Notice


N O U V E L L E S

E P H E M E R I D E S

ÉCONOMIQUES


S E C O N D E   P A R T I E


A N A L Y S E S,

E T  C R I T I Q U E S   R A I S O N N É E S .

N° PREMIER.

ÉLOGE HISTORIQUE

DE M. QUESNAY,

Contenant l'Analyse de ses Ouvrages,

PAR M. LE Cte D'A***.


Civis erat qui libera posset
Verba animi proferre, & vitam impendere vero
.
JUVENAL, IV. Sat.


Soulager l'Humanité souffrante ; perfectionner les Arts utiles ; éclairer [94] les Peuples sur leurs vrais intérêts; fixer, d'une maniere invariable , les principes de l'administration ; montrer les effets funestes d'un mauvais régime public, en indiquer les causes & les remedes; instruire les hommes de tous les âges, de tous les rangs, de toutes les nations, de tous les siecles à venir : c'est mériter de l'Univers entier des suffrages qu'il n'accorde qu'à quelques-uns de ceux mêmes que nous regardons comme des grands Hommes Qui fut plus digne de cette gloire, que le célebre QUESNAY que la mort nous a enlevé ? Ami de ses semblables, il consacra ses travaux à prolonger leurs jours : tout ce qui les intéressoit lui étoit cher. Son zele pour le bien public, soutenu d'un génie puissant & vigoureux, lui fit combattre des préjugés contraires aux progrès de la vérité, & créer un systême qui suppose dans son Auteur des vues neuves & profondes, des sentimens nobles, généreux & grands. Appuyé sur les principes sacrés de la nature, & sur les regles immuables de l'ordre, il durera autant que la nature & l'ordre subsiste-[95]ront. Les imputations vagues & confuses de ceux qui n'ont pas daigné l'étudier ; les traits de la raillerie, ressource ordinaire des esprits médiocres & vains, s'émousseront contre un édifice qui a la raison pour base, l'humanité pour objet, la justice pour soutien ; & les hommes éclairés, les vrais Citoyens, les Philosophes sensibles conserveront toujours une reconnoissance respectueuse pour celui qui soumit à un calcul sévere leurs rapports mutuels, leurs intérêts, leurs droits & leurs devoirs. Elevons un monument digne, s'il est possible, de ce bienfaiteur du monde; & pour lui accorder le tribut d'éloge qu'il mérite, faisons le connoître tel qu'il a été dans les âges divers de sa vie; suivons le depuis son berceau ; il n'est pas indifférent d'apprendre comment un grand homme s'est formé, jusqu'à ce jour malheureux où nous l'avons perdu ; il importe aussi de savoir comment il a fini. Peignons ses talents, son caractère, ses mœurs, sa conduite, ses écrits, avec la simplicité qui lui étoit si naturelle, & qui [96] fait le plus bel ornement de la vérité. Les lumieres de son génie nous éclaireront, & les qualités de son ame nous exciteront à la vertu.

FRANÇOIS QUESNAY, Ecuyer, Conseiller, premier Médecin ordinaire & consultant du Roi, naquit à Méré, près Montfort-Lamaury, le 4 Juin 1694, d'une famille très honnête; son pere étoit Avocat & d'une probité universellement reconnue. L'amour qu'il avoit pour l'agriculture, le premier de tous les Arts, parcequ'il est le plus nécessaire, le fit retirer à la campagne dans un bien dont il avoit la propriété. Il fondoit sur le jeune Quesnay ses plus douces espérances ; il se plaisoit à lui former le cœur, & à lui inculquer les principes d'une saine morale; il lui disoit ce que Quesnay aimoit à répéter, en se rappellant le souvenir de son pere. “Mon fils, le temple de la vertu est soutenu sur quatre colonnes, l'honneur, la récompense, la honte & la punition ; vois contre laquelle tu veux appuyer la tienne ; car il faut choisir [97] de bien faire par émulation, par intérêt, par pudeur ou par crainte.”

L'éducation scientifique de Quesnay ne fut pas aussi hâtive que son éducation morale: il fut un des exemples de l'avantage reclamé depuis par Jean Jacques Rousseau, de laisser fortifier le corps avant de fatiguer l'intelligence. Il suivoit sous les yeux d'une mere très active les travaux champêtres dont elle faisoit ses délices. Ce fut là qu'il commença à étudier les opérations de la nature bienfaisante ; qu'il connut les richesses & la variété de ses productions. Dès-lors il sentit naître en lui un goût vif, un penchant décidé pour l'agriculture, qu'il conserva toujours.

C'est vraisemblablement cette étude, cet amour dominant de la campagne, qui ont depuis tourné sa philosophie vers les objets d'utilité publique ; ce sont eux qui l'ont conduit aux premiers principes de sa politique, & cette démonstration qu'il a rendue si frappante, que la culture est la source unique des richesses, & que ses progrès sont le seul fondement de la [98] prospérité des Empires, & du succès de tous les autres travaux humains. Si Quesnay eût été élevé dans une Ville, peut-être n'aurions nous pas eu Quesnay.

A onze ans il n'avoit point encore appris à lire ; il savoit par conséquent très peu de mots, mais il savoit déja des choses : cette perte de temps n'avoir été qu'apparente. Semblable à ces coursiers dont on à [sic] ménagé la jeunesse, ses premiers pas furent fermes, sa marche rapide & soutenue. A peine la carriere des Sciences lui fût-elle ouverte, qu'on la lui vit franchir, & laisser loin derriere lui tous ses concurrents.

Le premier livre que le hasard lui mit entre les mains sur la Nouvelle Maison rustique ; il le lut avec avidité ; les rapports des théories qu'il y trouvoit avec la pratique qu'il voyoit tous les jours intéressoient sa curiosité. L'homme n'apprend aisément que ce qu'il comprend; & lorsque ses premieres études sont appuyées par l'expérience des choses dont elles traitent, elles forment le jugement [99] avec la mémoire ; c'est un avantage qui ne se perd jamais, & qui décide de la vie entiere.

Quesnay eut bientôt occasion de l'éprouver. Avide de connoissances, impatient de fouiller dans les trésors de l'antiquité, il apprit presque sans maître le latin & le grec. La vigoureuse santé qu'il devoit à son éducation rurale secondoit son ardeur pour le travail. On l'a vu souvent dans un jour d'été partir de Méré au lever du soleil, venir à Paris pour acheter un livre, retourner en le lisant, & le soir avoir fait vingt lieues à pied, & dévoré l'Auteur qu'il vouloit connoître. C'est ainsi que les Ouvrages de Platon, d'Aristote & de Ciceron lui devinrent familiers en peu de temps. A seize ans & demi il avoit fini le cours d'étude qu'on appelle ordinairement humanités.

Ce fut alors que sa mere, femme d'une raison forte, & d'un caractere nerveux, lui donna Montagne à lire, en lui disant : “tiens, voilà pour t'arracher l'arriere-faix de dessus la tête”. Cette anecdote intéressante [100] que j'ai cru devoir rapporter, suffit pour donner une idée de la mere de Quesnay. On ne sera plus étonné que le fils d'une telle mere ait été un homme original, peu assujetti aux préjugés, propre à se frayer lui-même les routes qu'il vouloit parcourir (1).

Quesnay avoit déja le jugement trop solide, pour ne pas comprendre qu'embrasser également toutes les sciences, c'est renoncer à la gloire de les approfondir. Il resta pendant quelque temps incertain sur le choix particulier qu'il devoit en faire ; enfin le desir empressé de se rendre utile à la société, le fixa sur la Médecine.

Convaincu que la Chirurgie, la [101] Botanique & la Physique expérimentale sont liées à cette science par les rapports les plus immédiats, il les étudia avec la même ardeur, sous les plus grands Maîtres de la Capitale. Il alla s'établir en suite dans un village, appellé Orgeru, afin de pouvoir s'appliquer plus facilement à la connoissance des plantes ; de-là il passa à Mantes, pour y exercer la Chirurgie.

Ce fut là qu'il commença à déployer son zele, & qu'il en montra tout le désintéressement. Quesnay étoit doué de cette généreuse sensibilité qu'il faut avoir pour en sentir tous les charmes. La misere du peuple, au milieu duquel il vivoit, offroit sans cesse à ses yeux un spectacle attendrissant, auquel il ne refusa jamais des larmes. Cette fraternité, lien solide & principal du systême d'économie dont il fut depuis l'inventeur & le pere, cet amour pour le bien de ses semblables indistinctement, le portoient naturellement aux entreprises les plus pénibles & les plus difficiles. Les secours de son art étoient prodigués à tous ceux qui [102] les imploroient, dans tous les lieux, dans tous les temps, malgré l'intempérie de toutes les saisons. Toujours heureux du bonheur des autres, ses veilles, ses travaux, ses recherches continuelles, n'eurent jamais d'autre but. Loin de courir après la gloire, ce brillant phantôme qui éblouit constamment les hommes ordinaires, Quesnay se proposoit de mener une vie retirée & obscure. S'il fut jaloux de se perfectionner dans son art, ce ne fût dans d'autres vues que dans celles de l'exercer avec plus de sûreté pour ceux qui avoient recours à lui.

Cependant les succès multipliés sous sa main, étendirent sa réputation & lui mériterent la place de Chirurgien de l'Hôtel-Dieu de Mantes. Appellé de tous côtes pour les maladies les plus graves, à peine suffisoit-il à la confiance que le Public lui témoignoit.

