CHAPITRE XII

Tous les Ordres & tous les Hommes d'un État subsistent
ou s'enrichissent aux dépens des Propriétaires des Terres

Il n'y a que le Prince & les Propriétaires des Terres, qui vivent dans l'indépendance; tous les autres Ordres & tous les Habitans sont à gages ou sont Entrepreneurs. On en verra plus particulierement l'induction & le détail, dans le Chapitre suivant.

Si le Prince & les Proprié-[56]taires des Terres renfermoient leurs Terres, & s'ils n'y vouloient laisser travailler personne, il est visible qu'il n'y auroit ni nourriture ni habillement pour aucun des Habitans de l'État: parconséquent, non-seulement tous les Habitans de l'État subsistent du produit de la Terre qui est cultivée pour le compte des Propriétaires, mais aussi aux dépens des mêmes Propriétaires du fond desquels ils tirent tout ce qu'ils ont.

Les Fermiers ont ordinairement les deux tiers du produit de la Terre, l'un pour les frais & le maintien de leurs Assistans, l'autre pour le profit de leur entreprise : de ces deux tiers le Fermier fait subsister généralement tous ceux qui vivent à la Campagne directement ou indirectement, & même plusieurs Artisans ou Entrepreneurs dans la Ville, à cause des marchandises [57] de la Ville qui sont consommées à la Campagne.

Le Propriétaire a ordinairement le tiers du produit de sa Terre, & de ce tiers, il fait non-seulement subsister tous les Artisans & autres qu'il emploie dans la Ville, mais bien souvent aussi les Voituriers qui apportent les denrées de la Campagne à la Ville.

On suppose généralement que la moitié des Habitans d'un État subsiste & fait sa demeure dans les Villes, & l'autre moitié à la Campagne: cela étant, le Fermier qui a les deux tiers ou quatre sixiemes du produit de la Terre, en donne directement ou indirectement un sixieme aux Habitans de la Ville en échange des marchandises qu'il en tire; ce qui avec le tiers ou deux sixiemes que le Propriétaire dépense dans la Ville, fait trois sixiemes ou une moitié du pro-[58]duit de la Terre. Ce calcul n'est que pour donner une idée générale de la proportion; car au fond, si la moitié des Habitans demeure dans la Ville, elle dépense plus de la moitié du produit de la Terre, attendu que ceux de la Ville vivent mieux que ceux de la Campagne, & dépensent plus de produit de Terre, étant tous Artisans ou Dépendans des Propriétaires, & parconséquent mieux entretenus que les Assistans & Dépendans des Fermiers.

Quoi qu'il en soit, qu'on examine les moïens dont un Habitant subsiste, on trouvera toujours en remontant à leur source, qu'ils sortent du fond du Propriétaire, soit dans les deux tiers du produit qui est attribué au Fermier, soit dans le tiers qui reste au Propriétaire.

Si un Propriétaire n'avoit que la quantité de Terre qu'il donne [59] à un seul Fermier, ce Fermier en tireroit une meilleure subsistance que lui; mais les Seigneurs & Propriétaires de grandes Terres dans les Villes, ont quelquefois plusieurs centaines de Fermiers, & ne font dans un État qu'un très petit nombre par rapport à tous les Habitans.

Il est vrai qu'il y a souvent dans les grandes Villes plusieurs Entrepreneurs & Artisans qui subsistent par un Commerce étranger, & parconséquent aux dépens des Propriétaires des Terres en Païs étranger: mais je ne considere Jusqu'à présent un État, que par rapport à son produit & à son industrie, afin de ne pas embarasser mon sujet par des choses accidentelles.

Le fond des Terres appartient aux Propriétaires, mais ce fond leur deviendroit inutile si on ne le cultivoit pas, & plus on y travaille, toutes autres cho-[60]ses étant égales, plus il rend de denrées; & plus on travaille ces denrées, toutes autres choses étant égales, lorsqu'on en fait des marchandises, plus elles ont de valeur. Tout cela fait que les Propriétaires ont besoin des autres Habitans, comme ceux-ci ont besoin des Propriétaires; mais dans cette œconomie, c'est aux Propriétaires, qui ont la disposition & la direction des fonds, à donner le tour & le mouvement le plus avantageux au tout. Aussi tout dépend dans un État, des humeurs, modes & façons de vivre des Propriétaires de Terres principalement, comme je tacherai de le faire voir clairement dans la suite de cet Essai.

C'est le besoin & la nécessité qui font subsister dans l'État, les Fermiers & les Artisans de toute espece, les Marchands, les Officiers, les Soldats & les Matelots, les Domestiques, & tous les [61] autres Ordres qui travaillent ou sont emploïés dans l'État. Tous ces Gens de travail servent non-seulement le Prince & les Propriétaires, mais se servent mutuellement les uns les autres; de maniere qu'il y en a plusieurs qui ne travaillent pas directement pour les Propriétaires de Terres, ce qui fait qu'on ne s'apperçoit pas qu'ils subsistent de leurs fonds, & qu'ils vivent à leurs dépens. Quant à ceux qui exercent des Professions qui ne sont pas nécessaires, comme les Danseurs, les Comédiens, les Peintres, les Musiciens, &c. ils ne sont entretenus dans l'État que pour le plaisir ou l'ornement; & leur nombre est toujours très petit par rapport aux autres Habitans.


