où l'on explique comment l'idée de la Divinité se forme, se développe et se perfectionne.

Or, supposons pour un instant que rien ne puisse nous nuire ou s'opposer au moindre de nos désirs ; qu'au contraire tout les prévienne, nous aurions l'idée de quelque chose de bon, sans avoir encore celle d'un premier Principe bienfaisant. Voici dans cette hypothése, comme dans toute autre, comment nous y parvenons.

[161] La réflexion seule sur les sentiments naturels, fait éclorre l'idée d'une Divinité.

Des sentiments réitérés par la fréquentation de plusieurs objets, éveillent la mémoire, et donnent lieu à la comparaison, et celle-ci ouvre, pour ainsi dire, les portes du discernement et de la réflexion. Nous commençons alors à juger des qualités des objets les plus prochains; nous leur donnons, par gradation, les titres de beaux, de bons, de meilleurs.

Le sentiment, le souvenir marchant tous deux, ou séparément, ou de compagnie avec la réflexion, comparent avec elle le présent au présent, ou celui-ci au passé ; observent les nuances, les dégrés des qualités des objets ; y en découvrent qui n'avoient point été apperçues ; passent d'un sujet à un autre, et de celui-ci à de plus éloignés. Ainsi les facultés de l'entendement montent par cette progression, aux premières notions de l'Excellence, et par une succession de nouvelles idées que celle-[162]ci enfante, élévent enfin l'homme à l'idée d'un Etre infiniment bon.

Le spectacle de l'univers ne fait qu'étendre l'idée de la Divinité.

Ce n'est point, comme le prétendent la plupart des Philosophes, le spectacle de l'univers, ni les réflexions sur notre contingence et la sienne, qui nous mènent à l'idée de quelque chose de divin; ces remarques aident, à la vérité, à perfectionner cette idée; mais quand le discernement nous les fait faire, nous avons déja l'idée d'une bienfaisance en général : c'est donc elle seule que notre sensibilité prend pour guide ; c'est donc elle qui nous élève à l'idée générale d'un Etre bienfaisant : d'autres idées sont comme des milieux qu'elle traverse, et dont elle prend des teintes qui la perfectionnent.<

Il est donc prouvé que l'idée de bienfaisance, dans ce système comme dans tout autre, doit être la base et le principe de celle d'une Divinité.

[163] Il est prouvé de plus, que l'homme dans un état constant d'innocence et de bonheur, ne peut avoir d'autres idées de la Divinité que celle d'un Etre infiniment bon, et que cette excellente Cause n'auroit voulu être connue de la créature que sous ce seul et unique titre; qu'elle ne voudroit aussi être que le dernier objet des connoissances humaines dans l'ordre de la perception des idées, dans la progression du moins au plus, et du plus à l'infini : nouvel effet admirable de cette bienfaisance suprême, qui ne se rend accessible à l'esprit humain que par des dégrés si interessans !

Par quels dégrés l'idée d'une Divinité se perfectionne.

Ce que nous venons de dire conduit naturellement à faire cette question. Les hommes dans cette hypotése, auroient-ils tous une idée également sublime de la Divinité ? Je dis que cette idée auroit ses dégrés proportionnés aux esprits plus ou moins cultivés, plus ou moins susceptibles de cultu-[164]re; il pourroit même arriver, et il arriveroit effectivement, que tel homme borné à des idées grossiéres de bonté, croiroit que la Divinité résideroit dans ce qu'il estimeroit de meilleur, tandis qu'un autre, instruit par plus d'expérience, ou doué de plus de sagacité, s'éleveroit infiniment plus haut.

Ainsi dans ce système à proportion qu'une Nation perfectionneroit ses connoissances par l'épreuve et l'usage d'un plus grand nombre de choses agréables et utiles, plus elle deviendroit industrieuse et spirituelle, et plus elle s'éloigneroit des idées informes et grossières que d'autres Nations auroient encore de la Divinité.

