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L E   D R O I T

D E   L A   N A T U R E

E T   D E S

G E N S

LIVRE CINQUIEME,

Où il est traité du Prix des choses ; des Contracts ; des différentes manieres dont on est dégagé d'une Obligation; de l'Interprétation des Conventions & des Loix; & de la manière de vuider les différens dans l'Etat de Nature. 

CHAPITRE PRÉMIER.

Du PRIX des choses.

 

 

Il falloit qu'il y eût quelque mesure, pour comparer ensemble les choses qui entrent en Propriété.

OMME tout ce qui entre en Propriété n'est ni de même nature, ni d'un même usage ; & qu'il arrive souvent ou que plusieurs personnes aquiérent en commun un Tout dont les parties ne sont pas égales ni semblables à tous égards, ou que l'on veut se transférer mutuellement des biens de différente nature (1): il falloit que les Hommes attachassent, par quelque Convention, aux Choses qui entrent en commerce, une certaine idée, à la faveur de laquelle on pût les comparer ensemble & les réduire à une juste égalité. Or rien n'est comparé ou éga-[2] égalé que par le moien de quelque Quantité ou quelque étendue; l'égalité n'étant autre chose que le rapport d'une même Quantité. Nous avons donc maintenant à traiter de la Quantité des Choses & des Actions, entant qu'elles ont leur usage dans le Commerce de la Vie; & pour cet effet il faut d'abord rechercher ici les fondemens & la mesure commune de cette espéce d'étendue.

 

Ce que c'est que la Quantité Morale des Choses & des Actions

§. II. ON compare ordinairement les choses les unes avec les autres non seulement à l'égard des trois dimensions, savoir, la longueur, la largeur, & la profondeur, mais encore par rapport à une autre sorte d'étendue toute différente. Lors qu'on dit, par exemple, que deux Dignitez ou deux Marchandises sont égales ou inégales, & qu'un Travail est égal ou inégal à quelque autre, ce n'est point parce qu'on y trouve les mêmes dimensions. Il faut donc nécessairement reconnoître une sorte particuliére de Quantité, distincte de la Quantité Physique, & de la Quantité Mathématique qui sont les seules auxquelles les Philosophes semblent avoir pensé jusqu'ici. Cela paroîtra plus clairement, si l'on fait réflexion, que l'essence de la Quantité en général ne consiste pas dans l'étendue de la substance des choses, mais dans l'estimation & la mesure dont elles sont susceptibles: je veux dire, que la raison précise pourquoi l'on attribue quelque Quantité aux choses, c'est qu'on peut les mesurer ou les estimer, & par conséquent les comparer les unes avec les autres, pour savoir si elles sont égales, ou inégales. Or les choses étant susceptibles d'estimation non seulement par rapport à leur substance Physique, mais encore à l'égard de quelque Rélation Morale; il s'ensuit qu'outre la Quantité Physique, & la Quantité Mathématique, il y a encore une Quantité (1) Morale, selon laquelle on estime & l'on mesure les choses moralement. Ce n'est pas que la Quantité Physique n'entre dans l'estimation des choses qui se trouvent de même nature & de même bonté : car, tout le reste d'ailleurs égal, un gros Diamant, par exemple, vaut beaucoup plus qu'un petit. Mais on n'a pas toûjours égard à cela dans l'estimation des choses de différente espéce & de différente qualité. Ainsi un Dogue ne vaut pas toûjours plus qu'un petit Chien, ni une grosse masse de Plomb plus qu'une petite pièce d'Or.

 

 

Nous traitons ailleurs de (a) l'estimation Morale des Personnes, par rapport au rang qu'elles tiennent, & à la considération où elles sont dans le monde; & de celle des (b) Actions Morales, par rapport à la vertu qu'elles ont de produire quelque Imputation ou en bien, ou en mal. Il ne s'agit donc ici proprement de la Quantité Morale des Choses &des Actions, qu'entant qu'elles sont de quelque usage dans la Vie, & qu'on les compare ensemble pour les rendre propres à entrer dans le Commerce. C'est ce que l'on appelle Prix ou valeur. De sorte que le PRIX en général est une Quantité Morale, ou une certaine valeur des Choses & des Actions qui entrent en commerce, selon laquelle on les compare les unes avec les autres.

(a) Liv. VIII. Chap. IV.

(b) Liv. I. Chap. VIII. & Liv. VIII. Chap. III. § 18. & suiv.

