SECONDE PARTIE.

Défauts particuliers de la Politique.


Preuves expérimentales de nos principes.

L'OBJECTION que fait l'Auteur de la Bibliothéque sur la note déja citée du troisième chant de la Basiliade, me donne occasion d'entrer ici dans un détail circonstancié de nouvelles preuves des vrais principes de toute Morale et de toute législation, et de démontrer analytiquement l'origine et les progrès des erreurs qui ont perverti l'excellence des loix primitives de la Nature.

Voici ce que ce Savant oppose à l'hypo-[43]tése de notre Poëte.

« On sait assez combien il y a de distance entre les plus belles spéculations de cet ordre, et la possibilité de l'exécution ; c'est que dans la théorie on prend des hommes imaginaires qui se prêtent avec docilité à tous les arrangemens, et qui secondent avec un zéle égal, les vues du Législateur ; mais dès qu'on veut réaliser les choses, il faut se servir des hommes tels qu'ils sont, c'est-à-dire, indociles, paresseux, ou bien livrés à la fougue de quelque violente passion. Le projet d'égalité est en particulier un de ceux qui paroit le plus répugnant au caractére des hommes : ils naissent pour commander ou pour servir ; un état mitoyen leur est à charge. »

Cette objection est dans la bouche de tous nos Moralistes ; c'est un de ces principes que personne ne s'avise de leur contester. Tous disent avec l'impartial Auteur que je cite, que la cause de la distance entre la plus belle Théorie morale, et la pratique, vient de ce que dans celle-là on ima-[44]gine (ce qui n'est pas) des hommes qui se soumettent, avec grande docilité, aux institutions des Législateurs.

Je répons que c'est précisément ce qu'ont fait la plupart de ceux qui se sont voulu mêler de policer les Nations ; ils ont cru, ou que l'homme étoit naturellement tel qu'ils l'ont trouvé à la naissance de leurs projets, ou qu'il devoit être ce que je prouve qu'il n'est point : ils ont érigé leurs systèmes sur cette théorie ; il ne faut pas s'étonner que passant à la pratique, ils aient trouvé les hommes si peu disposés à se prêter à leurs arrangemens, et qu'ils aient été obligés pour les y contraindre, de faire tant de loix dures et sanguinaires, contre lesquelles la Nature ne cesse de se revolter, parce qu'elles en renversent l'ordre, ou ne le rétablissent pas.

Ce que notre Critique ajoute que, dès qu'on veut réaliser les choses, il faut prendre les hommes tels qu'ils sont, est équivoque. Entend-il les hommes tels qu'ils sont formés par la Nature ? ou bien tels qu'ils sont deve-[45]nus et continuent d'être depuis plusieurs siécles, chez les nations qui obéissent à des loix ?

Etat naturel des Nations sauvages susceptibles des régles d'un très-sage Gouvernement (1) .

Si vous prenez les hommes tels qu'ils sont dans l'état de Nature, passons en Ameri-[46]que, nous y trouverons plusieurs Peuplades dont les membres observent très-religieusement, au moins entre eux, les loix précieuses de cette mere commune en faveur desquelles je reclame de toutes mes forces.

Menons avec nous quelque Législateur vraiment sage, qui, travaillant conformément aux dispositions de ces loix divines déja pratiquées, loin de les Contrarier ou les affoiblir, ne s'applique qu'à étendre leurs conséquences, et à tirer de leur sein fécond toutes les maximes qui rendront le Peuple sauvage, qu'il entreprendra de polir, le plus doux, le plus humain, le plus sage et le plus heureux de toute la terre.

Il trouvera à son arrivée les familles de cette petite société unanimement occupées à pourvoir à leurs besoins communs par la chasse et la pêche. Quand il sera parvenu à se faire écouter par des conseils utiles, comme le sont les vieillards et les plus expérimentés de cette Nation, il se gardera bien d'employer son crédit à leur persua-[47]der de partager entre chaque famille, leurs Contrées de chasse et de pêche, crainte de rompre leur concorde. Ce Sage leur apprendra seulement, qu'outre ces moyens de subsister, qui peuvent souvent leur manquer, il en est de plus sûrs et de moins pénibles, tels que la culture des terres, l'entretien des troupeaux ; il leur fera voir que ce seront autant de nouvelles ressources, de nouvelles commodités qui suppléeront au défaut les unes des autres ; il leur enseignera les arts nécessaires à l'exécution de ces projets.

Ce Peuple devenu par ses soins, moins grossier, plus industrieux, en deviendra-t-il plus méchant, moins laborieux? non, surement. La concorde et l'union que le Réformateur aura trouvé régner entre les familles, le respect pour les vieillards, pour les plus intelligens, les plus adroits, croîtront à proportion, et des succés de l'unanimité, et des connoissances de l'utilité de nouveaux expédiens. La déférence de ces Indiens aux conseils des plus prudens, est [48] plus soumise que notre obéissance aux ordres de nos maîtres despotiques. Le point d'honneur qui subsiste encore chez les Sauvages voisins de nos colonies, est de ne se croire grand qu'à proportion qu'on est utile à ses compagnons ; en un mot, dans ces Contrées, on ne devient respectable que par des services (1). Toutes ces véritables vertus, loin de s'affoiblir par les dispositions du nouveau Législateur, en seront encouragées, et prendront un nouveau lustre à mesure que la barbarie disparoitra devant ses loix : au lieu de trouver des hommes indociles à ses arrangements, tous y applaudiront, toutes les circonstances se trouveront favorables à ses desseins, pourvu [49] qu'il n'établisse aucun partage, ni des productions de la Nature, ni de celles de l'art : il pourra distribuer les travaux, les emplois entre les membres de la société; fixer les tems des diverses occupations générales ou particuliéres combiner les secours calculer les différens dégrés d'utilité de telles ou telles professions marquer ce qu'il est nécessaire que chacune d'elle rapporte en commun à la République pour suffire aux besoins de tous ses membres. Sur tout ceci et sur le nombre des agens, le Législateur établira les proportions du travail ; il préposera l'âge le plus prudent au maintien de l'ordre et de l'économie, et le plus robuste sera occupé de l'exécution. Enfin, il réglera les rangs de chaque particulier, non sur des dignités chimériques, mais sur l'autorité naturelle qu'aquiert le bienfaiteur, sur celui qui reçoit le bienfait, sur cette autorité douce de la parenté, de l'amitié, de l'expérience, de l'adresse, de l'industrie et de l'activité.

Toutes choses ainsi rangées, qui s'avisera [50] de vouloir dominer où il n'y aura point de propriété qui puisse inspirer l'envie de subjuguer les autres? Il ne peut y avoir de tirans dans une société où toute autorité consiste précisément à se charger des devoirs et des soins les plus pénibles, sans participer à d'autres soutiens on agrémens de la vie qu'à ceux qui sont communs au reste des Citoyens, sans autres avantages, sans autre recompense que l'estime et l'affection de ses égaux.

S'il venoit à régner quelque ambition dans cette République, elle ne peut avoir pour objet que cette estime; elle ne peut tendre qu'à une supériorité de mérite vraiment utile aux hommes, qui, pour lors, loin de lui porter envie, se croiroient malheureux s'ils n'étoient aidés des talens qu'ils admirent et respectent dans quelques-uns des Concitoyens.

Cette ambition, je le repéte encore, n'auroit et ne pourroit avoir les vues de la nôtre, qui dans le vrai ne tend à d'autres fins qu'à celles de l'avarice, quoique par des procédés bien différens.

[51] Si donc il est de fait que notre Législateur trouveroit chez des Sauvages, ce que l'on y trouve effectivement, des hommes fort laborieux, capables des plus rudes fatigues, chez lesquels la paresse est une infamie ; des hommes qui vivent entr'eux avec une espéce de charité, de douceur, qui surpasse infiniment la foible pratique, d'une vertu que prêchent inutilement les plus faineans et les plus impitoyables d'entre nous; je demande si, après cet exemple, il est vrai de dire que ces Peuples naissent enclins aux vices dont notre Aristarque fait l'énumération ? Seroit-il donc plus difficile de cultiver les heureuses dispositions de ces Americains (1), que d'accoutumer un de ces Peuples à subir les rigueurs d'une législation, qui tôt ou tard obligeroit une partie de la Nation à souf-[52]frir une chétive médiocrité, ou une indigence assujettie pour subvenir à ses besoins, à servir l'autre partie de cette Nation devenue fainéante et enorgueillie par la possession des meilleures Contrées de chasse, de pêche, ou de terres cultivées? De quel œil ces Peuples verroient-ils quelques-uns de leurs Compatriotes, jouissant dans une odieuse oisiveté des plus beaux et meilleurs fruits de leurs travaux, ne laisser aux autres qu'un usage précaire de leurs superfluités ?

Idée de la Politique vulgaire, et courte réfutation de ses Maximes.