Seconde hypotèse, dans laquelle l'idée d'une Divinité acquiert de nouveaux dégrés de perfection.

Mettons la créature sensible aux bienfaits dans d'autres situations qui lui en fassent encore mieux sentir l'importance; plaçons l'homme dans des positions qui lui don-[165]nent lieu d'étendre encore ses idées rélatives par un plus grand nombre de comparaisons, qui lui fassent comprendre la nécessité de l'existence d'une Cause bienfaisante, et combien il lui importe de l'être lui-même : considérations, qui, par conséquent, étendent chez lui avec les limites de ses conceptions, l'idée d'une Divinité autant qu'elle peut l'être.

Supposons donc l'homme dans un état de parfaite innocence, dans un état tel qu'il n'y ait que des Etres purement inanimés qui puissent nuire à son existence ou à son bien-être ; de façon cependant qu'il pût s'en garantir tantôt seul, tantôt à l'aide de ses semblables qu'il trouveroit toujours disposés à le secourir, qu'il verroit s'interesser avec lui à sa conservation et à ses plaisirs.

Je dis premiérement, que dans cette seconde supposition, l'homme aquerra l'idée d'une Divinité bienfaisante par les mêmes dégrés que dans l'hypotése précédente ; mais cependant avec cette différence que les accidens fâcheux auxquels la Cause premiére [166] l'aura laissé sujet, l'avertiront que les intentions de la Providence sont que la créature soit elle-même bienfaisante; avec cette différence encore que dans la supposition précédente, l'homme n'auroit presque qu'une idée purement passive de bonté ; et dans celle-ci, outre l'idée du bienfait reçu, il apprendroit à connoître par lui-même ce que c'est qu'être bienfaisant. Alors la créature auroit quelque idée de ressemblance entre elle et la Divinité; et comme ses qualités la disposeroient à s'estimer la plus parfaite, la plus aimable de toutes les créatures, elles la porteroient à croire que la Cause première est autant au-dessus de l'humanité, que celle-ci s'estime au-dessus des autres Etres : donc plus elle concevroit une haute idée de la bienfaisance en général, et plus elle auroit une idée sublime de la Divinité; plus encore l'industrie, la prudence qui aideroient la créature à se garantir des accidens passagers de cette vie, et plus aussi le plaisir de s'en être préservé, ajouteroient à l'idée d'un Etre infiniment [167] bon. Par-dessus tout cela, l'idée d'une infinie sagesse seroit une conséquence de celle des Mortels.

A l'égard des accidens fâcheux, la réflexion accoutumeroit les hommes dans ce système, comme dans le nôtre, à les regarder plutôt comme des avis destinés à réveiller l'idée d'un Bienfaiteur souverain, à rendre l'homme attentif à sa conservation, que comme de véritables maux. D'ailleurs, la raison leur feroit souvent remarquer que ces accidens ne sont nuisibles qu'à certains égards, et sont en général de fort bons effets.

On peut donc conclurre que l'homme dans ce second systême auroit encore des idées de la Divinité plus relevées que dans le premier.

Tout ceci prouve aussi ma quatrième proposition, que la bienfaisance perfectionne les facultés de l'esprit par les sentiments du cœur.

Il faut observer que dans les deux précédentes hypotéses, l'homme avant que d'avoir aucune idée de Divinité, seroit bien-[168]faisant, pour ainsi dire, par instinct, sans y être déterminé par aucune crainte.

Il faut remarquer, en second lieu, que l'homme n'auroit que faire ni de loix, ni de morale, parce qu'il n'auroit aucun mal à redouter de la part de ses semblables.

Troisièmement, que n'attachant jamais l'idée de Divinité qu'à des choses qu'il estimeroit bonnes, quand même son ignorance le porteroit à prêter cette idée à quelque objet qui n'auroit rien de divin, ce seroit moins une idolâtrie, que ne le sont chez nous les idées grossières du vulgaire.