Combien il y a de sortes de Prix.

§. III. ON peut diviser le Prix en Prix (1) propre ou intrinséque; & Prix virtuel ou éminent. Le prémier, c'est celui que l'on conçoit dans les Choses mêmes ou dans les Actions [3] qui entrent en commerce, selon qu'elles sont capables de servir à nos besoins, ou à nos commoditez & à nos plaisirs. L'autre, c'est celui qui est attaché à la Monnoie, & à tout ce qui tient lieu de Monnoie, entant qu'elle renferme virtuellement la valeur de toutes ces sortes de Choses & d'Actions, & qu'elle sert de régle commune pour comparer & ajuster ensemble la variété infinie des degrez d'estimation dont elles sont susceptibles.

 

Quel est le fondement du Prix propre ou intrinséque ?

§. IV. POUR bien comprendre la nature du Prix propre ou intrinséque, il faut d'abord rechercher avec soin les fondemens de cette sorte de Prix considéré en lui-même, & ensuite la raison pourquoi il hausse ou il baisse.

 

 

Le fondement du Prix propre ou intrinséque, considéré en lui-même, c'est (1) l'aptitude qu'ont les Choses ou les Actions à servir, soit médiatement, soit immédiatement, aux besoins, aux commoditez, ou aux plaisirs de la Vie. D'où vient que, dans le langage ordinaire, tout ce qui n'est d'aucun usage est dit de nul (a) prix; &, en parlant des Personnes, on donne le titre de Vaûrien à ces poids inutiles de la Terre, qui ne sont bons que pour manger & pour boire.

(a) Voiez Phædr. Lib. III. Fabul. XII. vers. 4, 6.

 

Selon Grotius (b), la mesure la plus naturelle de la valeur de chaque chose, c'est le besoin qu'on en a. Si par là on entend, que le fondement du Prix considéré en lui-même est le besoin, ou que la raison pourquoi on estime & l'on apprécie une chose, c'est uniquement qu'on en a besoin; cela n'est pas vrai généralement. Car, selon le langage ordinaire, on n'a besoin (c) que de ce dont on ne peut se passer sans une grande incommodité: or il y a bien des choses qui ne servent qu'à procurer un plaisir superflu, auxquelles néanmoins la sensualité & le luxe des Hommes attachent souvent un fort haut Prix. Que si le sens de cette proposition est, que le besoin qu'a l'Acheteur de la chose qu'il marchande en fait rehausser le Prix; j'avoue que cela se pratique ainsi pour l'ordinaire, mais on ne sauroit raisonnablement accorder, que ce soit là la régle naturelle du Prix, en sorte que plus une personne a besoin d'une chose, plus on puisse légitimement la lui faire paier cher. Le passage d'Aristote, que Grotius allégue, n'est pas bien appliqué. Car ce besoin (2), qui sert de régle & de mesure commune, n'est pas l'unique fondement du Prix, mais seulement des Echanges, ou du Commerce; puis que, si personne n'avoit besoin de rien, ou si l'on n'avoit pas plus besoin des choses qui appartiennent à autrui, que des siennes propres, on garderoit celles-ci, & l'on en jouïroit, sans chercher à aquérir aucune des autres, comme ce (3) Philosophe s'en explique formellement.

(b) Lib. II. Cap. XII. §. 14. num. 1.

(c) Voiez Matth. IX 12.