Ecoutons cependant nos Philosophes raisonner là-dessus. Comme, disent-ils, il est moralement impossible que dans aucune société, les biens physiques de cette vie soient ou demeurent également partagés, il est absolument nécessaire qu'il y ait des riches et des pauvres. Or, quand cette inégalité de fortune est une fois réglée et compensée par de sages loix, il doit en [53] résulter une très-belle harmonie. La crainte et l'espérance occupent presque également tous les hommes, et les rendent presque également industrieux et actifs. Les riches sont attentifs à conserver des biens, qui peuvent à chaque instant leur échapper, et dont, dans le vrai, ils ne sont que comme les dépositaires et les gardiens : ces passions excitent et encouragent le pauvre à un travail qui peut le tirer de sa misère : outre la variété presque infinie de bons effets que produisent ces deux mobiles, ils disposent la partie des hommes la moins bien partagée, à l'obéissance et à la soumission qu'exige d'eux, tant leur intérêt particulier, que celui de la société : ces deux pivots qui en sont l'appui, retiennent ceux dont les besoins semblent croître comme les richesses, dans une nécessité de recourir à des secours, qui les rendent modérés et bienfaisans. Ainsi deux parties inégales de l'humanité se trouvent par leur état dans une mutuelle dépendance qui les égalise, et les porte à agir de concert. Ne [54] poussons point plus loin un raisonnement sur lequel se fonde notre morale vulgaire, et dont elle rend les conséquences familiéres. Je sape cette base par un seul mot ; elle porte sur une absurdité qui est la prétendue nécessité de partager ce qui ne devoit point l'être. Qu'étoit-il besoin d'aller chercher la dépendance des hommes les uns des autres, et la réciprocité des secours dans un expédient aussi pernicieux que l'inégalité de fortune, tandis que la nature en offroit tant d'autres si simples et si merveilleux.

Combien les maximes de la Politique vulgaire revoltent le bon sens.

Voyons un peu comment seroit reçue la harangue d'un de nos savans Européens, qui diroit à quelqu'un des peuples Américains dont nous venons de parler : « Mes amis, je loue et admire l'humanité avec laquelle vous vous entr'aidez, le zéle infatigable avec lequel vous travaillez en commun à pourvoir à vos besoins [55] communs; mais, croyez-moi, vous possédez de vastes Contrées que personne ne vous dispute; défrichez ces déserts, le fonds en doit être fertile ; puis partagez entre vous ces campagnes : cependant observez une chose ; il ne faut pas que les parts soient égales, ni même que tous en aient; car alors chacun travaillant sur le sien, et pouvant subsister du produit de son fonds, personne ne voudroit plus aider son voisin : d'ailleurs, les successions, les alliances, l'accroissement du nombre des familles, occasionneroient bientôt de nouveaux partages qui détruiroient l'égalité des premiers. Il faut donc dans cette distribution des terres, garder certaines proportions ; quelques Citoyens auront plus que les autres : ce corps sera le premier de la République, et comme le dépositaire de ces richesses ; vous en tirerez vos chefs et les personnes de qui vous suivrez les conseils; ils décideront vos différends : c'est en faveur de ces ser-[56]vices, qu'il est à propos qu'ils soient un peu plus à leur aise que les autres. Le reste du peuple sera divisé en plusieurs classes, dont les possessions iront en diminuant jusqu'à la derniére qui sera composée de gens vivant de leur travail, d'artisans de toute espèce, sur lesquels, au moyen d'une recompense journaliére, le reste des Citoyens se reposera de tous travaux pénibles ; ainsi ces gens seront comme les bras de la société.

Notre moderne Solon, pour appuyer sa harangue, n'oublieroit pas l'apologue (1) de Menenius; de semblables récits ont beaucoup de pouvoir sur des esprits grossiers ; ensuite, il s'étendroit sur les moyens de maintenir cet ordre, et pour le présent, et pour l'avenir; et après avoir raisonné sur toutes ces choses, notre faiseur de projets politiques concluroit par s'applaudir de la beauté de l'invention.

« Insensé que tu es, lui répondroit quel[57]que vieux Sauvage, tu nous donnes là de beaux conseils : tu admires, dis-tu, la concorde qui régne entre nous, et tu t'efforces de nous persuader tout ce qu'il faut pour la détruire : tu trouves notre façon de vivre trop grossière et trop pénible ; tu nous proposes la culture des terres pour nous mieux assurer l'abondance. Cet avis est fort bon ; mais tu le gâtes par tes partages. Tu prétens nous faire gouter les avantages d'une société bien réglée, et tu nous fournis les vrais moyens de ne nous accorder jamais ; tu veux qu'une partie de nos gens s'occupent à maintenir une paix, une concorde que tu cherches à rompre : ainsi donc nos vieillards, nos peres n'employeront plus leurs soins, leur prudence qu'à terminer des querelles. Une partie de nos freres, de nos amis seront eux et leurs descendans, contraints de vivre malheureux, et de voir d'un œil tranquile, des paresseux insolens, jouir des fruits de leurs travaux. Ce que tu nous racontes d'un [58] Peuple qui s'étoit séparé de pareils lâches, et qui se laissa ramener par un discours à peu près semblable au tien, est une impertinence, ainsi que la comparaison dont se servit celui qui appaisa ces mécontens. Les membres de notre corps partagent, à la verité, le travail; chacun exerce la fonction à laquelle il est destiné ; mais tous jouissent en commun de ce qui fait le soutien de la vie. L'estomac, comme les chefs de cette Nation dont tu parles, ne s'approprie rien de ce que les membres lui fournissent; il ne les laisse point languir; au contraire, il leur distribue les alimens dont il n'est que le réservoir commun : voilà ce que devoient répondre ces bonnes gens, au sot discoureur dont tu nous rapportes la fable. Mais qu'arriveroit-il encore si nous t'écoutions? Celui qui se trouveroit aujourd'hui plus à son aise qu'un autre, se verroit bientôt supplanté par celui qui feroit des efforts pour se mettre en sa place, et seroit, peut-être, réduit à son [59] tour, lui ou ses enfans, à périr de misère.

Nous faisons la guerre, nous arrachons la chevelure, nous brûlons, nous mangeons nos ennemis, c'est-à-dire, les familles, qui, séparées des nôtres, s'assemblent pour nous disputer la chasse ou la pêche, et tu veux faire en sorte que nos propres familles en fassent autant entre elles.

Si nous épargnons quelques-uns de nos prisonniers ; si nous les adoptons pour remplacer nos morts, alors loin de souffrir qu'ils prennent part à nos travaux, nous les nourrissons comme nos femmes et nos enfans, sans rien faire, et tu voudrois assujettir une partie de notre Nation à cette deshonorante servitude, et faire qu'elle commandât à nos vaillans et laborieux chasseurs. Vas, tu as perdu le sens.

Je prévois ce qu'on opposera au parallèle, que je viens de faire des institutions vicieuses de notre Politique vulgaire, et des [60] sages réglemens qui ne seroient que de justes applications des loix de la nature, et qui n'imiteroient que ce qu'elle opére pour rendre les hommes vraiment sociables.

Objections contre la possibilité de notre systême chez des Nations qui n'auroient point encore reçu de loix.

Si vous trouvez, dira-t'on, dans quelques Pays des hommes véritablement disposés à obéir aux impressions de ces loix ; des hommes tels que vous les désirez, pour en faire les Citoyens de votre République, nous les excepterons avec vous de la règle générale, qui ne vous permettra pas de conclurre que la nature les ait pareillement disposés par toute la terre.

Nous dirons encore, 1°. qu'il n'est pas bien sûr que ces Peuples dociles naissent avec les qualités que vous leur trouvez; puisque, comme l'a très-sagement observé l'Auteur de l'Esprit des Loix, la rigueur du climat donne aux peuples septentrionaux de l'Amerique une constitution forte et vi-[61]goureuse, qui contribue, ainsi que la stérilité des Contrées qu'ils habitent, à les rendre actifs et laborieux.

2°. La nécessité de pourvoir à des besoins urgens, unit aisément quelques familles, qui forment séparément plusieurs petites peuplades.

3°. Quand on vous accorderoit que votre police peut devenir praticable parmi ces Peuples, ce ne seroit qu'en conséquence de quelques circonstances qui ne se trouvent point ailleurs. Dans les Pays chauds, par exemple, où, selon le rapport de nos voyageurs, les Peuples sont extrêmement indolens et paresseux ; où le courage et la force transplantés, s'énervent et s'affoiblissent ; où chaque homme ne semble vivre que pour soi sans se soucier des autres; chez la plupart des sauvages Africains les moins féroces, on écouteroit fort peu vos leçons.

4°. Quoique vous en disiez, l'expérience prouve que par tout le monde l'homme est en général naturellement porté à l'oisiveté et au repos; qu'il cherche tou jours à se le [62] procurer aux dépens d'un autre; et que cette inclination, quoique çà et là, plus ou moins forte, le rend presque sourd aux propositions les plus raisonnables.

Enfin, quelque apparence de vérité qu'ait votre système, il péche essentiellement en ce qu'aucun Peuple policé ne s'est jamais soumis à rien de pareil aux constitutions fondamentales de votre Politique.

De toutes ces observations on doit conclurre qu'il faut bien deplus fortes machines que celles que vous prétendez employer, pour rapprocher les hommes, et les porter à se secourir mutuellement : si les vôtres suffisent en certains cas, elles ne seront ni par-tout, ni toujours assez puissantes.

Réponses, ou nouvelles preuves des succès qu'auroient des loix fondées sur la Nature, chez des Nations exemples de nos préjugés.

