ESSAI PHYSIQUE
SUR
L'CONOMIE ANIMALE
par M. QUESNAY.
SECONDE EDITION
Augmentée de deux Volumes, & de Tables
fort amples.[1e éd. 1736]
TOME TROISIEME.
A Paris,
chez Guillaume Cavelier, Père, rue
Saint Jacques, près la Fontaine S. Severin,
au Lys d'or.
M.DCC.XLVII.
Avec Approbation & Privilege du Roy
[349]
La Liberté.
469
Idée peu exacte de la liberté.
|
On s'est formé une idée
si peu exacte de la liberté des hommes, qu'il semble que
cette faculté ne consiste que dans le pouvoir d'agir, ou
de ne pas agir dans un même cas, & dans les mêmes
circonstances : Ainsi la liberté ne consisteroit que dans
le pouvoir que l'homme auroit de se déterminer uniquement
par lui-même sans motifs & sans raison. Cette idée
étrange de la liberté a fait naître parmi
les Philosophes, & les Théologiens, beaucoup de contestations
même sur l'existence de cette faculté.
|
470
Les Etres libres & intelligens se déterminent par des
motifs.
|
Non-seulement les hommes ne se déterminent peut-être
jamais sans motifs, même dans les actions qui paroissent
les plus indifférentes; mais ils doivent encore le faire
avec beaucoup plus d'aplication dans les cas où il leur
est important de consulter leur intérêts avant que
de se déterminer. On ne peut pas même
suposer que l'Etre tout-puissant, la Sagesse Suprême agisse
librement sans motif, ou sans raison; une telle liberté
ne peut convenir à aucun Etre intelligent.
|
471
La liberté de Dieu même, est reglée par des
motifs. |
472
Ce que c'est que la liberté
|
[350] La liberté de l'homme ne consiste
donc pas simplement dans le pouvoir d'agir ou de ne pas agir,
elle renferme aussi celui d'examiner, & d'apprécier
les motifs qui doivent préférablement nous déterminer.
Ainsi la liberté consiste dans le pouvoir de délibérer
pour se déterminer avec raison à agir, ou à
ne pas agir.
|
473
L'exercice de la liberté est excité, & soutenu par la diversité
des motifs. |
L'ame est affectée dans l'exercice de la liberté
par plusieurs motifs ; par des motifs prévenans, par des
motifs dirigeans, enfin par des motifs déterminans : Un
Marchand, par exemple, toujours excité par le desir du
gain, veut employer une somme d'argent à acheter quelque
marchandise ; il s'en présente à lui de deux sortes,
qui peuvent lui être avantageuses ; mais il y en a une qui,
au premier aspect, lui paroît plus profitable ; cependant
la crainte de se méprendre, lui fait examiner le prix de
l'achat de chacune de ces marchandises, les frais qu'elles exigent,
le détriment qu'elles peuvent souffrir, la promptitude
du débit, le prix qu'il pourra la vendre ; il parvient
par des calculs à évaluer toutes ces choses ; &
après avoir comparé il se détermine pour
celle qui lui paroît la plus avantageuse : ce Marchand est
[351] donc d'abord poussé par le desir
du gain à faire valoir son argent : il est porté
ensuite à délibérer par la crainte de se
tromper : enfin il est décidé par la marchandise
qui lui paroît la plus profitable, & souvent cette marchandise
n'est pas celle qui lui sembloit d'abord la plus avantageuse.
L'homme qui se conduit avec raison, n'est donc pas déterminé
immédiatement comme les bêtes, par l'objet qui le
frape & l'affecte le plus. La liberté est donc dans
l'homme une faculté réelle, & effective.
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474
En quoi consiste l'exercice de la liberté. |
475
L'homme peut par l'exercice de sa liberté, résister au motif
le plus sensible.
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476
Cinq fonctions de l'ame dans l'exercice de la liberté. |
L'exercice
de la liberté exige de la part de l'ame, cinq fonctions.
|
477
Premiere fonction.
478
Elle n'est pas libre. |
1°.
L'ame aquiesce à ces motifs sans liberté, puisqu'ils
préviennent l'exercice, & l'usage de la liberté.
|
479
Seconde fonction.