[62] CHAPITRE XIII

La circulation & le troc des denrées & des marchandises,
de même que leur production,
se conduisent en Europe par des Entrepreneurs, & au hazard

Le Fermier est un Entrepreneur qui promet de païer au Propriétaire, pour sa Ferme ou Terre, une somme fixe d'argent (qu'on suppose ordinairement égale en valeur au tiers du produit de la Terre), sans avoir de certitude de l'avantage qu'il tirera de cette entreprise. I1 emploie une partie de cette Terre à nourrir des Troupeaux, à produire du grain, du vin, des foins, &c. suivant ses idées, sans pouvoir prévoir laquelle des especes de ces denrées rapportera le meilleur prix. Ce prix des [63] denrées dépendra en partie des Saisons & en partie de la consommation; s'il y a abondance de blé par rapport à la consommation, il sera à vil prix, s'il y a rareté, il sera cher. Qui est celui qui peut prévoir le nombre des naissances & morts des Habitans de l'État, dans le courant de l'année ? Qui peut prévoir l'augmentation ou la diminution de dépense qui peut survenir dans les Familles? cependant le prix des denrées du Fermier dépend naturellement de ces événemens qu'il ne sauroit prévoir, & parconséquent il conduit l'entreprise de sa Ferme avec incertitude.

La Ville consume plus de la moitié des denrées du Fermier. I1 les y porte au Marché, ou il les vend au Marché du plus prochain Bourg, ou bien quelques-uns s'érigent en Entrepreneurs pour faire ce transport. [64] Ceux-ci s'obligent de païer au Fermier un prix certain de ses denrées, qui est celui du Marché du jour, pour en tirer dans la Ville un prix incertain, qui doit néanmoins les défraïer des frais de la voiture, & leur laisser un profit pour leur entreprise; cependant la variation journaliere du prix des denrées dans la Ville, quoiquelle ne soit pas considérable, rend leur profit incertain.

L'Entrepreneur ou Marchand qui voiture les denrées de la Campagne à la Ville, n'y peut pas demeurer pour les vendre en détail lors de leur consommation: pas une des Familles de la Ville ne se chargera d'acheter tout-à-la-fois les denrées dont elle pourroit faire la consommation; chaque Famille pouvant augmenter ou diminuer en nombre aussi-bien qu'en consommation, ou au moins varier [65] dans les especes de denrées quelle consommera: on ne fait guere de provisions dans les Familles que de vin. Quoi qu'il en soit, le plus grand nombre des Habitans de la Ville, qui ne subsiste qu'au jour la journée, & qui cependant fait la plus forte consommation, ne pourra faire aucune provision des denrées de la Campagne.

Cela fait que plusieurs personnes dans la Ville s'érigent en Marchands ou Entrepreneurs, pour acheter les denrées de la Campagne de ceux qui les apportent, ou pour les faire apporter pour leur compte: ils en donnent un prix certain suivant celui du lieu où ils les achetent, pour les revendre en gros ou en détail à un prix incertain.

Ces Entrepreneurs sont les Marchands, en gros, de laine, de grains, les Boulangers, Bouchers, Manufacturiers, & tous [66] les Marchands de toute espece qui achetent les denrées & matériaux de la Campagne, pour les travailler & revendre à mesure que les Habitans ont besoin de les consommer.

Ces Entrepreneurs ne peuvent jamais savoir la quantité de la consommation dans leur Ville, ni même combien de tems leurs Chalans acheteront d'eux, vu que leurs Rivaux tacheront par toutes sortes de voies de s'en attirer les Pratiques: tout cela cause tant d'incertitude parmi tous ces Entrepreneurs, qu'on en voit qui font journellement banqueroute.

Le Manufacturier qui a acheté la laine du Marchand ou du Fermier en droiture, ne peut pas savoir le profit qu'il tirera de son entreprise, en vendant ses draps & étoffes au Marchand drapier. Si celui-ci n'a pas un débit raisonnable, il ne se char-[67]gera pas des draps & étoffes du Manufacturier, encore moins si ces étoffes cessent d'être à la mode.

Le Drapier est un Entrepreneur qui achete des draps & des étoffes du Manufacturier à un prix certain, pour les revendre à un prix incertain, parcequ'il ne peut pas prévoir la quantité de la consommation; il est vrai qu'il peut fixer un prix & s'obstiner à ne pas vendre à moins qu'il ne l'obtienne, mais si ses Pratiques le quittent pour acheter à meilleur marché de quelqu'autre, il se consumera en frais en attendant de vendre au prix qu'il se propose, & cela le ruinera autant ou plus que s'il vendoit sans profit.

Les Marchands en boutique, & les Détailleurs de toutes especes, sont des Entrepreneurs qui achetent à un prix certain, & qui revendent dans leurs Boutiques ou [68] dans les Places publiques, à un prix incertain. Ce qui encourage & maintient ces sortes d'entrepreneurs dans un État, c'est que les Consommateurs qui sont leurs Chalans, aiment mieux donner quelque chose de plus dans le prix, pour trouver à portée ce dont ils ont besoin dans le détail, que d'en faire provision, & que la plus grande partie n'ont pas le moïen de faire une telle provision, en achetant de la premiere main.

Tous ces Entrepreneurs deviennent consommateurs & Chalans réciproquement les uns des autres; le Drapier, du Marchand de vin; celui-ci, du Drapier: ils se proportionnent dans l'État à leurs Chalans ou à leur consommation. S'il y a trop de Chapeliers dans une Ville ou dans une rue pour le nombre de personnes qui y achetent des chapeaux, il faut que quelques-uns qui se-[69]ront les plus mal achalandés fassent banqueroute; s'il y en a trop peu, ce sera une entreprise avantageuse, qui encouragera quelques nouveaux Chapeliers d'y ouvrir boutique, & c'est ainsi que les Entrepreneurs de toutes especes se proportionnent au hazard dans un État.

Tous les autres Entrepreneurs, comme ceux qui se chargent des Mines, des Spectacles, des Bâtimens, &c., les Négocians sur mer & sur terre, &c., les Rotisseurs, les Pâtissiers, les Cabaretiers, &c. de même que les Entrepreneurs dans leur propre travail & qui n'ont pas besoin de fonds pour s'établir, comme Compagnons artisans, Chauderoniers, Ravaudeuses, Ramoneurs, Porteurs-d'eau, subsistent avec incertitude, & se proportionnent à leurs Chalans. Les Maîtres artisans, comme Cordonniers, Tailleurs, Menui-[70]siers, Perruquiers, &c. qui emploient des Compagnons à proportion de l'ouvrage qu'ils ont, vivent dans la même incertitude, puisque leurs Chalans les peuvent quitter du jour au lendemain: les Entrepreneurs de leur propre travail dans les Arts & Sciences, comme Peintres, Médecins, Avocats, &c. subsistent dans la même incertitude. Si un Procureur ou Avocat gagne 5000 livres sterling par an, en servant ses Cliens ou pratiques, & qu'un autre n'en gagne que 500, on peut les considérer comme aïant autant de gages incertains de ceux qui les emploient.