Il y a bien des Choses utiles, auxquelles on n'a attaché aucun Prix

§. V. MAIS il faut remarquer, qu'il y a des Choses très-utiles à la Vie, auxquelles on n'a pourtant attaché aucun Prix, soit parce qu'elles sont & doivent être communes, soit parce qu'elles n'entrent point dans le commerce; soit parce que, quelque jointes qu'elles soient à d'autres qui entrent en commerce; elles n'en sont jamais regardées que comme des dépendances inséparables. Ainsi la haute région de l'Air, le Ciel, & les Corps Célestes, comme aussi le vaste Océan, n'étant point susceptibles de Propriété on ne sauroit légitimement les mettre à prix, quoi qu'il en revienne une grande utilité à la Vie Humaine. [4] Les Loix Romaines, en ne permettant pas de faire entrer dans le commerce (1) les Choses Sacrées & les Sépulchres qui étoient regardez comme appartenans d'une façon particuliére à la (2) Religion, les rendoient par là incapables de recevoir aucun Prix; quoi que plusieurs de ces Choses soient de telle nature, qu'il ne leur manque rien, à les considérer en elles-mêmes, de ce qui est nécessaire pour une juste évaluation. Les Personnes Libres ne sont non plus susceptibles d'aucun Prix : car il implique contradiction de dire qu'on est Libre, & qu'on entre néanmoins en commerce, puis que, dès là qu'on est sujet à être vendu, on n'est plus Libre. C'est en partie pour cette raison que l'on appelle la Liberté, (3) un bien inestimable; & non pas seulement à cause que la douceur en est si grande, & les avantages si considérables qu'il ne semble pas que rien au monde puisse les égaler. Il y a aussi bien des Choses qui, parce qu'on ne peut les posséder séparément, ne sont point mises à prix en elles-mêmes, quoi que d'ailleurs elles augmentent considérablement la valeur de celles dont elles sont un accessoire ; comme d'autre côté, leur défaut ou leur mauvaise constitution le diminue beaucoup. (4.) Tel est un beau Soleil, par exemple, un Air pur, une Vûe agréable, le Vent, l'Ombre (a), & autres Choses semblables, dont on ne sauroit jouir sans les parties de la Terre qu'elles accompagnent toûjours, & qui à cause de cela n'ont point de valeur propre quoi que, comme chacun sait, elles entrent pour beaucoup dans l'estimation des Païs des Fonds & des Héritages. En Hollande même on exige un impôt annuel de ceux qui ont des Moulins à vent ; sous prétexte que le Vent appartient au Public. Et de là il paroît, pour le dire en passant, de quelle manière il auroit fallu décider la dispute qu'un ancien (5) Orateur s'avisa d'inventer & de raconter à ses juges, pour reveiller leur attention, je veux parler du plaisant démêlé au sujet de l'ombre d'un Ane, laquelle celui à qui l'Ane appartenoit prétendoit n'avoir point loüée avec sa monture. Car celui qui avoit pris l'Ane à loüage ne pouvoit pas empêcher que le Maître ne se couchât à l'ombre de sa bête. Mais aussi, du moment que celui-ci s'étoit emparé de l'ombre, l'autre pouvoit la lui ôter en faisant marcher l'Ane.

(a) Voiez Plin. Hist. nat. Lib. XII. Cap. I au sujet de l'ombre du Plane.

Pour revenir à nôtre sujet, il y a aussi des Actions, qui devant être faites sans intérêt, ou étant défendues par quelque Loi Divine ou Humaine, ne sauroient être légitimement mises à prix, ni exercées pour de l'argent. Tels sont, par exemple, ces actes religieux, que l'on croit accompagnez de quelque effet surnaturel, par une institution divine, comme, l'Absolution d'un Prêtre, l'administration des Sacremens, & autres choses semblables, & il y a de l'impiété & de l'irrévérence envers la Majesté Divine à prétendre (b) qu'on en puisse trafiquer. Il faut rapporter ici la collation des emplois Ecclésiastiques & des Bénéfices; car on doit les conférer gratuitement à ceux qui sont les plus capables de se bien aquitter des fonctions qui y sont attachées; (c) & non pas les donner pour de l'argent à des Personnes qui n'ont aucune des qualitez requises, comme cela ne se pratique que trop souvent. J'en dis autant des récompenses & des marques honorables, par lesquelles on rend une espece de témoignage solennel au mérite, à l'érudition, ou à la (d) valeur de gens qui n'ont aucune teinture de ces qualitez : car, outre qu'on avilit les Titres & les Honneurs en les prostituant à quiconque a de quoi les acheter; il arrive souvent par là que des [5] personnes indignes sont élevées à des emplois publics, au grand dommage de l'Etat. Et il est certes bien honteux pour la République des Lettres, qu'en plusieurs endroits on se relâche si fort, que de recevoir, pour de l'argent, un Ane Docteur, (e) comme on parle. Enfin un juge (f) qui vend la Justice; une Belle, qui se fait paier ses faveurs; un Patron, ou un Avocat, qui prend de l'argent de (g) ses Cliens, ou de ses Parties; un Assasin, ou un Empoisonneur, qui trafiquent de la vie du Prochain; un Ecrivain, qui, pour un bas intérêt, emploie sa plume & son savoir à publier des mensonges préjudiciables quelcun; un homme qui, par de faux sermens ou de faux témoignages achetez à beau deniers comptans, fait gagner une méchante Cause, ou en fait perdre une bonne : tous ces gens-là, & autres de même caractére, tirent un gain déshonnête de choses que l'on doit ou exercer gratuïtement ou ne point faire du tout. Il y a même des fonctions (6) dont il est quelquefois défendu de tirer un profit d'ailleurs très-honnête.