Quesnay n'étoit encore connu que sur ce petit théâtre; & satisfait du bien qu'il y faisoit tous les jours, il n'ambitionnoit pas davantage, quand un évé-[103]nement inattendu lui fournit l'occasion de mettre au grand jour des talens plus éclatans encore , & fixa sur lui les regards de l'Europe savante... En 1727 M. Silva qui passoit pour le plus habile Médecin que l'on connût alors, publia un Traité de la Saignée. Cet Ouvrage, orné d'un beau style, enrichi de calculs en apparence profonds & d'observations ingénieuses sur une matiere peu familiere au Public, eut le succès le plus brillant. Quesnay le lut, & trouva que les principes en étoient totalement contraires à ceux qu'il s'étoit formés par les études, & qu'avoit confirmés son expérience. Il jugea que les conséquences en pouvoient être dangereuses pour l'art de guérir, & résolut de le combattre. Cependant au moment de lutter contre un homme de la plus haute réputation, & qui jouissoit des premieres places, il ne pût se défendre de quelques inquiétudes : il repassa avec la plus grande sévérité tous les principes de ses connoissances sur la matiere dont il s'agissoit, & relut tous les ouvrages qui pouvoient y [104] avoir rapport. Il observa de nouveau, avec l'attention la plus soutenue, tous les phénomenes que présente la saignée ; & toujours plus convaincu que M. Silva s'étoit livré à des erreurs séduisantes, il se détermina enfin à publier sa critique, sûr qu'un simple Chirurgien de Mantes, avec la raison, ne devoit pas redouter le premier Médecin de France, Membre de toutes les Académies, mais ayant tort.

Cette critique parut en 1730 sous le titre d'Observations sur les effets de la Saignée, fondées sur les loix de l'hydrostatique, avec des remarques critiques sur le Traité de l'usage des différentes sortes de Saignées de M. Silva.

L'espoir de Quesnay ne fut point déçu. A peine son Livre parut-il, que sa grande supériorité sur celui de M. Silva, fut décidée par tour les Juges compétens.

Sa renommée alors le porta dans les sociétés les plus distinguées, & il s'y fit aimer par les agrémens de son caractere & de son esprit ; la [105] vivacité & la gaieté de celui-ci lui fournissoit [sic] dans la société des saillies plaisantes, sans néanmoins offenser personne. Ses manieres étoient douces & honnêtes, sa bonté prévenante, son érudition variée & dépouillée de pédantisme; aussi à peine fut-il connu, qu'il fût recherché de tout le monde. Feu le Maréchal de Noailles en fit son ami, & ce fut chez lui que Quesnay eût occasion de faire connoissance avec M. de la Peyronie ; les conversations que ces deux hommes célebres eurent sur les objets relatifs à leur art, donnerent à ce dernier la plus haute idée du mérite de Quesnay. Dans ce même temps, M. de la Peyronie venoit d'obtenir la fondation de l'Académie Royale de Chirurgie; il crut que personne n'étoit plus capable que Quesnay d'en remplir la place de Secrétaire perpétuel & il le chargea de rédiger le premier volume des Mémoires de cette Compagnie naissante.

La Préface de cet Ouvrage, faite par Quesnay, est un chef-d'œuvre [106] de génie & de goût, qui seul auroit pu lui mériter une réputation à jamais durable : en effet, quelle intelligence dans le plan, quelle justesse dans l'ordonnance, quelle vérité dans les principes, quelle liaison dans les conséquences, quelle profondeur dans les pensées, quelle élégance dans l'expression, quelle harmonie, quelle clarté, quelle précision dans le style ; en un mot, quelle perfection dans l'ensemble ! Et qu'on ne s'imagine pas que la lecture en doive être réservée à ceux-là seuls, qui s'adonnent à la Chirurgie ou à la Médecine, les hommes livrés à l'étude de toutes les autres sciences & de tous les arts, les Naturalistes, les Philosophes, les Littérateurs même ne peuvent qu'en tirer un très grand fruit.

L'Auteur, après avoir montré que les sciences restent long-temps enveloppées d'obscurité, que les traits de lumiere que quelques grands hommes jettent sur elles par intervalle ne suffisent pas pour leur gloire ; que leur progrès sont lents ; que leur [107] perfection paroît fuir loin d'elles à mesure qu'elles s'en avancent de plus près, donne les régles principales qu'il faut mettre en pratique, si l'on veut se rendre habile dans l'art de guérir.

L'observation & l'expérience sont, selon Quesnay, les deux sources d'où découlent les vérités qui peuvent enrichir cet art. Par l'observation on suit la nature dans sa marche obscure, on l'examine attentivement ; par l'expérience on l'interroge, on lui arrache ses secrets. L'observation & l'expérience doivent se tenir étroitement liées & se prêter leurs se cours réciproques. La premiere, abandonnée à ses seules forces, peut jeter dans l'erreur ; elle est incertaine. L'intérêt, le préjugé, la maniere particuliere d'appercevoir, sont souvent des écueils contre lesquels la vérité vient faire naufrage. La seconde, sans le secours de l'observavation [sic] peut de même égarer ; il faut la ramener au témoignage de la raison. C'est sur l'accord mutuel de l'une & de l'autre que la science [108] de la nature imprime son sceau. Sans théorie, il n'y a ni science ni art ; Quesnay définit avec justesse celle de la Chirurgie, la pratique réduite en préceptes. Il rejette hors d'elle les applications arbitraires, les opinions dictées par la seule imagination, les simples vraisemblances, les pures possibilités. Les connoissances appuyées sur les causes de nos maux, sur l'observation de leur signe, sur les loix de l'économie animale, sur l'opération des remedes, sur la physique & sur la nature, composent la théorie de l'art de guérir. Tout ce que notre Auteur en dit est vrai, judicieux, sage, méthodique, bien suivi, bien enchaîné, & peut s'appliquer à une infinité d'autres sciences.

Mais quoique la théorie de la Chirurgie soit lumineuse & profonde ; cependant les préceptes dont elle est formée sont circonscrits dans des limites étroites. Là où s'éteint le flambeau de la certitude, on n'a d'autres guides pour se conduire que la conjecture & l'analogie. Dans les tra-[109]vaux de l'esprit, elles contribuent souvent à la découverte de la vérité ; mais ce n'est qu'à des hommes savants, à des génies, qu'il appartient d'en faire usage, encore cet usage doit il être très modéré. Il est facile, dit l'Auteur, de tomber dans l'erreur, & fort difficile d'en sortir. Idée remplie de sens &de raison, qui devroit être empreinte dans tous les esprits pour la gloire des Sciences. On ne verroit plus alors tant d'hommes à paradoxes, tant de fabricateurs de systêmes, faussement décorés du beau nom de Philosophe.

Je ne poursuivrai pas l'analyse de cette préface ; j'en ai assez dit pour donner une idée des rares talents & des lumieres étendues qu'elle décelle. L'éloge que Quesnay y fait des Lanfranc, des Bengarius, des Guillemau, des Pigray, des Thévenins ... &c. pourroit s'appliquer à lui-même. “Avec un esprit préparé par l'étude des langues savantes, cultivé par les Belles Lettres, enrichi des connaissances philosophiques, il a porté la lumiere dans tous les détours de son Art ”.

[110] On trouve aussi dans le premier volume de la Collection académique de Chirurgie cinq Mémoires de Quesnay, où il a pratiqué les regles qu'il avoit déja tracées dans sa préface. I1 est beau de donner le précepte & l'exemple à la fois. Je ne parlerai point de ses autres Ouvrages concernant la Chirurgie & la Médecine ; c'est aux Maîtres dans ces deux Sciences à décider de leur bonté, & depuis longtemps ils en ont porté un jugement qui fixe toute incertitude (1).

Quesnay avoir cédé aux vives instances de M. de la Peyronie, il avoit quitté sa patrie, & s'étoit fixé à Paris, centre des talents, du goût & des Arts. Feu M. de Villeroy se l'étoit attaché en qualité de son Chirurgien-Médecin. L'estime qu'il conçût de Quesnay le porta à solliciter pour lui la place de Commissaire des Guerres à Lyon, dont il étoit Gouverneur.

[111] A tous les talents dont la nature avoit favorisé Quesnay, il joignoit encore celui de ne point exciter la jalousie parmi les hommes qui courroient la même carriere. Talent rare qui vient du cœur, & qui ne s'allie guere avec ceux de l'esprit. M. de La Peyronie le fit investir de la Charge de Chirurgien du Roi en la Prévôté de l'Hôtel, ce qui lui donna l'aggrégation au College de Chirurgie ; & peu de temps après il lui fit accorder le brevet de Professeur royal du même College.

L'objet de Quesnay étoit rempli : il avoit cultivé toutes les Sciences qui touchent à la Médecine, l'Histoire naturelle, la Botanique, la Chymie, la Physique expérimentale, la Chirurgie, il en avoit saisi tous les rapports ; il ne lui restoit donc plus pour l'exercer publiquement que de prendre le grade de Docteur : c'est ce qu'il fît en Lorraine à l'Université de Pont à Mousson. Cette époque fut celle de son élévation & de sa fortune. Il acquit bien-tôt, avec l'agrément du Roi, la survivance de la [112] place de son premier Médecin ordinaire; il en devint le titulaire, & y joignit ensuite celle de Médecin du grand Commun.

Le théâtre brillant sur lequel il étoit monté lui fournissoit sans cesse des situations nouvelles pour augmenter l'éclat de sa réputation. Ce Prince, si peu connu durant sa vie ; mais assez connu après sa mort, pour qu'on lui ait accordé le même surnom qu'à Louis XII, le Pere du Peuple. Ce Prince qui, sur le Trône, auroit été un Roi philosophe, un modele parfait des Souverains par la sagesse de ses vues, la profondeur de ses connoissances, la simplicité de ses manieres, la pureté de ses mœurs, la bonté de son cœur, son amour pour la Nation ; pour tout dire en un mot, feu M. le Dauphin avoit été frappé par ce fléau terrible qui n'agueres [sic] a couvert la France de deuil. Ses jours étoient en danger, & la crainte générale. Mais Quesnay veilloit autour de lui comme à la garde d'un trésor précieux. C'en étoit assez pour sauver de la mort ce Prince chéri. Les soins du [113] Médecin demandoient une récomcompense [sic] : cette récompense que Quesnay avoit trouvée, dans ses succès, assez abondamment pour que toute autre dût peu lui être sensible, fut une pension, qu'on augmenta lorsqu'il obtint la place de Médecin consultant du Roi.