Quatrièmement, que sur-tout dans la seconde hypotése, l'homme auroit autant de gout à être bienfaisant qu'à être heureux ; puisque n'étant supposé enclin à aucun défaut nuisible, il feroit de la bienfaisance une des meilleures portions de son bonheur.

Dans quel systême l'idée de la Divinité pouvoit se perfectionner de plus en plus, ou se corrompre.

Plaçons l'homme dans un troisiéme sys-[169]tême, qui est précisément celui dans lequel il se trouve.

Je dis que cet état, comme celui de l'hypotése précédente, avoit tous les avantages que les hommes peuvent retirer de la nécessité de s'entre-secourir, en supposant qu'ils fussent demeuré soumis aux lois de la simple Nature : on y trouve mêmes moyens de perfectionner les facultés de l'esprit et du cœur,(1) mêmes moyens de [170] perfectionner en nous l'idée d'une sagesse et d'une bonté infinie, même réciprocité entre la bienfaisance et le désir d'être heureux.

Mais malheureusement il étoit possible que ces heureuses dispositions changeassent, et que l'homme se nuisit à luimême et à toute son espéce. Une seule chose pouvoit causer ce renversement; tout prouve que c'étoit la propriété. L'homme pouvoit connoître ce danger, et s'en garantir : si cela fut arrivé, il est certain que la vue du précipice, et la simplicité des moyens qu'offroit la Nature pour l'éviter, auroient encore produit dans la créature un nouveau dégré d'admiration des bontés et de la sagesse divine, et l'auroient plus fortement attaché à ces seuls moyens d'être heureux.

Mille accidens, au contraire, ont détaché les hommes de l'innocence et de la pro-[171]bité, pour les porter au brigandage. Pourquoi, dira-t'on, la Providence a-t'elle permis un si fatal changement?

Je n'en sais rien; mais loin de la taxer comme vous, d'avoir livré l'homme à des maux qu'elle pouvoit empêcher, j'aime mieux dire, ou que ces maux ne sont rien à ses yeux, ou qu'ils ne sont que des accidens passagers, à travers lesquels une Puissance à laquelle rien ne résiste, a dessein de conduire le genre-humain à un état constant de bonté.

Mon objet principal est ici de faire voir que les Moralistes, aussi-bien que les Législateurs, ont négligé ou méconnu les moyens simples et naturels de ramener l'homme de ses premiers égaremens; moyens qui subsistent toujours malgré le mal ; que loin de les employer, ils ont semblé conspirer avec les vices à corrompre l'idée de bienfaisance et celle de la Divinité.

[172] Comment la corruption des actions humaines s'est étendue sur l'idée de la Divinité; ce qu'il falloit faire pour l'arrêter.

Quand les accidens dont j'ai parlé dans la seconde Partie,(1) ont eu éteint les sentimens de consanguinité chez les Nations ; quand les hommes ont cessé d'être bienfaisans, il étoit naturel que la corruption de leurs actions leur donnât l'idée d'une Divinité terrible et vengeresse, plutôt que bienfaisante. Il falloit que notre espèce devînt une vile esclave du plus honteux intérêt, et de mille craintes chimériques ; qu'une infinité d'erreurs grossières lui fissent imaginer voir toute la nature soulevée contre elle, aussi-bien que ses propres sentimens; il falloit, enfin, que l'homme devînt à soi-même un objet d'horreur, et crût que sa propre cause devoit concevoir de lui une semblable aversion ; il falloit encore que ses propres accès de fureur et de repentir, de pardon et d'offense, de pitié [173] et de cruauté, de tendresse et de haine, d'orgueil et de bassesse; en un mot, que ses vacillations perpétuelles entre l'injure et le bienfait, lui fissent forger une Divinité semblable à lui-même. Je dis, en passant, que telle est la véritable origine d'une idolâtrie qui subsiste encore.

