PREMIÈRE PARTIE

CHAPITRE PREMIER

De la Richesse

La Terre est la source ou la matiere d'où l'on tire la Richesse; le travail de l'Homme est la forme qui la produit: & la Richesse en elle-même, n'est autre [2] chose que la nourriture, les commodités & les agrémens de la vie.

La Terre produit de l'herbe, des racines, des grains, du lin, du coton, du chanvre, des arbrisseaux & bois de plusieurs especes, avec des fruits, des écorces & feuillages de diverses sortes, comme celles des Meuriers pour les Vers à soie; elle produit des Mines & Minéraux. Le travail de l'Homme donne la forme de richesse à tout cela.

Les Rivieres & les Mers fournissent des Poissons, pour la nourriture de l'Homme, & plusieurs autres choses pour l'agrément. Mais ces Mers & ces Rivieres appartiennent aux Terres adjacentes, ou sont communes; & le travail de l'Homme en tire le Poisson, & autres avantages.


[3] CHAPITRE II

Des Sociétés d'Hommes

De quelque maniere que se forme une Société d'Hommes, la proprieté des Terres qu'ils habitent, appartiendra nécessairement à un petit nombre d'entr'eux.

Dans les Sociétés errantes, comme les Hardes des Tartares & les Camps des Indiens qui vont d'un lieu à un autre avec leurs Bestiaux & Familles, il faut que le Capitaine ou le Roi qui les conduit, regle les limites de chaque Chef de Famille, & les Quartiers d'un chacun autour du Camp. Autrement il y auroit toujours des contestations pour les Quartiers ou commodités, les bois, les herbes, l'eau, &c. mais lorsqu'on aura [4] réglé les Quartiers & les limites d'un chacun, cela vaudra autant qu'une propriété pour le tems qu'ils y séjournent.

Dans les Sociétés plus régulieres: Si un Prince à la tête d'une Armée, a conquis un Païs, il distribuera les Terres à ses Officiers ou Favoris, suivant leur mérite, ou son bon plaisir (cas où est originairement la France); il établira des loix pour en conserver la propriété à eux & à leurs Descendans: ou bien il se réservera la propriété des Terres, & emploiera ses Officiers ou Favoris, au soin de les faire valoir; ou les leur cédera à condition d'en païer tous les ans un certain cens, ou redevance; ou il leur cédera en se réservant la liberté de les taxer tous les ans suivant ses besoins & leurs facultés. Dans tous ces cas, ces Officiers ou Favoris, soit qu'ils soient Propriétaires absolus, soit [5] dépendans, soit qu'ils soient Intendans ou Inspecteurs du produit des Terres, ils ne feront qu'un petit nombre par rapport à tous les Habitans.

Que si le Prince fait la distribution des Terres par portions égales à tous les Habitans, elles ne laisseront pas dans la suite de tomber en partage à un petit nombre. Un Habitant aura plusieurs Enfans, & ne pourra laisser à chacun d'eux une portion de Terre égale à la sienne: un autre mourra sans Enfans, & laissera sa portion à celui qui en a déja, plutôt qu'à celui qui n'en a pas: un troisieme sera fainéant, extravagant ou maladif, & se verra obligé de vendre sa portion à un autre qui a de la frugalité & de l'industrie, qui augmentera continuellement ses Terres par de nouveaux achats, auxquels il emploiera le travail de ceux, qui [6] n'aïant aucune portion de terre à eux, seront obligés de lui offrir leur travail, pour subsister.

Dans le premier établissement de Rome, on donna à chaque Habitant deux Journaux de terre: cela n'empêcha pas qu'il n'y eût bientôt après une inégalité aussi grande dans les patrimoines, que celle que nous voïons aujourd'hui dans tous les États de l'Europe. Les Terres tomberent en partage à un petit nombre.

En supposant donc que les Terres d'un nouvel état appartiennent à un petit nombre de personnes, chaque Propriétaire fera valoir ses Terres par ses mains, ou les donnera à un ou plusieurs Fermiers: dans cette œconomie, il faut que les Fermiers & Laboureurs trouvent leur subsistance, cela est de necessité indispensable, soit qu'on fasse valoir les Terres pour le [7] compte du Propriétaire même, ou pour celui du Fermier. On donne le surplus du produit de la Terre aux ordres du Propriétaire; celui-ci en donne une partie aux ordres du Prince ou de l'État, ou bien le Fermier donnera cette partie directement au Prince, en la rabattant au Propriétaire.

Pour ce qui est de l'usage auquel on doit emploïer la terre, il est préalable d'en emploïer une partie à l'entretien & nourriture de ceux qui y travaillent & la font valoir: le reste dépend principalement des humeurs & de la maniere de vivre du Prince, des Seigneurs de l'État & du Propriétaire; s'ils aiment la boisson, il faut cultiver des Vignes; s'ils aiment les soieries, il faut planter des Meuriers & élever des Vers à soie; & de plus il faut emploïer une partie proportionnée de la terre, à main[8]tenir tous ceux qu'il faut pour ce travail; s'ils aiment les Chevaux, il faut des Prairies; & ainsi du reste.