Je repliquerai aux préliminaires de ces objections, que les moyens de sociabilité que je propose, sont d'autant plus sûrs, qu'ils ne sont, comme je l'ai prouvé, sujets à [63] presque aucun des inconvéniens qui traversent les succès, ou affoiblissent le pouvoir des moyens violens de la politique ordinaire ; j'ajouterai ici que nos institutions étant soutenues de plus de considérations et de motifs encourageans, pourront infiniment sur des Nations supposées exemptes des préjugés qui naissent de l'esprit, vraiment indocile et paresseux, de propriété et d'intérêt particulier; esprit qui ne peut devenir sociable que par crainte.

Si indépendanmeni de tout ceci, il n'est point de situation où l'homme soit toujours également disposé à déférer sans répugnance aux conseils, aux remontrances les plus raisonnables, notre hypotése n'exclud point alors une autorité sévère qui dompte ces premiers dégouts, et qui oblige une première fois à des devoirs que l'exercice rend faciles, et que l'évidence de leur utilité fait aimer ensuite.

J'ai déja dit, que nos loix seroient telles qu'elles n'auroient qu'un seul vice à reprimer, l'oisiveté, et que leurs dispositions [64] prévenant tout autre mal, seroient telles qu'elles ôteroient encore au Citoyen tout prétexte de se dispenser de travailler au bien commun de la société.

Pour résoudre plus particuliérement ce qu'on allégue, que les Peuples sauvages des Pays chauds, plus foibles et plus enclins à l'oisiveté, se prêteroient moins à mes arrangements politiques que d'autres, je dis que ces Peuples étant en même-tems ou plus abondanment pourvus des choses nécessaires à la vie, ou plus sobres, embrasseroient volontiers une forme de gouvernement, qui partageant avec certaines proportions, les travaux de la société entre ses membres, en diminue considérablement le poids. Bref, un système qui favorise par tant d'endroits, le repos et la tranquilité des hommes, ne pourroit-il pas, au moyen de quelques légéres modifications, convenir à toutes nations ou naissantes ou encore dans l'état de pure nature, quelque variés que soient leurs caractéres ?

[65] L'inclination même de l'homme pour le repos, est le principe de son activité.

Si l'on insiste encore sur ce que par toute la terre, les hommes sont naturellement enclins à l'oisiveté et à la paresse, il faut expliquer ce qu'est ce panchant dans son origine. Cet amour du repos et de la tranquilité, est dans la créature raisonnable une tendance vers un point fixe de bien-être; mais ce point d'appui changeant lui-même, et variant comme le période de nos affections naturelles, dans un certain cercle d'objets, oblige aussi l'homme à changer de posture: la même situation de repos deviendroit importune; il faut faire effort pour en prendre une autre; souvent notre impuissance arrête ou retarde l'effort que nous faisons pour nous placer dans une nouvelle assiette : avis de recourir à des secours ; avis de rechercher qui peut en donner; avis de mériter ses secours ; avis de contribuer pour sa part au soulagement des autres en agissant pour le sien propre; [66] avis de partager le travail pour le rendre moins pénible ; avis, enfin, qui peuvent être fortifiés, comme je l'ai dit, par l'autorité des loix conformes à leur sagesse.

Véritable cause de la paresse.

Si quelque chose est venu corrompre ces avis salutaires, ce sont précisément quelques institutions arbitraires qui prétendent fixer, pour quelques hommes seulement, un état permanent de repos que l'on nomme prospérité, fortune, et laisser aux autres le travail et la peine : ces distinctions ont jetté les uns dans l'oisiveté et la mollesse, et inspiré aux autres du dégout et de l'aversion pour des devoirs forcés: en un mot, le vice que l'on nomme paresse, ainsi que nos passions fougueuses, tire son origine d'une infinité de préjugés, enfans très-légitimes de la mauvaise constitution de la plupart de nos sociétés que la Nature répudie.

Il est si vrai que l'homme est une créature faite pour agir, et pour agir uti-[67]lement, si rien ne la détournoit de son véritable emploi que nous voyons cette espece d'hommes que l'on nomme riches et puissans chercher le tumulte fatiguant des plaisirs pour se délivrer d'une oisiveté importune.

L'homme n'est donc pas naturellement paresseux ; mais l'est devenu, ou, ce qui est la même chose, il a contracté de l'aversion pour toute occupation vraiment utile.

Quittons maintenant les Contrées sauvages de l'Amerique; repassons chez les Nations policées de notre Continent : c'est là que j'avouerai que l'on trouve effectivement des hommes paresseux, indociles et fougueux, tels que les peint notre savant Journaliste: j'avouerai encore que près d'eux, notre système auroit très-peu de crédit, puisqu'il faut que je fasse tant d'efforts pour en établir l'évidence aux yeux de la simple raison; mais comme j'ai prouvé qu'aucune Nation ne tient de la Nature, ni cette indocilité, ni tout autre vice, je [68] vais prouver historiquement, en remontant à l'origine des choses, par quels dégrés ces maux se sont accrus, et ce qu'auroient dû faire les premiers Législateurs pour les prévenir : on comprendra en même-tems ce qu'on achève de m'objecter, pourquoi, quelque sûrs et évidens que soient mes principes, aucun Sage, aucun Peuple de la terre ne s'est jamais avisé d'en faire usage.

Digressions sur les répétitions obstinées de quantité d'objections frivoles.

Mais auparavant, le Lecteur me permettra de l'arrêter sur quelques réflexions qui ne sont pas absolument de mon sujet. Que d'efforts, dira-t-il, pour prouver l'évidence! J'avoue qu'ils seroient inutiles, s'il ne falloit en écarter une foule d'opinions politiques et morales, qui obscurcissent la vérité : leurs fréquentes attaques, presque toujours conduites à peu près de même, obligent à de fréquentes redites. Telles sont l'obstination et la ténacité de cer-[69]taines erreurs invétérées, que si on en épargne la moindre racine, le tronc en subsiste sur pied; si l'on néglige de frapper le moindre coup, il semble aux esprits prévenus, que quelque difficulté invincible arrête vos efforts. Ne voit-on pas tous les jours dans les disputes de Religion ou de Philosophie, des objections mille fois anéanties, mille fois revenir à la charge sous une forme nouvelle ? Si vous manquez au moindre petit développement d'une vérité; si vous prévenez trop implicitement une objection, l'imposture ou l'entêtement en profitent aux yeux du Publie ignorant; ils érigent un trophée des chétifs lambeaux que vous leur laissez : leurs folles opinions mille fois terrassées, si vous oubliez de leur donner le dernier coup, ils les relévent comme saines et entières, et le crient aux oreilles de tout le monde.

Voyez, par exemple, ces prétendus démonstrateurs de la Religion, qui la deshonorent par la foiblesse, ou le ridicule de leurs preuves, ne connoissant pour la plu-[70]part, ni ce qu'ils défendent, ni le fond des opinions qu'ils attaquent; ils s'en forgent, ils en publient des idées ordinairement favorables aux desseins qu'ils ont de paroître victorieux. Je loue leur zèle; mais leur sotte présomption, leur ignorance, ou leur mauvaise foi sont-elles excusables aux yeux du Sage? Qu'on me pardonne cette digression; je reviens à mon sujet.

Véritable origine des Nations, et causes de la corruption des sentimens de sociabilité.

Cherchons d'abord la cause physique de la corruption des Nations. Je dis que nous ne la trouverons point dans leur origine. Tout Peuple, quelque nombreux qu'il soit devenu, quelque vaste Pays qu'il occupe, doit son commencement à une seule ou à plusieurs familles associées. On ne peut regarder comme véritable origine d'un Peuple, une assemblée qu'on imagineroit fortuitement formée de plusieurs hommes auparavant épars ça et là : cette réunion seroit simplement l'origine de leur société: on ne [71] peut pas non plus appeller origine des Nations, les établissemens faits par des transmigrations ou par des conquêtes : tous ces changemens accidentels sont précisément des effets de la corruption de l'état primitif des Peuples : et ces événemens sont, à leur tour, devenus autant de nouvelles causes de plus grands désordres.

Puisqu'il est constant que toute Nation doit ses commencemens à une ou à plusieurs familles, elle a dû, au moins pendant quelques tems conserver la forme du gouvernement paternel, et n'obéir qu'aux loix d'un sentiment d'affection et de tendresse que l'exemple du chef excite et fomente entre des freres et des proches, douce autorité qui leur rend tous biens communs, et ne s'attribue elle-même la propriété de rien.

Ainsi chaque Peuple de la terre, au moins à sa naissance et dans son Pays natal, a été gouverné comme nous voyons que le sont de nos jours les petites peuplades de l'Amerique, et comme on dit [72] que se gouvernoient les anciens Scytes, qui ont été comme la pepiniére des autres Nations. Mais à mesure que ces Peuples se sont accrus comme le nombre des familles, les sentimens d'union fraternelle se sont affoiblis comme l'autorité des peres, alors trop partagée.

Celles de ces Nations qui par quelques causes particuliéres, sont restées les moins nombreuses, et sont plus long-tems demeurées dans leur Patrie, ont le plus constanment conservé leur première forme de gouvernement toute simple et toute naturelle : celles même qui se sont considérablement accrues sans changer de demeure, ont dû conserver une forme de gouvernement qui tenoit toujours du paternel, malgré l'affoiblissement des sentimens qui semblent ne pouvoir regner avec empire, qu'entre un petit nombre de personnes presque toutes parentes.