480
Elle n'est pas libre. |
2°.
Son acquiescement aux motifs qui la portent à délibérer
: Elle est encore déterminée par ces motifs sans
liberté ; puisqu'ils ne font que conduire à l'exercice
même de la liberté.
|
481
Troisieme fonction.
482
Elle apartient à l'essence même de la liberté.
|
3°. La délibération, où l'ame se rapelle
[352] toutes les connoissances qui peuvent l'éclairer
dans ses recherches sur le parti qu'elle doit prendre, ou sur
les moyens les plus convenables qu'elle doit choisir pour réussir.
La délibération est la partie la plus essentielle
de l'exercice de la liberté ; cependant cet exercice ne
s'accomplit pas par la seule déliberation ; puisque l'ame
ne parvient à délibérer que par les fonctions
précédentes, & qu'elle a encore à juger,
& àse [sic] décider, après avoir
déliberé.
|
483
Elle exige l'exercice des facultés intellectuelles.
484
L'étendue de son pouvoir, nous est inconnue.
485
Obstacle qu'elle a à vaincre.
|
La délibération exige l'exercice de presque toutes
les facultés de l'ame, surtout de la volonté active,
de l'attention, de la réflexion, & de l'examen. C'est
dans ces facultés que consiste le pouvoir de délibérer
; mais nous ne connoissons pas au juste l'étendue de ce
pouvoir ; parce que nous ne pouvons pas en connoître les
bornes par l'usage de ce même pouvoir, ni par le sentiment
intime, & que nous n'avons point d'autres moyens pour nous
en instruire. Les motifs fort pressans affoiblissent beaucoup
la volonté active : La lassitude dont l'attention, qui
est une action organique excitée par la volonté
active, est susceptible, rend cette action de plus en plus pénible
; les passions violentes [353] la troublent ;
les dispositions peu favorables du Corps la rendent moins facile
; les défauts des organes, par lesquels elle s'accomplit,
y apportent de l'empêchement : Or, lorsque nous nous arrêtons
avant de nous être suffisamment instruits sur notre intérêt,
nous ne sçavons pas si nous cédons à la difficulté,
ou à l'impuissance, & par conséquent si nous
consumons tout le pouvoir que nous avons pour régler notre
conduite.
|
486
Ils n'autorisent pas à nier la Liberté. |
Cette
incertitude a servi de prétexte à quelques Philosophes,
trop livrés à leurs opinions, pour soutenir sans
raison que nous sommes toujours arrêtés par l'impuissance
; mais de telles décisions qui ne sont point avouées
par l'évidence, ne sont visiblement que le produit de la
prévention ou du préjugé, dans ceux qui prononcent
si affirmativement.
|
487
Quatriéme fonction.
488
Elle apartient à l'essence même de la liberté.
|
4°. Le jugement par lequel l'ame aprécie les motifs qui
peuvent la déterminer, est précisément l'acte
qui doit régler l'usage de la Liberté. Lorsqu'il
suffit pour notre intérêt de parvenir à la
connoissance du meilleur, il nous est facile de nous décider
régulirement [sic] ; mais quand notre intérêt
est partagé entre deux objets dont l'un est meilleur, &
l'autre plus agréable, & surtout quand le plus [354]
agréable nous affecte plus que le meilleur, nous nous décidons
souvent, même avec connoissance, à notre desavantage
; mais ordinairement notre ame se trompe alors elle-même
librement : Pour comprendre cette verité, il faut comme
nous l'avons déja dit, considerer notre volonté
comme sensitive & passive, & comme active & intellectuelle
: comme passive elle est toujours entierement livrée à
ce qui nous plaît le plus : comme active & intellectuelle
elle peut, lorsqu'elle n'est pas invinciblement subjuguée
par les motifs qui agissent sur elle se décider par son
intérêt même bien entendu, & par sa force
d'intention, à prendre le parti le plus avantageux.
|
489
Cinquieme fonction.