(b) Voiez Actes, VIII. 20.

(c) Voiez le Droit Canon, Part. II. Decreti, Caus. I. Quæst. I. II. III.

(d) Voiez Plin. Hist. nat. Lib. XVI. Cap. IV.

(e) Voiez Janus Nicius Erythræus, Pinacotheca II. Cap. XXIX. Les Chinois sont plus sévères, dans l'examen & la promotion de leurs Docteurs. Voiez Neuhof. gener. descrip. Sin. Cap. III.

(f) Voiez Ovid. Lib I. Amor. Eleg. X. vers. 37. & seqq.

(g) Voiez Plutarch. in Romul. p. 25. A.B. De là vint ensuite la Loi Cincienne. Voiez aussi Senec. Hercul. furent. vers. 172. & seqq.

Qu'est-ce qui augmente ou diminue le Prix des choses.

§. VI. IL y a diverses raisons qui augmentent ou diminuent le Prix d'une seule & même chose, & qui font préférer une chose à l'autre, quoi que celle-ci paroisse d'un égal ou même d'un plus grand usage dans la Vie. Car, bien loin que le besoin qu'on a d'une chose, ou l'excellence des usages qu'on en tire, décide toûjours de son Prix; on voit au contraire que les choses dont la Vie Humaine ne sauroit absolument se passer, sont celles qui se vendent à meilleur marché (a) ; la Providence Divine les faisant croître abondamment par tout. Ce qui contribue donc le plus à augmenter le Prix des choses c'est leur Rareté ; d'où vient que quelques-uns tiennent pour un des plus grands secrets du Négoce, de faire en sorte qu'il n'y ait pas trop grande abondance de certaines marchandises (b): & c'est pour cette raison qu'en plusieurs endroits des Indes, les Hollandois arrachent les Arbres qui portent le Girofle, & la Noix muscade. Que si une chose vient d'un Païs éloigné, cela donne encore un grand relief à sa rareté (c). Or la raison pourquoi les choses rares sont mises à un plus haut prix, que les autres, c'est que la vanité des Hommes leur fait estimer souverainement ce qu'ils ont qui ne leur est commun qu'avec un petit nombre de gens, & tenir au contraire pour très-vil ce que l'on voit chez tout le monde. Ainsi ils veulent, par exemple, avoir des Roses (d) au milieu de l'Hyver; ils n'aiment les choses que hors de leur saison & contre l'ordre de la Mature. Leur goût est même quelquefois si bizarre & si dépravé, qu'ils font grand cas d'une chose précisément parce que l'usage en est défendu; la prohibition même irritant leurs désirs déréglez; & leur vaine curiosité. En un mot, généralement parlant, les Hommes ne regardent guéres comme un Bien que ce en quoi le Possesseur trouve quelque avantage que les autres n'ont pas, ou en considération dequoi il peut s'élever par dessus les autres. D'où vient que (e) les plus grands Honneurs sont reputez tels principalement parce que peu de gens y parviennent. C'est à la vérité un effet de la corruption & de la malignité de l'Esprit Humain , que de juger de la solidité d'un Bien par le nombre de ceux qui le possédent également. Car la possession d'un Bien n'est pas au fond plus ou moins estimable, selon que les autres en sont privez ou en jouïssent comme nous. Une Santé ferme & robuste n'est pas moins avantageuse, parce que les autres se portent bien, ni plus considérable, parce qu'ils sont malades ou in-[6]firmes. La connoissance de la Vérité ne perd rien de son prix pour être commune à un grand nombre de gens; & la Sagesse ne devient pas en elle-même plus estimable, parce qu'il y a bien des Sots & bien des Foux. De sorte que faire grand cas & tirer vanité d'un Bien que l'on posséde, à cause que les autres n'ont pas le même bonheur, c'est veritablement se réjouir du mal d'autrui: comme, au contraire, il y a une noire envie à estimer moins un Bien parce que la possession nous en est commune avec les autres (f). Mais ici, comme en plusieurs autres choses, l'inclination générale des Hommes ne s'accorde pas avec la droite Raison. Ainsi, quoi qu'en disent quelques uns, qui prétendent que si l'on a attaché un prix excessif à plusieurs choses dont la Vie Humaine peut se passer très-facilement, c'est afin que l'on eût dequoi emploier de grandes richesses, qui autrement seroient inutiles ; la vérité est que cela dépend de la vanité, du luxe, & de la sensualité des Hommes, qui leur fait acheter si cher les Perles (g), par exemple, les Pierres (h) précieuses, le (i) Coral, (k) l'Ambre, le Crystal (1), la Porcelaine, la (m) Soie, & autres raretez, dont (1) le prix depend de la curiosité qu'on a pour elles (2), de sorte que, comme la curiosité est sans bornes, leur valeur n'en a point aussi. La folie des Hommes va même jusqu'à trouver belle une chose, seulement (n) parce qu'elle coûte beaucoup. Ainsi, c'est avec raison qu'un Auteur François (o) met au rang des sottes opinions du Vulgaire : D'estimer & recommander les choses à cause de leur nouvelleté, ou rareté, ou estrangeté, ou difficulté, quatre engeoleurs, qui. ont grand credit aux esprits populaires : & souvent telles choses sont vaines, & non à estimer, si la bonté & utilité n'y sont jointes,; dont justement fut méprisé du Prince, celuy qui se glorifioit de savoir de loin jetter & passer les grains de mil par le trou dune éguille. . . . La régle des Sages, dit ailleurs (p) le même Auteur, est de ne se laisser coiffer & emporter à tout cela, mais de mesurer, juger, & estimer les choses premierement par leur vraie, naturelle, & essentielle valeur, qui est souvent interne & secrette, puis par l'utilité : le reste n'est que pipperie (q).