Les Nations, qui, trop resserrées dans leur Pays, se sont vu obligées de transmigrer, ont encore été forcées par les cir-[73]constances et les embarras d'un voyage, ou par la situation et la nature du Pays où elles sont venues s'établir, de prendre des arrangemens qui devoient déroger aux constitutions du gouvernement paternel; nouvelle atteinte aux sentimens qui en font la base.

J'aperçois donc trois causes physiques de l'affoiblissement de l'empire paternel.

La premiére est la multiplication des familles, entre lesquelles ce que je nommerai affection de consanguinité, diminue ainsi que l'esprit de communauté, à proportion de leur nombre.

La seconde cause, sont les transmigrations qui obligent chaque famille à rompre la communauté, parce que chacune se charge d'une part du bagage ou des provisions.

La troisiéme, enfin, nait de l'embarras et des difficultés d'un nouvel établissement.

Dans ces causes qui ont affoibli ou éteint l'affection de consanguinité, et rompu presque toute communauté, je trouve la source [74] des différends qui pouvoient s'élever, soit entre les particuliers on les familles, soit entre des Nations entiéres, et, par conséquent, l'origine funeste de toute dissention civile, de la guerre et du brigandage. Chaque peuplade venant à se diviser et à s'éloigner l'une de l'autre, le tems, la distance des lieux, la différence de langage et de mœurs ont dû presque totalement détruire toute idée de consanguinité entre des nations sorties d'un même Pays, et, pour ainsi dire, d'une seule race : lors donc qu'elles se sont rencontrées en d'autres climats, ne se regardant déjà plus que comme des êtres animés d'une espèce différente, la moindre contestation, la moindre querelle a dû facilement les porter à s'entre-détruire presque sans répugnance et sans horreur.

Les Législateurs n'ont corrigé aucun désordre.

C'est donc en conséquence de toutes les discordes qui ont suivi l'affoiblissement, ou l'extinction de toute affection de con-[75]sanguinité, de quelque manière que ces troubles soient arrivés, que les Peuples, las de cet état violent, ont consenti à se soumettre à des loix; mais la plupart, ou pour mieux dire, tous ceux auxquels ils s'en sont rapportés, soit pour régler des coutumes introduites, soit pour faire de nouveaux établissemens ; loin de corriger des abus; loin d'abolir des usages vicieux, et les préjugés qui les autorisoient; loin de chercher les moyens de rapprocher et faire revivre les premiéres constitutions de la Nature, prenant, pour avoir plutôt fait, les choses et les personnes telles qu'ils les trouvoient; ces réformateurs, ces fondateurs de Républiques, n'ont fait qu'appliquer çà et là quelque contrepoids, quelque étançon qui pût tellement quellement soutenir la sociabilité, prête à se dissoudre.

Ainsi, comme en remontant à l'origine et aux causes physiques de l'affoiblissement des sentimens de consanguinité, J'ai découvert la naissance de tout désordre; de même en remontant à l'origine de toutes socié-[76]tés, c'est-à-dire, aux établissemens qui leur ont donné quelque forme, on trouvera que les loix qui n'ont apporté que des remédes palliatifs aux maux de l'humanité, peuvent être regardées comme causes premiéres des suites fâcheuses de leur mauvaise cure : on petit aussi les accuser d'être causes secondes des maux que leur imprudence a fomenté ou manqué de prévenir. Souvent ceux qui les ont faites, ont adopté comme bons de véritables abus, et ont travaillé, pour ainsi dire, à perfectionner, à régler l'imperfection elle-même, et les choses les plus répugnantes au bon ordre.

Pourquoi les loix devoient être faites.

Les loix d'institution ne devoient être faites que pour rappeller et remettre en vigueur, la premiére loi naturelle de sociabilité; elles devoient tirer toutes leurs dispositions particuliéres de cette loi générale; faire servir ces conséquences à l'étendre et à l'expliquer; prévoir et prévenir les cas qui pouvoient donner atteinte à son [77] autorité, ou tendre à éluder ses intentions. Point du tout : ces loix factices et momentanées, ont commencé par directement contredire celle qui devoit être éternelle, et de laquelle elles devoient emprunter toutes leurs forces, aussi ne faut-il pas s'étonner de leur instabilité, de leur embarras, de leur multitude.

C'est ce cahos qu'a si savanment parcouru le célèbre Auteur de l'Esprit des Loix; esprit dont il a fait connoître l'inconstance, en faisant l'histoire et l'analyse de ces loix versatiles. Tel a été son objet; le mien, dans cette dissertation, est de faire voir précisément pourquoi les loix humaines sont par elles-mêmes si sujettes à de fréquens changemens, et à mille inconvéniens dangereux.

Ces loix, je ne cesse de le repéter et on ne saurait trop le redire, en établissant un partage monstrueux des productions de la Nature et des élémens même, en divisant ce qui devoit rester dans son entier ou y être remis si quelque accident l'avoit di-[78]visé, ont aidé et favorisé la ruine de toute sociabilité. Sans altérer, dis-je, la totalité des choses immobiles, elles devoient ne s'attacher qu'à régler, non la propriété, mais l'usage et la distribution de celles qui ne sont point stables : il ne falloit pour cela que partager les emplois, les secours mutuels des membres d'une société : s'il devoit regner quelque inégalité harmonique entre des Concitoyens, c'étoit de l'examen des forces de chaque partie de ce Tout qu'il falloit déduire ces proportions ; mais sans toucher à la base qui porte le corps de la machine. C'est une maxime de prudence économique, qu'un homme riche en fonds, ne doit projetter que sur l'emploi de ses revenus.

Vrai medium de toute démonstration politique ou morale, et cause premiére de tout désordre.

C'est sur l'évidence des principes que je viens de m'efforcer de dégager comme d'un tas de ruines, que J'ose ici conclurre [79] qu'il est presque mathématiquement démontré que tout partage, égal ou inégal, de biens, toute propriété particuliére de ces portions, sont dans toute société, ce qu'Horace appelle summi materiam mali. Tous phénomènes politiques ou moraux sont des effets de cette cause pernicieuse; c'est par elle qu'on peut expliquer et résoudre tous théorêmes ou problêmes sur l'origine et les progrès, l'enchainement, l'affinité des vertus ou des vices, des désordres et des crimes; sur les vrais motifs des actions bonnes ou mauvaises ; sur toutes les déterminations ou les perplexités de la volonté humaine : sur la dépravation des passions; sur l'inefficacité, l'impuissance des préceptes et des loix pour les contenir; sur les défauts même tecniques de ces leçons; enfin, sur toutes les monstrueuses productions des égaremens de l'esprit et du cœur. La raison, dis-je, de tous ces effets peut se tirer de l'obstination générale des Législateurs, à rompre ou laisser rompre le premier lien de toute sociabilité par des [80] possessions usurpées sur le fonds qui devoit indivisiblement appartenir à l'humanité entiére.

Combien il étoit facile aux premiers Législateurs de reconnoître les intentions de la Nature, et d'y conformer leurs institutions.

Mais, repliquera-t'on, étoit-il bien possible que les premiers Législateurs de notre Continent poliçassent les Peuples comme vous prétendez qu'ils auroient dû faire? et quand ils l'auroient pu, leurs loix, leurs institutions, n'auroient-elles pas été aussi sujettes à la corruption et aux changemens qu'elles le sont?

Je répons premiérement, que la plupart des peuples, qui de notre connoissance se sont les premiers soumis à des loix, n'étoient point dans ces tems aussi nombreux qu'ils le sont devenus : ainsi, selon l'objection même que vous m'avez faite ci-devant, c'est là précisément ce qui a facilité les législations, et ce qui en auroit favorisé de meilleures : de plus, ces peuples indi-[81]gênes (1), ou Colons, devoient être à peu près, ce que sont depuis un grand nombre de siécles, les Nations de l'Amerique septentrionale : il étoit donc facile à leurs Sages d'établir leurs loix sur les vrais fondemens de la Nature ; ils étoient alors presque à nud et sans rupture, ces solides fondemens, qu'il faut aujourd'hui creuser avec tant de peine: quand ils les ont trouvé quelque part alterés par les accidens qui pouvoient faire languir les affections sociales, ils devoient travailler à les rétablir, en faisant revivre ces affections. Exactes observateurs de ce que dictent ces sentimens, commentateurs conséquens de leurs premières loix, ils pouvoient les étendre, mais en conserver le texte dans toute sa pureté.

On demandera encore, si ces Législateurs, en suivant pas à pas les sages intentions de la Nature, n'auroient pas, malgré la docilité des Peuples, rencontré des difficultés de détail dans les applications particuliéres [82] de leurs loix à la distribution des diverses occupations, aux moyens de pourvoir suffisanment aux besoins publics et particuliers, et à ceux de faire également subsister sans confusion, sans discorde, une multitude de Citoyens; difficultés dont la moindre a souvent fait échouer les plus beaux projets.

Je dirai que tout cela auroit été une simple affaire de dénombrement de choses et de personnes, une simple opération de calcul et de combinaison, et, par conséquent, susceptible d'un très-bel ordre. Nos faiseurs de projets anciens et modernes, ont conçu et exécuté des desseins incomparablement plus difficiles, puisqu'outre les accidens imprévus, ils avoient contr'eux la raison de la Nature, et les obstacles sans nombre qui naissent de l'erreur et dont elle s'embarrasse elle-même. Enfin, si l'on doit s'étonner, c'est que ces imprudens aient réussi en quelque chose.