490
Elle n'est pas libre.
|
5°. La décision, qui termine l'exercice de la liberté,
est une résolution fixe que l'ame prend sur le parti qu'elle
choisit avec plus ou moins d'efforts, selon que son intérêt
est actuellement plus ou moins partagé entre le meilleur
& le plus agreable, & selon qu'elle a plus ou moins cherché
à ne se pas tromper.
|
491
Liberté d'indifférence. |
Tant que l'ame demeure indécise, tant qu'elle est dans
l'exercice de sa liberté, & qu'elle est chancellante
entre les differens motifs qui agissent sur elle, elle est alors
comme dans [355] un état d'indifférence,
elle est également disposée à prendre l'un
ou l'autre des partis sur lesquels elle délibere ; &
s'il est vrai que l'on ne puisse pas sçavoir si l'ame parvient
toujours au dernier terme de son pouvoir lorsqu'elle se détermine,
on ne peut pas non plus soutenir que l'ame, soit qu'elle délibere,
soit qu'elle se détermine, ne soit pas libre ou exempte
de contrainte, ou d'assujettissement, ni qu'elle se détermine
toujours par une nécessité Morale, ou Physique.
|
492
Différence entre la difficulté, & l'impuissance dans l'exercice
de la liberté. |
Les motifs font naître, il est vrai, la volonté de
l'ame ; & la volonté suscite l'attention, d'où
il paroît que l'ame est toujours assujettie aux motifs qui
l'affectent, & que ceux qui l'affectent le plus doivent toujours
l'emporter sur ceux qui agissent plus foiblement sur elle ; mais
il faut, avant que se livrer à cette opinion, distinguer
entre ces motifs, ceux qui affectent le plus l'ame actuellement,
d'avec ceux qui lui sont moins sensibles, mais qui lui présentent
un intérêt plus avantageux ; il ne faut pas oublier
non plus que ces derniers motifs, & plusieurs autres déterminent
la volonté à suspendre, à réfléchir,
& à déliberer, & que cette volonté
qui suscite l'attention, est forti-[356]fiée
par l'attention même, qui lui rend tous ces motifs plus
sensibles, plus nombreux, & plus lumineux, ce qui étend
le pouvoir qu'a l'ame d'examiner, & de juger : Le pouvoir
de la liberté consiste donc radicalement dans le pouvoir
de l'attention : Mais cette faculté est, comme nous l'avons
dit, exposée à plusieurs obstacles plus ou moins
difficiles à vaincre. L'ame se trouve dans le Corps qu'elle
habite & qu'elle dirige, comme un Nautonnier dans un vaisseau
en pleine Mer, qui ne peut avancer que par le secours des vents
réglés par le gouvernail ; mais lorsque le vent
est impétueux, qu'il agite violemment la Mer, qu'il force
le gouvernail, & en rend les mouvemens, & la direction
plus difficile & plus pénible, le Nautonnier cede plus
ou moins promptement aux obstacles qui lui résistent, &
qui le fatiguent ; mais ne pouvoit-il pas, quoiqu'avec peine,
soutenir plus long-tems le travail, ou l'a-t-il soutenu en effet
jusqu'à ce qu'il se soit trouvé absolument dans
l'impuissance de le continuer ?
|
|
Or peut-on affirmer que ce Nautonnier est toujours forcé
d'aller au gré des vents, parce que ce n'est que par leurs
secours qu'il peut avancer ? Peut-[357]on assurer
aussi qu'il ne cede jamais à leur impétuosité
que lorsqu'il est dans l'impuissance de leur résister ?
|
Cet exemple donne une juste idée du pouvoir de l'ame dans
l'exercice de sa liberté, car c'est l'ame du Navigateur
qui préside, & qui décide ; l'attention est
toujours ce gouvernail par lequel elle peut maîtriser, &
faire valoir les motifs qui la meuvent : Or selon cette idée,
peut-on assurer que l'ame est toujours entraînée
par ces motifs, & qu'elle ne cede jamais simplement à
la difficulté, mais toujours à l'impuissance ; &
qu'ainsi elle n'est point libre ou exempte de contrainte ou de
nécessité ?
|
493
Comment l'ame maîtrise les impulsions Physiques, par l'exercice
de la liberté. |
Une telle opinion ne peut naître que d'une idée très-incomplette
de l'état de l'ame dans la direction de ses déterminations.