Cependant si on suppose que les Terres n'appartiennent à personne en particulier, il n'est pas facile de concevoir qu'on y puisse former une societé d'Hommes: nous voïons dans les Terres communes, par exemple, d'un Village, qu'on regle le nombre des Bestiaux que chacun des Habitans a la liberté d'y envoïer; & si on laissoit les Terres au premier qui les occuperoit dans une nouvelle conquête, ou découverte d'un Païs, il faudroit toujours revenir à une regle pour en fixer la propriété, pour y pouvoir établir une Societé d'Hommes, soit que la force ou la Police décidât de cette regle.


[9] CHAPITRE III

Des Villages

Quelque emploi qu'on fasse de la Terre, soit pâturage, bled, vignes, il faut que les Fermiers ou Laboureurs, qui en conduisent le travail, résident tout proche; autrement le tems qu'il faudroit pour aller à leurs Champs & revenir à leurs Maisons, consommeroit une trop grande partie de la journée. De ce point dépend la necessité des Villages répandus dans toutes les Campagnes & Terres cultivées, où l'on doit avoir aussi des Maréchaux & Charons pour les outils, la Charue & les Charettes dont on a besoin; surtout lorsque le Village est éloigné des Bourgs & Villes. La grandeur d'un Village est naturelle[10]ment proportionnée en nombre d'Habitans, à celui que les Terres, qui en dépendent, demandent pour le travail journalier, & à celui des Artisans qui y trouvent assez d'occupation par le service des Fermiers & Laboureurs: mais ces Artisans ne sont pas tout-à-fait si necessaires dans le voisinage des Villes où les Laboureurs peuvent aller sans perdre beaucoup de tems.

Si un ou plusieurs des Propriétaires des Terres de la dépendance du Village y font leur résidence, le nombre des Habitans sera plus grand, à proportion des Domestiques & Artisans qu'ils y attireront, & des Cabarets qui s'y établiront pour la commodité des Domestiques & Ouvriers qui gagneront leur vie avec ces Propriétaires.

Si la Terre n'est propre que pour nourrir des troupeaux de Moutons, comme dans les Du[11]nes & Landes, les Villages seront plus rares & plus petits, parce-que la terre ne demande qu'un petit nombre de Pasteurs.

Si la Terre ne produit que des bois, dans des Terres sabloneuses, où il ne croît point d'herbe pour la nourriture des Bestiaux, & si elle est éloignée des Villes & Rivieres, ce qui rend ces bois inutiles pour la consommation, comme l'on en voit plusieurs en Allemagne, il n'y aura de Maisons & Villages qu'autant qu'il en faut pour recueillir les Glands, & nourrir des Cochons dans la saison: mais si la Terre est entierement stérile, il n'y aura ni Villages ni Habitans.


[12] CHAPITRE IV

Des Bourgs

Il y a des Villages où l'on a érigé des Marchés, par le crédit de quelque Propriétaire ou Seigneur en Cour. Ces Marchés, qui se tiennent une ou deux fois la semaine, encouragent plusieurs petits Entrepreneurs & Marchands de s'établir dans ce lieu; ou ils achetent au Marché les denrées qu'on y apporte des Villages d'alentour, pour les transporter & vendre dans les Villes; ils prennent en échange dans la Ville, du fer, du sel, du sucre & d'autres marchandises, qu'on vend, les jours de Marché, aux Habitans des Villages: on voit aussi plusieurs petits Artisans s'établir dans ces lieux, comme des Serruriers, Menui-[13]siers & autres, pour les besoins des Villageois qui n'en ont pas dans leurs Villages, & enfin ces Villages deviennent des Bourgs. Un Bourg étant placé comme dans le centre des Villages, dont les Habitans viennent au Marché, il est plus naturel & plus facile que les Villageois y apportent leurs denrées les jours de Marché pour les y vendre, & qu'ils y achetent les marchandises dont ils ont besoin, que de voir porter ces marchandises par les Marchands & Entrepreneurs dans les Villages, pour y recevoir en échange les denrées des Villageois. 1°. Les circuits des Marchands dans les Villages multiplieroient la dépense des Voitures, sans necessité. 2°. Ces Marchands seroient peut-être obligés d'aller dans plusieurs Villages avant que de trouver la qualité & la quantité des denrées qu'ils veulent acheter. 3°. Les [14] Villageois seroient le plus souvent aux champs lors de l'arrivée de ces Marchands, &, ne sachant quelles especes de denrées il leur faudroit, ils n'auroient rien de prêt & en état. 4°. Il seroit presqu'impossible de fixer le prix des denrées & des marchandises dans les Villages, entre ces Marchands & les Villageois. Le Marchand refuseroit dans un Village le prix qu'on lui demande de la denrée, dans l'espérance de la trouver à meilleur marché dans un autre Village, & le Villageois refuseroit le prix que le Marchand lui offre de sa marchandise, dans l'espérance qu'un autre Marchand qui viendra, la prendra à meilleur compte.

On évite tous ces inconvéniens lorsque les Villageois viennent les jours de Marché au Bourg, pour y vendre leurs denrées, & y acheter les marchandises dont [15] ils ont besoin. Les prix s'y fixent par la proportion des denrées qu'on y expose en vente & de l'argent qu'on y offre pour les acheter; cela se passe dans la même place, sous les yeux de tous les Villageois de différens Villages, & des Marchands ou Entrepreneurs du Bourg. Lorsque le prix a été déterminé avec quelques-uns, les autres suivent sans difficulté, & l'on constate ainsi le prix du Marché de ce jour-là. Le Païsan retourne dans son Village & reprend son travail.