Peut-on excuser ceux qui prétendoient remédier à ces maux, je veux dire, les premiers Réformateurs, et après eux les premiers Moralistes, de s'être précisément servi de toutes les idées monstrueuses qu'avoient conçu les Nations pour établir leurs loix ou leurs dogmes ?

Lorsque les Peuples, las de leurs propres forfaits, commencerent a soupirer après les douceurs de la sociabilité, et à se soumettre aux ordres et aux conseils de ceux qu'ils croyoient capables de la rétablir, n'étoit-il pas facile de leur faire connoître et de leur inspirer de la haine pour la première cause de tous leurs maux, la propriété ? Il n'étoit pas besoin de longs raisonnemens pour faire comprendre au vulgaire même [174] le plus grossier, la nécessité de la proscrire pour jamais. Cela auroit-il été plus difficile à certains Législateurs, que de dicter des loix terribles ? Point du tout : au lieu de ramener, par cet heureux expédient, l'homme à sa bienfaisance naturelle, dont ses malheurs récens lui faisoient sentir tout le prix ; au lieu de le fixer dans cet état heureux, ils n'ont fait, pour ainsi dire, que le suspendre entre ce point d'appui et le précipice.

Mais ces Réformateurs entichés des mêmes erreurs que leurs Peuples, pouvoient-ils s'empêcher d'en suivre le torrent? pouvoient-ils tout-à-coup reconnoître la véritable cause du mal ? C'étoit, sans doute, beaucoup pour eux que d'appliquer au hazard quelques topiques. Si leur ignorance les excuse, peut-on pardonner aux prétendus Sages qui les ont suivis, d'avoir renchéri sur leurs méprises, et d'en avoir fait les fondemens de leurs arts et de leurs préceptes ? Le tems et l'expérience ne devoient-ils pas instruire ces derniers des défauts des [175] premières loix ? Ils auroient reconnu, pour peu qu'ils eussent fait attention, que toutes les fausses idées de biens et de maux, attachées à des objets chimériques, ne produisoient que de vaines craintes, de vaines espérances, qui, loin de porter les hommes à de bonnes actions ; loin de les contenir dans le devoir, n'en faisoient que corrompre et affoiblir les motifs : ils devoient remarquer que toujours l'esprit de propriété et d'interêt qui dispose chaque individu à immoler à son bonheur l'espéce entiére, seroit toujours victorieux de la terreur des châtimens les plus terribles.

Causes remarquables de la corruption des actions humaines que les Philosophes ont négligé d'observer.

Est-il possible que depuis qu'il y a des Philosophes, il semble qu'aucun d'eux n'ait voulu ni observer, ni reconnoître la cause sensible et frappante de quelques-uns des principaux phénomènes moraux.

[176] I. Les Nations les plus méchantes sont les plus superstitieuses.

Premièrement, qu'on remarque que les Nations les plus féroces, les plus adonnées, soit au brigandage, soit à l'interêt du commerce, étant les plus disposées aux crimes, ont presque toujours eu les Loix et les Divinités les plus terribles ; exemple, les Tyriens, les Sidoniens, les Carthaginois, quelques Peuples de la Germanie, des Gaules, de l'Espagne, etc.

Sur cette observation, il étoit aisé de conclurre en général, que les hommes les plus disposés à être méchans, sont ordinairement ceux qui ont le plus de panchant à concevoir l'idée d'une Divinité terrible, et que dès qu'ils ont imaginé dans cette idole effrayante à peu près les mêmes inclinations pour les richesses, pour les dons, pour le sang, le carnage et la proie que chez les hommes, voilà ceux-ci dispensés de tous ménagemens envers leurs semblables; les voilà relevés de toute crainte, [177] parce qu'au moyen de quelques présens, de quelques sacrifices, ils croient facile d'appaiser ces Divinités avares. Ainsi, chez ces Peuples barbares, nuls motifs de bonnes actions que la crainte des hommes, qui fait avoir recours à la fourberie, ou celle des Dieux, auxquels on rend un culte qui n'améliore ni la condition des Mortels, ni leur cœur.