Les faveurs dont étoit comblé Quesnay n'étoient point mendiées, quoiqu'il fût à la Cour, je veux dire, au sein des sollicitations importunes, il n'en connut jamais l'usage ; il avoit l'ame trop sincere & trop belle pour se plier à la flatterie. L'usage qu'il fit de son crédit le rendit respectable à ceux mêmes qui sont le plus accoutumés à ne rien respecter. Distingué, favorisé, chéri même par une Personne puissante, s'il posséda sa confiance la plus intime, ce fut sans l'acheter par des bassesses ; & s'il voulût en profiter, ce fut seulement pour procurer l'instruction & le bonheur de sa Patrie.

Les titres les plus illustres sont ceux que fournit le mérite personnel. Celui de Quesnay étoit assez connu [114] de Louis XV; ses écrits & les succès qu'il avoit eu dans son art, le désignoient trop pour ne pas obtenir de ce Prince des titres de noblesse, dont le diplome prouve clairement la satisfaction qu'il avoit des services de Quesnay. Il voulut mettre le comble à cette grace, en choisissant lui-même l'écusson de ses armes, qu'il composa de trois fleurs de pensée sur un champ d'argent, à la fasce d'asur, avec cette devise remarquable propter cogitationem mentis. Un pareil monument élevé par un Souverain en l'honneur des talens, fait autant sa gloire que celle du sujet qui en fut l'objet.

Quesnay pensoit donc & pensoit d'une maniere forte, neuve, élevée. Son génie étoit d'accord avec son ame. Comme il sentoit vivement, il pensoit avec énergie. Pour achever de s'en convaincre, il suffit d'examiner attentivement les autres ouvrages sortis de sa plume ; ils sont tous marqués au coin, de l'invention & de la profondeur. L'Essai physique de l'Economie animale, prouve com-[115]bien son Auteur étoit Observateur, Physicien & Moraliste tout à la fois. La filiation d'idées qui y régne, la clarté dans la maniere de les exprimer, les connoissances anatomiques, la science du c÷ur humain, le méchanisme & le jeu des passions que Quesnay a développés avec le plus grand art, les maximes & les regles de vertu qu'il y a semées, donnent une idée exacte du cœur & du génie de Quesnay.

Bœrhaave avoit fait une physiologie, dans laquelle il avoit répandu la lumiere sur la structure des organes du corps & leurs fonctions particulieres; mais il avoit omis d'expliquer les premieres causes Physiques qui leur donnent de l'action, ou du moins n'en avoit-il parlé que fort légèrement. Quesnay comprit toute l'importance de cette partie de la Physiologie ; elle étoit neuve : il crut devoir la traiter pour l'utilité publique.

Le plan de son Ouvrage est détablir [sic] les principes nécessaires à la connoissance des causes générales [116] qui concourrent avec les organes du corps aux opérations de la nature, & peuvent occasionner d'autres effets avantageux ou nuisibles, indépendamment de l'action de ces mêmes organes. Pour remplir ce plan selon ses vues, Quesnay traite des principes des corps en général, qu'il divise en deux sortes ; principes des corps simples, qu'on appelle principes constitutifs, il entend par-là la matiere & la forme ; principes ou élémens des mixtes, c'est-à-dire, des corps composés de corps simples. Les détails dans lesquels il entre sur ces objets qu'il traite séparement, sont aussi variés qu'intéressans & utiles. Je ne parlerai pas des principes constitutifs & des élémentaires qui n'ont rapport qu'à la Physique ou à la science Physico - médicale. Je m'attacherai seulement aux facultés sensitives & intellectuelles que ces derniers principes renferment.

Ce que Quesnay avance sur les sensations, les perceptions, le dicernement [sic] & la mémoire, l'imagi-[117]nation & la science, doivent le faire placer à côté de ce grand homme (1), dont il a combattu l'opinion sur l'étendue & le systême de la vision en Dieu ; tant il a sçu rendre sa méthaphysique [sic] juste & lumineuse. Il passe ensuite aux inclinations ; elles ont pour objet le bonheur de l'ame, & prennent leur source dans des dispositions particulieres qui viennent de l'organisation des sens, différentes des passions qui consistent dans des sentiments vifs habituels, excités & nourris par la présence des objets. Ici l'Auteur indique le nombre de ces passions, les range par classe avec beaucoup d'ordre & de précision, & fait voir que l'habitude de s'y livrer, en affermit l'empire; qu'elles détruisent la dignité de l'homme, éteignent le flambeau de sa raison, & le font agir comme une machine déréglée & nuisible. Tableau refléchi de morale, qui annonce l'homme sage & l'homme religieux.

[118] Les chapitres sur l'instinct les sens internes, la conception, le bon sens, distingué de la raison & du jugement, la prévention qui différe du préjugé, les idées, la pensée, la faculté imaginative, la certitude des connoissances que nous procurent nos idées, la volonté, la raison, l'attention, la mémoire intellectuelle, la réflexion, l'examen ou la contemplation, le raisonnement, le jugement, sont d'une sagacité qui ne laisse rien à desirer au Lecteur. Quesnay approfondit la liberté de l'homme ; il l'a fait consister dans le pouvoir de délibérer pour se déterminer avec raison à agir ou à ne pas agir. Il parle avec la même vérité des principes de l'exercice de cette liberté, des fonctions de l'ame dans cet exercice, du bon usage qu'il en faut faire des avantages & des désavantages de l'habitude, des devoirs à remplir envers la société, qu'il a déployés avec plus détendue [sic] dans d'autres ouvrages dont je parlerai plus bas. Ce qu'il dit touchant l'immortalité de l'ame, est [119] une nouvelle preuve de ses connoissances de sa religion.

Il expose ensuite les sources de nos erreurs dans la recherche de la vérité ; elles viennent, selon lui, de trois causes, de la prévention, du préjugé, de la supposition.

La prévention que nous faisons par communication, & qui est une suite ordinaire des recherches infructueuses de ceux qui nous la communiquent, naît des idées même qu'on nous communique, ou des erreurs du raisonnement, capables de nous séduire, puisqu'ils les ont séduits eux-mêmes. A ces raisonnements captieux, se joignent les termes qui représentent les idées communiquées, termes quelquefois peu exacts, vagues, remplis d'obscurité. La Philosophie a admis beaucoup d'expressions qui ne peignent que des idées indéterminées & confuses. On a donné dans la suite, par extention [sic] à ces mêmes expressions, un sens plus déterminé : de-là cette infinité d'idées fausses que l'esprit embrasse. Quesnay n'entre pas dans l'examen [120] de ces termes, parcequ'il est plus sûr & plus facile, dans la recherche de la vérité, de considérer attentivement les idées, & de faire évanouir l'erreur en s'exprimant d'une maniere claire, que de vouloir abolir la fausse signification de certaines expressions, qui tyrannise les esprits par le despotisme de l'usage.

Les erreurs du préjugé sont aisées à détruire, lorsqu'on marche vers la vérité, dans l'intention de l'atteindre, & avec les dispositions nécessaires. Le desir de la trouver est le plus grand pas qu'on puisse faire vers elle. De nouvelles lumieres, des observations plus refléchies, un examen plus suivi & plus combiné achevent le triomphe, & nous font saisir des vérités qui nous avoient échappées.

La supposition est la source la plus commune de nos erreurs ; elle est l'ouvrage de la curiosité & de l'envie insatiable que nous avons d'élargir la sphere de nos connoissances. Il est, dans tous les objets, des propriétés qui se dérobent à nos foi-[121]bles regards. Les rapports qu'ils ont les uns avec les autres, nous sont également voilés. Nous croyons même appercevoir avec eux les contradictions qui ne nous paroissent telles que par le défaut de liaison qui se trouve dans nos idées. Les ténébres de notre ignorance nous tourmentent. Nous nous agitons dans le cercle étroit de nos pensées, où l'esprit est comme emprisonné, nous brisons la barrière qui le resserre ; & pour satisfaire notre curiosité nous nous abandonnons à la vraisemblance, à des idées vagues & incomplettes, nous en substituons de déterminées & de complettes. L'illusion est agréable ; elle nous séduit. Plus nous considérons ces idées fausses, plus les ombres qui nous cachent les naturelles s'épaississent, plus il nous semble voir de propriété dans les objets, plus nous en adoptons, plus nos erreurs augmentent ; de-là ces systêmes brillans & ingénieux que l'imagination produit dans d'agréables transports, de-là ces sentiments hypothétiques qui enlevent [122] aux sciences leur certitude & leur évidence.

Pour se garantir des effets dangéreux de la supposition, il faut se méfier de soi même, étudier les bornes de ses connoissances, ne se laisser séduire, ni par ses fictions, ni par celles des autres, n'adopter que les opinions établies sur la raison & sur la nature ; regles sûres & invariables que Quesnay suivit constamment dans le cours de ses études & que tous les hommes devroient embrasser pour les progrès de la vérité.

Après cela, notre Auteur parle du goût. Il s'appuie sur l'expérience, pour prouver qu'il en est un général & un autre particulier. Ces observations vraies & judicieuses, touchant les saveurs, les odeurs, les sons, les objets de la vue & du tact, portent également sur la musique, la peinture, l'architecture, la gravure, la poésie, l'éloquence & les sentiments de l'ame.

Le génie est le pere & le conservateur de tous ces arts ; c'étoit à Quesnay qu'il appartenoit d'en tra-[123]cer le tableau. Le génie seul doit peindre le génie. Avec quelle richesse d'imagination notre Auteur en représente t-il les effets ? Son pinceau est tour-à tour noble & délicat. Sublime & naif, vigoureux & riant ; nouveau Prothée, il fait prendre toutes sortes de forme, & nous enchanter en donnant des préceptes par la magie de son style, par le prestige de son coloris. A l'énergie de Rubens, il réunit la fraîcheur de l'albane. Qu'il est charmant ce portrait d'un Berger & d'une Bergere, que le Peintre embellit de tous les ornements dont la nature peut le décorer ! “Il leur prête les sentiments les plus vifs, les plus tendres que l'amour inspire, & les place dans un boccage embelli d'un gason émaillé de fleurs, bordé de paysages, varié de mille objets agréables, arrosé de ruisseaux, dont les eaux argentées roulent sur des cailloux brillants, enchassés dans un sable doré ; les oiseaux viennent mêler leur ramage mélodieux au tendre langage de ces jeunes [124] amants”... Quelles images! quelle poésie ! & combien sont éloignés de connoître Quesnay, ceux qui immaginent qu'il n'a jamais sacrifié aux graces.