La grandeur du Bourg est naturellement proportionnée au nombre des Fermiers & Laboureurs qu'il faut pour cultiver les Terres qui en dépendent, & au nombre des Artisans & petits Marchands que les Villages du ressort de ce Bourg emploient, avec leurs Assistans & Chevaux, & enfin au nombre des personnes que les Propriétaires des Ter-[16 ]res qui y résident y font vivre.

Lorsque les Villages du ressort d'un Bourg (c'est-à-dire dont les Habitans portent ordinairement leurs denrées au Marché de ce Bourg) sont considérables, ils ont beaucoup de produit, le Bourg deviendra considérable & gros à proportion; mais lorsque les Villages d'alentour ont peu de produit, le Bourg est aussi-bien pauvre & chétif.


CHAPITRE V

Des Villes

Les Propriétaires qui n'ont que de petites portions de Terre vivent ordinairement dans les Bourgs & Villages, proche de leurs Terres & Fermiers. Le transport des denrées qui leur en reviennent, dans les Villes [17] éloignées, les mettroit hors d'état de vivre commodément dans ces Villes. Mais les Propriétaires qui ont plusieurs grandes Terres ont le moïen d'aller résider loin de leurs Terres, pour jouir d'une agréable société, avec d'autres Propriétaires & Seigneurs de même espece.

Si un Prince ou Seigneur, qui a reçu de grandes concessions de Terres lors de la conquête ou découverte d'un Païs, fixe sa demeure dans quelque lieu agréable, & si plusieurs autres Seigneurs y viennent faire leur résidence pour être à portée de se voir souvent, & jouir d'une société agréable, ce lieu deviendra une Ville: on y bâtira de grandes Maisons pour la demeure des Seigneurs en question; on y en bâtira une infinité d'autres pour les Marchands, les Artisans, & Gens de toutes sortes de professions, que la résidence [18] de ces Seigneurs attirera dans ce lieu. Il faudra pour le service de ces Seigneurs, des Boulangers, des Bouchers, des Brasseurs, des Marchands de vin, des Fabriquans de toutes especes: ces Entrepreneurs bâtiront des Maisons dans le lieu en question, ou loueront des Maisons bâties par d'autres Entrepreneurs. Il n'y a pas de grand Seigneur dont la dépense pour sa Maison, son train & ses Domestiques, n'entretienne des Marchands & Artisans de toutes especes, comme on peut le voir par les calculs particuliers que j'ai fait faire dans le Supplément de cet Essai.

Comme tous ces Artisans & Entrepreneurs se servent mutuellement, aussi-bien que les Seigneurs en droiture, on ne s'apperçoit pas que l'entretien des uns & des autres tombe finalement sur les Seigneurs & Propriétaires des Terres. On ne [19] s'apperçoit pas que toutes les petites Maisons dans une Ville, telle qu'on la décrit ici, dépendent & subsistent de la dépense des grandes Maisons. On fera cependant voir dans la suite, que tous les Ordres & Habitans d'un État subsistent au dépens des Propriétaires des Terres. La Ville en question s'agrandira encore, si le Roi ou le Gouvernement y établit des Cours de Justice, auxquelles les Habitans des Bourgs & Villages de la Province doivent avoir recours. Il faudra une augmentation d'entrepreneurs & d'artisans de toutes sortes, pour l'entretien des Gens de Justice & des Plaideurs.

Si l'on établit dans cette même Ville des Ouvrages & Manufactures au-delà de la consommation intérieure, pour les transporter & vendre chez l'Etranger, elle sera grande à proportion des Ouvriers & Artisans qui y sub[20]sistent aux dépens de l'Etranger.

Mais si nous écartons ces idées pour ne point embrouiller notre sujet, on peut dire que l'assemblage de plusieurs riches Propriétaires de Terres, qui résident ensemble dans un même lieu, suffit pour former ce qu'on appelle une Ville, & que plusieurs Villes en Europe, dans l'intérieur des Terres, doivent le nombre de leurs Habitans à cet assemblage: auquel cas, la grandeur d'une Ville est naturellement proportionnée au nombre des Propriétaires des Terres, qui y résident, ou plutôt au produit des Terres qui leur appartiennent, en rabattant les frais du transport à ceux dont les Terres en sont les plus éloignées, & la part qu'ils sont obligés de fournir au Roi ou à l'État, qui doit ordinairement être consommée dans la Capitale.


[21] CHAPITRE VI

Des Villes capitales

Une Capitale se forme de la même maniere qu'une Ville de province; avec cette différence, que les plus gros Propriétaires des Terres de tout l'État résident dans la Capitale; que le Roi ou le Gouvernement suprême y fait sa demeure, & y dépense les revenus de l'État; que les Cours de Justice en dernier ressort y résident; que c'est ici le centre des Modes que toutes les Provinces prennent pour modele; que les Propriétaires des Terres, qui résident dans les Provinces, ne laissent pas de venir quelquefois passer quelque tems dans la Capitale, & d'y envoïer leurs Enfans pour les façonner. Ainsi toutes les Terres [22] de l'État contribuent plus ou moins à la subsistance des Habitans de la Capitale.