On oublie la diversité des motifs, dont les uns la préviennent,
& la poussent vers un bien présent, dont d'autres lui
présentent un bien plus intéressant, & dont
les autres la retiennent, & l'obligent de suspendre.
|
494
Différence entre les déterminations machinales, & les déterminations
libres. |
Dans cet état, l'ame demeureroit indéterminée
tant que ces différentes impulsions qui l'assujettissent
resteroient dans le même équilibre, & elle seroit
entraînée aussitôt que par quelque change-[358]
purement Physique, cet équilibre seroit rompu, & qu'une
de ces impulsions deviendroit plus puissante que les autres ;
tel est donc précisément le mécanisme auquel
ceux qui nient la liberté assujettissent l'ame dans ses
détermination, & il seroit tel en effet, si l'ame n'avoit
par elle-même aucun pouvoir capable d'aporter du changement
dans l'état & dans la puissance des motifs prévenants
qui agissent sur elle. mais ces motifs l'engagent à délibérer,
& c'est par le secours de son attention qu'elle délibere,
c'est-à-dire qu'elle réfléchit, qu'elle examine,
& qu'elle juge. Or toute ces opérations font non seulement
naître de nouveaux motifs qui ne seroient pas survenus sans
elles ; mais elles changent encore l'état & la puissance
de tous ces motifs en les examinant, en les comparant ; en les
appréciant, & en les réduisant à leur
juste valeur.
|
495
Comment se fait la détermination libre.
|
496
Il ne s'agit ici que de la liberté réduite aux motifs naturels. |
L'ame n'est donc pas alors simplement déterminée
par des causes purement Physiques & extrinseques, mais encore
par un concours d'opérations qui lui sont propres, &
qui changent tout le mécanisme des impulsions Physiques
qui nous préviennent. Je ne parle ici [359] que
de la liberté naturelle, qui n'est pas soutenue par des
secours surnaturels, & qui s'exerce non-seulement pour les
actions purement Morales, mais encore pour toutes les affaires
de la vie.
|
497
L'étendue du pouvoir de la liberté est telle, que l'étendue du pouvoir
de l'attention. |
Toutes les opérations de l'ame s'exécutent par le
pouvoir de l'attention ; or l'étendue de ce pouvoir qui
est la mesure de l'étendue de la liberté, varie
dans tous les cas par la force des motifs, & par les dispositions
actuelles du Corps, & nous ignorons toujours les bornes de
ce pouvoir ; nous sçavons seulement qu'il peut se trouver
dans trois états ; dans l'état de facilité,
dans l'état de difficulté, enfin dans l'état
d'impuissance par l'invincibilité des obstacles qu'il ne
peut surmonter, ce qui établit différens dégrés
de liberté, & ce qui peut aussi la faire disparoître
en diverses circonstances ; c'est pour quoi nos déterminations
sont quelquefois parfaitement libres, quelquefois en partie libres,
& en partie machinales, & quelquefois purement machinales,
c'est alors ou la prévention, ou le bon sens qui nous décide,
sans le secours de la raison.
|
498
Dieu seul peut être juge du dégré de mérite, & du démérite Moral
de nos actions. |
Ce dernier cas se remarque facilement ; parce que celui qui agit,
connoît par son sentiment intime qu'il n'a pas dé-[360]liberé
; mais il ne sçait pas toujours s'il ne pouvoit pas délibérer,
& si véritablement il n'étoit pas libre lorsqu'il
n'a pas agi librement, parce que lorsqu'on ne résiste pas,
& qu'on ne fait pas d'efforts, on peut être arrêté
par des obstacles qui, sans qu'on le sçache, n'étoient
pas invincibles ; de-là vient que nous ne pouvons pas toujours
nous juger nous-mêmes, & que nous connoissons mal notre
mérite & notre démérite dans nos déterminations,
& dans nos actions Morales ; Il n'y que Dieu seul qui puisse
être notre juge : Les hommes peuvent juger les actions ;
mais ils ne peuvent pas en apprécier les causes.
|
499
L'exercice & l'usage de la liberté se trouvent souvent l'un sans
l'autre. |
500
Exercice de la liberté, qui n'est pas suivi de l'usage de cette
faculté. |
L'exercice de la liberté, n'est pas toujours suivi du bon
usage de la liberté, & le bon usage de la liberté,
n'est pas non plus toujours précedé de l'exercice
de cette faculté.