(a) Voiez Plat. in Euthydem. pag. 211. C. Ed. Wechel. Vitruu. Archit. Lib. VIII. Præfat Sext. Empiric. Pyrrhou. Hypot. Lib. I. p. 29. B. Edit. Genev. Plin. H. Nat. Lib. VII. Cap. XII.

(b) Voiez Strab. Geogr. L. XVII. pag. 799. Ed. Paris. 1151. Ed. Amst.

(c) Voiez Mamertin. Panegyric. Julian Cap. XI. num. 3. Edit. Cellar.

(d) Lucien, dans le Nigrinus, pag. 38, 39. Ed. Amstel. Tom. I.

(e) Voiez Cornel. Nepos, in Miltiad. Cap. VI. num. 2. Ed. Cellar. & Cicer. de Invent. Lib. II. Cap. XXXIX.

(f) Voiez Nombres, XI, 28. Marc, IX, 38, 39.

(g) Voiez Plin. Hist. nat. Lib. IX. Cap. XXXV.

(h) Idem, Lib. XXXVII. Proœm. & Cap. IV. Voiez pour d'autres raretez, Lib. IX, 17. in fin. & 34. l, 29. XII, 14, 17, 19. XIII, 15.

(i) Idem, Lib. XXXII, 2.

(k) Dans l'Orient ; car en Europe le prix de l'ambre est modique.

(l) Voiez Plin. H. N. Lib. XXXIII. Proœm Senec. de Benefic. Lib. VII. Cap. X.

(m) Voiez Plin. H. N. Lib. VI. Cap. XVII. où il parle des anciens Seres.

(n) Voiez Juven. Sat. XI, 16. Q. Curt. I ib. VI I Cap. IX num. 19. Ed. Cellar. Senec. Consol. ad Helv. Cap. XI. Lamprid. Heliogabal. Cap. XXIX. in fine. Voiez, au sujet du prix des Tulipes, Jan. Nicius Erythæus, Pinacothec. II. Cap. XVII. & C. XXIV. & sur la valeur de l'Airain & du Fer chez les anciens Aliléens, & Casandriens, Agatharcid. de Mari Rubro, C. XLIX.

(o) Charron, de la Sagesse, Liv. I. Chap. XXXIX. num. 11. Ed. de Paris; & chap. VI. Ed. de Bourdeaux.

(p) Liv. II. Chap. X. num. 2.

(q) Voiez Plutarch. in Caton Major. p. 346. E. Ed. Wech & Strab. Geograph. Lib. II. p. 127. Ed. Paris. 189. C. Ed. Amstel. Almelov.