Si un Souverain quitte une Ville pour faire sa résidence dans une autre, la Noblesse ne manquera pas de le suivre, & de faire sa résidence avec lui dans la nouvelle Ville, qui deviendra grande & considérable aux dépens de la premiere. Nous en avons un exemple tout récent dans la Ville de Petersbourg, au désavantage de Moscou; & l'on voit beaucoup de Villes anciennes, qui étoient considérables, tomber en ruine, & d'autres renaître de leurs débris. On construit ordinairement les grandes Villes sur le bord de la Mer ou des grandes Rivieres, pour la commodité des transports; parce-que le transport par eau, des denrées & marchandises nécessaires pour la subsistance & commodité des Habitans, est à bien [23] meilleur marché, que les voitures & transport par terre.


CHAPITRE VII

Le travail d'un Laboureur vaut moins
que celui d'un Artisan

Le Fils d'un Laboureur, à l'âge de sept ou douze ans, commence à aider son Pere, soit à garder les troupeaux, soit à remuer la terre, soit à d'autres ouvrages de la Campagne, qui ne demandent point d'art ni d'habileté.

Si son Pere lui faisoit apprendre un métier, il perdroit à son absence pendant tout le tems de son apprentissage, & seroit encore obligé de païer son entretien & les frais de son apprentissage pendant plusieurs années: voilà donc un Fils à charge à son Pere, & dont le travail ne rap[24]porte aucun avantage qu'au bout d'un certain nombre d'années. La vie d'un Homme n'est calculée qu'à dix ou douze années; & comme on en perd plusieurs à apprendre un métier, dont la plupart demandent en Angleterre sept années d'apprentissage, un Laboureur ne voudroit jamais en faire apprendre aucun à son Fils, si les Gens de métier ne gagnoient bien plus que les Laboureurs.

Ceux donc, qui emploient des Artisans ou Gens de métier, doivent nécessairement païer leur travail, plus haut que celui d'un Laboureur ou Manœuvre; & ce travail sera nécessairement cher, à proportion du tems qu'on perd à l'apprendre, & de la dépense & du risque qu'il faut pour s'y perfectionner.

Les Gens de métier eux-mêmes ne font pas apprendre le leur à tous leurs Enfans; il y en au-[25]roit trop pour le besoin qu'on en a dans une Ville, ou un État, il s'en trouveroit beaucoup qui n'auroient point assez d'ouvrage; cependant ce travail est toujours naturellement plus cher que celui des Laboureurs.


CHAPITRE VIII

Les Artisans gagnent, les uns plus les autres moins,
selon les cas & les circonstances différentes

Si deux Tailleurs font tous les habits d'un Village, l'un pourra avoir plus de Chalands que l'autre, soit par sa maniere d'attirer les Pratiques, soit parcequ'il travaille plus proprement ou plus durablement que l'autre, soit qu'il suive mieux les modes dans la coupe des habits.

Si l'un meurt, l'autre se trouvant plus pressé d'ouvrage, pour-[26]ra hausser le prix de son travail, en expédiant les uns préférablement aux autres, jusqu'au point que les Villageois trouveront mieux leur compte de porter leurs habits à faire dans quelqu'autre Village, Bourg ou Ville, en perdant le tems d'y aller & revenir, ou jusqu'à ce qu'il revienne un autre Tailleur pour demeurer dans leur Village, & pour y partager le travail.

Les Métiers qui demandent le plus de tems pour s'y perfectionner, ou plus d'habileté & d'industrie, doivent naturellement être les mieux païés. Un habile Faiseur de Cabinets doit recevoir un meilleur prix de son travail qu'un Menuisier ordinaire, & un bon Horloger plus qu'un Maréchal.

Les Arts & Métiers qui sont accompagnés de risques & dangers, comme Fondeurs, Mariniers, Mineurs d'argent, &c. [27] doivent être païés à proportion des risques. Lorsqu'outre les dangers, il faut de l'habileté, ils doivent encore être païés d'avantage; tels sont les Pilotes, Plongeurs, Ingénieurs, &c. Lorsqu'il faut de la capacité & de la confiance, on paie encore le travail plus cher, comme aux Joailliers, Teneurs de compte, Caissiers, & autres.

Par ces inductions, & cent autres qu'on pourrait tirer de l'expérience ordinaire, on peut voir facilement que la différence de prix qu'on paie pour le travail journalier est fondée sur des raisons naturelles & sensibles.


[28] CHAPITRE IX

Le nombre de Laboureurs, Artisans & autres,
qui travaillent dans un état,
se proportionne naturellement au besoin qu'on en a.

Si tous les Laboureurs dans un Village élevent plusieurs Fils au même travail, il y aura trop de Laboureurs pour cultiver les Terres de la dépendance de ce Village, & il faut que les Surnuméraires adultes aillent quelqu'autre part chercher à gagner leur vie, comme ils font ordinairement dans les Villes: s'il en reste quelques-uns auprès de leurs Peres, comme ils ne trouveront pas tous suffisamment de l'emploi, ils vivront dans une grande pauvreté, & ne se marieront pas, faute de moïens pour élever des enfans, ou s'ils se ma[29]rient, peu après les enfans survenus périssent par la misere avec le Pere & la Mere, comme nous le voïons journellement en France.