On pouvoit encore remarquer que partout où regne le despotisme, paroissent les mêmes symptomes ; ce sont précisément les mêmes erreurs, les mêmes préjugés qui ont corrompu chez les hommes l'idée de l'Etre suprême, et en ont fait le plus terrible et le plus redoutable de tous les Etres. Qui ne voit, dis-je, que ces fausses idées ont aussi fait de plusieurs Souverains les plus cruels Tyrans, et que réciproquement le fantôme effrayant de leur monstrueux pouvoir a corrompu l'idée de la Divinité. Musulmans, c'est d'après ce modèle qu'est copié le tableau bizarre que votre Prophète vous fait du Souverain de l'univers : vos Docteurs vous entretiennent dans ces opi-[178]nions; leur avarice et leur ambition y trouvent leur compte.

II. Chez quelles Nations les pratiques superstitieuses corrompent les actions morales.

Secondement, si nos Sages eussent voulu reconnoître ce qui commence à corrompre les motifs de bienfaisance, ou, au contraire, ce qui peut contribuer à en rétablir l'intégrité ; s'ils eussent voulu découvrir le point vacillant entre la corruption et l'innocence, ce qui partage l'homme entre les vrais devoirs de l'humanité, et quantité de pratiques minucieuses qualifiées du nom de bonnes actions, qui l'empêchent de nuire sans le rendre bienfaisant, et le tiennent comme suspendu entre ces deux partis, ils n'avoient qu'à jetter les yeux sur des Peuples gouvernés par des loix, une morale, pour ainsi dire, mi-partie d'espérance et de crainte ; ils auroient facilement apperçu que ce funeste équilibre est celui d'une Nation, ou prête à retomber dans la barbarie, ou prête à se rapprocher des [179] loix de la Nature, si elle est assez heureuse pour saisir l'instant favorable.

III. Caractère des Nations les plus humaines.

Un troisiéme phénomène très-remarquable, c'est que par toute la terre les Nations les plus humaines, les plus douces ont toujours été celles chez lesquelles il n'y a presque point eu de propriété, ou celles qui ne l'ont point encore universellement établie ; Nations, par conséquent, les plus désintéressées et les plus bienfaisantes au moins envers leurs Citoyens. Il n'est pas moins remarquable que ces Nations n'adoroient pour la plupart que des choses qu'ils [sic] imaginoient divines, parce qu'elles les éprouvoient bienfaisantes, comme le Soleil, les Astres, les Elémens, et que chez elles il n'y avoit que peu ou point de Prêtres. Si les notions d'une Divinité pouvoient mieux se perfectionner chez ces peuples que chez tout autre, sans changer leurs mœurs, ne doit-onpas inférer qu'il en seroit de même à tous égards des Nations qui ren-[180]treroient dans cet état heureux ? et nos Sages pouvoient-ils méconnoitre les vrais moyens de les y ramener ? pouvoient-ils ne pas sentir les défauts de leurs systêmes de morale ?