|
501
Comment nous pouvons prévenir, & éviter ce défaut. |
La premiere proposition n'est que trop facile à prouver,
chacun sçait assez que quoique l'on connoisse le mal, &
que l'on ait même pris la résolution de ne le pas
commettre, on succombe enfin ; parce que les passions, & les
apétits, qui continuent de nous solliciter fortement après
notre résolution, nous jettent souvent dans ce malheur
; surtout lorsque [361] nous ne sommes pas assez
attentifs dans les tems de tranquilité à prévenir
ces déreglemens. L'attention peut dans ces tems de calme
agir facilement, & nous rendre les motifs qui peuvent nous
soutenir, plus présens & plus dominans ; car il est
certain que l'exercice fréquent de cette faculté
rend nos idées beaucoup plus sensibles & plus fortes
; on conçoit par-là qu'elle est la puissance de
l'attention dans l'exercice de la liberté, & combien
elle est avantageuse à ceux qui sont continuellement attentifs
à se former des idées sûres pour bien régler
leur conduite ; combien aussi elle est funeste à ceux qui
se livrent à leurs mauvaises inclinations, & qui sont
fort attentifs aux objets illicites qui les flatent ; car alors
cette faculté déprave les facultés du Corps
qui agissent sur l'ame, & rend les hommes esclaves de leurs
passions.
|
502
Avantages & désavantages de l'atention, dans la conduite de la vie. |
503
Avantages & désavantages de l'habitude. |
L'habitude produit les mêmes effets ; aussi est-on bien
convaincu qu'une des meilleurs ressources pour ceux qui s'appliquent
soigneusement à éviter le vice, est de contracter
par un exercice continuel de la vertu, des habitudes qui fortifient,
& qui assurent une conduite si avantageuse ; mais cette sagesse
ne triom-[362]phe complettement que dans les
hommes bien nés, je veux dire, dans ceux dont les facultés
du Corps ne déréglent pas les opérations
de l'ame, n'affoiblissent pas les motifs qui l'éclairent
sur ses véritables intérêts, ne troublent
pas son attention, & ne traversent pas ses bons desseins ;
c'est à ces hommes, dis-je, qu'il apartient de se former
un plan de conduite, de veiller sans cesse sur eux-mêmes,
de s'établir des règles, & de pouvoir se flater
de les observer.
|
504
Effets de ces moyens dans les différens hommes. |
505
Autres ressources pour la conduite de la vie. |
Les autres hommes où l'amour de l'ordre, l'excellence &
les avantages de la vertu, ne dominent pas sur les mauvaises inclinations,
trouvent dans l'infâmie, dans la crainte du châtiment,
dans l'estime des hommes, dans l'espérance de la récompense,
de puissans motifs pour éveiller & soutenir leur attention,
& les porter du moins dans le calme des passions, à
se précautionner contre leurs mauvaises dispositions. Ainsi
sans parler présentement des secours que la Religion nous
fournit pour les uvres méritoires des biens surnaturels,
les hommes trouvent dans l'ordre naturel, de grandes ressources
pour les actions morales ; aussi y en a-t'il très-peu qui
n'en tirent journellement un [363] grand profit
; cependant l'expérience nous aprend que lorsqu'on attend
à exercer sa liberté dans les momens où les
apetits, & les passions agissent puissamment, on succombe
souvent ; de-là vient principalement que l'exercice de
la liberté n'est pas toujours suivi du bon usage de cette
faculté.
|
506
Secours surnaturels.