On est étonné de ce qu'il se soit trouvé peu de génies qui aient été doués d'un goût sûr. On cessera de l'être, si l'on réfléchit sur la différence que Quesnay met entre les causes qui forment l'un & l'autre. Le goût est produit par un sentiment exquis, & le génie par une intelligence prompte, par une imagination ardente, par des sentiments vifs & élevés. Le goût demande beaucoup de connoissance, sur-tout celle des regles ; le génie peut exister sans elles. Témoin Racan & le Menuisier de Nevers (1), appellé le Virgile à rabot. Tous les deux hommes de génie, le premier étoit dans l'ignorance, & le second n'avoit pas la moindre teinture des sciences & [125] des beaux arts (1). L'Abbé Desfontaines, devenu si redoutable dans l'empire littéraire, par ses critiques, dont la plupart étoient des satyres, avoit acquis beaucoup de connoissances ; il avoit du goût, malgré la partialité, la fausseté de ses jugements : cependant il étoit né sans génie. La nature & l'art forment le goût ; le génie est dû tout entier à la nature ; mais ce que la nature fournit au goût, est infiniment moins rare & moins précieux que ce qu'elle donne au génie. Avouons néanmoins qu'il est très difficile de juger sainement des ouvrages de l'esprit.

Quesnay termine son Essai Phisique sur l'Economie Animale, par un traité des Facultés. Le dérangement des facultés de l'ame qui influe sur le corps, engendre plusieurs maladies, & le dérangement des facultés du corps qui influe sur l'amie, en altere les fonctions. Cette maniere ne peut donc qu'être utile à discuter, elle est [126] même nécessaire & fait partie de la Physiologie ; Quesnay l'a traité en maître. Son chapitre de l'Action du Corps sur l'Ame,& de l'Ame sur le Corps, est rempli de vérités, de sagacité &de justesse d'esprit. Le reste porte la même empreinte.

Après avoir terminé son travail sur l'Economie Animale, Quesnay se trouva naturellement conduit à s'occuper de l'Economie Politique. En réfléchissant aux influences des affections de l'ame sur le corps, on ne tarde guere à se convaincre que les hommes ne sçauroient avoir une véritable santé s'ils ne sont heureux, & ne peuvent être heureux s'ils ne vivent sous un bon gouvernement.

Quesnay est peut être le seul Médecin qui ait pensé à cette espece d'hygienne (1) ; quand il voulut connoître les principes de la science du gouvernement, le premier qui le frappa, fut que les hommes sont des êtres sensibles, puissamment excités par les besoins à chercher des jouissances & à [127] fuir les privations & la douleur. Pour savoir comment multiplier ces jouissances si nécessaires à l'espece humaine, il fallut remonter à la source des biens qui les procurent. Ce fut alors que Quesnay se rappella les premieres occupations de son enfance, & que l'agriculture fixa fort attention, avec un intérêt plus vif encore.

Les politiques qui avoient écrits avant lui, comptoient plusieurs sources de richesses, la culture le commerce, l'industrie. Quesnay reconnut & fit voir, que l'agriculture, la pêche & l'exploitation des mines & des carrieres, étoient les seules sources des richesses, & que les travaux du commerce & de l'industrie, ne consistoient qu'en services, en transports, en fabrications, qui ne donnent que des formes nouvelles à des matieres premieres, & par la consommation des subsistances préexistentes ; que le salaire de ces travaux n'étoit que le remboursement nécessaire de leurs frais, l'intérêt des avances qu'ils exigent, l'indemnité des risques qu'ils entraî-[128]nent, & que le tout n'offroit que des échanges de richesses contre d'autres richesses de valeur égale, au lieu que dans l'agriculture, il y a une production réelle de richesses, de matieres premieres, de subsistances qui n'existoient point auparavant, dont la valeur surpasse celle des dépenses qu'il a fallu faire pour opérer cette reproduction, principalement due à la propriété féconde, dont le ciel a doué la nature, & dont il a permis à l'homme de diriger à son profit la puissante activité. Ce fut sa premiere découverte en Economie Politique.

Elle enfanta plusieurs développements qui pourroient eux-mêmes passer pour d'autres découvertes. Quesnay remarqua que la culture non-seulement renferme des travaux, mais qu'elle exige des avances ; car tout travail entraîne des consommations coûteuses.

Ces avances de la culture sont de plusieurs sortes.

Il en est qui sont inséparables du fonds de terre sur lequel on les a faites, & qui, jointes à la qualité pro-[129]ductive, constituent même la valeur de ce fonds. Telles sont les dépenses en desséchements de marais, en extirpations des bois nuisibles, en plantations de ceux qui sont nécessaires, en bâtiments, en direction des eaux, en creusement de puits... &c. Ces dépenses rendent propres à la culture, la terre d'abord sauvage : elles établissent le domaine de l'homme, sur ce qui n'étoit auparavant que le repaire passager de quelques animaux fugitifs. Quand on a fait des dépenses, il n'y a plus d'autres moyens d'indemnité que la jouissance & la culture de la terre qu'elles ont préparée. On ne sçauroit les transporter ailleurs, elles ne forment plus pour ainsi dire qu'une même chose avec le fonds qui les a reçu & qui leur doit son existence utile. Quesnay après avoir détaillé la nature de cette espece d'avance, les nomma avances foncieres.

Il y en a d'autres dont l'existence doit précéder la culture des fonds ; de cette nature, sont les bestiaux, les troupeaux de différente espece, les instruments & out ils [sic] des travaux [130] champêtres. Un Cultivateur qui se propose de faire valoir l'héritage formé par le propriétaire foncier, doit amener sur ce fonds un attelier complet d'exploitation rurale. Il faut, pour former cet attelier, une masse de richesse proportionnelle à l'étendue du sol, & à la nature de l'exploitation. Outre les animaux de service, les instruments aratoires & les meubles de la ferme, il faut les premieres semences, & toutes les subsistances provisoires jusqu'à la récolte. C'est ce bloc de dépenses préliminaires, & indispensables, que Quesnay désigna sous le nom d'avances primitives de la culture.

Il en est enfin d'une troisieme espece, ce sont celles des travaux perpétuels de la culture, des labours, des semailles, des récoltes, du salaire des hommes que l'on emploie, de la nourriture des animaux nécessaires, &c. &c. Ces avances doivent être renouvellées tous les ans ; car il faut que le cercle des mêmes travaux recommence chaque année. Quesnay [131] leur a donné le nom d'avances annuelles, & il a compris les trois especes d'avances sous le nom général d'avances productives.

Les avances foncieres n'ont pas besoin d'être fréquemment renouvellées; un léger entretien leur suffit. Mais c'est l'emploi des avances primitives & annuelles, rédigé par l'intelligence du Cultivateur, qui fait naître la récolte annuelle, ou la reproduction totale du territoire. Pour perpétuer celle-ci, il faut nécessairement rendre sur chaque récolte le remboursement des avances annuelles qu'il faudra recommencer pour préparer la récolte de l'année suivante, & l'entretien des avances primitives, de même qu'une sorte d'intérêt pour les capitaux qu'on a employés à ces avances : de sorte que la profession du Cultivateur ne soit pas moins profitable à celui qui l'exerce, que toute autre profession n'auroit pu l'être.

Le Cultivateur soumis aux avances primitives & annuelles ne pourroit perdre sur la valeur de ces avances, valeur nécessaire, inviolable, sans [132] que l'agriculture languît, & que la terre devenant progressivement abandonnée, devînt comme frappée de stérilité.

L'intérêt de la somme que le Culvateur [sic] a avancée, l'entretien habituel du fonds qu'il fait valoir, la compensation des pertes & des risques lui sont dus au même titre Sans cela, que deviendroit la justice, que deviendroient les fonds nécessaires à l'exploitation des terres, que deviendroient la culture, les récoltes, & les hommes qu'elles doivent faire subsister?

Ces différentes sommes qu'il faut prélever annuellement sur les récoltes, pour que la culture se perpétue sans dépérissement, ont été appellées par notre politique rural les reprises de la culture ; il a donné le nom de produit net, à ce qui reste de la valeur des récoltes, lorsque les reprises de la culture ont été remplies ; ce qui est le prix de la faculté productive de la terre, comme les reprises elles-mêmes sont le salaire du travail qui a excité cette faculté.

[133] Cette expression qui désigne le profit qui reste à toute la classe propriétaire, lorsque tous les frais de son exploitation ont été défalqués, présente une idée simple, juste, claire, conforme à l'analogie de la langue ; & l'on aura quelque peine à concevoir qu'il ait pu exister des gens assez frivoles pour tenter de la tourner en ridicule.

Sous le nom de classe propriétaire, Quesnay comprenoit non seulement les particuliers possesseurs des terres, & chargés de l'entretien des avances foncieres, niais encore la souveraineté chargée des dépenses publiques de l'instruction, de la protection civile, militaire & politique, & de l'administration publique, c'est à-dire de former & d'entretenir les grandes propriétés communes, les chemins, les ponts, les canaux, & autres qui font valoir les héritages particuliers.

Ces grandes & utiles dépenses qu'on peut appeller avances souveraines, sont le titre en vertu duquel la souveraineté peut & doit prendre sa part dans le produit net des fonds cultivés.

[134] Ces idées & ces expressions sont à Quesnay, & la postérité, qui n'est animée d'aucune passion, qui ne connoît ni l'enthousiasme, ni l'envie ; la postérité, juste & reconnoissante, sentira bien qu'un homme qui a détaillé toutes les parties d'une science, qui en a vu & fixé la chaîne, qui en a fait la nomenclature, est le véritable inventeur de cette Science, quand même il auroit eu quelques idées communes avec quelques illustres contemporains. Mais celles dont nous venons de parler jusques à présent ne sont reclamées par aucun d'eux.