[83] Combien des Loix plus parfaites que les nôtres, auroient eu de pouvoir.

Je demanderai à mon tour, si les loix des Solons, des Licurgues, celles des Crétois, des Indiens, des Perses, des Caldéens, des Egyptiens, etc. toutes défectueuses et imparfaites qu'elles étoient, ont subsisté si long-tems dans leur entier; si ensuite fondues et compilées, elles sont devenues universelles ; si on peut dire que les Grecs ont, subjugué les Romains par leurs loix comme ceux-ci ont soumis par la force des armes les autres Nations ; si ces mêmes Romains ont vu les Barbares même, qui inondoient et dépeçoient l'Empire, adopter leurs loix si presque l'Europe entiére leur obéit aujourd'hui ; quelle eût été la durée et la stabilité de celles qui auroient infailliblement prévenu les funestes et sanglantes révolutions arrivées dans ce monde?

Des loix paisibles qui auroient de plus en plus resserré les liens de la société chez un Peuple humain, bienfaisant, auroient [84] été un puissant exemple pour une autre Nation ; ces sages institutions auroient de proche en proche, étendu leur douce autorité par toute la terre; elles auroient fait tomber les armes des mains des Peuples les plus féroces ; et c'est précisément parce qu'elles ont été négligées dès les premiers tems, qu'elles paroissent à présent impraticables; mais cela peut-il excuser la fausseté des principes sur lesquels sont bâtis notre Droit civil et notre Droit des gens ?

Fausseté des principes du Droit civil et du Droit des gens.

Quand je parle de la fausseté des principes de nos deux Codes, j'entens qu'ils supposent toujours une perversité naturelle qui n'est point dans l'homme. Le premier de ces principes: Ne fais point à un autre ce que tu ne voudrois pas qu'il te fît, admet comme constant et ordinaire, que les hommes peuvent sérieusesement [sic] penser à se nuire ; ce qui n'arriveroit jamais, si les loix même ne les exposoient souvent à cette dure né-[85]cessité, et si celles de la Nature eussent été exactement observées : celle-ci ne prescrit rien sur ce qu'elle prétend laisser ignorer; elle ne dit pas : Ne nuis point, elle préserve de ce danger ; mais, fais tout le bien que tu voudrois éprouver toi-même.

Votre premier principe de Droit n'est donc que conditionnellement vrai, et son observation très-cotingenment, et en quelque sorte, très-fortuitement nécessaire.

Posez le tien et le mien, qui devoient être un sujet infaillible de discorde, il falloit établir que quelque inégalité qu'il y eût dans ce partage, il ne seroit pas loisible à celui qui auroit moins, de troubler celui qui auroit plus; il falloit engager le moins heureux, et l'infortuné même, à se soumettre aux décisions des loix humaines par cette considération fort peu consolante : Si tu te trouvois le premier en possession des mêmes avantages, souffrirois-tu qu'un autre t'en privât ? voilà le véritable sens de votre première maxime d'équité. Mais de quoi les hommes s'aviseroient-ils de se priver, [86] dans une parfaite égalité de jouissance des choses nécessaires à la vie ? cette égalité n'exclud-elle pas toute idée, toute envie de nuire?

Toutes les conséquences de votre premier axiome portent à faux comme lui. Il est permis, par exemple, de repousser la force par la force. Je demande qui a induit les hommes à en venir à ces cruelles extrémités. Deux Nations acharnées à s'entre-dévorer, usent très bien de cette permission; elles se trouvent enfin forcées de suspendre leur rage Pour entrer en pourparler; elles observent un instant votre premier conseil, alteri ne feceris, etc. mais prévenez les causes de toute guerre, à quoi servent les loix de la trêve ?

Quoi dira-t'on, n'a-t-il pas toujours été presque impossible d'établir une si parfaite concorde entre les hommes, qu'ils ne cherchassent jamais à se nuire ? Il falloit donc une leçon qui leur fît sentir combien cela étoit déraisonnable. D'accord; mais il falloit faire en sorte que cela n'arrivât que [87] fort rarement et le moins griévement qu'il est possible, en écartant absolument tout sujet et tout prétexte d'offense, en empêchant que jamais les choses d'où dépendent notre bien-être et notre conservation, ne devinssent une proie que plusieurs contendans se disputent, et que le plus fort leur enlève: ces sages précautions eussent réduit tous les petits différends qui auroient pu naître à de légéres émotions, à de légéres inégalités d'humeur, telles qu'on en voit s'élever entre gens qu'unissent la familiarité, l'amitié ou le sang, sans que ces querelles passagères les portent à une entière rupture. Alors l'injonction positive de faire autant de bien qu'on en veut éprouver soi-même, auroit facilement réprimé ces foibles brouilleries, et il n'auroit pas été besoin de fabriquer des Codes sur une inutile négative.

L'esprit du Christianisme rapprochoit les hommes des loix de la Nature.

C'étoit précisément cette foible négative, [88] alteri ne feceris, etc. que les premiers Chrétiens opposoient pour toute défense, à leurs persécuteurs: ils n'en avoient pas besoin, ni entre eux, ni envers leurs plus cruels ennemis ; ils étoient trop éloignés de toute violence. Quelques-uns de leurs principaux dogmes leur faisoient sentir l'égalité naturelle de tous les hommes ; ils ôtoient au maître toute la rigueur de son autorité, adoucissoient l'esclavage, en rendoient la soumission volontaire: leurs préceptes ne permettant qu'un usage passager des biens de cette vie, recommandoient aux riches de se détacher de leur possession, et de les répandre dans le sein des pauvres. La douceur, la modération, une humble modestie, la patience ne leur étoient pas moins fortement enjointes envers tous les hommes. Ces vrais humains étoient encouragés à remplir ces devoirs par des promesses de recompenses infinies ; des menaces terribles les empêchoient de s'en écarter: aussi, dans les premiers tems, les sectateurs de cette belle morale l'observoient-ils avec [89] une exactitude admirable: leurs repas communs, dans lesquels les riches pourvoyoient abondanment aux nécessités du pauvre, avec lequel ils s'asseyoient à la même table; des sommes immenses, mises en dépôt entre les mains des Pasteurs, par ceux qui se dépouillant de leurs biens, se mettoient eux-mêmes au rang des mendians : toute cette conduite tendoit visiblement à rappeller chez les hommes les vraies loix de la Nature. Ainsi le Christianisme, à ne le considérer que comme institution humaine, étoit la plus parfaite. Les persécutions soutinrent l'héroïsme de ceux qui l'embrasserent ; leur constance, la pureté de leurs mœurs, leur firent plus de prosélites, persuaderent mieux que leurs dogmes mystérieux. La crainte de céder aux tourmens, peupla les déserts d'habitans qui vivoient du fruit commun de leurs travaux, et qui seroient devenus des peuples nombreux, s'ils ne se fussent fait un mérite de ne point laisser de postérité qui pût hériter de leur vertu.

[90] Pourquoi l'esprit du Christianisme ne s'est point soutenu.

Mais ce même Christianisme avoit des maximes, des pratiques, qui tôt ou tard devoient faire languir celles de sa morale. La vie même la plus détachée des affections terrestres, pour se livrer à la contemplation, devoit dégénérer en inaction pour la société, et servir souvent de prétexte à la paresse : c'est ce qui arriva effectivement. Le Christianisme victorieux fit tomber les Idoles ; mais il défendit mieux ses mystéres que sa morale : celle-ci pour ménager ceux-là, n'osa combattre les préjugés, les usages, les loix civiles contraires aux intentions de la Nature, avec autant de force qu'elle avoit attaqué le Paganisme. Cette morale se conforma aux institutions politiques dans tout ce qui n'étoit point contraire aux sublimes spéculations sur lesquelles elle s'appuyoit. Il falloit donc qu'elle prit une teinture des abus qu'elle n'avoit pas eu le pouvoir de réformer, parce que, [91] malgré la force des plus beaux exemples, la puissance législative lui manquoit. Ces exemples convertirent insensiblement les Nations, sans changer leur police, ni leurs mœurs, c'est-à-dire, que le monde se crut Chrétien, parce qu'il n'adoroit plus le marbre ni le bronze, et parce qu'il observoit toutes les cérémonies de ce nouveau culte. Cette religion même, toute spirituelle, cédant à la foiblesse du vulgaire grossier, sanctifia quelques-unes de ses anciennes superstitions, toléra chez des Peuples barbares des pratiques encore plus absurdes; les cérémonies multipliées ne firent que distraire les hommes du principal objet de ce culte ; l'accessoire prit la place du fond de la Religion ; le Commun crut en remplir tous les devoirs, quand à certains jours, à certaines heures, il eut payé de sa présence au spectacle de ces démonstrations, dont la pompe éveilla ou fit naître la vanité, l'orgueil, chez ceux qui en étoient les principaux acteurs. L'homme est ainsi bâti; il se croit grand, respectable, im-[92]portant, quand il se voit décoré ; c'est le mulet chargé de reliques ; une religieuse magnificence se changea bientôt en luxe, en faste, chez les Ministres. Une dévote affluence fut pour eux une espèce de cour, et parmi le vulgaire, les plus assidus se crurent les plus parfaits.

