RdN, I i, M***.

L'extrait figurant ci-dessous est tiré du premier volume de la première traduction française parue de La Richesse des nations d'Adam SMITH. Il a pu être transcrit grâce à l'obligeance de la Librairie Jean-Jacques MAGIS, 47 rue Saint-André-des-Arts, 75006 Paris.

Les références précises de cette édition sont : Recherches sur la nature et les causes de la richesse des nations. Tome premier. [Second. Troisieme. Quatrieme.] Traduit de l'anglois de M. Adam Smith, par M***. [Il n'y a pas de point après M*** dans les volumes 3 et 4.] A La Haye. M.DCC.LXXVIII. [volumes 3 et 4: M. DCC. LXXIX.] . Le traducteur n'a toujours pas été identifié. NdE


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CHAPITRE II.
Du principe qui donne lieu au partage des travaux.

Cette division des travaux, de laquelle il résulte tant d'avantages, n'est pas originairement l'ouvrage de la sagesse humaine qui ait prévu ou qui se soit proposé l'opulence générale, effet de cette distribution ; elle est la suite nécessaire, quoique lente & graduelle, d'une certaine propension de la nature humaine, sans dessein d'une utilité si étendue, celle de troquer & échanger une chose pour une autre.

Si cette propension est un des principes inhérens à la nature humaine, dont on ne peut donner aucune au-[39]tre explication,ou si elle est le résultat nécessaire des facultés de la raison & de la parole, c'est ce qu'il n'appartient pas à mon sujet d'examiner. Elle est commune à tous les hommes, & ne se trouve dans aucune autres espece d'animaux : les animaux ne paroissent connoître ni ce genre de combinaison & d'accord, ni aucun autre. Deux levriers à la poursuite d'un lievre, ont quelquefois l'air d'agir de concert ; chacun détourne le lievre vers son compagnon, le renvoye de son côté. Ce n'est pas néanmoins l'effet d'aucun accord entre eux ; c'est celui d'une direction accidentelle de leurs passions vers le même objet au même instant. On ne voit pas un chien faire avec mesure & reflexion l'échange d'un os contre l'os d'un autre chien. On ne voit pas un animal dire à un autre par ses gestes, ou par son cri naturel : ceci est à moi, cela est à vous ; je voudrois vous donner ceci [40] pour avoir cela. Quand un animal veut obtenir quelque chose, soit d'un homme, soit d'un autre animal, il n'a aucun autre moyen de persuasion que celui de capter la faveur de ceux qui peuvent la lui donner. Un petit chien caresse sa mere, un épagneul tâche par mille tours différens d'attirer l'attention de son maître pendant qu'il dîne pour qu'on lui donne à manger. L'homme employe quelquefois le même artifice envers ses freres : quand il n'a aucun autre moyen d'en obtenir ce qu'il désire, il a recours aux soins & aux manèges les plus serviles pour se concilier leur bienveillance. Mais il n'a pas le temps d'agir ainsi dans toutes les occasions. Dans la société civile, il a besoin en tout temps des secours réunis d'une grande multitude, tandis que toute sa vie suffit à peine pour lui gagner l'amitié d'un petit nombre. Presque tout autres animal, lorsqu'il est tout formé, est tout à fait indépendant, [41] & dans sa grandeur naturelle il n'a besoin d'aucun autre créature : mais l'homme a presque à tout moment besoin de l'assistance de ses freres, & il l'attendroit en vain de leur bienveillance seule ; il y parviendra plutôt s'il peut intéresser leur amour-propre en sa faveur, en leur montrant qu'il est de leur avantage de lui accorder ce qu'il demande. Tel est l'objet de tout marché que l'on propose, de quelque genre qu'il soit : on veut toujours dire, donnez moi cela qui me manque, & vous aurez ceci dont vous manquez : & c'est par ce moyen que nous obtenons les uns des autres la plus grande partie des services qui nous sont nécessaires. Ce n'est pas de la bienveillance du boucher, du brasseur, ou du boulanger, que nous attendons notre dîner, mais de leur attention à leurs propres intérêts : nous ne nous adressons pas à leur humanité, mais à leur amour-propre, & nous ne leur parlons ja-[42]mais de nos besoins, mais de leur avantage. Il n'y a qu'un mendiant qui puisse se proposer de dépendre principalement de la bienveillance de ses semblables ; encore n'en dépend-il pas entierement. Il n'a, à la vérité, d'autre fonds pour avoir sa subsistance que la charité des personnes bienfaisantes ; mais quoique ce soit de cette qu'originairement il tire toutes les choses nécessaires à la vie, il ne les ne tire, ni ne peut les en tirer dans la forme dont il a besoin. Il pourvoit à ses nécessités journalieres, comme le font tous les autres, par traité, par échange, & par achat. L'argent que l'un lui donne lui sert à acheter sa nourriture ; il échange les vieux habits qui lui siéient mieux, ou contre un logement, des vivres, ou de l'argent avec lequel il peut acheter les vivres, l'habit ou le logement, selon les circonstances.