Ainsi si le Village continue dans la même situation de travail, & tire sa subsistance en travaillant dans la même portion de terre, il n'augmentera pas dans mille ans en nombre d'habitans.

Il est vrai que les Femmes & Filles de ce Village peuvent, aux heures qu'elles ne travaillent pas aux champs, s'occuper à filer, à tricotter, ou à faire d'autres ouvrages qu'on pourra vendre dans les Villes; mais cela suffit rarement pour élever les enfans surnuméraires, qui quittent le Village pour chercher fortune ailleurs.

On peut faire le même raisonnement des Artisans d'un Village. Si un seul Tailleur y fait tous les habits, & qu'il éleve trois [30] Fils au même métier, comme il n'y a de l'ouvrage que pour un seul qui lui succédera, il faut que les deux autres aillent chercher à gagner leur vie ailleurs: s'ils ne trouvent pas de l'emploi dans la Ville prochaine, il faut qu'ils aillent plus loin, ou qu'ils changent de profession pour gagner leur vie, qu'ils deviennent Laquais, Soldats, Mariniers, &c.

Il est aisé de juger par la même façon de raisonner, que les Laboureurs, Artisans & autres, qui gagnent leur vie par le travail, doivent se proportionner en nombre à l'emploi & au besoin qu'on en a dans les Bourgs & dans les Villes.

Mais si quatre Tailleurs suffisent pour faire tous les habits d'un Bourg, s'il y survient un cinquieme Tailleur, il y pourra attraper de l'emploi aux dépens des autres quatre; de maniere [31] que si l'ouvrage vient à être partagé entre les cinq Tailleurs, aucun d'eux n'aura suffisamment de l'ouvrage, & chacun en vivra plus pauvrement.

Il arrive souvent que les Laboureurs & Artisans n'ont pas suffisamment de l'emploi lorsqu'il en survient un trop grand nombre pour partager le travail. Il arrive aussi qu'ils sont privés de l'emploi qu'ils avoient par des accidens & par une variation dans la consommation; il arrivera aussi qu'il leur surviendra trop d'ouvrage, suivant les cas & les variations: quoi qu'il en soit, lorsqu'ils manquent d'emploi, ils quittent les Villages, Bourgs, ou Villes où ils demeurent, en tel nombre, que celui qui reste est toujours proportionné à l'emploi qui suffit pour les faire subsister; & lorsqu'il survient une augmentation constante de travail, il y a à ga-[32]gner, & il en survient assez d'autres pour partager le travail.

Par ces inductions il est aisé de comprendre que les Ecoles de charité en Angleterre & les projets en France, pour augmenter le nombre des Artisans sont fort inutiles. Si le Roi de France envoïoit cent mille Sujets à ses frais en Hollande, pour y apprendre la Marine, ils seroient inutiles à leur retour si on n'envoïoit pas plus de Vaisseaux en Mer qu'auparavant. Il est vrai qu'il seroit d'un grand avantage dans un État de faire apprendre aux Sujets, à faire les Manufactures qu'on a coutume de tirer de l'Etranger, & tous les autres ouvrages qu'on y achete; mais je ne considere à-présent qu'un État par rapport à lui-même.

Comme les Artisans gagnent plus que les Laboureurs, ils sont plus en état que les derniers, d'é-[33]lever leurs enfans à des métiers; & on ne peut jamais manquer d'artisans dans un État, lorsqu'il y a suffisamment de l'ouvrage pour les emploïer constamment.


CHAPITRE X

Le prix & valeur intrinseque d'une chose en général
est la mesure de la terre
& du travail qui entre dans sa production

Un Arpent de terre produit plus de blé, ou nourrit plus de Moutons, qu'un autre Arpent: le travail d'un homme est plus cher que celui d'un autre homme, suivant l'art & les occurrences, comme on l'a déja expliqué. Si deux Arpens de terre sont de même bonté, l'un entretiendra autant de Moutons & produira la même quantité de laine que [34] l'autre Arpent, supposant le travail le même; & la laine produite par l'un se vendra au même prix que celle qui est produite par l'autre.

Si l'on travaille la Laine d'un côté en un habit de gros drap, & la Laine de l'autre en un habit de drap fin; comme ce dernier habit demandera un plus grand travail, & un travail plus cher que celui de gros drap, il sera quelquefois dix fois plus cher, quoique l'un & l'autre habits contiennent la même quantité de Laine & d'une même bonté. La quantité du produit de la terre, & la quantité aussi-bien que la qualité du travail, entreront nécessairement dans le prix.

Une livre de Lin travaillé en Dentelles fines de Bruxelles, demande le travail de quatorze personnes pendant une année ou le travail d'une personne pen[35]dant quatorze années, comme on peut le voir par un calcul des différentes parties du travail, dans le Supplément. On y voit aussi que le prix qu'on donne de ces Dentelles suffit pour païer l'entretien d'une personne pendant quatorze ans, & pour païer encore les profits de tous les Entrepreneurs & Marchands qui s'en mêlent.

Le Ressort d'acier fin, qui regle une Montre d'Angleterre, se vend ordinairement à un prix qui rend la proportion de la matiere au travail, ou de l'acier au Ressort, comme, un, à un, de maniere que le travail fait ici la valeur presque entiere de ce Ressort, voïez-en le calcul au Supplément.