Que devint donc cette véritable affection de consanguinité, cette première loi de nature qui sembloit devoir changer la face des Nations ? il falloit que, faute de mesures politiques, faute de sages arrangemens qui pussent donner une forme stable à sa régie, cette charité si vantée, se vît supplanter par mille momeries, et que grossiérement associée à la propriété et à l'intérêt, elle en contractât les vices, ou plutôt ne fût plus qu'un vain nom attribué aux fastueuses et passagères libéralités du riche, qui sans améliorer le sort de l'indigent, ne firent qu'entretenir sa faineantise. On vit alors le Ministre des Autels s'approprier comme salaire de ses vœux corrompus, l'héritage du pauvre; on vit ces pré-[93]tendus médiateurs entre Dieu et l'homme, marchander avec le stupide opulent, au moment du trépas, la rançon de ses injustices; on vit le Pontife orgueilleux transformer les remontrances de la correction fraternelle, en une insolente domination, masquée des apparences d'un zéle apostolique (1); le vulgaire, enfin, en changeant de superstition, resta ce que la politique ordinaire et l'imposture avoient intérêt qu'il continuât d'être.

Esprit monacal entiérement opposé aux loix de la Nature.

Qu'on ne me dise pas, que le véritable esprit du Christianisme, cette communauté des biens de la Nature, cette réciprocité [94] de secours, cette égalité de condition dont je vante les avantages, subsistent encore dans des corps tout dévoués à l'observation de ces belles loix. C'est faire grace à ces pelotons d'hommes fortuitement rassemblés, à ces tuberosités éparses çà et là sur le corps languissant de la société, que de les comparer à de riches familles qui appauvrissent une République: ces mêmes familles qui la ruinent, peuvent quelquefois utilement la servir. Non, ces corps monstrueux composés de gens oisifs, qui ne tiennent à l'arbre que comme des plantes parasites, ne valent pas la branche la plus viciée. Il faut que dansl'état actuel des Nations les mieux gouvernées, ces corps isolés soient de véritables cabales de gens qui semblent conspirer de se dispenser sous mille prétextes frivoles, de tout devoir de Citoyen, et de jouir néanmoins des plus belles prérogatives. Non, encore un coup, l'esprit des loix de la Nature ne peut se renfermer dans ces retraites obscures. Je prétens qu'il est de son essence de se répan-[95]dre également sur tout un Peuple; qu'il doit animer tous ses membres d'une même activité et d'une même tendance, et les lier d'un même lien : il a, par conséquent, en horreur les vuides entrecoupés de ces associations factieuses.

Je viens de rendre raison des progrès et du pouvoir que l'usage, que de vieilles opinions, des préjugés fortement enracinés, donnent aux loix vulgaires, tout vicieux qu'en sont les principes et leurs conséquences. J'ai fait voir combien ces loix sont incompatibles avec celles de la Nature ; en un mot, par quels dégrés les erreurs politiques et morales croissent au point d'usurper presque sans retour, le nom, l'autorité et les droits de la vérité.

Il me reste à résoudre les dernières propositions de l'objection de la Bibliothèque impartiale ; les voici. Le projet d'égalité est en particulier un de ceux qui paroit le plus répugnant au caractére des hommes : ils naissent pour commander ou pour servir; un état mitoyen leur est à charge.

[96] J'ai déjà expliqué à quels égards les hommes étoient et devoient demeurer parfaitement égaux, et comment la Nature, sans troubler le niveau de cette égalité fondamentale, avoit distribué aux invidus [sic] de notre espéce, différentes qualités pour leur servir de titre, et sur quoi elle avoit réglé la place et les rapports utiles de chaque membre de la société.

En quoi consistent la liberté et la dépendance.

Examinons à présent en quoi consiste la véritable liberté politique ou civile de l'homme, dont les Moralistes n'ont jamais eu une idée juste, non plus que du bien ou du mal moral.

Je dis premiérement, que la véritable liberté politique de l'homme consiste à jouir, sans obstacles et sans crainte, de tout ce qui peut satisfaire ses appétits naturels, et, par conséquent, très-légitimes; mais que cette heureuse liberté dépend elle-même d'une combinaison de causes qui rendoient cette jouissance très-possi-[97]bles, si les moyens n'en eussent été pervertis et troublés.

Si par liberté on entend une entiére indépendance qui exclue absolument tout rapport d'un homme à un autre, je dis que cette liberté seroit un état de parfait abandon ; situation dans laquelle les hommes vivroient isolés comme les plantes ; alors plus de société.

L'espéce de dépendance des différens membres de l'humanité, leurs divers rapports naturels ne sont pas plus un défaut de liberté, une gêne, que la réunion et la dépendance des organes ne sont dans un corps animé, un défaut de vigueur ; au contraire, cette association, ces liaisons augmentent et secondent le pouvoir de cette liberté civile ; elles lévent les obstacles que notre impuissance, notre foiblesse naturelle trouveroient sans cesse, si elles n'étoient aidées ; bref, elle contribue à tout ce qui favorise notre conservation, notre bien-être et notre liberté.

Les hommes naissent pour commander ou [98] pour servir, dit l'Auteur de la Bibliothèque; tous nos Philosophes le disent comme lui. Je ne chicanerois point sur ces termes si nos préjugés, nos coutumes ne leur avoient fait donner une signification fort odieuse. Restituons leur véritable sens. Les hommes naissent dans une mutuelle dépendance qui les fait tour à tour commander et servir, c'est-à-dire, être secourus et secourir; mais dans cette signification et selon le véritable droit de la Nature, il n'y a et ne doit y avoir ni maître ni esclave, ou plutôt la liberté telle que je l'ai définie, est également secondée.

Je dis qu'il n'y a ni maître ni esclave, parce que la dépendance est réciproque. Le fils ne dépend pas plus du pere, que celui-ci de sa progéniture : l'un est aussi étroitement lié par des sentimens naturels d'une tendresse secourable et bienfaisante, que l'autre par une foiblesse qui attend des secours. Les Citoyens d'une République sont singuliérement et collectivement dans une mutuelle dépendance.

[99] En général, dans la société l'un nait, foible, délicat, mais spirituel et industrieux; l'autre est fort et robuste, mais il a besoin de conseil. L'enfance est aidée par l'âge mûr ; celui-ci est sur son déclin quand l'autre prend sa place et ses fonctions; enfin, l'âge florissant en secourant la vieillesse, est lui-même secouru par ses contemporains.

Foiblesse du pouvoir de nos Maîtres les plus absolus.

Qu'on considére les. hommes, même dans l'état présent des Nations, combien d'orgueilleux mortels n'ont que le vain titre de maître? Tout paroit fléchir devant eux, et tacitement tout s'oppose à leur impérieuse volonté, tout conspire à la plier elle-même, ou à éluder ses intentions. Le plus vil esclave, une femme méprisable, ont-ils reconnu votre foible, redoutables Souverains ? ont-ils découvert le train, l'allure de vos caprices ? ils vous gouvernent avec plus d'empire qu'un Ecuyer habile ne mate le coursier le plus quinteux.

[100] Puissans Monarques, voulez-vous bien m'apprendre qui est votre premier Favori, votre Maîtresse ? je vous dirai qui regne en votre place. Vous ne pouvez les soupçonner de cette ingratitude ? en effet, ils n'en sont pas toujours coupables. Non, ils n'usurpent point votre autorité ; leur valet de chambre, leur soubrette, peut-être leur palefrenier ; que sais-je, enfin, quelque chose de plus vil encore, un Dervis, un Faquir, un Moine, gouvernent vos Etats. Croiriez-vous que souvent ces derniers placent près de vous ceux que vous honorez de vos faveurs, et disposent des dignités, des emplois, et par et pour leurs créatures ?

Mais examinez de plus près combien votre absolu pouvoir est chimérique : Sultan, vous aviez besoin, n'a guères [sic], d'établir un tribut nouveau sur votre Peuple ; et pour en diminuer le fardeau, vous n'avez voulu qu'aucun des Grands de votre Porte, ni des Timariots de l'Empire n'en fût exempt ; tous se sont soumis à vos ordres.

Croyant trouver la même obéissance, le [101] même zéle pour le bien de l'Etat dans vos Mouftis, vos Imans, qui crient sans cesse dans les Mosquées : Peuples, soyez soumis à vos Princes; ils sont l'image de la Divinité. Renoncez aux biens passagers de la terre ; n'usez que du peu qu'exigent les besoins naturels ; versez le reste dans le sein des pauvres : sans l'aumône, sans la charité, les portes du Paradis vous seront fermées pour jamais. Croyant, dis-je, que ceux qui ont sans cesse ces maximes dans la bouche, les auroient dans le cœur, et viendroient au moindre signal, apporter dans vos trésors de quoi épargner au malheureux les sueurs et les peines que lui causent les besoins de la Patrie, vous proposates à ces oracles du Prophéte de vous donner un état des immenses richesses que les libéralités de vos prédécesseurs, et celles de toute la Nation leur ont autrefois prodiguées.

Vous vites alors tomber le masque de l'hipocrisie ; vous vites cette impudente espèce, en violant le premier précepte de la Religion, autoriser leur refus de cette Re-[102]ligion même. Que devint donc votre pouvoir suprême? vous craignites, dit-on, pour vos jours. Un de vos Divans voulut soumettre ces rebelles ; vous lui imposates silence.