IV. Quels sont ordinairement les plus méchans de tous les hommes.

Une quatrième observation générale, c'est que comme par-tout, les hommes les plus méchans, sont les plus interessés, les plus avares, les plus fourbes ; sont ceux qui cherchent et inventent plus de prétextes de se dispenser des devoirs de la bienfaisance; sont ceux qui détournent avec plus d'adresse, l'idée de ces devoirs sur des choses qui n'apportent aucun bien réel ou moral à l'humanité ; qui érigent en actions importantes des pratiques supersticieuses, et font valoir comme de grands services, la peine qu'ils prennent de dresser les hommes à ce manège; puisque, dis-je, on peut dire que ceux qui en agissent ainsi pour s'attirer nos respects, notre vénération, pour [181] se procurer toutes les aisances d'une vie molle et oisive, bien plus encore, pour dominer sur le reste des hommes, sont les plus méchans et les plus corrompus ; que l'on examine de quels personnages ces vices ont toujours formé l'odieux caractère, on verra que chez toutes les Nations, il a toujours fait la marque distinctive de ceux qui se sont appliqués à donner aux hommes les plus monstrueuses idées de la Divinité : ces gens s'en disent les amis, les Ministres ; que cette opinion est pour eux une source abondante de biens ! que ne devons-nous pas à ces demi-Dieux !(1) N'est-il pas conséquent que toute bienfaisance, toute humanité cesse dans les cœurs de ceux qui corrompent ou aliénent les motifs de toutes bonnes actions, qui en détournent, en interrompent l'usage, ou ne l'appliquent qu'à [182] des inutilités, et savent profiter de cette corruption pour tyranniser les Mortels ?

Ce qu'il falloit conclurre des observations précédentes.

N'étoit-il pas facile, après toutes ces observations, de conclurre que la véritable bienfaisance est fille de l'amour de notre Etre, dégagé de toute crainte, de toute espérance erronée on frivole ? Expliquons ceci.

De quelle sorte de crainte ou d'espérance la bienfaisance ne doit point dépendre.

Je dis que la bienfaisance doit être indépendante de toutes ces craintes, de toutes ces espérances erronées, et qui néanmoins par la force des préjugés, excitent chez les hommes les passions les plus violentes et les plus nuisibles. Il y a encore d'autres craintes, d'autres espérances fondées sur de fâcheuses réalités, qui ne pourroient troubler notre repos, si l'homme étoit constanment bienfaisant, et dont, par conséquent, cette bonne qualité ne [183] dépend pas, non plus que des premières.

Voici, au contraire, comme les élémens ou les premières leçons de cette aimable pratique. Il est des inquiétudes de la Nature, des panchans doux qui nous excitent à travailler à notre conservation, sans troubler celle des autres, et sans nous affliger nous-mêmes. J'ai faim, j'ai soif, je désire satisfaire ces besoins, j'espère d'en trouver les moyens; mon espoir ne sera point frustré; je trouverai sûrement quelqu'un qui m'aidera ; mon bien n'est que différé, mais certain : voilà une sorte d'espérance qui excite en moi des dispositions à rendre les mêmes services.

J'apperçois quelque chose de nuisible, je la fuis, je l'évite ; on vient à mon secours : voilà encore une crainte salutaire, mais qui n'est causée par aucune créature raisonnable, et qui ne peut me porter moi-même à rien de nuisible contre elle. L'un de ces sentimens rend l'homme bienfaisant, et l'autre ne peut le rendre vicieux.

Jamais, au contraire, une espérance agi-[184]tée des soucis de l'incertitude, une crainte effrayante, soit de manquer de tous secours humains, ou de n'éprouver que des disgraces de la part des méchans, ne peut disposer l'homme à une véritable bienfaisance ; et c'est dans ce sens que je dis qu'elle ne peut naître ni de l'espérance, ni de la crainte.

De tous ces raisonnemens fondés sur l'expérience, il faut conclurre que pour rétablir la probité naturelle de l'homme dans toute son intégrité, sa vigueur, la morale devoit par tous autres préceptes que ceux qu'elle emploie ordinairement, travailler à rendre l'homme bienfaisant, indépendanment de toute autre considération que de son vrai bonheur. On peut donc justement lui reprocher de corrompre ce tout-puissant motif.

Par où la morale devroit commencer ses instructions.