D'un autre côté, le prix du Foin d'une Prairie, rendu sur les lieux, ou d'un Bois qu'on veut couper, est réglé sur la matiere, ou sur le produit de [36] la terre, suivant sa bonté.

Le prix d'une cruche d'eau de la riviere de Seine n'est rien, parce-que c'est une matiere immense qui ne tarit point; mais on en donne un sol dans les rues de Paris, ce qui est le prix ou la mesure du travail du Porteur d'eau.

Par ces inductions & exemples, je crois qu'on comprendra que le prix ou la valeur intrinseque d'une chose, est la mesure de la quantité de terre & du travail qui entre dans sa production, eu égard à la bonté ou produit de la terre, & à la qualité du travail.

Mais il arrive souvent que plusieurs choses qui ont actuellement cette valeur intrinseque, ne se vendent pas au Marché, suivant cette valeur: cela dépendra des humeurs & des fantaisies des hommes, & de la consommation qu'ils feront.

[37] Si un Seigneur coupe des canaux & éleve des terrasses dans son Jardin, la valeur intrinseque en sera proportionnée à la terre & au travail; mais le prix de la verité ne suivra pas toujours cette proportion: s'il offre de vendre ce Jardin, il se peut faire que personne ne voudra lui en donner la moitié de la dépense qu'il y a faite; & il se peut aussi faire, si plusieurs personnes en ont envie, qu'on lui en donnera le double de la valeur intrinseque, c'est-à-dire, de la valeur du fond & de la dépense qu'il y a faite.

Si les Fermiers dans un État sement plus de blé qu'à l'ordinaire, c'est-à-dire, beaucoup plus de blé qu'il n'en faut pour la consommation de l'année, la valeur intrinseque & réelle du blé correspondra à la terre & au travail qui entrent dans sa production: mais comme il y en a une [38] trop grande abondance, & plus de Vendeurs que d'acheteurs; le prix du blé au Marché tombera nécessairement au-dessous du prix ou valeur intrinseque. Si au contraire les Fermiers sement moins de blé qu'il ne faut pour la consommation, il y aura plus d'acheteurs que de Vendeurs, & le prix du blé au Marché haussera au-dessus de sa valeur intrinseque.

Il n'y a jamais de variation dans la valeur intrinseque des choses; mais l'impossibilité de proportionner 1a production des marchandises & denrées à leur consommation dans un État, cause une variation journaliere, & un flux & reflux perpétuel dans les prix du Marché. Cependant dans les Sociétés bien réglées, les prix du Marché des denrées & marchandises dont la consommation est assez constante & uniforme, ne s'écartent [39] pas beaucoup cela valeur intrinseque; & lorsqu'il ne survient pas des années trop steriles ou trop abondantes, les Magistrats des Villes sont toujours en état de fixer le prix du Marché de beaucoup de choses, comme du pain & de la viande, sans que personne ait de quoi s'en plaindre.

La Terre est la matiere, & le travail la forme, de toutes les denrées & marchandises; & comme ceux qui travaillent doivent nécessairement subsister du produit de la Terre, il semble qu'on pourroit trouver un rapport de la valeur du travail à celui du produit de la Terre: ce sera le sujet du Chapitre suivant.


[40] CHAPITRE XI

Du pair ou rapport de la valeur de la Terre
à la valeur du travail

Il ne paroît pas que la Providence ait donné le droit de la possession des Terres à un Homme plutôt qu'à un autre. Les Titres les plus anciens sont fondés sur la violence & les conquêtes. Les Terres du Mexique appartiennent aujourd'hui à des Espagnols, & celles de Jerusalem à des Turcs. Mais de quelque maniere qu'on parvienne à la proprieté & possession des Terres, nous avons déja remarqué qu'elles échéent toujours à un petit nombre de personnes par rapport à tous les habitans.

Si un Propriétaire d'une grande Terre entreprend de la faire [41] valoir lui-même, il emploiera des Esclaves, ou des Gens libres, pour y travailler: s'il y emploie plusieurs Esclaves, il faut qu'il ait des Inspecteurs pour les faire travailler; il faut qu'il ait aussi des Esclaves Artisans, pour se procurer toutes les commodités & agrémens de la vie, & à ceux qu'il emploie; il faut qu'il fasse apprendre des métiers à d'autres pour la continuation du travail.

Dans cette œconomie, il faut qu'il donne une simple subsistance à ses Laboureurs esclaves & de quoi élever leurs Enfans. I1 faut qu'il donne à leurs Inspecteurs des avantages proportionnés à la confiance & à l'autorité qu'ils ont; il faut qu'il maintienne les Esclaves, auxquels il fait apprendre des Métiers, pendant le tems de leur Aprentissage sans fruit, & qu'il accorde aux Esclaves artisans qui travail-[42]1ent, & à leurs Inspecteurs, qui doivent être entendus dans les Métiers, une subsistance plus forte à proportion que celle des Esclaves laboureurs, &c. à cause que la perte d'un Artisan seroit plus grande que celle d'un Laboureur, & qu'on en doit avoir plus de soin, attendu qu'il en coute toujours pour faire apprendre un métier pour les remplacer.

