De la Première
Invention
et
de l'Usage de la Monnaie



Ch. I

La Monnaie fut d'abord inventée en tant que Gage et au lieu d'une Sûreté, car quand les hommes vécurent par l'Echange de ce qui leur faisaient Défaut et de ce qu'ils avaient en Excès, les deux parties ne pouvaient pas toujours sur le moment s'accorder ; ce pourquoi la Nature corrompue de l'Homme rendit rapidement nécessaire, que le bénéficiaire laisse en Gage quelque chose de valeur, afin de pourvoir les donneurs de ce qu'ils désiraient dans semblable occasion : avec le Temps on découvrit aisément que ce Gage devait être quelque chose de pas trop commun, ni de facile à consommer par l'usage, ou d'altérer faute d'usage, et cette chose fut la Monnaie.
    Le premier usage de la Monnaie fut donc de pourvoir par son entremise aux besoins particuliers de chacun. Cet usage en introduisit un second, celui du Commerce*, quand les hommes se procurèrent par le Gage des Monnaies non seulement ce dont ils avaient eux-mêmes besoin, mais ce qu'ils pouvaient vendre à d'autres contre plus d'argent : et sous cette catégorie on comprend tous les Négoces, qu'ils soient de gros, ou de détail; et de là découle un troisième usage, car les profits du commerce donnèrent de l'importance* aux gens qui prêtaient contre usure de l'argent aux gens [10] qui l'accroissaient par le Négoce ; usage considéré donc comme le plus contre-nature de la Monnaie, parce qu'il est le plus éloigné de l'Institution naturelle. Il en existe de nombreuses sortes, dont la plus raffinée est celle de l'Echange, à laquelle se mêle une usure liée au lieu, comme elle est au temps.
    Ainsi la Monnaie devint inséparable de l'Echange, pour rendre équivalentes les choses échangées, car il n'est d'échange que par l'évaluation soit effective soit mentale que réalise la Monnaie; autrement dit, Soit la chose est échangée contre de la Monnaie, soit, si elle est échangée contre quelque chose d'autre, la mesure de cet échange est la quantité de Monnaie que les choses échangées sont considérées valoir; et la Pratique a trouvé quant aux valeurs ce que les Géomètres ont trouvé quant aux quantités, que deux lignes égales à une troisième, sont égales l'une à l'autre : Ainsi la monnaie est la troisième ligne, par laquelle toutes les choses sont équivalentes, et donc il n'est pas faux de la comparer à la Materia Prima, parce que, quoiqu'elle n'ait en fait presqu'aucun usage, elle les a potentiellement tous. Il n'est pas impropre d'étudier ces choses à partir de leur fondement naturel, ou usuel : Car voulant traiter des façons dont le cours de la monnaie peut être le mieux gouverné à l'avantage du Bien Commun* (matière à l'exploration si curieuse et subtile qu'elle aveugle les esprits les plus solides), il convient d'en établir d'abord les principes premiers et les plus évidents, qui permettent à l'Auteur comme au Lecteur de s'orienter dans les Labyrinthes consécutifs ; et cette matière étant beaucoup obscurcie, non seulement par sa complexité naturelle, mais par l'Art et les Termes de ceux qui administrent ces Affaires*, je me propose d'en rendre tous les mystères accessibles à la compréhension du Lecteur attentif. Et dans ce but, je me propose d'abord Historiquement, d'établir par quels Degrés, et pour quelles Raisons les formes de la Monnaie et du Monnayage, pratiquées à l'heure actuelle sont passées dans les usages, et ce sans [11] censure ni commentaire : et j'examinerai ensuite en partie les inconvénients de la Monnaie, et les Remèdes pouvant leur être apportés.


chap. II

De la Matière de la Monnaie.