On pourroit peut-être avancer que tous les Entrepreneurs cherchent à attrapper tout ce qu'ils peuvent dans leur état, & à dupper leurs Chalans, mais cela n'est pas de mon sujet.

Par toutes ces inductions & par [71] une infinité d'autres qu'on pourroit faire dans une matiere qui a pour objet tous les Habitans d'un État, on peut établir que, excepté le Prince & les Propriétaires de Terres, tous les Habitans d'un État sont dépendans; qu'ils peuvent se diviser en deux classes, savoir en Entrepreneurs, & en Gens à gages; & que les Entrepreneurs sont comme à gages incertains, & tous les autres à gages certains pour le tems qu'ils en jouissent, bien que leurs fonctions & leur rang soient très disproportionnés. Le Général qui a une paie, le Courtisan qui a une pension, & le Domestique qui a des gages, tombent sous cette derniere espece. Tous les autres sont Entrepreneurs, soit qu'ils s'établissent avec un fond pour conduire leur entreprise, soit qu'ils soient Entrepreneurs de leur propre travail sans aucuns fonds, & ils peu-[72]vent être considerés comme vivant à l'incertain; les Gueux même & les Voleurs sont des Entrepreneurs de cette classe. Enfin tous les Habitans d'un État tirent leur subsistance & leurs avantages du fond des Propriétaires de Terres, & sont dépendans.

I1 est cependant vrai que si quelqu'Habitant à gros gages ou quelqu'Entrepreneur considérable a épargné du bien ou des richesses, c'est-à-dire, s'il a des magasins de blé, de laines, de cuivre, d'or ou d'argent, ou de quelque denrée ou marchandise qui soit d'un usage ou débit constant dans un État & qui ait une valeur intrinseque ou réelle, on pourra à juste titre le regarder comme indépendant jusqu'à la concurrence de ce fond. Il peut en disposer pour s'acquérir une hypotheque, & une rente sur des Terres, & sur les fonds de l'État, [73] lorsqu'il fait des emprunts assurés sur les terres: il peut même vivre bien mieux que les Propriétaires de petites terres, & même acheter la propriété de quelques-unes.

Mais les denrées & les marchandises, même l'or & l'argent, sont bien plus sujets aux accidens & aux pertes, que la propriété des terres; & de quelque façon qu'on les ait gagnées ou épargnées, on les a toujours tirées du fond des Propriétaires actuels, soit par gain, soit par épargne des gages destinés à sa subsistance.

Le nombre des Propriétaires d'argent, dans un grand État, est souvent assez considérable; & quoique la valeur de tout l'argent qui circule dans l'État n'excede guere la neuvieme ou la dixieme partie de la valeur des denrées qu'on tire actuellement de la terre, néanmoins comme les Propriétaires d'argent prêtent des sommes considérables dont [74] ils tirent intérêt, soit par l'hypotheque des terres, soit par les denrées mêmes & marchandises de l'État, les sommes qu'on leur doit excedent le plus souvent tout l'argent réel de l'État, & ils deviennent souvent un corps si considérable, qu'ils le disputeroient dans certains cas aux Propriétaires de terres, si ceux-ci n'étoient pas souvent également des Propriétaires d'argent, & si les Propriétaires de grandes sommes en argent ne cherchoient toujours aussi à devenir Propriétaires de terres.

Il est cependant toujours vrai que toutes les sommes qu'ils ont gagnées ou épargnées, ont été tirées du fond des Propriétaires actuels; mais comme plusieurs de ceux-ci se ruinent journellement dans un État, & que les autres qui acquerent la propriété de leurs terres prennent leur place, l'indépendance que donne la pro-[75]priété des terres ne regarde que ceux qui s'en conservent la possession; & comme toutes les terres ont toujours un Maître ou Propriétaire actuel, je suppose toujours que c'est du fond de ceux-ci que tous les Habitans de l'État, tirent leur subsistance & toutes leurs richesses. Si ces Propriétaires se bornoient tous à vivre de leurs rentes, cela ne seroit pas douteux, & en ce cas il seroit bien plus difficile aux autres Habitans de s'enrichir à leurs dépens.

J'établirai donc pour principe que les Propriétaires de terres sont seuls indépendans naturellement dans un État; que tous les autres ordres sont dépendans, soit comme Entrepreneurs, ou comme à gages, & que tout le troc & la circulation de l'État se conduit par l'entremise de ces Entrepreneurs.


[76] CHAPITRE XIV

Les humeurs, les modes & les façons de vivre du Prince,
&, principalement des Propriétaires de terres,
déterminent les usages auxquels on emploie les terres dans un État, & causent, au Marché, les variations des prix de toutes choses.

Si le Propriétaire d'une grande terre (que je veux considerer ici comme s'il n'y en avoit aucune autre au monde) la fait cultiver luimême, il suivra sa fantaisie dans les usages auxquels il l'emploiera. 1°. Il en emploiera nécessairement une partie en grains pour la subsistance de tous les Laboureurs, Artisans & Inspecteurs qui doivent travailler pour lui; & une autre portion pour nourrir les Bœufs, les Mou-[77]tons & les autres Animaux nécessaires pour leur habillement & leur nourriture, ou pour d'autres commodités, suivant la façon dont il veut les entretenir; 2°. il mettra une portion de sa terre en parcs, jardins & arbres fruitiers, ou en vignes, suivant son inclination, & en prairies pour l'entretien des Chevaux dont il se servira pour son plaisir, &c.