 

A l'égard des choses qui sont d'un usage ordinaire & continuel, soit pour la nourriture & le vêtement, soit pour nôtre défense ; ce qui en augmente le plus le prix, c'est leur rareté, jointe à la nécessité; comme il arrive dans une cherté de vivres (r), dans un (s) Siége, dans une longue Navigation, où l'on achète à quelque prix que ce soit tout ce qui est bon à appaiser la faim & la soif, ou capable de conserver nôtre vie.

(r) Voiez Quintil. Declam. XII. pag. 176. Ed. Lugd. Bat.
(s) Voiez Plin. Hist. nat. Lib. VIII. Cap. LVII.
(t) L. Mummius n'avoit nul gout pour cela. Voiez Vellei. Paterculus. Lib. I. Cap. XIII.

 

Pour les Ouvrages de l'Art, outre la rareté, on considère ici sur-tout la délicatesse (t) & la beauté du travail (3). Quelques-uns tirent encore un grand lustre de la réputation de l'Ouvrier. D'autres sont fort estimez à cause du mérite de leur ancien possesseur ; d'où vient qu'un homme (u) acheta autrefois trois mille drachmes la Lampe de terre du Philosophe Epictète, comme s'il eût acheté avec elle son savoir. On a égard aussi à la difficulté de l'Ouvrage (x), & au nombre des Ouvriers; car moins on trouve de gens qui sachent faire une chose, & plus l'Ouvrage se paie.

(u) Lucien, dans le Traité contre un ignorant &c. p. 386. Tom. II. Ed. Amstel. Voiez ce que dit Garcilasso de la Vega, Hist. des Yncas, Liv. VIII. Ch. XX. de l'estime qu'on avoit dans le Perou pour tout ce qui venoit de la ville de Cusco.
(x) Voiez Xenoph. Memorab. Socrat. pag. 435. in fine. Ed. Steph. Cap. V. num. 2. Ed. Ox. & Cicer. in Bruto, Cap. LXXIII.

 

Enfin, ce qui augmente le prix du travail & généralement de toutes les Actions qui [7] entrent en commerce , c'est la peine qu'elles demandent & la difficulté qu'il y a de les faire; l'habileté & l'adresse qu'il faut pour y réussir; leur utilité; la nécessité de ceux en faveur de qui l'on emploie ses soins & son industrie; & le petit nombre de gens qui se mêlent de faire de pareilles choses, ou qui en sont capables; le caractère ou la dignité de celui qui agit, comme aussi la liberté où il étoit de s'en dispenser; le cas qu'on a fait dans le monde (y) d'un Art ou d'une Profession; & autres semblables circonstances. Mais il faut remarquer ici, avec un ancien Philosophe, (4) qu'il y a des choses qui en elles-mêmes valent plus qu'on ne sauroit les paier. On achète, par exemple, d'un Médecin, la Vie & la Santé; d'un Professeur, la connoissance des Arts Libéraux, & des Sciences qui servent à former l'Esprit & le Coeur : toutes choses inestimables en elles-mêmes. Ainsi l'on ne paie point à ces gens-là ce que l'on reçoit d'eux, mais ce qu'ils font pour nous, le service qu'ils nous rendent, le tems qu'ils nous donnent, & qu'ils pourroient emploier à travailler pour eux-mêmes. En un mot, ce salaire n'est pas pour les recompenser selon que le mérite la chose [sic], mais seulement pour leur témoigner quelque reconnoissance des soins qu'ils ont pris en nôtre faveur.

(y) Voiez Aristot. Politic. Lib. I. Cap. VII. & XI. & Lib. VIII. Cap. II.

Du Prix que donne à certaines choses la passion particulière d'une personne.

§. VII. Il arrive encore souvent qu'une personne estime beaucoup certaines choses par quelque raison particuliére, qui les lui fait aimer & priser plus que ne feroit tout autre; & c'est ce que l'on appelle (a) Prix d'inclination (b) : comme, par exemple, si l'on est accoûtumé (1) à une chose, ce qui a lieu sur tout par rapport aux Animaux que l'on avoit apprivoisez & dressez à sa fantaisie; ou si elle nous a servi à éviter un grand péril ; ou si elle est un monument de quelque événement remarquable; ou si ont l'a faite soi-même. Il y en a aussi qui nous sont chéres (c) à cause de la considération que l'on a pour celui de qui elles viennent, ou parce qu'il nous les a données comme un gage de son amour; en sorte qu'on ne voudroit pas les troquer contre plusieurs autres, dont chacune seroit de même bonté & d'égale valeur en elle-même. Plusieurs encore font grand cas d'une chose, parce qu'ils la voient estimée des Grands, à qui ils veulent plaire, & dont la saveur fait l'objet de tous leurs soins. Ainsi lors qu'un Prince aime une certaine sorte de Viande, ou d'Ajustement, cela en augmente souvent le prix. Enfin la vaine Gloire, la (d) Cruauté, & autres semblables Vices, augmentent quelquefois, par rapport à certaines gens, le prix des Choses ou des Actions.