Quelque tems après, ces Sujets séditieux qui venoient de donner une atteinte si visible à votre autorité, semblables à ces Indiens qui maltraitent et caressent tour à tour leur Idole, se servirent de ce même pouvoir pour rétablir leur ancienne domination, jusques sur ceux que la mort va mettre au niveau des Monarques.

Vous, Maîtres passagers de la terre, les devoirs du Citoyen une fois remplis envers vous et l'Etat, vous laissez au moins en repos les facultés de l'ame ; c'est par elles que l'homme est et doit être libre, lors même qu'il est chargé des fers du plus dur esclavage ; mais cette Nation éternelle sans postérité (1) par combien d'endroits, sous combien de vains prétextes, sans aucun profit pour le cœur, ne prétend-elle pas opprimer la raison?

[103] Votre Divan reconnut les ruses ambitieuses de ces petits tyrans ; il voulut vous représenter que ces prétendus favoris du Prophète s'étoient plus d'une fois, rendu maîtres des intrigues du Serrail : il vous rappella qu'on avoit souvent vu d'insolens Mouftis se prétendre autant au-dessus des Sultans, que les Anges surpassent les Mortels, et s'arroger le droit de disposer de l'Empire ; il voulut vous faire considérer que, quoique leurs vices et leurs désordres eussent desabusé les Peuples, il étoit à craindre que ces hommes dangereux ne relevassent les ruines de leur monstrueux pouvoir, à la faveur des opinions, des maximes qu'ils semoient dans les esprits du vulgaire. Ce sage Divan tenta de vous faire remarquer combien toutes ces ruses portoient atteinte aux loix, au repos, à votre pouvoir même, ce fut en vain : par un enchantement prodigieux, les Conjurés écarterent la vérité de votre Trône ils firent passer le zéle de ce corps respectable pour une offense ; vous l'exilates.

[104] Après cela, puissans Monarques, qu'il me soit encore permis de vous demander quel est ce pouvoir dont vous vous montrez si jaloux ? Il est souvent le jouet du fourbe ou du flatteur, qui sait vous fasciner les yeux. Les méchans font de votre, Sceptre le fléau du Sujet fidéle.

Ces exemples prouvent donc que dans le monde moral, construit comme il est par des mains mortelles, il n'y a ni véritable subordination, ni véritable liberté.

Vraies causes de la décadence et des révolutions des Etats les plus florissans.

Depuis le Sceptre jusqu'à la Houlette, depuis la Tiâre jusqu'au plus vil Froc, si l'on demande qui gouverne les hommes, la réponse est facile ; l'intérêt personnel, ou un intérêt étranger que la vanité fait adopter, et qui est toujours tributaire du premier. Mais de qui ces monstres tiennent-ils le jour ? de la propriété.

C'est donc en vain, Sages de la terre, que vous cherchez un état parfait de liberté où [105] regnent de tels tyrans. Discourez tant qu'il vous plaira, sur la meilleure forme de gouvernement ; trouvez les moyens de fonder la plus sage République ; faites qu'une Nation nombreuse trouve son bonheur à observer vos loix ; vous n'avez point coupé racine à la propriété, vous n'avez rien fait ; votre République tombera un jour dans l'état le plus déplorable. C'est en vain que vous attribuerez ces tristes révolutions au hazard, à une aveugle fatalité qui cause l'instabilité des Empires, comme celle de la fortune des particuliers ; ce sont des mots vuides de sens.

Ce que c'est que le hazard dans l'ordre moral.

Ce hazard, cette prétendue fatalité morale ne sont que des effets de la discordance des volontés auxquelles vous devez vous attendre, pour avoir négligé les vrais moyens d'associer ces volontés, conformément aux intentions de la Nature : il n'entre point de hazard dans son plan, point de vicissitudes monstrueuses dans son cours, [106] dans ses révolutions ; sa marche est constante, uniforme; enfin, je le repéte, ce hazard qui change les Républiques en Monarchies, et celles-ci en gouvernemens tyranniques, n'est point une véritable fatalité ; il n'y a rien en cela de fortuit ; la cause n'en est que trop sensible ; c'est la propriété, l'intérêt, qui tantôt associent les hommes, et tantôt les subjuguent et les oppriment.

Vous dites, que les principes de la Démocratie, sont la probité, la vertu ; que l'Aristocratie se soutient par la modération; que la Monarchie se fonde sur l'honneur ; que la crainte affermit le rigoureux empire du Despotisme (1). Quels frêles supports, grand Dieu ! tous portent plus ou moins, sur la propriété et l'intérêt, les plus ruineux de tous les fondemens.

Dans une République l'interêt personnel et particulier, tempéré par une sorte d'égalité de fortune et de condition, reste quelque tems en équilibre avec l'intérêt commun de la société : les hommes moins [107] éloignés de leur état naturel, sont moins vicieux ; ce moins fait leur vertu ; mais tout équilibre est un état violent que le moindre poids rompt facilement. Pourquoi suspendre ainsi ce qui pouvoit demeurer de niveau sur une base ferme et stable ? pourquoi restraindre le bien public par la chose du monde la plus capable de le détruire, par une propriété qui incline si facilement l'homme à l'usurpation ? Qu'opposerez-vous à ce panchant avide ? de foibles vertus qu'il saura adroitement faire servir à ses fins, et rendra bientôt quelques familles maîtresses des fonds de la société et du gouvernement : voilà l'intérêt commun de toute une Nation, transformé en celui de quelques personnes unies pour asservir la multitude ; c'est l'aristocratie dont les membres ont besoin d'une modération qui prévienne entr'eux toute jalousie, ou qui dérobe au Peuple la vue d'une domination qui lui deviendroit odieuse : telle est dans ce gouvernement l'ombre de liberté que lui laissent les Grands ; mais sitôt qu'ils sortent des bor-[108]nes de cette modération, un d'entr'eux profite adroitement, ou de leurs discordes, ou de la haine publique contre ses égaux ; il favorise la multitude qui le porte sur le trône, ou bien il y parvient par les mémes dégrés qui avoient élevé les familles qu'il reduit aux honneurs du second rang : ainsi s'établit la Monarchie ; elle ne s'approprie presque aucun des fonds de la société ; elle maintient les loix qui en ont fait les partages ; mais elle use à son gré de tous les membres du corps politique. Ce n'est plus la Patrie que l'on sert ; c'est la personne du Prince ; c'est en sa considération que l'on fait son devoir ; c'est de lui seul qu'on attend des honneurs, des recompenses ; et pour y parvenir, il faut percer la foule par des, actions d'éclat que le Souverain puisse remarquer. S'il est vertueux, l'empressement à mériter son estime, ses faveurs, et des places voisines de la splendeur du trône ; l'honneur, en un mot, cette idée attachée à toute supériorité, fait le plus ferme appui du pouvoir des Monarques. [109] Mais, helas ! par combien d'accidens cet honneur ne dégénére-t'il pas en basse servitude ! Romains, vous triomphates sous les deux premiers Césars, vous futes sous les autres les plus vils des Mortels.

Bientôt la flatterie corrompt les plus grands Rois ; voilà leurs courtisans, leurs Sujets devenus adulateurs. Il n'est plus presque personne, qui pour aquerir les bonnes graces de celui qui porte le Sceptre, ne s'efforce de lui persuader que les hommes sont à l'égard de leurs Souverains, ce qu'est la Nature entiére par rapport à son Auteur ; que dis-je ? ils leur insinuent que les Peuples sont à l'égard des Têtes couronnées, ce que les animaux domestiques sont pour les hommes. On ne voit plus alors que d'indignes ministres des volontés les plus tiranniques. Quelque odieuse cabale s'empare de l'éducation d'un successeur; ce corps de vils Eunuques (1), avec l'ignorance ou les vices qui leur sont utiles, perpétue [110] dans la famille regnante les maximes pernicieuses pour lesquelles la flatterie lui a fait prendre gout.

Peuples, réjouissez-vous, il vous est né un Prince ; la Nature l'a doué des qualités qui feront un jour vos délices : il ne s'agit que d'en aider le développement... Helas non, gemissez, vos espérances vont être cruellement déçues ; des monstres vont étouffer cette fleur ; leur souffle empoisonneur va obscurcir, resserrer, éteindre les facultés de ce génie, pour le gouverner à leur gré : il sera fortement imbu de toutes les erreurs, de tous les préjugés du plus grossier vulgaire ; ils l'assujettiront aux craintes supersticieuses d'une femmelette; du reste, cette engeance infectera ce tendre rejeton de l'esprit furieux d'avarice et de domination qui la possède.

Tous ces premiers esclaves s'efforcent d'établir le despotisme, qui bientôt jette une Nation dans la barbarie, et delà dans un anéantissement total, où tombe avec elle le joug pesant qui l'y précipite.

[111] Tels ont toujours été les progrès de la décadence des plus florissans Empires. Quelle autre chose que l'esprit cruel de propriété et d'interêt donne le branle à ces tristes révolutions.

Eheu quam pereunt brevibus ingentia causis.
Claudian.

Voilà ce que l'on peut nommer la fortune des Etats.

Ce qui assureroit la stabilité des Empires.

Cette instabilité, ces vicissitudes périodiques des Empires seroient-elles possibles où tous les biens seroient indivisiblement communs? Posez cet excellent principe ; attachez à tout ce qui peut le rendre inaltérable à tout ce qui peut en favoriser les heureuses conséquences, les idées les plus sublimes d'honneur et de vertu, vous aurez pour toujours fixé le sort heureux d'une Nation ; il n'y aura plus qu'une seule constitution, qu'un seul méchanisme de gouvernement sous différens noms.