Comme c'est par traité, par échan-[43]ge & par achat que nous obtenons les uns des autres la plus grande partie des services mutuels dont nous avons besoin, c'est aussi cette même disposition à faire des échanges, qui originairement a donné lieu à la division des travaux. Un homme, par exemple, dans une tribu de chasseurs ou de bergers, fait des arcs & des flêches mieux & plus promptement qu'un autre : il en donne souvent à ses compagnons pour avoir en troc du bétail ou du gibier, & il trouve à la fin que par ce moyen il peut se procurer plus de gibier & de bétail que s'il alloit lui-même à la chasse. Ainsi pour son propre intérêt il s'applique particulierement à fabriquer des arcs & des flêches, & devient tellement quellement [sic] armurier. Un autre excelle dans l'art de construire ou de couvrir de petites huttes ou cabanes ambulantes : il a coutume de servir dans cette partie ses voisins, qui récompensent de même son tra-[44]vail avec du bétail & du gibier ; et voyant enfin qu'il est de son intérêt de s'attacher uniquement à ce genre d'industrie, il devient une espece d'Architecte. De la même maniere, un troisieme devient forgeron ou chaudronnier, un quatrieme tanneur, pour préparer les peaux qui sont le principal vêtement des sauvages. Ainsi la certitude de pouvoir échanger le surplus de ce qu'on fait d'ouvrages, au-delà de ce qu'on doit en consommer, contre le surplus des ouvrages que d'autres ont fait au-de-là de ce qu'il leur en faut, engage chacun à s'attacher à un travail particulier, & à cultiver & à perfectionner le talent ou la disposition quelconque qu'il peut avoir à une branche particuliere d'industrie.

La différence des talens naturels entre les hommes n'est pas à beaucoup près aussi considérable qu'on est porté à le croire ; & les différentes tournures d'esprit qui paroissent [45] distinguer les hommes de différentes professions, lorsqu'ils sont parvenus à l'âge de maturité, ne sont pas tant, pour l'ordinaire, la cause que l'effet du partage des travaux. La différence entre les caracteres qui ont le moins d'analogie, entre un Philosophe, par exemple, & un porte faix, semble moins provenir de la nature que de l'habitude & de l'éducation. En venant au monde, & pendant les six premieres années de leur existence, ils se ressembloient peut-être beaucoup, & ni leurs parents, ni leurs camarades n'auroient peut-être trouvé entre eux une différence tranchante. Vers cet âge, ou peu après, ils commencent à s'attacher à des occupations différentes. C'est alors que la différence de talens commence à s'apercevoir, & s'agrandit par dégrés, jusqu'à ce que la vanité du Philosophe lui avoue à peine la plus petite ressemblance avec le porte-faix. Or sans cette disposition à troquer & à [46] échanger, il eût falut que tout homme se fût pourvu pour lui-même des nécessités & des commodités de la vie : tous auroient eu les mêmes devoirs à remplir ; les mêmes ouvrages à faire, & il n'y auroit jamais eu la diversité d'emplois, qui seule pouvoit donner lieu à une grande différence de talents.

Comme c'est cette disposition qui produit la différence de talents si marquée dans les hommes de différentes professions, c'est aussi la même disposition qui rend cette diversité utile. Plusieurs races d'animaux reconnus pour être de la même espece, ont naturellement entre eux une différence de sagacité bien plus marqu&e que celle qui paroît entre les hommes antérieurement à l'habitude & à l'éducation. Un Philosophe ne différe pas naturellement en génie & en talens du porte-faix à beaucoup près autant qu'un mâtin différe d'un lévrier, celui-ci d'un épagneul, & ce [47] dernier d'un chien de berger. Ces différentes races d'animaux appartiennent néanmoins toutes à la même espece, & n'ont presque aucune relation d'utilité réciproque. La force du mâtin ne reçoit aucune aide de la légéreté du lévrier, de la sagacité de l'épagneul, ou de la docilité du chien de berger. Les effets de ces différentes qualités ou de ces différentes aptitudes, faute de moyens ou de dispositions à des échanges réciproques, ne peuvent pas être réunis dans un fond commun, & ne contribuent aucunenement [sic] à l'avantage ou à la plus grande commodité de la totalité de l'espèce. Chaque individu est toujours obligé de se pourvoir & de se défendre séparément, & ne retire pas le plus petit avantage de la diversité des facultés que la nature a distribuées dans tout le reste de l'espece. Parmi les hommes, au contraire, les facultés qui ont le moins de rapport entre elles, font uti-[48]les les unes aux autres, les différens produits des talens respectifs étant, par la disposition générale, réunis, pour ainsi dire, dans un fonds commun, où chacun peut puiser la partie du produit des talents des autres dont il a besoin.

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