RdN, I i, Garnier, 2e éd.

 

L'extrait de La Richesse des nations donné ici est tiré de la première édition de la traduction française de Germain Garnier (1754-1821). Les références des cette édition sont : Recherches sur la nature et les causes de la richesse des nations; Par Adam Smith. Traduction nouvelle avec des notes et observations; Par Germain Garnier, de l'Institut National. Avec le portrait de Smith. Tome premier. [Second. Troisième. Quatrième. Cinquième.] A Paris, Chez H. Agasse, Imprimeur-Libraire, rue des Poitevins, n° 18. An X -- 1802.

Mais le fac-similé de la page ci-contre provient de la 2e édition (1822) de cette traduction, dont la pagination est strictement la même que celle de la 1e.

On notera que le traducteur introduit des italiques qui ne sont pas dans le texte original. NdE.




[29]

CHAPITRE II.

Du principe qui donne lieu à la division du travail.


Cette division du travail de laquelle découlent tant d'avantages, ne doit pas être regardée, dans son origine, comme l'effet d'une sagesse humaine qui ait prévu et qui ait eu pour but cette opulence générale qui en le résultat : elle est la conséquence nécessaire, quoique lente et graduelle, d'un certain penchant naturel à tous les hommes qui ne se proposent pas des vues d'utilité aussi étendues ; c'est ce penchant à trafiquer, à faire des trocs et des échanges d'une chose pour une autre.

Il n'est pas de mon sujet d'examiner si ce penchant est un de ces premiers principes de la nature humaine, desquels on ne peut rendre aucune raison ultérieure, ou bien, comme il paraît plus probable, s'il est une conséquence nécessaire de l'usage du raisonnement et de la parole. Il est commun à tous les hommes, et on ne l'aperçoit dans aucune autre espèce d'animaux, pour lesquels ce genre de contrat est aussi inconnu que tous les autres. Deux lévriers qui courent le même lièvre ont quelquefois l'air d'agir de concert. Cha-[30]cun d'eux renvoie sa proie vers son compagnon, ou bien tâche de la saisir au passage quand il la lui renvoie. Ce n'est toutefois l'effet d'aucune convention entre ces animaux, mais seulement du concours accidentel de leurs passions vers un même objet. On n'a jamais vu de chien faire, de propos délibéré, l'échange d'un os avec un autre chien. On n'a jamais vu d'animal chercher à faire entendre à un autre, par sa voix ou ses gestes : Ceci est à moi, cela est à vous ; je vous donnerai l'un pour l'autre. Quand un animal veut obtenir quelque chose d'un autre animal ou d'un homme, il n'a pas d'autres moyens que de chercher à gagner la faveur de celui à qui il s'adresse. Le petit caresse sa mère, et le chien qui assiste au dîner de son maître, s'efforce, par mille manières, d'attirer son attention pour en obtenir à manger. L'homme en agit quelquefois de même avec ses semblables ; et quand il n'a pas d'autre voie pour les engager à faire ce qu'il souhaite, il tâche de gagner leurs bonnes graces par des flatteries et par des attentions serviles. Il n'a cependant pas toujours le tems de mettre ce moyen en oeuvre. Dans une société civilisée, il a besoin à tout moment de l'assistance et du concours d'une multitude d'hommes, tandis que toute sa vie suffirait à peine pour lui gagner l'amitié de quelques personnes. Dans [31] presque toutes les autres espèces d'animaux, chaque individu, quand il est parvenu à sa pleine croissance, est tout-à-fait indépendant ; et tant qu'il reste dans son état naturel, il peut se passer de l'aide de toute autre créature vivante. Mais l'homme a presque continuellement besoin du secours de ses semblables, et c'est en vain qu'il l'attendrait de leur seule bienveillance. Il sera bien plus sûr de son fait en s'adressant à leur intérêt personnel, et en leur [sic] persuadant qu'il y va de leur propre avantage de faire ce qu'il souhaite d'eux. C'est ce que fait celui qui propose à un autre un marché quelconque ; le sens de sa proposition est ceci : Donnez-moi ce dont j'ai besoin, et vous aurez de moi ce dont vous avez besoin vous-même ; et la très majeure partie de ces bons offices qui nous sont si nécessaires, s'obtiennent de cette façon. Ce n'est pas de la bienveillance du boucher, du marchand de bière ou du boulanger, que nous attendons notre dîner, mais bien du soin qu'ils apportent à leurs intérêts. Nous ne nous adressons pas à leur humanité, mais à leur égoïsme ; et ce n'est jamais de nos besoins que nous leur parlons, c'est toujours de leur avantage. Il n'y a qu'un mendiant qui peut se résoudre à dépendre principalement de la bienveillance d'autrui ; encore ce mendiant n'en dépend-il pas en tout ; c'est bien la bonne [32] volonté des personnes charitables qui lui fournit le fonds entier de sa subsistance ; mais quoique ce soit là en dernière analyse le principe d'où il tire de quoi satisfaire aux besoins de sa vie, cependant ce n'est pas celui-là qui peut y pourvoir à mesure qu'ils se font sentir. La plus grande partie de ses besoins du moment se trouvent remplis comme ceux des autres hommes, par traité, par échange et par achat. Avec l'argent que l'un lui donne, il achète du pain. Les vieux habits qu'il reçoit d'un autre, il les troque contre d'autres vieux habits qui l'accommodent mieux, ou bien contre un logement, contre des alimens, ou enfin contre de l'argent qui lui servira à se procurer un logement, des alimens ou des habits quand il en aura besoin.