Quand un Peuple consentira unanime-[112]ment à n'obéir qu'aux loix de la Nature telles que nous les avons développées, et se comportera, en conséquence, sous la direction de ses peres de famille, ce sera une Démocratie.

Si pour que ces loix sacrées soient plus religieusement observées, et s'exécutent avec plus d'ordre et de promptitude, le Peuple en dépose l'autorité entre les mains d'un nombre de Sages, qui soient, pour ainsi dire, comme chargés de donner le signal des opérations que ces loix indiquent et ordonnent, alors le gouvernement sera Aristocratique.

Si, pour encore plus de précision, de justesse et de régularité dans les mouvemens du corps politique, un seul en touche les ressorts, l'Etat devient une Monarchie qui jamais ne dégénérera, si la propriété ne s'y introduit point : cet accident peut tout perdre ; mais dans notre hypotése mille moyens de le prévenir.

[113] Sous quel prétexte la Politique sacrifie l'interet de la multitude à celui d'un seul.

Pour montrer à quel point la destruction des loix de la Nature a fait renverser les idées, soit morales, soit politiques, j'observe que l'on considére un Etat comme un instrument dont les Souverains montent et touchent les cordes, pour en tirer le son qu'il leur plaît; ces cordes sont la multitude, qui, dit-on, est aveugle, et ne sait ordinairement ce qu'elle veut; qui se porte brutalement à ce qui lui nuit comme à ce qui lui semble utile, et ne pourroit, par conséquent, jamais former une société, si elle n'étoit assujettie à quelque autorité redoutable. Oui, les hommes doivent être gouvernés; mais depuis quand le Commun en général est-il devenu une multitude aveugle? n'est-ce pas depuis que la propriété et l'intérêt, jointes aux erreurs qui en sont les suites, ont mis, comme je l'ai dit, une discordance si variée et si compliquée entre les volontés, que dans un [114] millier de personnes, à peine s'en trouvera-t-il dix qui puissent s'accorder, soit sur la façon de considérer un objet utile, soit sur les vrais moyens de s'en procurer une égale jouissance ? presque aucune n'aura une juste idée de ce qui constitue l'essence du vrai bien d'une société, quelque petite qu'on l'a suppose. L'oppression a toujours pris à tâche d'étouffer ces idées qui rendroient l'homme vraiment libre, parce qu'il seroit raisonnable : est-il étonnant après cela, que tout un Peuple, toute une Nation soit devenue une multitude capricieuse, insensée, un assemblage tumultueux d'un nombre infini de volontés et de sentimens contraires, dont la fermentation est plus violente que les flots d'une mer agitée; enfin, un feu qui se dévoreroit et se détruiroit de soi-même, si sa violence n'étoit. contenue par des loix qui le modérent, et des maîtres qui le gouvernent? Ainsi, selon nos Sages, ces maîtres sont établis pour diriger avec force et autorité, l'humanité entière vers son bien que souvent elle ne [115] connoit pas : ce sont des Pasteurs qui conduisent une troupe de bestiaux stupides vers un bon pâturage, et qui la détournent de la fange d'un marais où elle iroit se précipiter et se perdre. Delà la belle maxime, que les Potentats sont faits pour travailler à rendre leurs Peuples heureux. J'ajouterai que pour y réussir, il faudroit les guérir des préjugés qui aveuglent les hommes sur leurs vrais interêts; mais précisément tout le contraire arrive. Un Peuple entier est souvent destiné à rendre heureux quelques Mortels aux dépens de son repos et de sa félicité. On favorise toutes les opinions, toutes les erreurs qui le retiennent dans cet avilissement : si la multitude trouve son compte dans les travaux pénibles de cette servitude, à la bonne heure; si, au contraire, les choses se trouvent arrangées de façon, que la prospérité de quelques familles ou d'une seule dépende de la misère de toute la Nation, ou de la plus grande partie, c'est de quoi s'embarrassent fort peu ceux qui se trouvent [116] placés au premier rang. Des millions d'hommes ont à peine de quoi subsister; les tributs, les impôts leur en arrachent une partie : qu'importe; la famille, le corps, ou plutôt le fantôme qui représente la Nation, est puissant et riche; son autorité est affermie pour plusieurs siécles; sa domination embrasse de vastes contrées; le reste de l'humanité n'est qu'un vil ramas d'animaux utiles à la vérité : les maîtres seroient interessés à leur conservation, si, quelque accident qui pût arriver, l'espèce n'en étoit pas à peu près aussi nombreuse. C'est effectivement sur ces détestables principes que portent les affreuses maximes du Machiavelisme, selon lesquelles les hommes serment, à l'égard de leurs Souverains, à peu près ce que les Ilotes étoient chez le Lacédémonien.

Pouvoir et fonctions des Souverains dans le Droit naturel; leur véritable grandeur.

En rétablissant les choses dans l'ordre naturel, renversons la comparaison. Le tout [117] vaut mieux que la partie même la plus excellente; l'humanité entière vaut mieux que le meilleur de tous les hommes, et une Nation est préférable à la famille la plus respectable et au Citoyen le plus respecté.

Magistrats, Grands d'une République, Monarques, qu'êtes-vous dans le droit naturel à l'égard des Peuples que vous gouvernez? de simples Ministres députés pour prendre soin de leur bonheur, déchus de tout emploi, et les plus vils membres de ce corps, dès que vous remplissez mal votre commission. Votre vigilance, votre exactitude vous rendent les plus fidéles domestiques de l'humanité, ceux qu'elle aime le plus ; que méritez-vous, quand devenu serviteurs infidéles ou insolens, vous osez chercher à l'opprimer?

Une Nation qui met un de ses Citoyens à sa tête, et principalement celle qui seroit soumise aux loix de la simple Nature, n'est-elle pas en droit de lui dire : « Nous vous chargeons de nous faire observer les conventions faites entre nous; et comme [118] elles tendent à entretenir parmi nous, une réciprocité de secours si parfaite, qu'aucun ne manque non-seulement du nécessaire et de l'utile, mais même de l'agréable, nous vous enjoignons de veiller exactement à la conservation de cet ordre, de nous avertir des moyens efficaces de l'entretenir, de nous faciliter ces moyens, et de nous encourager à les mettre en usage. La raison nous a prescrit ces loix, et nous vous prescrivons de nous y rappeller sans cesse; nous vous conférons le pouvoir, l'autorité de ces loix et de cette raison sur chacun de nous; nous vous en faisons l'organe et le héraut; nous nous engageons à vous aider à contraindre quiconque de nous seroit assez dépourvu de sens, pour leur désobéir : vous devez comprendre que si vous-même osez enfreindre les devoirs communs, ou négliger ceux de votre emploi; si vous voulez nous imposer quelque obligation que les loix ne prescrivent point, ces mêmes loix vous dé-[119]clarent dès l'instant, déchu de tout pouvoir : alors personne n'écoute plus votre voix; on vous impose silence, et vous rentrez parmi nous pour être comme un simple particulier, contraint de vous conformer à nos institutions.

« Nous vous jugeons capable de nous gouverner ; nous nous abandonnons avec confiance aux directions de vos prudens conseils : c'est un premier hommage que nous rendons à la supériorité des talens dont la Nature vous a doué. Si vous êtes fidéle à vos devoirs nous vous chérirons comme un présent du Ciel ; nous vous respecterons comme un pere : voilà votre récompense, votre gloire, votre grandeur. Quel bonheur de pouvoir mériter que tant de milliers de Mortels, vos égaux, s'interessent tendrement à votre existence, à votre conservation !

« Dieu est un Etre souverainement bienfaisant; il nous a fait sociables, maintenez-nous ce que nous sommes : ainsi qu'il est le moteur de la Nature entié-[120]re, où il entretient un ordre admirable, soyez le moteur de notre corps politique; en cette qualité vous semblerez imiter l'Etre suprême. Du reste, souvenez-vous qu'à l'égard de ce qui vous touche personnellement, vous n'avez d'autres droits incontestables, d'autre pouvoir que ceux qui lient le commun des Citoyens, parce que vous n'avez pas d'autres besoins; vous n'éprouvez pas d'autres plaisirs: vous n'avez, en un mot, rien de plus excellent, ni qui puisse vous donner la préférence sur le commun des hommes. Si nous trouvons notre utilité à vous proroger le commandement : si nous jugeons que quelqu'un des vôtres en soit capable après vous, nous pourrons agir en conséquence, par un choix libre et indépendant de toute prétention.

Je demande quelle capitulation, quel titre, quel droit d'antique possession peut prescrire contre la vérité de cette Chartre (1) divine, peut en affranchir les Souverains ? [121] que dis-je ? les priver d'un privilége qui les revêt du pouvoir de suprêmes Bienfaiteurs, et les rend par-là véritablement semblables à la Divinité. Que l'on juge sur cet exposé de la forme ordinaire des gouvernemens.

Après avoir découvert que l'origine, les causes et les progrès des désordres et de tous les maux tiennent aux constitutions vicieuses de toute société, je vais tâcher de fixer les idées de malheur et de mal moral ; idées grossiérement compliquées chez la plupart de nos Moralistes. J'examinerai ensuite l'influence de ces erreurs sur les préceptes de la Morale.