Nous remarquerons, avec la justice que nous devons à la mémoire de Quesnay, si peu jaloux de sa propre gloire, qu'il étoit bien loin de vouloir s'approprier celle d'autrui, nous remarquerons les points dans lesquels il s'est rencontré avec quelques autres grands hommes, dont le nom, comme le sien, sera recommandable aux races futures.

Au reste, on doit convenir que cette distinction si simple entre les reprises de la culture & son produit [135] net, est la clef de la science de l'économie politique.

Le produit net est la récompense des avances foncieres ; c'est dans la récolte la part du Propriétaire du sol & de la souveraineté. Il s'ensuit que, plus à récoltes égales, il peut y avoir de produit net à attendre, &plus il est avantageux de posséder des terres, de les étendre on de les améliorer par des avances foncieres : de-là résulte que l'augmentation du produit net amene des augmentations naturelles de culture, & parconséquent de subsistance & de population ; & cela nécessairement par le mouvement irrésistible de l'intérêt qui porte à rechercher, à créer, à améliorer des propriétés foncieres en raison du plus grand profit qu'elles présentent à leurs possesseurs.

Mais quel est le moyen sûr d'avoir, à récoltes égales, le plus grand produit possible ? C'est de restreindre autant qu'il est possible, les frais des travaux, des transports, des fabrications de toute espece. On ne peut y parvenir sans dégradation & sans in-[136]justice, que par la liberté la plus grande de la concurrence, & l'immunité la plus absolue pour tous les travaux.

Les prohibitions restreignent le travail, les taxes le renchérissent & le surchargent, les privileges exclusifs le font dégénérer en monopole onéreux & destructeur ; il ne faut donc sur ce travail, ni prohibitions, ni taxes, ni privileges exclusifs.

C'est ici que Quesnay s'est rencontré avec le sage M. de Gournay, Intendant du Commerce, son Contemporain, qu'il estima, qu'il aima & sur la personne & sur les disciples duquel il se plaisoit à fonder une partie de l'espoir de sa patrie. M. de Gournay étoit arrivé à ce résultat pratique, par une route différente : personne, disoit-il, ne fait si bien ce qui est utile au commerce que ceux qui le font; il ne faut donc point leur imposer des réglements. Personne n'est si intéressé à savoir si une entreprise de commerce, si un établissement de fabrique, si l'exer-[137]cice d'une profession lui sera profitable ou non, que celui qui veut le tenter ; il ne faut donc ni corporations, ni jurandes, ni privileges exclusifs. Personne ne peut être sûr de tirer le plus grand profit de son travail, s'il n'est pas libre de le faire comme il l'entend, & s'il est soumis à une inquisition & à des formalites gênantes. Tout impôt sur le travail ou sur le voiturage, entraîne des inquisitions & des gênes qui dérangent le commerce, découragent &ruinent les Commerçants ; il faut donc affranchir leurs travaux de ces impôts qui en interceptent le succès... Laissez les faire & laissez-les passer.

C'est à ce point que M. de Gournay avoit été conduit, par la contemplation de l'intérêt qu'ont les hommes à la liberté ; & M. Quesnay, par le calcul de l'interêt qu'ils ont, a une abondante reproduction de subsistances & de richesses.

Parfaitement d'accords [sic] sur ces deux objets importants de l'administration publique, la liberté du commerce & l'impôt territorial unique ; ces [138] deux grands hommes qui n'avoient commencés [sic] à se connoître que peu avant la mort de l'un des deux, & qui étoient animés d'un amour égal pour le bien, se voyoient, s'aimoient, se communiquoient leurs idées ; & sans doute on eut pu beaucoup attendre de la réunion de leur éclat & de leurs lumieres. Tous deux ont l'avantage d'avoir formé des élèves d'un mérite distingué, qui ont beaucoup contribués [sic] à répandre des lumieres utiles. Ils ne prévoyoient pas qu'on chercheroit un jour à les opposer l'un à l'autre ; leur cœur fraternel s'en seroit indigné. “Quand on parle pour la justice & la raison, disoit souvent Quesnay, on a bien plus d'amis qu'on ne croit. Il y a d'un bout du monde à l'autre une confédération tacite entre tous ceux que la nature a doués d'un bon esprit & d'un bon cœur. Pour peu qu'un homme qui expose le vrai, en rencontre un autre qui le comprenne, leurs forces se décuplent. C'est avec la vérité qu'un & un font onze, & s'il s'y en joint encore un, cela vaut cent onze”.

[139] Puisse cet esprit d'union & de confiance réciproque s'établir en effet entre tous les défenseurs de l'humanité si long-temps opprimée ! Leur nombre est-il si grand qu'il faille les diviser encore ?... O MES AMIS ! bannissés ces qualifications isolantes qui réfroidissent & aigrissent les cœurs. Ne donnez ni n'acceptez ces noms de Sectes, qui séparent ou aliénent les esprits. Quiconque aime la patrie &l'humanité, ne doit-il pas regarder comme des freres, ceux qu'un même sentiment embrase à quelque foyer qu'ils l'aient allumés ? Quiconque aime l'instruction, doit il craindre d'appeller son pere, son frere, son maître, l'homme qui lui enseigne des vérités?

Personne n'en a reconnu & montré un plus grand nombre que Quesnay, ni sur des sujets plus importants. C'est lui qui a découvert & prouvé que l'impôt sur les consommations, sur le travail, sur le commerce, non-seulement retombe sur les propriétaires des biens fonds, mais y retombe avec une surcharge [140] effrayante, une surcharge non seulement proportionnée aux frais multipliés vexatoires & litigieux qu'il entraîne, mais redoutable, fur-tout par la dégradation de la culture qu'il nécessite. Une partie au moins de cet impôt porte, où [sic] est rejetée sur les avances primitives & annuelles de l'exploitation des terres. Il les détourne de leur emploi fructueux ; il enleve une portion des capitaux qui devroient y être consacrés. Cette puissante cause des récoltes diminuées, les récoltes mêmes s'affaiblissent, les subsistances manquent la population dont elles déterminent la mesure, périt dans le dénuement & l'infortune. Voilà ce qu'a dit & calculé Quesnay : voilà ce dont il eut le courage de faire imprimer la démonstration, sous les yeux même & dans le Palais du feu Roi (1), auprès duquel il avoir une protection puissante. Combien est-il rare de faire [141] un tel usage, & de n'en faire aucun autre de la faveur ?

Par rapport au commerce des productions, & spécialement à celui des grains, c'est Quesnay qui a observé que la liberté qui égalise les prix, en appellant au secours des Cantons en proie à la disette, les productions de ceux qui sont dans l'abondance ; &en permettant de conserver pour les années stériles, le superflu des fécondes, c'est lui, dis je, qui a observé que cette liberté bienfaisante assure un grand profit aux vendeurs des productions, aux cultivateurs, aux propriétaires des terres, sans causer aucune perte aux consommateurs, & même en diminuant le prix commun de leur subsistance. Cette vérité qui paroît d'abord paradoxale, est fondée sur ce que les consommateurs ont besoin d'une égale quantité de productions tous les ans, qu'on paye à des prix inégaux selon l'abondance ou la rareté locales ; tandis que les producteurs ont peu à vendre dans les années de cherté, & beaucoup dans celles où le prix [142] est avili par l'excès d'une reproduction qui surpasse le débit possible ou profitable. Telle est la base d'un calcul ingénieux, profond, qui présente un des plus forts arguments en faveur de la liberté du commerce, qui est encore une des découvertes de Quesnay.

Mais continuons l'examen de sa marche, dans la science de l'économie politique, & de la nomenclature qu'il a donné, en avançant à tous les objets.

Après les cultivateurs qui exécutent les travaux productifs, & les propriétaires qui en reçoivent le produit net, on ne peut s'empêcher de reconnoître un autre ordre de travaux qui facilitent les jouissances, sans les multiplier les matieres qui en fournissent le fonds, & les richesses qui les soldent. Tels sont ceux qui sont nécessaires, pour que les productions tant naturelles que travaillées, parviennent à leur dernier terme qui est la consommation. Il faut les transporter, les façonner, les trafiquer ; c'est ce qui constitue le négoce & les [143] manufactures ; c'est ce qui donne l'exigence aux négociants, aux artisans, aux artistes qui forment une classe remarquable parmi les hommes réunis en société.

Les hommes dans un état sont donc divisés en trois classes. La premiere est la productive, c'est celle des cultivateurs, classe bienfaisante dont la richesse fait la force & la gloire des empires, puisque c'est d'elle que découle le bonheur ou le malheur des deux autres. L'avilir, la tourmenter, l'accabler sous le faix des impôts qui ne peuvent entraîner les reprises sans détruire les richesses renaissantes, c'est écraser la nation appuyée sur elle. Souverains, Ministres & Administrateurs, protégez , récompensez, multipliez les cultivateurs, si vous voulez que l'Etat, dont vous avez les rênes entre les mains, brille d'un éclat durable.

La seconde classe est celle des propriétaires, c'est-à-dire des possesseurs particuliers qui forment les avances foncieres, les entretiennent, reçoivent & dépensent leur portion du [144] produit, & des agents de la souveraineté, qui remplissent toutes les fonctions de l'autorité publique, & qui sont payés par une autre portion du même produit net.