(a) Pretium affectionis.

(b) Voiez Libanius, Declam. XLI. pag. 870. D. Ed. Paris. Morell. & Leo Africanus, Lib. III.

(c) Voiez Catull. Carm. XII. vers. 11, 12, 13. & Ovid. Epist. Heroid. XVII, 71, 72.

(d) Les anciens Gaulois, par esemple tenoient pour une chose fort précieuse la tête de quelcun de leurs ennemis. Voiez Diod. Sicul. Lib. V. Cap. XXIX. pag. 307. A. Ed. Rhodom. & Strabon, Geograph. Lib. IV. pag. 136, 198. init. Ed. Paris. 302. in fin. Edit. Amst.

 

Les Marchands se prévalent (e) ordinairement de la passion d'un Acheteur, pour lui faire paier bien cher les Marchandises dont ils remarquent qu'il a grande envie. Il y a des Docteurs qui prétendent que cela est illicite, à moins que quelque autre raison n'autorise à augmenter le prix de la Marchandise: & les Loix Romaines veulent même, que dans la reparation d'un dommage causé sans mauvais dessein, on n'ait (2) point d'égard à l'attachement qu'avoit la personne intéressée pour ce qu'on lui a perdu, gâté ou détérioré en quelque maniére. Mais lors que le Vendeur trouve lui-même beaucoup de plaisir dans la possession de la chose dont il se défait, il peut fort bien, à mon avis, la faire paier cher par cette raison, pourvû qu'il le déclare sans façon à l'Acheteur. Car rien n'empêche qu'on ne mette à prix la complaisance que l'on a de se résoudre, en faveur d'autrui, à se passer d'une chose qu'on aimoit.

(e) Voiez Diod. Sicul. Lib. V. C. XXVI. pag. 304. D. Ed. Rhodom. & Cap. XVII.

Du Prix reglé par les Loix.

§. VIII. VOILA en général ce qui augmente ordinairement le Prix des choses; & par [8] conséquent les circonstances contraires le diminuent. Mais quand il s'agit de déterminer le Prix de telle ou telle chose en particulier, &de le taxer sur un pié raisonnable, on se régle encore sur d'autres considérations.

 

 

Il faut remarquer d'abord, que, dans l'indépendance de l'Etat de Nature, il est libre à chacun de mettre tel Prix qu'il veut à ce qui lui appartient; chacun aiant alors plein pouvoir de disposer de son bien & de ses actions comme il le juge à propos. En effet, si quelcun vouloit apprécier le bien d'un autre, il dépendroit toujours de celui-ci d'aquiescer, ou non, à l'estimation du prémier; & ainsi il seroit toujours au fond le véritable estimateur de son bien. Supposé même qu'il le mît à un prix excessif, personne ne pourrait s'en formaliser : car qu'importe aux autres que l'on se forge une trop haute idée de ses propres richesses ? Si le prix leur paroît exorbitant, ils n'ont qu'à laisser la marchandise: ou, s'ils veulent l'avoir, il faut qu'ils donnent ce qu'on en veut. D'autre côté, lors que quelcun a envie de débiter ses marchandises, il doit se contenter de ce qu'en voudra donner un Acheteur dédaigneux, à qui il va les offrir. On n'a donc sujet de se plaindre que quand une personne, par pure inhumanité, ou par haine & par envie, refuse , dans nôtre besoin, de nous vendre des choses dont elle a abondance, ou ne veut nous les vendre qu'à des conditions très-onéreuses (1). D'où il s'ensuit, que, dans l'Etat de Nature, le Prix de chaque chose dépend uniquement des Conventions des Contractans, & que, pourvû qu'on ne se prévaille pas inhumainement de l'indigence d'autrui, on peut, sans violer les Loix du Commerce, (a) profiter des occasions de gagner qui se présentent.