Comme c'est ainsi par traité, par troc et par achat que nous obtenons des autres la plupart de ces bons offices qui nous sont mutuellement nécessaires, c'est cette même disposition à trafiquer qui a, dans l'origine, donné lieu à la division du travail. Par exemple dans une tribu de chasseurs ou de bergers, un particulier fait des arcs et des flèches avec plus de célérité et d'adresse qu'un autre. Il troque souvent avec ses compagnons ces sortes d'ouvrages contre du bétail ou du gibier, et il s'aperçoit bientôt que par ce moyen il peut se pro-[33]curer plus de bétail et de gibier, que s'il se mettait lui-même en campagne pour en avoir. Par calcul d'intérêt donc, il fait sa principale affaire de fabriquer des arcs et des flèches, et le voilà une espèce d'armurier. Un autre excelle à bâtir et à couvrir des petites huttes ou cabanes mobiles ; ses voisins prennent l'habitude de l'employer à cette besogne, et de lui donner en récompense du bétail et du gibier, tant qu'à la fin il trouve qu'il est de son intérêt de s'adonner tout-à-fait à cet emploi, et de se faire en quelque sorte charpentier en bâtimens. Un troisième devient de la même manière, forgeron ou chaudronier ; un quatrième est le tanneur ou le corroyeur des peaux ou cuirs qui forment le principal vêtement des sauvages. Ainsi la certitude de pouvoir troquer tout le produit de son travail, qui excède sa propre consommation, contre un pareil surplus du produit du travail des autres, qui lui peut être nécessaire, encourage chaque homme à s'adonner à une occupation particulière, et à cultiver et perfectionner tout ce qu'il peut avoir de talent et d'intelligence pour cette espèce de travail.

Dans la réalité, la différence des talens naturels entre les individus est bien moindre que nous ne le croyons, et ces dispositions si différentes qui semblent distinguer les hommes de diverses pro-[34][fessions, quand ils sont parvenus à la maturité de l'âge, n'est pas tant la cause que l'effet de la division du travail, en beaucoup de circonstances. La différence entre hommes des états les plus disparates, entre un philosophe, par exemple, et un porte-faix, semble provenir beaucoup moins de la nature que de l'habitude et de l'éducation. Quand ils étaient l'un et l'autre au commencement de leur carrière, dans les six ou huit premières années de leur vie, il y avait peut-être entr'eux une telle conformité, que leurs parens ou camarades n'auraient su y remarquer de différence sensible. Vers cet âge, ou bientôt après, ils ont commencé à être employés à des occupations fort différentes. Dès-lors a commencé entr'eux cet intervalle qui s'est augmenté insensiblement, au point qu'aujourd'hui la vanité du philosophe consentirait à peine à reconnaître un seul point de ressemblance. Mais, sans la disposition des hommes à trafiquer et à échanger, chacun aurait été obligé de se procurer à soi-même toutes les nécessités et commodités de la vie. Chacun aurait eu la même tâche à remplir et le même ouvrage à faire, et il n'y aurait pas eu lieu à cette grande différence d'occupations, qui seule peut donner naissance à une grande différence de talens.

Comme c'est ce penchant à troquer qui donne [35] lieu à cette diversité de talens, si remarquable entre les hommes de différentes professions, c'est aussi ce même penchant qui rend cette diversité utile. Beaucoup de races d'animaux qu'on reconnaît pour être de la même espèce, ont reçu de la nature des caractères distinctifs, quant à leur disposition, beaucoup plus remarquables que ceux qu'on pourrait observer entre les hommes, antérieurement à l'effet des habitudes et de l'éducation. Par nature, un philosophe n'est pas de moitié aussi différent d'un porte-faix, en talent et en intelligence, qu'un mâtin l'est d'un lévrier, un lévrier d'un épagneul, et celui-ci d'un chien de berger. Toutefois ces différentes races d'animaux ; quoique de même espèce, ne sont presque d'aucune utilité les unes pour les autres. Le mâtin ne peut pas ajouter aux avantages de sa force, en s'aidant de la légèreté du lévrier ou de la sagacité de l'épagneul, ou de la docilité du chien de berger. Les effets de ces différens talens ou degrés d'intelligence, faute d'une faculté ou d'un penchant au commerce et à l'échange, ne peuvent être mis en commun, et ne peuvent le moins du monde contribuer à l'avantage ou à la commodité commune de l'espèce. Chaque animal est toujours obligé de s'entretenir et de se défendre lui-même à part et indépendamment des autres, et il ne peut retirer [36] la moindre utilité de cette variété de talens que la nature a répartie entre ses pareils. Parmi les hommes, au contraire, les talens les plus disparates sont utiles les uns aux autres, parce que les différens produits de chacune de leurs diverses sortes d'industrie respective, au moyen de ce penchant universel à troquer et à commercer, se trouvent mis, pour ainsi dire, en une masse commune où chaque homme peut aller acheter, suivant ses besoins, une portion quelconque du produit de l'industrie des autres.

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