507
Précautions pour la conduite de la vie.
|
508
Le bon usage de la liberté, n'est pas toujours précedé
de l'exercice de cette faculté. |
Il n'est pas moins certain que le bon usage de la liberté
n'est pas toujours précedé de l'exercice immédiat
de cette même faculté ; car les hommes bien instruits
sont souvent assez éclairés & assez bien disposés
sur le parti qu'ils doivent prendre lorsqu'il faut se déterminer
: Les exercices précédens de la liberté,
la bonne éducation, l'étendue des connoissances,
les bonnes habitudes, la force des motifs légitimes, les
secours surnaturels qui nous préviennent, suffisent fort
souvent, pour nous décider infailliblement & immédiatement
à notre avantage.
|
509
Les actions qui en resultent sont libres. |
Cependant toutes ces déterminations qui paroissent ne consister
que dans un simple aquiescement, sont du genre des actions libres,
parce qu'elles sont une suite de l'exercice de la liberté,
par lequel nous sommes parvenus à la connoissance du meilleur,
& par lequel nous avons formé des résolutions
permanentes, que nous exécutons ensuite par le secours
immédiat des motifs qui nous rapellent, & qui nous
font sentir, & reconnoître des avantages ausquels nous
pouvons raisonnablement aquiescer sans hésiter.
|
510
Devoirs à remplir dans la Société.
|
[364] L'homme ne doit pas se considérer
lui seul dans l'exercice & dans l'usage de sa liberté
; il vit en société avec d'autres hommes qui ont
comme lui des droits qu'il doit respecter, & ausquels [sic]
on ne peut gueres préjudicier impunément : Ces droits
sont naturels ou légitimes.
|
511
Droits des hommes. |
512
Droit naturel. |
J'entends par droits naturels, ceux que la Nature même nous
a assignés ; tel est par exemple, le droit qu'ont à
la lumiere tous les hommes à qui la Nature a donné
des yeux ; il est manifeste qu'on ne peut en retrancher l'usage
à aucuns de ces hommes, sans violer l'ordre établi
par l'intelligence Suprême, à moins qu'il ne s'en
désiste lui-même librement, ou que quelque raison
conforme à l'ordre même ne l'exige.
|
513
Juste absolu, & de l'injuste absolu. |
Cet exemple suffit pour se former une idée exacte du juste
absolu, & de l'injuste absolu.
|
514
Droits légitimes. |
[365] Les droits légitimes sont ceux qui
sont reglés par les loix, que les hommes ont établies
entr'eux, avec toutes les précautions nécessaires
pour en assurer l'exécution.
|
515
Origine & étendue du droit naturel. |
Tous les hommes, considerés dans l'ordre naturel, sont
originairement égaux ; chacun est obligé sous peine
de souffrance, de conserver sa vie, & chacun est chargé
seul envers soi-même de la rigueur du précepte ;
un vif intérêt le porte donc à obéir
; mais personne n'aporte en naissant le titre qui distingue, &
fixe la portion des biens dont il a besoin pour sa conservation
; tous les hommes ont donc chacun en particulier naturellement
droit à tout indistinctement ; mais l'ordre veut que chaque
homme se désiste de ce droit général &
indéterminé ; parce que son droit est effectivement
borné par la nature même à la quantité
de biens qui lui est nécessaire pour se conserver; les
hommes ne peuvent donc sans agir contre l'ordre naturel, &
contre leurs propres lumières, se refuser réciproquement
cette portion qui, de droit naturel, apartient à chacun
d'eux.
|
516
Ce que le droit naturel prescrit. |
517
Usage du droit naturel. |
Il faut donc, ou qu'ils vivent à la maniere des bêtes,
& que chaque homme [366] s'empare journellement
de la portion dont il a besoin, ou qu'ils forment entr'eux un
partage qui assure à chacun la part qu'il doit avoir, &
alors la portion accordée à chaque homme, lui apartiendra
de droit naturel & de droit légitime ; Elle lui apartiendra
de droit naturel non-seulement parce que selon l'ordre naturel,
il doit avoir comme les autres ce qui lui est nécessaire
pour sa conservation, mais encore parce qu'il est rigoureusement
obligé de se conserver. Elle lui apartient de droit légitime,
parce qu'elle lui est assignée par les loix que les hommes
ont réciproquement jugé à propos d'établir
entr'eux.
|
518
Quelle idée on doit avoir du juste, & de l'injuste absolus. |
Il est étonnant que malgré des principes si évidents,
il se soit élevé tant de contestations sur la réalité
du juste absolu, & de l'injuste absolu, il faut nécessairement
qu'on ait assigné à ces termes de juste ou d'injuste,
des significations peu exactes ; car il n'est pas possible que
ces mots ayent été introduits dans le langage des
hommes sans rien désigner de réel ; mais lorsqu'on
ne conteste que sur des idées vagues & confuses, la
dispute porte presque toujours à faux : L'idée que
je viens d'exposer du juste & de l'injuste, détermine
exacte-[367]ment la question. Je vais examiner
les principales objections, qu'on y opose directement.
|
Première Objection.