Supposons maintenant que pour éviter tant de soins & d'embarras, il fasse un calcul avec les Inspecteurs de ses Laboureurs; qu'il leur donne des Fermes ou portions de sa terre; qu'il leur laisse le soin d'entretenir à l'ordinaire tous ces Laboureurs dont ils avoient l'inspection, de maniere que ces Inspecteurs, devenus ainsi Fermiers ou Entrepreneurs, cedent aux Laboureurs, pour le travail de la terre ou ferme, un autre tiers du produit, tant pour leur nourriture que [78] pour leur habillement & autres commodités, telles qu'ils les avoient lorsque le Propriétaire faisoit conduire le travail: supposons encore que le Propriétaire fasse un calcul avec les Inspecteurs des Artisans, pour la quantité de nourriture, & pour les autres commodités qu'on leur donnoit; qu'il les fasse devenir Maîtres artisans; qu'il regle une mesure commune, comme l'argent, pour fixer le prix auquel les Fermiers leur cederont la laine, & celui auquel ils lui fourniront le drap, & que les calculs de ces prix soient reglés de maniere que les Maîtres artisans aient les mêmes avantages & les mêmes douceurs qu'ils avoient àpeuprès lorsqu'ils étoient Inspecteurs, & que les Compagnons artisans aient aussi le même entretien qu'auparavant: le travail des Compagnons artisans sera reglé à la journée ou à la piece; les [79] marchandises qu'ils auront faites, soit chapeaux, soit bas, souliers, habits, &c. seront vendues au Propriétaire, aux Fermiers, aux Laboureurs & aux autres Artisans réciproquement à un prix qui laisse à tous les mêmes avantages dont ils jouissoient; & les Fermiers vendront, à un prix proportionné, leurs denrées & matériaux.

Il arrivera d'abord que les Inspecteurs devenus Entrepreneurs deviendront aussi les maîtres absolus de ceux qui travaillent sous leur conduite, & qu'ils auront plus de soin & d'agrément en travaillant ainsi pour leur compte. Nous supposons donc qu'après ce changement tous les Habitans de cette grande terre subsistent tout de même qu'auparavant; & par conséquent je dis qu'on emploiera toutes les portions & Fermes de cette grande terre, aux mêmes usages aux-[80]quels on les emploïoit auparavant.

Car si quelquesuns des Fermiers semoient dans leur Ferme ou portion de terre plus de grains qu'à l'ordinaire, il faudra qu'ils nourrissent un plus petit nombre de Moutons, & qu'ils aient moins de laine & moins de viande de mouton à vendre; par conséquent il y aura trop de grains & trop peu de laine pour la consommation des Habitans. Il y aura donc cherté de laine, ce qui forcera les Habitans à porter leurs habits plus longtems qu'à l'ordinaire; & il y aura grand marché de grains & un surplus pour l'année suivante. Et comme nous supposons que le Propriétaire a stipulé en argent le paiement du tiers du produit de la Ferme, qu'on doit lui païer, les Fermiers qui ont trop de blé & trop peu de laine, ne pas en état de lui païer sa rente. S'il [81] leur fait quartier, ils auront soin l'année suivante d'avoir moins de blé & plus de laine; car les Fermiers ont toujours soin d'emploïer leurs terres au produit des denrées, qu'ils jugent devoir rapporter le plus haut prix au Marché. Mais si dans l'année suivante ils avoient trop de laine & trop peu de grains pour la consommation, ils ne manqueront pas de changer d'année en année l'emploi des terres, jusqu'à ce qu'ils puissent parvenir à proportionner àpeuprès leurs denrées à la consommation des Habitans. Ainsi un Fermier qui a attrapé àpeuprès la proportion de la consommation, mettra une portion de sa ferme en Prairie, pour avoir du foin, une autre pour les grains, pour la laine, & ainsi du reste; & il ne changera pas de méthode, à moins qu'il ne voie quelque variation considérable dans la consommation; mais [82] dans l'exemple présent nous avons supposé que tous les Habitans vivent àpeuprès de la même façon, qu'ils vivotent lorsque le Propriétaire faisoit luimême valoir sa terre, & par conséquent les Fermiers emploieront les terres aux mêmes usages qu'auparavant.

Le Propriétaire, qui a le tiers du produit de la terre à sa disposition, est l'Acteur principal dans les variations qui peuvent arriver à la consommation. Les Laboureurs & Artisans qui vivent au jour la journée, ne changent que par nécessité leurs façons de vivre; s'il y a quelques Fermiers, Maîtres artisans, ou autres Entrepreneurs accommodés, qui varient dans leur dépense & consommation, ils prennent toujours pour modele les Seigneurs & Propriétaires des terres. Ils les imitent dans leur habillement, dans leur cuisine, & dans leur [83] façon de vivre. Si les Propriétaires se plaisent à porter de beau linge, des soieries, ou de la dentelle, la consommation de ces marchandises sera plus forte que celle que les Propriétaires font sur eux.

Si un Seigneur, ou Propriétaire, qui a donné toutes ses Terres à ferme, prend la fantaisie de changer notablement sa façon de vivre; si par exemple il diminue le nombre de ses Domestiques, & augmente celui de ses Chevaux; non seulement ses Domestiques seront obligés de quitter la Terre en question, mais aussi un nombre proportionné d'artisans & de Laboureurs qui travailloient à procurer leur entretien: la portion de terre qu'on emploïoit à entretenir ces Habitans, sera emploïée en Prairies pour les Chevaux d'augmentation, & si tous les Propriétaires d'un État faisoient de même, [84] ils multiplieroient bientôt le nombre des Chevaux, & diminueroient celui des Habitans.