En effet, pourquoi, par exemple, dès ses premières leçons, faire l'homme esclave des volontés d'un Maître qu'il doit être supposé ne pas connoître encore, et qu'il ne [185] doit apprendre à connoître, qu'en apprenant à être heureux ? Hommes, soyez bienfaisans, Dieu le veut, Dieu l'ordonne. Beau début, plaisante exhortation ! Apprenez-leur ce que c'est qu'être bienfaisans, les moyens d'y réussir, les avantages qui leur en reviennent; laissez là l'idée de la Divinité; elle n'a que faire de vos leçons pour éclorre ; vous ne faites que la gâter en vous efforçant de la prématurer ; contentez-vous de faire, que quand même cette idée ne seroit jamais conçue, l'homme n'en fût pas moins disposé à mettre son souverain bonheur à faire du bien. Ne craignez pas qu'il demeure un Athée ; jamais le bonheur, ni l'innocence ne porterent personne à l'athéisme. L'idée d'une Divinité doit naître chez les hommes, des préceptes persuasifs et des moyens sûrs d'être bienfaisans.

Si une créature bienfaisante et sensible au bienfait, est naturellement portée à concevoir du respect et de l'amour pour la Cause première de tous biens ; si ces sentimens font croire aux hommes que la Di-[186]vinité est touchée des marques de leur reconnoissance; si, en un mot, il faut un culte qui entretienne chez les Nations l'idée d'un Etre infiniment bon et sage, c'est-à-dire, des démonstrations, des signes extérieurs par lesquels l'homme semble se dire tout haut à soi-même et aux autres, ce que ces idées lui disent intimement ; il est évident que les seules cérémonies de ce culte sont toute action bienfaisante, générale ou particuliére, et que le plus digne hommage que l'homme puisse rendre à la Divinité, consiste à l'imiter, et non en de stériles éloges des grandeurs du Tout-puissant oiseusement marmotés.

Pour rendre le véritable culte incorruptible, il falloit avertir l'homme de se defier généralement de tout ce qui pouvoit le porter à revêtir la Divinité de quelque attribut redoutable; il falloit l'écarter de toute comparaison toujours basse et puérile de l'Immortel, fût-ce avec la meilleure créature : c'étoit à ces marques frappantes qu'il falloit l'habituer à reconnoître la fausseté indu-[187]bitable de toute opinion sur ce sublime sujet.

Conclusion de cette Dissertation.

Je termine cette Dissertation par ces aimables vérités. Je crois en avoir suffisanment écarté les ténébres de l'erreur, pour en rendre l'évidence incontestable.

J'ai fait des efforts pour trouver la solution du problême que je propose dès le commencement de cet Ouvrage. C'est, je le repéte, de trouver une situation dans laquelle l'homme soit aussi heureux et aussi bienfaisant qu'il le peut être en cette vie. Qu'il étende ou non ses espérances au delà de son état présent, il faut rendre sa bonté morale indépendante de tout espoir futur, et qu'elle soit le motif et l'objet de son bonheur présent. J'indique pour cela le coup qu'il faut porter à la racine de tous les maux : de plus habiles que moi réussiront, peut-être, à persuader; mais personne ne s'intéressera plus vivement au vrai bien de l'humanité.

[188] Voici une autre vérité qu'il n'appartient qu'à vous, Mortels, faits pour réagir les Nations, de reduire en pratique. Voulez-vous bien mériter du genre-humain en établissant le plus heureux et le plus parfait des gouvernements ?
   0 quisquis volet impias
Cædes, et rabiem tollere civicam ;
Si quæret pater urbium,
Subscribi statuis ....

Horat. lib. 3. ode 24.

Réformez les défauts de la politique et de la morale sur les loix de la Nature; pour y réussir, commencez par laisser pleine liberté aux vrais Sages d'attaquer les erreurs et les préjugés qui soutiennent l'esprit de propriété : ce monstre terrassé, faites que l'éducation fortifie cette heureuse réforme ; il ne vous sera plus difficile de faire adopter à vos Peuples des loix à peu prés pareilles à celles que j'ai recueillies d'après ce qu'il m'a paru que la raison peut suggérer de mieux aux hommes pour se préserver de devenir méchans.