519
Objection contre le juste, & l'injuste absolus, prise de l'état
naturel des hommes. |
La force, la ruse & les talens ont paru à quelques
Philosophes établir tout le droit d'un chacun ; parce qu'en
effet ces moyens paroissent décider de la fortune des hommes.
L'homme est, dit-on le plus redoutable de tous les Animaux ; il
tend à s'aproprier tous les biens pour se rendre maître
des autres hommes ; il asservit même, & réduit
en esclavage ses semblables. Les bêtes ont-elles satisfait
à leur besoin, leur avidité est assouvie, elles
laissent les autres prendre tranquillement leur pâture,
elles ne les assujettissent point, elles ne connoissent point
les excès ausquels les hommes s'abandonnent : On ne peut
donc dans l'ordre naturel, envisager aucune distribution équitable
des biens entre les hommes; puisque leur constitution ou leurs
inclinations naturelles s'y oposent entierement ; il ne peut pas
non plus s'établir entr'eux aucun partage de convention
; les hommes libres ne peuvent contracter ensemble avec sureté
; ils ne sont point scru-[368]tateurs des pensées
les uns des autres ; or leurs conventions dénuées
de cette condition essentielle, ne peuvent aporter aucune certitude,
ni aucune confiance ; il y auroit de l'imprudence à l'un
des contractans de satisfaire à ses engagements, sans être
sûr que l'autre remplira les siens : Les hommes ne peuvent
donc sans oublier entierement leur intérêt, sans
se nuire, & sans manquer imprudemment à eux-mêmes,
exercer aucune justice entr'eux ; toutes les voyes leur sont ouvertes
pour satisfaire à leur besoin, & pour les prévenir,
tous les moyens leur sont naturellement permis pour pourvoir à
leur sureté, & à leur conservation, le juste
absolu, & l'injuste absolu sont donc des Etres de raison.
|
520
Réponse.
521
Comment les hommes peuvent assurer leur droit naturel. |
Cette avidité insatiable des hommes, & cette fureur
de dominer les uns sur les autres, peuvent à la vérité,
s'oposer à une distribution réguliere des biens,
jetter les hommes les plus féroces dans des déreglemens
excessifs, & y entrainer même les plus raisonnables,
& les plus pacifiques ; mais elles ne détruisent point
leur droit naturel ; au contraire, l'incertitude & l'inquiétude
qui naissent nécessairement de ce désordre horrible,
rendent chaque homme Juge de sa [369] propre
sûrété ; mais des Etres intelligens aperçoivent
manifestement que ce n'est pas en oposant le déréglement
au déréglement, c'est-à-dire en augmentant
le desordre même, qu'ils éviteront les malheurs qu'ils
veulent prévenir, toute leur ressource est au contraire
de réprimer ces déréglemens qui leur sont
si funestes ; tous leurs efforts, toutes leurs précautions
doivent donc tendre à se raprocher tous de l'ordre, à
se contenir réciproquement dans le bon usage de leur liberté,
en se formant une autorité ou une puissance qui les assujettissent
souverainement aux loix qu'elle prescrit, & aux engagemens
libres & réciproques qu'ils peuvent alors légitimement
& surement contracter entr'eux.
|
522
Les loix établies & soutenües par l'autorité, ne détruisent pas
le droit naturel.
523
Elles ne détruisent pas non plus le juste, ni l'injuste absolu. |
Cette puissance ne détruit point le droit naturel de chaque
homme ; au contraire elle l'assure & le regle selon les vûes
les plus convenables & les plus intéressantes à
la société.
|
Le
juste & l'injuste absolus subsistent donc toujours ; c'est
la même loi fondamentale qui, au défaut des loix
positives, & des conventions particulieres, décide
les contestations qui s'élevent [370]
entre les hommes soumis à l'autorité même.
|
Seconde Objection.