Lorsqu'un Propriétaire a congedié un grand nombre de Domestiques, & augmenté le nombre de ses Chevaux, il y aura trop de blé pour la consommation des Habitans, & par conséquent le blé sera à bas prix, au lieu que le foin sera cher. Cela fera que les Fermiers augmenteront leurs Prairies, & diminueront la quantité de blé pour se proportionner à la consommation. C'est ainsi que les humeurs ou façons des Propriétaires déterminent l'emploi qu'on fait des terres, & occasionnent les variations de la consommation qui causent celles du prix des Marchés Si tous les Propriétaires de terres, dans un État, les faisoient valoir eux-mêmes, ils les emploieroient à produire ce qui leur plairoit; & comme les variations [85] de la consommation sont principalement causées par leurs façons de vivre, les prix qu'ils offrent aux Marchés, déterminent les Fermiers à toutes les variations qu'ils font dans l'emploi & l'usage des terres.

Je ne considere pas ici la variation des prix du Marché qui peut survenir de l'abondance ou de la stérilité des années, ni la consommation extraordinaire qui peut arriver par des Armées étrangeres ou par d'autres accidens, pour ne point embarrasser ce sujet; ne considérant un État, que dans sa situation naturelle & uniforme.


[86] CHAPITRE XV

La multiplication & le décroissement des Peuples dans un État
dépendent principalement de la volonté, des modes & des façons de vivre des Propriétaires de Terres

L'expérience nous fait voir qu'on peut multiplier les Arbres, Plantes & autres sortes de végétaux, & qu'on en peut entretenir toute la quantité que la portion de terre qu'on y destine peut nourrir.

La même expérience nous fait voir qu'on peut également multiplier toutes les especes d'animaux, & les entretenir en telle quantité que la portion de terre qu'on y destine peut en nourrir. Si l'on éleve des Haras, des troupeaux de Boeufs ou de Moutons, [87] on les multipliera aisement, jusqu'au nombre que la terre qu'on destine pour cela peut en entretenir. On peut même améliorer les Prairies qui servent pour cet entretien, en y faisant couler plusieurs petits ruisseaux & torrens, comme dans le Milanez. On peut faire du foin, & par ce moïen entretenir ces Bestiaux dans les Etables, & les nourrir en plus grand nombre que si on les laissoit en liberté dans les Prairies. On peut nourrir quelquefois les Moutons avec des navets, comme on fait en Angleterre, au moïen de quoi un arpent de terre ira plus loin pour leur nourriture, que s'il ne produisoit que de l'herbe.

On peut en un mot multiplier toutes sortes d'animaux, en tel nombre qu'on en veut entretenir, même à l'infini, si on pouvoit attribuer des terres propres à l'infini pour les nourrir; & la [88] multiplication des Animaux n'a d'autres bornes que le plus ou moins de moïens qu'on leur laisse pour subsister. Il n'est pas douteux que si on emploïoit toutes les terres à la simple nourriture de l'Homme, l'espece en multiplieroit jusqu'à la concurrence du nombre que ces terres pourroient nourrir, de la façon qu'on expliquera.

Il n'y a point de Païs où l'on porte la multiplication des Hommes si loin qu'à la Chine. Les pauvres gens y vivent uniquement de riz & d'eau de riz; ils y travaillent presque nus, & dans les Provinces méridionales ils font trois moissons abondantes de riz, chaque année, par le grand soin qu'ils ont de l'Agriculture. La terre ne s'y repose jamais, & rend chaque fois, plus de cent pour un; ceux qui sont habillés, le sont pour la plûpart de coton, qui demande si peu [89] de terre pour sa production, qu'un arpent en peut vraisemblablement produire de quoi habiller cinq cens personnes adultes. Ils se marient tous par religion, & élevent autant d'enfans qu'ils en peuvent faire subsister. Ils regardent comme un crime l'emploi des terres en Parcs ou Jardins de plaisance, comme si on fraudoit par là les Hommes de leur nourriture. Ils portent les Voïageurs en Chaise à porteurs, & épargnent le travail des Chevaux en tout ce qui se peut faire par les Hommes. Leur nombre est incroïable, suivant les Relations, & cependant ils sont forcés de faire mourir plusieurs de leurs Enfans dès le berceau, lorsqu'ils ne se voient pas le moïen de les élever, n'en gardant que le nombre qu'ils peuvent nourrir. Par un travail rude & obstiné, ils tirent, des Rivieres, une quantité extraordinaire de [90] Poissons, & de la Terre, tout ce qu'on en peut tirer.

Néanmoins lorsqu'il survient des années stériles, ils meurent de faim par milliers, malgré le soin de l'Empereur, qui fait des amas de riz pour de pareils cas. Ainsi tous nombreux que sont les Habitans de la Chine, ils se proportionnent nécessairement aux moïens qu'ils ont de subsister, & ne passent pas le nombre que le Païs peut entretenir, suivant la façon de vivre dont ils se contentent; & sur ce pié, un seul arpent de terre suffit pour en entretenir plusieurs.

D'un autre côté, il n'y a pas de Païs, où la multiplication des Hommes soit plus bornée que parmi les Sauvages de l'Amérique, dans l'intérieur des terres. Ils négligent l'Agriculture, ils habitent dans les Bois, & vivent de la Chasse des Animaux qu'ils y trouvent. Comme [91] les Arbres consument le suc & la substance de la terre, il y a peu d'herbe pour la nourriture de ces Animaux; & comme un Indien en mange plusieurs dans l'année, cinquante à cent arpens de terre ne donnent souvent que la nourriture d'un seul Indien.

Un petit Peuple de ces Indiens aura quarante lieues quarrées d'étendue pour les limites de sa Chasse. Ils se font des guerres reglées & cruelles pour ces limites, & proportionnent toujours leur nombre aux moïens qu'ils trouvent de subsister par la Chasse.

Les Habitans de l'Europe cultivent les terres, & en tirent des grains pour leur subsistance. La laine des Moutons qu'ils nourrissent, leur sert d'habillement. Le froment est le grain dont le plus grand nombre se nourrit; quoique plusieurs Païsans fassent leur pain de ségle, & dans le [92] Nord, d'orge & d'aveine. La subsistance des Païsans & du Peuple n'est par la même dans tous les Païs de l'Europe, & les terres y sont souvent différentes en bonté & en fertilité.