La troisieme est celle qui renferme les négoçiants, les artistes & leur salariés. Cette classe s'occupe de travaux utiles, intéressants, ingénieux, mais payés par les richesses que le sol ou les eaux ont fait naître : elle échange, elle arrange, elle ne produit point. L'appeller non productive seroit une expression composée peu conforme à la simplicité de la langue. Quesnay l'a nommée la classe des dépenses stériles.... Ici, qu'elle [sic] rumeur s'éleve, que de cris se font entendre. Eh quoi, la classe de ceux qui par leurs talents leur industrie, leur profession animent le commerce, entretiennent

le mouvement de ses ressorts, attirent l'or des nations étrangeres & répandent par-tout l'abondance, doit elle être appellée classe stérile ; parcequ'au lieu de consacrer ses travaux à la charue, pour sillonner les champs, elle l'emploie à des manufactures ou [145] à des métiers...... Non répondrai-je à ces citoyens honnêtes, trop prompts à se formaliser. La classe des salariés de l'industrie n'a jamais été regardée comme inutile à l'Etat ; mais elle est stérile, parcequ'elle differe de la classe productive, parcequ'elle ne crée rien, parcequ'elle ne fait que donner une nouvelle forme à ce qui a déja été produit, parceque ses travaux sont payés & ne paient point ; au lieu que les travaux de la culture se paient eux-mêmes & paient en outre tous les autres travaux humains. Cette stérilité qui n'est point une injure, mais une qualité qui dérive de la nature des choses, est le gage le plus certain de l'immunité, que les gouvernements éclairés doivent assurer aux agents du commerce & des arts. S'ils produisoient des richesses, comment pourroit-on les exempter d'une contribution pour l'autorité protectrice des propriétés, s'ils n'en produisent point, leur franchise est de droit naturel. Etrange méprise ! Des hommes demandent qu'on soumette le commerce & les arts à des [146] taxes, & ils passent pour leurs défenseurs. D'autres soutiennent que personne n'a le droit de demander des contributions, ni aux commerçants ni aux artistes, & ils passeront pour leurs ennemis (1)

Ne croyons pas que ces préjugés puissent être durables. On comprendra bientôt que l'impôt ne doit être pris que là où la nature a mis elle-même de quoi y satisfaire, qu'à la source des revenus, & que c'est l'intérêt commun des trois classes qui forment la société.

C'est entre ces trois classes que se distribuent les subsistances & les matieres premieres. La classe productive qui recueille d'abord la totalité [147] des productions, garde pour elle ses reprises & paie au propriétaire le produit net. Par ce premier partage des récoltes, les propriétaires acquierent le moyen de dépenser, & ils dépensent partie à la classe productive, en achats de subsistances ; & partie à la classe stérile, en achats de marchandises ouvrées. La classe productive dépense elle-même les reprises qu'elle s'étoit réservées : elle en consomme la plus forte partie en nature pour sa subsistance, & fait passer le reste à la classe stérile, pour payer les marchandises, les vêtements & les instruments dont les cultivateurs ont besoin. La classe stérile reçoit donc les salaires des deux autres ; mais comme il faut qu'elle soit nourrie & qu'elle continue le travail qui l'a fait vivre : elle dépense la totalité de sa recette à la classe productive, partie en subsistances, & partie en achats de matiere premiere, qui font l'objet de ses travaux & de son industrie, & le remplacement des avances.

C'est ainsi que la totalité de la récolte se partage entre trois classes. La [148] premiere partie est pour celui qui l'a produit par ses travaux ; la seconde est vendue à la classe propriétaire pour la partie de son produit net qu'elle consomme en subsistances, & la troisieme, à la classe stérile qui en consomme une portion, & emploie l'autre à renouveller le fonds de ses ouvrages de ses atteliers. Car les magasins & les manufactures ne sauroient s'élever ou crouleroient sous eux-mêmes par le défaut de marchandises que les différentes ventes enleveroient, si la classe stérile ne rachetoit à mesure de nouvelles matieres premieres pour perpétuer ses travaux.

C'est par l'argent monnoyé, que s'opere la plus grande partie de la distribution & de la consommation des productions formant les récoltes annuelles. Il circule entre les trois classes ; le cultivateur donne le premier mouvement à cette circulation ; il paie au propriétaire le produit net, & achete à la classe stérile des marchandises ouvrées. La seconde circulation est celle qui est produite par le [149] propriétaire qui achete avec son produit net des subsistances, des ouvrages & des travaux. La classe stérile opere la troisieme en achetant à son tour des subsistances & des matieres premieres. De ces trois distributions, il en est deux qui sont incomplettes, & ne passent pas successivement dans les trois classes. La premiere est la partie que le cultivateur donne à la classe stérile pour la payer des ouvrages qu'elle lui a faits ; la seconde en celle que le propriétaire donne ast [sic] cultivateur pour le prix de ses subsistances. Mais il est aussi une partie circulante dans les trois classes, c'est celle qui est employée à l'achat des matieres façonnées : elle passe des mains du propriétaire dans celles de la classe stérile, pour remonter ensuite à sa source, je veux dire à la classe productive qui fournit la subsistance & les matieres premieres, nécessaires aux travaux de l'art.

Pour faire mieux comprendre cette distribution des productions & des richesses, ses effets & ses conséquences, Quesnay a imaginé de la pein-[150]dre en établissant sur trois colonnes, les trois classes, & marquant par des lignes ponctuées qui se croisent, les différents articles de dépenses, ou d'achats & de vente qu'elles font les unes avec les autres.

C'est ce qu'on a nommé le Tableau Economique, formule précieuse qui abrége beaucoup le travail des calculateurs politiques déja instruits & éclairés ; mais qui n'a rien de plaisant & qui ne permet de trouver ridicule que la manie de ceux qui ont mieux aimé en faire un objet de raillerie, que de se donner la peine de l'étudier. Cette manie de persifler des objets d'une si haute importance au lieu d'y refléchir, paroît annoncer trop de petitesse dans les Ecrivains politiques qui se la sont permise. Il me semble que ce n'est point ainsi que les Géometres traitent entr'eux les théories profondes par lesqu'elles [sic] ils abrègent dans leurs savantes recherches, les efforts de l'esprit humain.

On peut consulter dans la Physiocratie ce Tableau Economique, ré-[151]duit par son auteur même à la plus grande simplicité. On y verra qu'il peut avoir des données très diverses, & présenter aussi des résultats très différents. Une société peut être dans un état de stabilité, de prospérité croissante, ou de décadence : les tableaux qui la peignent dans les différents états ne sont pas les mêmes ; car alors ils ne la peindroient plus. Il faut recueillir les données d'après lesquelles on veut faire le tableau d'un Etat. Si elles sont fausses, le tableau donnera un résultat trompeur. Et ainsi sont toutes les regles d'arithmétique quand on les emploie sur des données inexactes.

Mais toujours est-il qu'avec un certain nombre de faits assurés, & le secours du Tableau économique, on peut calculer très promptement l'état d'une Nation.

Par exemple, la récolte totale, la somme du produit net, & l'ordre habituel des dépenses étant donné, on saura parfaitement quelle est la population dans chacune des trois classes, & leur aisance respective.

[152] Si, au contraire, c'est la population qui est donnée avec l'ordre des dépenses & la somme du produit net, on saura quelle est la récolte totale, à quoi se montent les reprises du cultivateur, & quel est le partage de la population entre les diverses classes.

Si ce sont les reprises du cultivateur, l'ordre des dépenses & la population qui sont donnés, on saura quel est le produit net, & encore comment la population se partage entre les différents genres de travaux stériles ou productifs.

L'ordre des dépenses, la population & le genre de culture donnés, on saura quelle est la reproduction totale, quelles sont les reprises du cultivateur, & quel est le produit net.

Il faudroit avoir un bien merveilleux talent pour persuader à ceux qui voudront y refléchir un instant, que tout cela n'est que minutieux & méprisable, & que l'humanité n'a pas les plus grandes obligations au sublime génie qui a fait ces découvertes. Pour nous, nous bénirons cet homme respectable & bienfaisant, qui nous a montré, [153] par un calcul simple, tous les hommes à leurs places, se tenant par la main, convaincus du besoin qu'ils ont les uns des autres, liés par leurs intérêts qui se touchent & se confondent.

Les fondements des richesses publiques s'élevent sur ceux de la Science économique, religion, mœurs, loix, politique, finances, agriculture, commerce, arts, instruction, devoirs réciproques, tout ce qui concourt au bonheur des Souverains & des sujets, entrent dans le cercle qui la compose.

Le Monarque est le chef de la Nation ; dépositaire de la force publique, il doit maintenir la Justice, & veiller aux droits de ses sujets ; son autorité doit donc être “unique, & supérieure à tous les individus de la société”.

Les meilleures loix forment les meilleurs gouvernements. Pour les établir ces loix, il faut les connoître. “La nation doit donc être instruite des loix générales de l'ordre naturel, qui constituent le gouvernement évidemment le plus parfait”.

[154] Tout vient primitivement de la terre. “Que le Souverain & la Nation ne perdent donc jamais de vue que la terre est l'unique source des richesses & que c'est l'agriculture qui les multiplie”.

La crainte de se voir dépouillé de son bien, étouffe l'émulation, jette dans l'abattement, empêche qu'on ne fasse les avances & les travaux nécessaires pour le faire valoir : “Que la propriété des biens fonds & des richesses mobiliaires, soit donc assurée à ceux qui en sont les possesseurs légitimes”. Les avances de l'agriculture sont sacrées par leur nécessité, pour la reproduction annuelle. Les denrées doivent être regardées comme la base fondamentale du commerce ; les charger d'impôts, c'est vouloir détruire cette base & avec elle, l'édifice qu'elle soutient : “L'impôt, s'il n'est pas destructif, doit donc être établi sur le produit net des biens fonds ; la Justice demande qu'il soit proportionné à la masse du revenu de la Nation ; que son augmentation suive donc celle du revenu”.

[155] Les hommes & les terres ne sont utiles à l'état, que lorsque les avances faites à l'agriculture viennent à leur secours ; c'est d'elles que dépend le produit net du propriétaire : “Que les avances du cultivateur soient donc suffisantes, pour faire renaître annuellement, par les dépenses de la culture des terres, le plus grand produit possible.

Toute fortune stérile, c'est-à-dire, qui n'est employée, ni à l'agriculture ni au commerce, ronge la Nation : “Que la totalité des sommes du revenu rentre donc dans la circulation annuelle, & la parcoure dans toute son étendue”.

Les ouvrages de main œuvre & d'industrie, pour l'usage de la Nation, lui coûtent sans augmenter son revenu : “Que le gouvernement économique ne s'occupe donc qu'à favoriser les dépenses productives & le commerce des denrées du crû, & qu'il laisse aller d'elles-mêmes les dépenses stériles”.