524
Objection contre le droit naturel, contre le juste, & l'injuste
absolus, prise de la distribution inégale des biens. |
Le droit naturel des hommes est
originairement égal ; pourquoi les uns sont-ils favorisés
de tous les avantages de la fortune, lorsque les autres sont plongés
dans la misere, & dans l'indigence ? Quel rapport y a-t'il
entre une distribution si irréguliere avec l'équité
ou avec le droit naturel & égal des hommes ?
|
525
Réponse. |
Mille causes naturelles contribuent
inévitablement & nécessairement à produire
cette inégalité ; or ces causes ne sont point assujeties
[sic] à l'ordre Moral, elles apartiennent à
un systéme beaucoup plus général, dont les
hommes qui ont existé, qui existent, & qui existeront,
ne font qu'un très-petite partie ; elles agissent pour
la conservation d'un tout, & leur action est réglée
selon les vûes & les desseins de l'intelligence Suprême
qui a construit l'Univers, qui le gouverne, & qui en assure
la durée ; c'est dans toute l'étendue de cet ordre,
ou de ce systéme général, qu'il faut en chercher
la régularité, & [371] non
dans la distribution égale ou inégale du droit naturel
de chaque homme ; c'est aux hommes à se régler sur
cet ordre même, & non à le méconnoître,
ou à chercher inutilement ou injustement à s'en
affranchir.
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526
Cette distribution doit être soumise à l'ordre naturel général. |
Les hommes eux-mêmes contribuent
beaucoup aussi à cette inégalité, & à
cette vicissitude qui se trouvent dans la distribution de leurs
droits ; ceux qui sont attentifs, laborieux, conomes, les
augmentent légitimement, ceux qui les négligent,
ou qui les aliénent imprudemment, les diminuent par leur
faute ; les hommes ne sont point chargé réciproquement
les uns de réparer les pertes des autres, surtout celles
qui nous arrivent par le mauvais usages de notre liberté.
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527
La conduite des hommes contribue beaucoup à l'inégalité de la distribution
des biens. |
L'autorité réprime
les entreprises de ceux qui veulent envahir nos biens, ou attenter
à notre liberté, ou à notre vie; mais elle
ne peut sans troubler l'ordre de la Société, &
sans favoriser le déréglement des hommes qui tombent
dans l'indigence par leur mauvaise conduite, remédier aux
dérangemens qui arrivent continuellement dans la distribution
des biens.
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528
L'autorité soutient le droit d'un chacun, dans la distribution des
biens, & tous ses autres droits. |
Mais les hommes qui peuvent se
ren-[372]dre utiles ont une ressource assurée
dans leurs talens, & dans leurs travaux, & ceux qui sont
dans l'impuissance de travailler, trouvent du secours dans l'assistance
des hommes bienfaisans, & attentifs à observer les
regles de l'équité, & les préceptes de
la Religion.
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529
Comment la Société contribue à la distribution inégale des biens. |
L'ordre naturel prescrit aussi
aux hommes des devoirs envers eu-mêmes, que la Religion
& les loix positives reglent selon les vûes de l'Auteur
de la Nature qui se manifestent par elles-mêmes & selon
les avantages de la Société.
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Toutes ces Loix fondamentales naissent
d'un même principe, & si elles paroissent se contrarier
en quelque point, ou à quelques égards, c'est pour
mieux s'opposer au mauvais usage de la liberté des hommes
& former ensemble un tout plus régulier.
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530
Devoir de l'homme envers Dieu, envers lui-même, & envers autrui. |
L'intelligence Suprême a
voulu que l'homme fût libre ; or, la liberté est
müe par différens motifs, qui peuvent le maintenir
dans l'ordre, ou le jetter dans le désordre, il falloit
des loix précises pour lui marquer exactement son devoir
envers Dieu, envers lui-même, & envers autrui, qu'il
fût intéressé à les observer; c'est
dans ces vûes que la Religion, & la Politique se sont
réunies à l'ordre naturel pour con-[373]tenir
plus surement les hommes dans la voye qu'ils doivent suivre.
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531
Nécessité des loix, & des regles, pour guider l'homme dans le bon
usage de sa liberté. |
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