La plûpart des terres de Flandres, & une partie de celles de la Lombardie, rapportent dixhuit à vingt fois le froment qu'on y a semé, sans se reposer: la Campagne de Naples en rapporte encore d'avantage. Il y a quelques terres en France, en Espagne, en Angleterre & en Allemagne qui rapportent la même quantité. Ciceron nous apprend que les terres de Sicile produisoient, de son tems, dix pour un; & Pline l'Ancien dit que les terres Léontines en Sicile, rapportoient cent fois la semence; que celles de Babylone la rendoient jusqu'à cent cinquante fois; & quelques terres en Afrique, encore bien plus.

[93] Aujourd'hui les terres en Europe peuvent rapporter, l'un portant l'autre, six fois la semence; de maniere qu'il reste cinq fois la semence pour la consommation des Habitans. Les terres s'y reposent ordinairement la troisieme année, aïant rapporté du froment la premiere année, & du petit blé, dans la seconde.

On pourra voir dans le Supplément les calculs de la terre nécessaire pour la subsistance d'un Homme, dans les différentes suppositions de sa maniere de vivre.

On y verra qu'un Homme qui vit de pain, d'ail & de racines, qui ne porte que des habits de chanvre, du gros linge, des sabots, & qui ne boit que de l'eau, comme c'est le cas de plusieurs Païsans dans les Parties méridionales de France, peut subsister du produit d'un arpent & demi de terre de moïenne bonté, [94] qui rapporte six fois la semence, & qui se repose tous les trois ans.

D'un autre côté, un Homme adulte, qui porte des souliers de cuir, des bas, du drap de laine, qui vit dans des Maisons, qui a du linge à changer, un lit, des chaises, une table, & autres choses nécessaires, qui boit modérément de la biere, ou du vin, qui mange de la viande tous les jours, du beurre, du fromage, du pain, des legumes, &c. le tout suffisamment, mais modérément, ne demande guere pour tout cela, que le produit de quatre à cinq arpens de terre de moïenne bonté. Il est vrai que dans ces calculs, on ne donne aucune terre pour le maintien d'autres Chevaux, que de ceux qui sont nécessaires pour labourer la terre, & pour le transport des denrées, à dix milles de distance.

L'Histoire rapporte que les [95] premiers Romains entretenoient chacun leur Famille, du produit de deux journaux de terre, qui ne faisoient qu'un arpent de Paris, & 330 piés quarrés, ou environ. Aussi ils étoient presque nus; ils n'usoient ni de vin, ni d'huile, couchoient dans la paille, & n'avoient presque point de commodités; mais comme ils travaillotent beaucoup la terre, qui est assez bonne aux environs de Rome, ils en tiroient beaucoup de grains & de légumes.

Si les Propriétaires de terres avoient à cœur la multiplication des Hommes, s'ils encourageoient les Païsans à se marier jeunes, & à élever des Enfans, par la promesse de pourvoir à leur subsistance, en destinant les terres uniquement à cela, ils multiplieroient sans doute les Hommes, jusqu'au nombre que les terres pourroient entretenir; [96] & cela suivant les produits de terre qu'ils destineroient à la subsistance de chacun, soit celui d'un arpent & demi, soit celui de quatre à cinq arpens, par tête.

Mais si au lieu de cela le Prince, où les Propriétaires de terres, les font emploïer à d'autres usages qu'à l'entretien des Habitans; si, par le prix qu'ils donnent au Marché des denrées & marchandises, ils déterminent les Fermiers à mettre les terres à d'autres usages, que ceux qui servent à l'entretien des Hommes (car nous avons vû que le prix que les Propriétaires offrent au Marché, & la consommation qu'ils font, déterminent l'emploi qu'on fait des terres, de la même maniere que s'ils les faisoient valoir euxmêmes), les Habitans diminueront nécessairement en nombre. Les uns faute d'emploi seront obligés de quitter le Païs, [97] d'autres, ne se voïant pas les moïens nécessaires pour élever des Enfans, ne se marieront pas, ou ne se marieront que tard, après avoir mis quelque chose à part pour le soutien du ménage.

Si les Propriétaires de terres, qui vivent à la Campagne, vont demeurer dans les Villes éloignées de leurs Terres, il faudra nourrir des Chevaux, tant pour le transport de leur subsistance à la Ville, que de celle de tous les Domestiques, Artisans, & autres, que leur résidence dans la Ville y attire.

La voiture des vins de Bourgogne à Paris, coute souvent plus que le vin même ne coute sur les lieux; & par conséquent la terre emploïée pour l'entretien des Chevaux de voiture, & de ceux qui en ont soin, est plus considérable que celle qui produit le vin, & qui entretient ceux qui ont eu part à sa pro-[98]duction. Plus on entretient de Chevaux dans un État, & moins il restera de subsistance pour les Habitans. L'entretien des Chevaux de carrosse, de chasse ou de parade, coute souvent trois à quatre arpens de terre.

Mais lorsque les Seigneurs & les Propriétaires de terres tirent des Manufactures étrangeres, leurs draps, leurs soieries, leurs dentelles, &c. & s'ils les paient en envoïant chez l'Etranger le produit des denrées de l'État, ils diminuent parlà extraordinairement la subsistance des Habitans, & augmentent celle des Etrangers qui deviennent souvent les Ennemis de l'État.