DE toutes les choses dont la Monnaie pouvait être faite, aucune n'était aussi appropriée que les Métaux, comme le Cuivre, l'Argent, mais par dessus tout, l'Or ? car ils sont d'abord utiles, ce qui leur confère une valeur, ensuite ils ne sont pas très répandus, ce qui accroît celle-ci; ils peuvent être divisés en aussi petites parties que l'on veut, et refondus ensuite en une masse plus grande : ils sont susceptibles de recevoir n'importe quelle forme, marque ou impression et propres à l'admettre; ils sont excessivement résistants aux Dégradations du temps ou accidentelles, ils sont difficiles à corrompre naturellement, surtout l'Or, sur la durabilité et l'incorruptibilité duquel les Alchimistes, qui ont le plus tourmenté ce corps, écrivent des merveilles; au point qu'on affirme, Qu'il est plus difficile de détruire l'Or que d'en faire ; et ils ont diverses autres propriétés qui les accomodent à la matière de la Monnaie ; de sorte que le monde entier les a par consentement général, et de tous temps acceptés à cette fin, particulièrement l'Or et l'Argent, dont j'entends principalement traiter : Il est vrai que nombreux sont certains Pays, qui se sont auparavant servis, et se servent encore d'autres choses à la place de l'Argent : (comme par exemple à l'heure actuelle) en Ethiopie où l'on se sert de certaines pierres de Sel en guise de Monnaie; de Coquillages en Guinée ; de Cacao en Nouvelle-Espagne, de Coco au Pérou, l'un étant un fruit, l'autre une herbe : mais dans tous ces Pays l'on trouvera qu'une certaine valeur est attachée à l'Or et à l'Argent, au moyen principalement desquels la valeur de toutes les autres choses est établie, et que ces autres choses ne servent que de Monnaie de billon dans les divers Pays d'Europe où cette monnaie est courante dans certaines limites, en fontion de [12] la Loi ou de la Coutume du Lieu ; mais ces pays ne peuvent pas ne pas avoir de Monnaie d'Or et d'Argent, à moins de s'exclure de tout commerce avec les autres Nations : Et à cet effet l'Invention de Lycurgue fut admirable, qui désirant couper ses Concitoyens de tout commerce avec les autres nations, bannit sous peine de fortes sanctions tout l'Or et tout l'Argent de la Cité*; et tant que la Prohibition fut respectée, elle préserva intégralement les Us et Coutumes de la Cité du mélange avec les autre Nations* : mais quand l'ambition et le plaisir les eut engagés* dans le Commerce des autres Nations, alors l'Or et l'Argent passèrent dans les usages malgré toutes les Oronnances, grâce à la valeur universelle qui leur est attribuée. Je montrerai ci-après l'Erreur importante et courante qu'il y a à croire que les Princes peuvent attribuer à l'Or et à l'Argent la valeur qu'ils veulent, en surhaussant et en dépréciant leurs Monnaies, alors qu'en vérité l'Or et l'Argent garderont vis-à-vis de ce qu'ils servent à évaluer, la même proportion, que celle que le consentement général des autres Nations leur attribue, s'il y a Commerce* avec d'autres Nations : Par cet échange il se fait, que si le prix de l'Or et de l'Argent s'élève, le prix de toutes les Denrées s'élève conformément à l'élévation de l'Or et de l'Argent; de sorte que même si un Prince ou un Etat élève à sa guise le prix de l'Or et le prix de l'Argent, ceux-ci conserveront vis-à-vis des autres choses qu'ils servent à évaluer la même proportion, que celle que le consentement général des Nations voisines leur attribue : et cette valeur universelle de l'Or et de l'Argent, l'hôtel des monnaies, même en ce qui concerne la monnaie, l'appelle Intrinsèque, et on appelle Extrinsèque la valeur locale, en tant qu'elle dépend de l'impression de la marque et des ordonnances de l'Etat. Maintenant on dit que la Monnaie a une valeur Intrinsèque suivant le titre et le poids de l'Or et de l'Argent, que [13] l'on calcule en France (et de même anciennement en Angleterre.) d'abord pour l'Or, en le divisant en 24 parties, qui sont appelés Carats, de sorte que lorsqu'on dit que l'Or est à 23 Carats de fin, cela signifie qu'il y a une 24e partie d'Alliage mêlé à l'Or ; ou que l'Or est à 22 carats de fin, donc qu'il y a une 12e partie d'Alliage : ou qu'il est à 22 carats et un quart de fin, donc qu'il y a autant d'Alliage que nécessaire pour arriver à 24 parties.
    L'argent est divisé en 12 Deniers, et chaque Denier en 24 grains; de sorte que si l'on dit, que l'Argent est à 11 Deniers and 12 grains de fin, donc qu'il y a 12 grains d'alliage, qui est une 24e partie ; ou que l'Argent est à 11 Deniers et 6 grains de fin, donc qu'il y a autant d'Alliage dans le fin que nécessaire pour arriver à 12 deniers : Mais chez nous en Angleterre, depuis l'époque d'Edouard III, on a divisé l'Or en 24 carats, et chaque carat en 4 grains, et chaque grain en autant de parties qu'il y a lieu de le diviser; ainsi par Exemple, L'ancien Etalon Or sterling était de 23 Carats, 3 grains, et un demi de fin, et un demi grain d'Alliage, qui est la 192e partie ; et l'Argent est divisé en Angleterre en 12 Onces; chaque Once en 20 Pence, chaque Penny en 24 grains; ainsi par Exemple, L'ancien étalon sterling est de 11 Onces de fin, et deux Deniers de poids, donc il reste 18 Deniers de poids d'Alliage et, s'il y avait 11 Onces deux Deniers de poids, et 6 grains de fin, il resterait donc 17 Deniers de poids, et 10 grains d'Alliage : et de plus, quand on mentionne une Livre d'Argent fin, et d'Or fin, on entend autant d'Or ou d'Argent pur, qu'une livre poids, outre l'Alliage qui lui est mêlé, mais une livre d'Or ou d'Argent travaillé, ne correspond qu'à une livre poids qu'ils soient sous forme de Monnaie ou de Vaisselle. L'Alliage lui étant mêlé conformément aux ordonnances de l'Etat, car la pratique est maintenant, presque partout, d'établir un prix de l'Argent et de l'Or, selon le poids et le titre, au-dessus duquel les Orfèvres ou ceux qui travaillent ces métaux en Monnaie, ne peuvent pas les vendre ; ce prix est dans une certaine proportion au-dessous de la valeur attribuée aux mêmes métaux transformés en Monnaie ; le surplus de valeur accordée à la Monnaie, constituant autant la compensation octroyée à l'Etat en contrepartie de la charge du Monnayage, ainsi que la Reconnaissance de sa Souveraineté, que la nécessité de rendre la Monnaie d'autant moindre à qui la transporterait en des parties étrangères, ou la fondrait, et donc de conserver la Monnaie d'autant meilleure au sein de ses limites adéquates et de sa forme naturelle.


 

 

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