Dans cette supposition, le travail du plus vil Esclave adulte, vaut au moins & correspond à la quantité de terre que le Propriétaire est obligé d'emploïer pour sa nourriture & ses commodités nécessaires, & encore au double de la quantité de terre qu'il faut pour élever un Enfant jusqu'à l'âge du travail, attendu que la moitié des Enfans qui naissent, meurent avant l'âge de dix-sept ans, suivant les calculs & observations du célebre [43] Docteur Halley: ainsi il faut élever deux Enfans pour en conserver un dans l'âge de travail, & il sembleroit que ce compte ne suppléeroit pas assez pour la continuation du travail, parceque les Hommes adultes meurent à tout âge.

Il est vrai que la moitié des Enfans qui naissent & qui meurent avant l'âge de dix-sept ans, décedent bien plus vite dans les premieres années de leur vie que dans les suivantes, puisqu'il meurt un bon tiers de ceux qui naissent, dès la premiere année. Cette circonstance semble diminuer la dépense qu'il faut pour élever un Enfant jusqu'à l'âge du travail: mais comme les Meres perdent beaucoup de tems à soigner leurs Enfans dans leurs infirmités & enfance, & que les Filles mêmes adultes n'égalent pas le travail des Mâles, & gagnent à peine de quoi subsister; [44] il semble que pour conserver un de deux Enfans qu'on éleve jusqu'à l'âge de virilité ou du travail, il faut emploïer autant de produit de Terre que pour la subsistance d'un Esclave adulte, soit que le Propriétaire éleve lui-même dans sa maison ou y fasse élever ces Enfans, soit que le Pere esclave les éleve dans une Maison ou Hameau à part. Ainsi je conclus que le travail journalier du plus vil Esclave, correspond en valeur au double du produit de Terre dont il subsiste, soit que le Propriétaire le lui donne pour sa propre subsistance & celle de sa Famille; soit qu'il le fasse subsister avec sa Famille dans sa Maison. C'est une matiere qui n'admet pas un calcul exact, & dans laquelle la précision n'est pas même fort nécessaire, il suffit qu'on ne s'y éloigne pas beaucoup de la réalité.

Si le Propriétaire emploie à [45] son travail des Vassaux ou Païsans libres, il les entretiendra probablement un peu mieux qu'il ne feroit des Esclaves, & ce, suivant la coutume du lieu; mais encore dans cette supposition, le travail du Laboureur libre doit correspondre en valeur au double du produit de terre qu'il faut pour son entretien; mais il seroit toujours plus avantageux au Propriétaire d'entretenir des Esclaves, que des Païsans libres, attendu que lorsqu'il en aura élevé un trop grand nombre pour son travail, il pourra vendre les Surnumeraires comme ses bestiaux, & qu'il en pourra tirer un prix proportionné à la dépense qu'il aura faite pour les élever jusqu'à l'âge de virilité ou de travail; hors des cas de la vieillesse & de l'infirmité.

On peut de même estimer le travail des Artisans esclaves au double du produit de terre qu'ils con-[46]sument; celui des Inspecteurs de travail, de même, suivant les douceurs & avantages qu'on leur donne au-dessus de ceux qui travaillent sous leur conduite.

Les Laboureurs ou Artisans, lorsqu'ils ont leur double portion dans leur propre disposition, s'ils sont mariés emploient une portion pour leur propre entretien, & l'autre pour celui de leurs Enfans.

S'ils sont Garçons, ils mettront à part une petite partie de leur double portion, pour se mettre en état de se marier, & faire un petit fond pour le ménage; mais le plus grand nombre consumera la double portion pour leur propre entretien.

Par exemple, le Païsan marié se contentera de vivre de pain, de fromage, de légumes, &c. mangera rarement de la viande, boira peu de vin ou de biere, n'aura guere que des habits vieux & [47] mauvais, qu'il portera le plus long-tems qu'il pourra: il emploiera le surplus de sa double portion à élever & entretenir ses Enfans; au lieu que le Païsan garçon mangera le plus souvent qu'il pourra de la viande, & se donnera des habits neufs, &c. & par conséquent emploiera sa double portion pour son entretien; ainsi il consumera deux fois plus de produit de terre sur sa personne que ne fera le Païsan marie.

Je ne considere pas ici la dépense de la Femme, je suppose que son travail suffit à peine pour son propre entretien, & lorsqu'on voit un grand nombre de petits Enfans dans un de ces pauvres ménages, je suppose que quelques personnes charitables contribuent quelque chose à leur subsistance, sans quoi il faut que le Mari & la Femme se privent d'une partie de leur nécessaire [48] pour faire vivre leurs Enfans.

Pour mieux comprendre ceci, il faut savoir qu'un pauvre Païsan peut s'entretenir, au plus bas calcul, du produit d'un Arpent & demi de terre, en se nourrissant de pain & de légumes, en portant des habits de Chanvre & des sabots, &c. au lieu que s'il se peut donner du vin & de la viande, des habits de drap, &c. il pourra dépenser, sans ivrognerie ni gourmandise, & sans aucun excès, le produit de quatre jusqu'à dix Arpens de terre de moïenne bonté, comme sont la plûpart des terres en Europe, l'une portant l'autre; j'ai fait faire des calculs qu'on trouvera au Supplément, pour constater la quantité de terre dont un Homme peut consommer le produit de chaque espece de nourriture, habillement, & autres choses nécessaires à la vie, dans une année, [49] suivant les façons de vivre de notre Europe, où les Païsans des différens Païs sont souvent nourris & entretenus assez différemment.