Si un Propriétaire, ou Seigneur Polonois, à qui ses Fermiers paient annuellement une rente égale àpeuprès au produit du tiers de ses terres, se plaît à se servir de draps, de linges, &c. d'Hollande, il donnera pour ces [99] marchandises la moitié de sa rente, & emploiera peutêtre l'autre pour la subsistance de sa Famille, en d'autres denrées & marchandises du crû de Pologne: or la moitié de sa rente, dans notre supposition, répond à la sixieme partie du produit de sa terre, & cette sixieme partie sera emportée par les Hollandois, auxquels les Fermiers Polonois la donneront en blé, laines, chanvres & autres denrées: voilà donc une sixieme partie de la terre de Pologne qu'on ôte aux Habitans, sans comprendre la nourriture des Chevaux de voiture, de carrosse & de parade, qu'on entretient en Pologne, par la façon de vivre que les Seigneurs y suivent; & de plus, si sur les deux tiers du produit des terres qu'on attribue aux Fermiers, ceuxci, à l'exemple de leurs Maîtres, consument des Manufactures étrangeres, qu'ils [100] paieront aussi aux Etrangers en denrées du crû de la Pologne, il y aura bien un bon tiers du produit des terres en Pologne qu'on ôte à la subsistance des Habitans, &, qui pis est, dont la plus grande partie est envoïée à l'Etranger, & sert souvent à l'entretien des Ennemis de l'État. Si les Propriétaires des terres & les Seigneurs en Pologne ne vouloient consommer que des Manufactures de leur État, quelque mauvaises qu'elles fussent dans leurs commencemens, ils les feroient devenir peuàpeu meilleures, & entretiendroient un grand nombre de leurs propres Habitans à y travailler, au lieu de donner cet avantage à des Etrangers: & si tous les États avoient un pareil soin de n'être pas les dupes des autres États dans le Commerce, chaque État seroit considérable uniquement, à proportion de son produit & [101] de l'industrie de ses Habitans.

Si les Dames de Paris se plaisent à porter des dentelles de Bruxelles, & si la France paie ces dentelles en vin de Champagne, il faudra païer le produit d'un seul arpent de lin, par le produit de plus de seize mille arpens en vignes, si j'ai bien calculé. On expliquera cela plus particuliérement ailleurs, & on en pourra voir les calculs au Supplément. Je me contenterai de remarquer ici qu'on ôte dans ce commerce un grand produit de terre à la subsistance des François, & que toutes les denrées qu'on envoie en Païs étrangers, lorsqu'on n'en fait pas revenir en échange un produit également considérable, tendent à diminuer le nombre des Habitans de l'État.

Lorsque j'ai dit que les Propriétaires de terres pourroient multiplier les Habitans à propor-[102]tion du nombre que ces terres pourroient en entretenir, j'ai supposé que le plus grand nombre des Hommes ne demande pas mieux qu'à se marier, si on les met en état d'entretenir leurs Familles de la même maniere qu'ils se contentent de vivre euxmêmes; c'estàdire, que si un Homme se contente du produit d'un arpent & demi de terre, il se mariera, pourvu qu'il soit sûr d'avoir de quoi entretenir sa Famille àpeuprès de la même façon; que s'il ne se contente que du produit de cinq à dix arpens, il ne s'empressera pas de se marier, à moins qu'il ne croie pouvoir faire subsister sa Famille àpeuprès de même.

Les Enfans de la Noblesse en Europe sont élevés dans l'affluence; & comme on donne ordinairement la plus grande partie du bien aux Aînés, les Cadets ne s'empressent guere de se ma-[103]rier; ils vivent pour la plûpart garçons, soit dans les Armées, soit dans les Cloîtres, mais rarement en trouveraton qui ne soient prêts à se marier si on leur offre des Héritieres & des Fortunes, c'estàdire, le moïen d'entretenir une Famille sur le pié de vivre qu'ils ont en vue, & sans lequel ils croiroient rendre leurs Enfans malheureux.

Il se trouve aussi dans les classes inférieures de l'État plusieurs Hommes, qui, par orgueil & par des raisons semblables à celles de la Noblesse, aiment mieux vivre dans le Célibat, & dépenser sur euxmêmes le peu de bien qu'ils ont, que de se mettre en ménage. Mais la plupart s'y mettroient volontiers, s'ils pouvoient compter sur un entretien pour leur Famille tel qu'ils le voudroient: ils croiroient faire tort à leurs Enfans, s'ils en élevoient pour les voir tomber dans une [104] Classe inférieure à la leur. Il n'y a qu'un très petit nombre d'Habitans dans un État, qui évitent le mariage par pur esprit de libertinage: tous les bas Ordres des Habitans ne demandent qu'à vivre, & à élever des Enfans qui puissent au moins vivre comme eux. Lorsque les Laboureurs & les Artisans ne se marient pas, c'est qu'ils attendent à épargner quelque chose pour se mettre en état d'entrer en ménage, ou à trouver quelque Fille qui apporte quelque petit fond pour cela; parcequ'ils voient journellement plusieurs autres de leur espece, qui, faute de prendre de pareilles précautions, entrent en ménage & tombent dans la plus affreuse pauvreté, étant obligés de se frauder de leur propre subsistance, pour nourrir leurs Enfans.

Par les observations de M. Halley à Breslaw en Silésie, on remarque que de toutes les Fe-[105]melles qui sont en état de porter des enfans, depuis l'âge de seize jusqu'à quarante cinq ans, il n'y en a pas une, en six, qui porte effectivement un enfant tous les ans; au lieu, dit M. Halley, qu'il devroit y en avoir au moins quatre ou six qui accouchassent tous les ans, sans y compter celles qui peuvent être stériles, ou qui peuvent avorter. Qui est ce qui empêche que quatre Filles en six ne portent tous les ans des Enfans, c'est qu'elles ne peuvent pas se marier à cause des découragemens & empêchemens qui s'y trouvent. Une Fille prend soin de ne pas devenir Mere, si elle n'est mariée; elle ne se peut marier si elle ne trouve un Homme qui veuille en courir les risques. La plus grande partie des Habitans dans un État sont à gages ou Entrepreneurs; la plûpart sont dépendans, la plûpart sont dans l'incertitude, s'ils trou-[106]veront par leur travail ou par leurs entreprises, le moïen de faire subsister leur ménage sur le pié qu'ils l'envisagent; cela fait qu'ils ne se marient pas tous, ou qu'ils se marient si tard, que de six Femelles, ou du moins de quatre, qui devroient tous les ans produire un Enfant, il ne s'en trouve effectivement qu'une, en six, qui devienne Mere.