L'agriculture est l'ame du commerce. Si nous voulons le faire pros-[156]pérer, attachons nous principalement à rendre l'agriculture florissante ; augmentons le nombre des Cultivateurs opulents dans leur état ; c'est entre leurs mains que reposent les revenus de la Nation : “Qu'une Nation qui a un grand Territoire à cultiver, & la facilité d'exercer un grand commerce des denrées du crû n'étende donc pas trop l'emploi de l'argent & des hommes aux manufactures & au commerce de luxe, au préjudice des travaux & des dépenses de l'agriculture; car préférablement à tout, le Royaume doit être bien peuplé de riches cultivateurs.

L'or qui passe chez les nations étrangeres pour ne plus retourner entre nos mains, tombe comme dans un goufre, & est entiérement perdu pour nous. “Qu'une portion de la somme des revenus, ne passe donc pas chez l'étranger sans retour en argent ou en marchandises. Qu'on évite également, la désertion des habitants, qui emporteroient leurs richesses hors du royaume”.

Il faut fixer, ÉTERNISER, si je puis [157] ainsi dire, les richesses & les hommes dans les campagnes ; “que les enfants des riches Fermiers s'y établissent donc pour y perpétuer les laboureurs”.

Tout monopole est nuisible même dans la culture des terres, “que chacun soit donc libre de cultiver dans son champ telles productions que son intérêt, ses facultés, la nature du terrein lui suggéreront pour en tirer le plus grand produit possible”.

Les bestiaux rendent par leurs travaux & les engrais qu'ils fournissent à la terre les récoltes plus abondantes, “qu'on en favorise donc la multiplication”.

Les grandes entreprises d'agriculture coûtent en proportion beaucoup moins de dépenses que les petites. “Que les terres employées à la culture des grains, soient donc réunies autant qu'il est possible en grandes fermes exploitées par de riches laboureurs”.

La vente des productions naturelles faite aux étrangers, augmente les [158] revenus des biens fonds, accroît les richesses nationales, attire les hommes dans le royaume, & favorise la population. “Que l'on ne gêne donc point le commerce exterieur des denrées du crû, car tel est le débit, telle est la reproduction”.

L'augmentation des revenus de la terre, se trouve en raison de la diminution qui se fait dans les frais du commerce. “Que l'on facilite donc les débouchés, & les transports des productions & des marchandises de main d'œuvre, par la réparation des chemins, & par la navigation des canaux, des rivieres, & de la mer”.

Le bas prix des productions naturelles, est défavorable au commerce de la nation, dans un échange de denrées à denrées. L'étranger alors gagne toujours “Qu'on ne fasse donc point baisser le prix des denrées & des marchandises dans le royaume. Telle est la valeur venale, tel est le revenu ; abondance & non valeur n'est pas richesse ; disette & cherté est misere ; abondance & cherté est opulence”.

[159] Il est démontré par l'expérience, que le prix des denrées est le thermometre des salaires du journalier. Il monte ou baisse suivant le changement qui s'opere dans ce prix. “Qu'on ne croie donc pas que le bon marché des denrées est profitable au menu peuple”.

Les richesses sont l'aiguillon le plus puissant pour le travail. “Qu'on ne diminue donc pas l'aisance des dernieres classes des citoyens”.

Les épargnes stériles rendent la circulation moins vive. “Que les propriétaires & ceux qui exercent les professions lucratives, ne s'y livrent donc pas”.

Le commerce avec l'étranger doit être pour la nation une augmentation de richesses. “Qu'elle ne souffre donc pas de perdre dans ce commerce réciproque, qu'elle ne se laisse pas tromper par un avantage apparent”.

Les prohibitions, les privileges exclusifs, les inondations mettent des entraves au commerce, diminuent son activité, resserrent son étendue [160] & découragent le négoçiant, ils nuisent aux propriétaires, & préjudicient même au menu peuple. “Qu'on maintienne donc l'entiere liberté du commerce ; car la police du commerce intérieure & extérieure la plus sûre, la plus exacte, la plus profitable à l'Etat & à la Nation, consiste dans la pleine liberté de la concurrence”.

La population n'est utile à l'Etat, que parcequ'elle en multiplie les richesses : elle ne peut les multiplier sans en avoir. Les richesses naissent des richesses. “Qu'on soit donc moins attentif à l'augmentation de la population, qu'à l'accroissement des revenus”.

Les dépenses du gouvernement sont plus on moins grandes suivant les richesses publiques. C'est de la prospérité nationale qu'on doit juger s'il y a des excès dans les dépenses du gouvernement. “Qu'il soit donc moins occupé du soin d'épargner, que des opérations nécessaires pour la prospérité du Royaume”.

Les fortunes pécuniaires s'élevent [161] toujours au détriment du bien public. “Que l'administration des Finances soit dans la perception des impôts, soit dans les dépenses du gouvernement, n'en occasionne donc point”.

Le malheur de l'Etat ne réveille point les fortunes pécuniaires. Elles existent clandestinement, & ce n'est que pour elles qu'elles existent : elles n'ont ni PATRIE ni ROI. “Qu'on n'espere donc de ressources pour les besoins extraordinaires de l'Etat, que de la prospérité de la Nation, & non du crédit des Financiers”.

Les rentes financieres sont destructives des richesses publiques. Outre la dette qu'elles supposent, il en résulte un trafic, qui grossit encore plus les fortunes pécuniaires stériles, ce qui fait souffrir la culture des terres. “Que l'Etat évite donc les emprunts qui forment ces rentes financieres”.

C'est d'après ces maximes inspirées à Quesnay par la raison, la nature, la justice, l'intérêt commun & réciproque des Nations, que ce grand homme [162] a composé tous ses ouvrages Economiques. Les articles grains, Fermiers, dont il a enrichi le Dictionaire [sic] Encyclopédique, l'Extrait des Economies Royales de Sully ; le dialogue sur le commerce & sur les travaux des artisans, les problèmes sur les révolutions qui arriveroient dans les prix par l'effet de la suppression des gênes sur le commerce ; celui sur les avantages de l'établissement de l'impôt direct, & son excellent Traité du Droit naturel, qui est encore un des Ouvrages dans lequel il a le plus montré son génie observateur, qui découvre, avec autant de simplicité que de justesse, les vérités les plus inconnues. Jusques à Quesnay, tous les Ecrivains, Grotius, Puffendorff, Burlamaqui, Cumberland, Vatel, & tant d'autres avoient confondu le Droit naturel & la Jurisprudence, qui en a plus ou moins réglé ou restraint l'usage ; ils ne parloient que de cette derniere, en annonçant des discussions sur le premier. Il a dissipé cette confusion ; on avoit dit, écrit, soutenu (c'étoit un sentiment uni-[163]versellement adopté parmi les Philosophes) que les hommes, en se réunissant en société, sacrifioient une partie de leur liberté pour rendre plus paisible l'usage de l'autre ; Quesnay a prouvé que les hommes en société n'avoient jamais sacrifié la moindre partie de leur librtée [sic] & n'avoient ni pu, ni dû le faire ; que l'étendue de leurs droits étoit précisément la même que dans le plus simple état primitif, & que l'usage de ces droits, & l'exercice réel de leur liberté étoient infiniment plus considérables. C'est encore une vérité neuve dont nous lui devons la connoissance.

Je ne m'arrêterai point à plusieurs autres Ecrits dont il a enrichi les Ephémérides du Citoyen & le Journal d'agriculture. Il me suffit d'avoir exposé les bases de son systême, qui demandoit l'affectation du génie le plus étendu, le plus vigoureux, le plus ferme, le plus sublime, & du cœur le plus droit & le plus pur. Si l'on parcourt la chaîne des siecles mêmes les plus reculés, on ne verra [164] aucun homme qui ait plus solidement travaillé que Quesnay pour la félicité publique. Il a éprouvé, ainsi que ses Eleves, d'étranges contradictions, soutenues avec un acharnement qui montre bien peu de lumieres. Ce n'est pas d'aujourd'hui qu'on se plaît à lancer les foudres de l'anathême contre ceux qui prêchent une nouvelle doctrine. Mais ce ne sera pas la premiere fois non plus que ses vérités les plus combattues auront triomphé des préventions & des préjugés les plus accrédités.

Le berceau des Sciences élevées a toujours été agité par l'orage. Leurs créateurs n'ont trouvé pour prix de la lumiere qu'ils ont répandue sur la terre, que des chaînes & des bourreaux. Confucius est menacé de la mort, & Socrate la subit, pour avoir enseigné tous les deux une morale que la postérité a admirée. Ramus s'éleve contre les chimeres d'Aristote, & il est égorgé. Galilée publie une vérité démontrée, & on le charge de fers (1). Cet art merveilleux qui per-[165]pétue d'âge en âge les erreurs & les vérités, enfantées par l'esprit humain, n'attira-t-il pas des persécutions à son Inventeur dans la Capitale de la France ? Graces à la Philosophie, notre siecle n'est pas un siecle de barbarie : mais en est-il pour cela moins oposé [sic] aux progrès des vérités politiques ? S'il ne s'arme pas de poignards pour les combattre, il emploie des traits aussi perfides, aussi acérés, aussi tranchants : ce sont ceux de la calomnie & du sarcasme. L'homme vertueux n'en est point découragé, il n'y répond que par son silence : ses ennemis ont beau s'en applaudir, il les méprise, il les plaint, & continue à faire le bien, en répandant l'instruction par ses Ecrits. Combien d'exemples semblables Quesnay ne nous a-t-il pas fourni ?

C'étoit sans doute à un homme qui avoit les idées aussi nettes & aussi distinctes que lui, sur toutes sortes matieres, à employer sa plume à tracer la théorie de l'évidence ; aussi donna-t-il cet article dans le Dictionnaire Encyclopédique, [166] & ce n'en est pas un des moins estimables.

Quelle Académie ne se seroit pas honorée de compter, parmi ses membres, un homme capable d'enfanter de tels écrits. Les plus brillantes & les plus utiles de l'Europe s'empresserent de l'admettre dans leur sein. L'Académie des Sciences lui ouvrit ses portes, la Société de Londres en fit de même ; les Académies des Sciences Belles-Lettres & Arts de Lyon, se l'associerent également. Quesnay, dans ses travaux, eut souvent en vue leur gloire, & le recueil de ces Compagnies renferme de ses Mémoires très intéressants & & [sic] supérieurement faits.