C'est pourquoi je n'ai pas déterminé à combien de Terre le travail du plus vil Païsan ou Laboureur correspond en valeur, lorsque j'ai dit qu'il vaut le double du produit de la Terre qui sert à l'entretenir; car cela varie suivant la façon de vivre dans les différens Païs. Dans quelques Provinces méridionales de France, le Païsan s'entretient du produit d'un arpent & demi de Terre, & on y peut estimer son travail, égal au produit de trois arpens. Mais dans le Comté de Middlesex, le Païsan dépense ordinairement le produit de 5 à 8 arpens de Terre, & ainsi on peut estimer son travail au double.

Dans le Païs des Iroquois, où [50] les Habitans ne labourent pas la terre, & où on vit uniquement de la chasse, le plus vil Chasseur peut consommer le produit de 50 arpens de Terre, puisqu'il faut vraisemblablement ce nombre d'arpens pour nourrir les bêtes qu'il mange dans l'année, d'autant plus que ces Sauvages n'ont pas l'industrie de faire venir de l'herbe en abbattant quelque bois, & qu'ils laissent tout au gré de la nature.

On peut donc estimer le travail de ce Chasseur, comme égal en valeur au produit de cent arpens de Terre. Dans les Provinces méridionales de la Chine, la Terre produit du Ris jusqu'à trois fois l'année, & rapporte jusqu'à cent fois la semence, à chaque fois, par le grand soin qu'ils ont de l'Agriculture, & par la bonté de la terre qui ne se repose jamais. Les Païsans, qui y travaillent presque tout nus, ne [51] vivent que de Ris, & ne boivent que de l'eau de Ris; & il y a apparence qu'un arpent y entretient plus de dix Païsans: ainsi il n'est pas étonnant que les Habitans y soient dans un nombre prodigieux. Quoi qu'il en soit, il paroît par ces exemples, qu'il est très indifférent à la nature, que les Terres produisent de l'herbe, des bois ou des grains, & qu'elle entretienne un grand ou un petit nombre de Vegetaux, d'animaux, ou d'Hommes.

Les Fermiers en Europe semblent correspondre aux Inspecteurs des Esclaves laboureurs dans les autres Pais, & les Maîtres Artisans qui font travailler plusieurs Compagnons, aux Inspecteurs des Esclaves artisans.

Ces Maîtres Artisans savent à-peu-près combien d'ouvrage un Compagnon artisan peut faire par jour dans chaque Métier, [52] & les paient souvent à proportion de l'ouvrage qu'ils font; ainsi ces Compagnons travaillent autant qu'ils peuvent, pour leur propre intérêt, sans autre inspection.

Comme les Fermiers & Maîtres artisans en Europe sont tous Entrepreneurs & travaillent au hasard, les uns s'enrichissent & gagnent plus qu'une double subsistance, d'autres se ruinent & font banqueroute, comme on l'expliquera plus particulierement en traitant des Entrepreneurs; mais le plus grand nombre s'entretiennent au jour la journée avec leurs Familles, & on pourroit estimer le travail ou inspection de ceux-ci, à-peu-près au triple du produit de Terre qui sert pour leur entretien.

Il est certain que ces Fermiers & Maîtres artisans, s'ils conduisent le travail de dix Laboureurs ou Compagnons, seroient éga-[53]lement capables de conduire le travail de vingt, suivant la grandeur de leurs Fermes ou le nombre de leurs Chalans: ce qui rend incertain la valeur de leur travail ou inspection.

Par ces inductions, & autres qu'on pourroit faire dans le même goût, l'on voit que la valeur du travail journalier a un rapport au produit de la Terre, & que la valeur intrinseque d'une chose peut être mesurée par la quantité de Terre qui est emploïée pour sa production, & par la quantité du travail qui y entre, c'est-à-dire encore par la quantité de Terre dont on attribue le produit à ceux qui y ont travaillé; & comme toutes ces Terres appartiennent au Prince & aux Propriétaires, toutes les choses qui ont cette valeur intrinseque, ne l'ont qu'à leurs dépens.

L'Argent ou la Monnoie, qui [54] trouve dans le troc les proportions des valeurs, est la mesure la plus certaine pour juger du pair de la Terre & du travail, & du rapport que l'un a à l'autre dans les différens Païs ou ce Pair varie suivant le plus ou moins de produit de Terre qu'on attribue à ceux qui travaillent.

Par exemple, si un Homme gagne une once d'argent tous les jours par son travail, & si un autre n'en gagne qu'une demi-once dans le même lieu; on peut déterminer que le premier a une fois plus de produit de Terre à dépenser que le second.

Monsieur le Chevalier Petty, dans un petit Manuscrit de l'année 1685, regarde ce pair, en Equation de le Terre & du travail, comme la considération la plus importante dans l'Arithmétique politique; mais la recherche qu'il en a faite en passant, n'est bisarre & éloignée des re-[55]gles de la nature, que parcequ'il ne s'est pas attaché aux causes & aux principes, mais seulement aux effets; comme Messieurs Locke & d'avenant, & tous les autres Auteurs Anglois qui ont écrit quelque chose de cette matiere, ont fait après lui.

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