Que les Propriétaires de terres aident à entretenir les ménages, il ne faut qu'une génération pour porter la multiplication des Hommes aussi loin que les produits des terres peuvent fournir de moïens de subsister. Les Enfans ne demandent pas tant de produit de terre que les personnes adultes. Les uns & les autres peuvent vivre de plus ou de moins de produit de terre, suivant ce qu'ils consument. On a vu des Peuples du Nord, où les terres produisent peu, vivre de si peu [107] de produit de terre, qu'ils ont envoïé des Colonies & des essaies d'Hommes envahir les terres du Sud, & en détruire les Habitans, pour s'approprier leurs terres. Suivant les différentes façons de vivre, quatre cens mille Habitans pourroient subsister sur le même produit de terre, qui n'en entretient régulierement que cent mille. Et celui qui ne dépense que le produit d'un arpent & demi de terre sera peutêtre plus robuste & plus brave que celui qui dépense le produit de cinq à dix arpens. Voilà, ce me semble, assez d'inductions pour faire sentir que le nombre des Habitans, dans un État, dépend des moïens de subsister; & comme les moïens de subsistance dépendent de l'application & des usages qu'on fait des terres, & que ces usages dépendent des volontés, du goût & de la façon de vivre des Propriétaires de terres [108] principalement, il est clair que la multiplication ou le décroissement des Peuples dépendent d'eux.

La multiplication des Hommes peut être portée au plus loin dans les Païs où les Habitans se contentent de vivre le plus pauvrement & de dépenser le moins de produit de la terre; mais dans les Païs où tous les Païsans & Laboureurs sont dans l'habitude de manger souvent de la viande, & de boire du vin, ou de la biere, &c. on ne sauroit entretenir tant d'Habitans.

Le Chevalier Guille Petty, & après lui M. Davenent, Inspecteurs des Douanes en Angleterre, semblent s'éloigner beaucoup des voles de la nature, lorsqu'ils tâchent de calculer la propagation des Hommes, par des progressions de génération depuis le premier Pere Adam. Leurs calculs semblent être purement [109] imaginaires, & dressés au hasard. Sur ce qu'ils ont pu observer de la propagation réelle dans certains cantons, comment pourroientils rendre raison de la diminution de ces Peuples innombrables qu'on voïoit autrefois en Asie, en Egypte, &c. même de celle des Peuples de l'Europe? Si l'on voïoit, il y a dixsept siecles, vingtsix millions d'Habitans en Italie, qui présentement est réduite à six millions pour le plus, comment pourraton déterminer par les progressions de M. King, que l'Angleterre qui contient aujourd'hui cinq à six millions d'Habitans, en aura probablement treize millions dans un certain nombre d'années? Nous voïons tous les jours que les Anglois, en général, consomment plus de produit de terre que leurs Peres ne faisoient; c'est le vrai moïen qu'il y ait [110] moins d'Habitans que par le passé.

Les Hommes se multiplient comme des Souris dans une grange, s'ils ont le moïen de subsister sans limitation; & les Anglois dans les Colonies deviendront plus nombreux, à proportion, dans trois générations, qu'ils ne feront en Angleterre en trente; parceque dans les Colonies ils trouvent à défricher de nouveaux fonds de terre dont ils chassent les Sauvages.

Dans tous les Païs les Hommes ont eu en tout tems des guerres pour les terres, & pour les moïens de subsister. Lorsque les guerres ont détruit ou diminué les Habitans d'un Païs, les Sauvages, & les Nations policées, le repeuplent bientôt en tems de paix; surtout lorsque le Prince & les Propriétaires de terres y donnent de l'encouragement.

Un État qui a conquis plu-[111]sieurs Provinces, peut acquerir, par les tributs qu'il impose à ses Peuples vaincus, une augmentation de subsistance pour ses Habitans. Les Romains tiroient une grande partie de la leur, d'Egypte, de Sicile & d'Afrique, & c'est ce qui faisoit que l'Italie contenoit tant d'Habitans alors.

Un État, où il se trouve des Mines, qui a des Manufactures où il se fait des ouvrages qui ne demandent pas beaucoup de produit de terre pour leur envoi dans les Païs étrangers, & qui en retire, en échange, beaucoup de denrées & de produit de terre, acquert une augmentation de fond pour la subsistance de ses Sujets.

Les Hollandois échangent leur travail, soit dans la Navigation, soit dans la Pèche ou les Manufactures, avec les Etrangers généralement, contre le produit [112] des terres. La Hollande sans cela ne pourroit entretenir de son fond la moitié de ses Habitans. L'Angleterre tire de l'Etranger des quantités considérables de Bois, de Chanvres, & d'autres matériaux ou produits de terre, & consomme beaucoup de vins qu'elle paie en Mines, Manufactures, &c. Cela épargne chez eux une grande quantité de produits de terre; & sans ces avantages, les Habitans en Angleterre, sur le pié de la dépense qu'on y fait pour l'entretien des Hommes, ne pourroient être si nombreux qu'ils le sont. Les Mines de Charbon y épargnent plusieurs millions d'arpens de terre, qu'on seroit obligé sans cela d'emploïer à produire des Bois.

Mais tous ces avantages sont des raffinemens & des cas accidentels, que je ne considere ici qu'en passant. La voie naturelle [113] & constante, d'augmenter les Habitans d'un État, c'est de leur y donner de l'emploi, & de faire servir les terres à produire de quoi les entretenir.

C'est aussi une question qui n'est pas de mon sujet de savoir s'il vaut mieux avoir une grande multitude d'Habitans pauvres & mal entretenus, qu'un nombre moins considérable, mais bien plus à leur aise; un million d'Habitans qui consomment le produit de six arpens par tête, ou quatre millions qui vivent de celui d'un arpent & demi.

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