Tous les Arts & toutes les Sciences furent subordonnées à ce vaste génie. Ses productions ont un caractere d'érudition & d'originalité dont peut-être aucun Ecrivain avant lui n'avoit donné l'exemple.

En Médecine, il a fixé les principes & substitué une théorie simple & lumineuse, aux conjectures & aux vraisemblances que les per-[167]sonnes de l'art prenoient faussement pour guide. Son nom doit être placé à côté de ceux d'Hypocrate, de Galien, de Boheraave.

En Méthaphysique [sic], il a fondé la profondeur de la pensée, prescrit des regles à cette science, rétabli l'évidence dans tous ses droits, & prouvé que ce n'est point être savant que de marcher dans la carriere au milieu d'une nuit profonde, & livrée aux agitations du doute & de l'incertitude ; il a égalé les Lock, les Clark les Mallebranches.

En Phylosophie [sic] , il a sappé les fondements des hypotheses, & élevé sur leurs ruines la certitude des connoissances, qui forment l'édifice de la vraie science ; il a été l'émule de Descartes.

En Politique, il a montré les abus destructifs & les erreurs bisarres des gouvernements ; il a réuni les hommes par le lien puissant de l'intérêt; il a peint l'ordre naturel des richesses annuellement renaissantes, & les moyens qu'il faut employer pour en augmenter la masse ; il a tracé aux [168] Nations la voie qu'elles doivent prendre pour arriver à leur splendeur & à leur prospérité. Dans ce genre, il a surpassé tous les Ecrivains ; & s'il en est qui soient dignes de marcher à sa suite, ce sont principalement ceux qu'il a formés, qu'il a échauffés du feu de son génie, & de la chaleur de son ame. Comment nous refuser ici à la douceur de rendre hommage au plus célebre d'entr'eux, à l'illustre ami des hommes, dont on ne peut prononcer le nom sans en être attendri, & qui fut la victime honorable de son zele pour les vérités utiles, découvertes par Quesnay, & à la promulgation desquelles il s'est consacré le premier ? La vigueur de ses pensées, l'élévation de ses sentiments, la rapidité de son éloquence, la multiplicité de ses travaux, tous tournés du côté des objets les plus utiles, fixeront en sa faveur le jugement de tous les hommes de bien dans tous les siecles.

Il est encore une gloire plus appréciable que celle de l'esprit, & qu'on ne sauroit refuser à Quesnay [169] sans une extrême injustice. C'est celle qui prend sa source dans les qualités du cœur ; il eut les manieres si simples, les mœurs si douces, le caractere si égal, la conversation si agréable jusqu'à la fin de sa longue carriere, qu'il fît toujours le bonheur de ceux qui l'environnerent. S'il différa en opinions de quelques Savants, & s'il s'engagea avec eux dans des disputes, il n'y mêla jamais la moindre aigreur ; il savoit trop bien que les Ouvrages Polémiques ne doivent pas être des libelles, que la raison ne s'exprime pas par des injures, & qu'on se répand ordinairement en des personnalités, lorsqu'on manque du côté des preuves.

Quesnay avoit le talent peu commun de connoître les hommes au premier coup d'œil ; il pénétroit dans leur intérieur, lisoit au fond de leur ame, saisissoit leur goût, leurs talents, en analysoit l'ensemble, si je puis ainsi m'exprimer. C'est de ce talent que venoit cette prodigieuse variété de tons qu'il prenoit pour [170] se mettre à l'unisson de celui des autres.

L'esprit de la société est de faire briller ceux qui la composent. Quesnay l'avoit cet esprit. Dans les cercles où il étoit, qui s'en retira sans être satisfait de lui-même, & avoir de son propre mérite une opinion avantageuse ? Pour trouver les moyens de faire parler avec succès tout le monde, il feignoit d'être dans l'ignorance de bien des choses, & demandoit d'une maniere toujours proportionnée aux lumieres de ceux auxquels il s'adressoit ; il faisoit penser, & donnoit en quelque sorte de l'esprit sans qu'on s'en apperçût, pour ne pas humilier l'amour-propre. Avec la plus brillante réputation, il avoit une modestie qui donne un nouvel éclat au mérite ; la basse passion de la jalousie n'infecta jamais son ame. Tout à tous, il éclairoit de ses connoissances, les hommes qui le consultoient ; il les aidoit de ses avis, & les encourageoit par l'espérance de la gloire, ou par l'appas des récompenses.

[171] Malgré la médiocrité de sa fortune, il fut le soutien de ceux qu'il voyoit accablés du fardeau de l'indigence. Son désintéressement étoit unique, & voilà pourquoi il n'a laissé à ses descendants d'autre héritage que ses vertus. S'il employoit son crédit, c'étoit avec le discernement & l'équité que demande la probité délicate & scrupuleuse. N'oublions pas un des plus beaux traits de sa vie, puisqu'il nous représente si bien l'intimité & la sensibilité de son cœur. Quelqu'un avoit un procès ; persuadé du succès s'il venoit à bout de mettre Quesnay dans son parti, tant les lumieres, l'impartialité, la justice de celui-ci étoient connues, il le presse de solliciter les Juges en sa faveur. Quesnay remplit ses vœux, & lui fait gagner sa cause. Bientôt après,

on l'instruit du sort déplorable du vaincu ; il en est vivement touché ; sa sensibilité fait naître des doutes propres à allarmer sa conscience. Pour s'en délivrer, il fait passer à ce malheureux des billets, portant la somme qu'il avoir perdue. Qu'ils [172] sont rares les hommes qui joignent à une équité sévere, une tendre compassion !

Le travail fut un besoin pour Quesnay, qu'il remplît sans cesse par inclination & par goût. Quelque temps avant sa mort, il fit trois Mémoires d'économie politique, dont une personne en place l'avoit chargée. Elle en fut si étonnée à la lecture, qu'elle ne pût s'empêcher de dire, “que l'Auteur avoit sçu conserver à la fois toute la vigueur de la jeunesse & la solidité de l'âge mur dans un corps octogénaire”.

Il étoit difficile que tant de vertus réunies ne prissent leur source dans la Religion. Quesnay en avoit beaucoup ; il ne fut pas de ces Auteurs impies qui s'indignent des ténébres, dont est couvert un des côtés de la Religion ; qui voudroient calculer géométriquement, & soumettre aux foibles lumieres de leur intelligence, les objets les plus sublimes ; qui croient ne pouvoir s'acquérir de la célébrité, que par leur audace monstrueuse à s'élever [173] contre le ciel. Géants orgueilleux & superbes, ils ne craignent pas en l'escaladant de s'approcher de la foudre ! Ils la bravent, même lorsqu'elle gronde & qu'ils s'en sentent frappés. Quesnay bien différent d'eux, prit la Religion pour la pierre fondamentale de son systême ; il la respecta dans tous ses écrits, & lui rendit l'hommage qui lui est dû. Son cœur en étoit pénétré, & son cœur dirigea toujours son génie.

D'accord avec les principes de la Foi, Quesnay ne les démentit jamais : ses mœurs furent pures ; & c'est peut être à la régularité de sa vie qu'il fût redevable de la longueur de son cours. Mais enfin elle doit avoir un terme; & le moment terrible où, sur les bords du tombeau, la vérité paroît vers nous pour nous découvrir toutes les illusions qui nous ont séduits, devint pour Quesnay le triomphe de son héroïsme.

Quelques heures avant sa mort, il n'y a plus d'espérance pour lui. L'allarme se répand ; sa famille le pleure déja comme le meilleur des [174] peres, & le domestique qui le sert comme le meilleur des Maîtres. Quesnay voit couler les larmes de ce dernier, & veut en savoir la cause ; il l'apprend sans trouble, avec cette intrépidité & cette mâle assurance que donne une conscience à l'abri du reproche & des remords. Il lui répond : “Console-toi, je n'étois pas né pour ne pas mourir. Regarde ce portrait qui est devant moi ; lis au bas l'année de ma naissance, juge si je n'ai pas assez vécu ......” Oui, grand homme, vous aviez assez vécu pour vous, pour votre gloire, mais pas assez pour le genre humain.

Le bon usage de la vie le préserva des horreurs de la mort ; ses derniers moments furent sans crainte ; il se mit entre les mains de la Religion, & mourut paisiblement le 16 Décembre 1774.

Le College de Chirurgie a temoigné, d'une maniere flatteuse, le cas qu'il faisoit du mérite de Quesnay ; il a conservé son nom à la tête du tableau de ceux qui le composent,. & placé son portrait dans la Chambre [175] du Conseil, parmi les portraits de ses Membres célebres : honneur qu'il n'a accordé, durant leur vie, qu'à Quesnay, & à un homme doué du même génie que lui dans l'art de guérir (1).

Que de titres capables d'assurer l'immortalité se réunissent en faveur de Quesnay! Grand par ses Ecrits, grand par sa conduite, grand par les services qu'il a rendus à ses semblables, sa gloire sera éternelle & inaltérable. Il n'est plus cet homme bienfaisant, à qui l'antiquité auroit élevé des Autels, ce Législateur, ce Philosophe, ce Moraliste, ce Génie universel, la lumiere de son siecle, l'oracle de la vérité, l'interprete de la vertu. QUESNAY n'est plus..... Que la Critique brise ses traits; que la malignité se taise, & qu'on apprenne du moins à respecter la cendre des grands Hommes, que l'injustice épargne si peu de leur vivant.

 

«Eloge historique de M. Quesnay, contenant l'Analyse de ses Ouvrages, par M. le Cte d'A***.» Nouvelles Ephémérides Economiques ou Bibliothèque raisonnée de l'Histoire, de la Morale et de la Politique, 1775, tome V, 2e partie, p. 93-175. Paris, chez Lacombe (mai 1775), in-12.

Cet éloge, du au Comte Claude-Camille-François d'Albon (1753-1789) des Académies des Sciences, Belles-Lettres et Arts de Lyon, et de la Société d'Agriculture de Lyon, connut plusieurs éditions.