(a) Voiez Genes. XLI, 49, & XLVII, 13. & suiv.

 

Mais, dans une Société Civile, le Prix des choses se régle de deux manières, ou par l'ordonnance du Magistrat & par les Loix; ou par l'estimation commune des Particuliers, accompagnée d'un consentement mutuel des Contractans. La première sorte de Prix est appellée par quelques-uns Prix Légitime; & l'autre, Prix commun, ou Prix courant (b). A l'égard du Prix Légitime, on présume ordinairement qu'il est conforme aux maximes de la Justice & de l'Equité, à moins que le contraire ne paroisse évidemment: car une crasse ignorance, & plus souvent encore l'envie de favoriser les Acheteurs ou les Vendeurs, au préjudice les uns des autres, soit parce que l'on a été gagné par argent, ou pour quelque autre raison; enfin le désir d'attirer à soi-même le profit, peuvent causer ici une grande disproportion entre le Prix réglé par les Loix, & la juste valeur des Denrées ou des autres Marchandises. Ce Prix Légitime consiste presque dans un point indivisible, en sorte que, si l'on va tant soit peu en deçà ou au delà, on commet une injustice. Lors qu'on a taxé le Prix en faveur des Acheteurs, comme cela se fait le plus souvent pour cette raison; le Vendeur ne sauroit légitimement rien exiger au delà. Mais l'Acheteur peut, du consentement du Vendeur, paier quelque chose de moins; bien entendu que [9] ce qu'il lui donne ne demeure pas au dessous du plus bas degré de la valeur naturelle ou intrinséque de la marchandise. Et rien n'empêche que le Vendeur ne rabatte quelque chose du Prix réglé par les Loix, pourvû que par là il ne fasse point de tort aux autres Marchands. Que si le Prix a été taxé en faveur des Vendeurs, l'Acheteur ne sauroit légitimement obliger le Vendeur à se contenter de moins ; quoi que celui-ci puisse, s'il veut, en rabattre quelque chose, chacun aiant la liberté de renoncer à ses avantages (2). Mais il est permis au Vendeur de prendre au delà du Prix fixé, pourvû que ce surplus ne passe pas le plus haut degré de la valeur naturelle des marchandises (3). Au reste, il est plus ordinaire de taxer le Salaire en faveur de ceux qui travaillent pour autrui, que de régler le prix des Marchandises en faveur de ceux qui les vendent.

(b) On l'appelle aussi Prix naturel.

Du Prix commun.

§. IX. POUR le Prix commun qui n'est point déterminé par les Loix (1), il a quelque étendue, en sorte que l'on peut exiger quelque chose de plus, ou donner quelque chose de moins (a). C'est de cette sorte de Prix qu'il faut entendre les paroles suivantes d'un ancien Philosophe : (2) Qu'importe, dit-il, combien vaut une chose en elle-même, lors que le Vendeur & l'Acheteur sont convenus du prix? . . . La valeur de chaque chose change au fond selon le tems. Estimez vôtre Marchandise tant qu'il vous plaira : elle ne vaudra, au bout du compte, que ce que vous en pourrez trouver. Le (b) prix des choses, selon les Jurisconsultes Romains, (3) ne se régle ni sur la passion qu'un Particulier peut avoir pour elles, ni sur l'utilité qu'il en retire, mais sur l'estimation commune. Au reste, on distingue trois degrez du Prix commun : le plus bas, ou le prix (c) honnête ; le médiocre ou modique ; le plus haut, ou le Prix rigoureux. Tant qu'on ne va pas au delà ou qu'on ne demeure pas en deçà de ces bornes, on peut acheter & vendre plus cher ou à meilleur marché. Mais de marquer précisément le point où se termine chaque degré, c'est ce que l'on ne sauroit faire d'une maniére qui serve de régle générale. Le plus court est de dire, que le juste prix (4) de chaque chose est ce qu'en donnent ordinairement ceux qui s'entendent en Marchandises & en Negoce.

(a) Voiez Grotius, Lib. II. Cap. XII. §. 14. num. 1.

(b) Voiez la Loi citée ci-dessus, §. 7. Note 2. & Aristot. Ethic. Nicom. Lib. IX. Cap. I. in fine.

(c) Gradus infimus, seu pius.

Pour quelle raison le Prix commun augmente ou diminue?

§. X. DANS la détermination de Prix commun, (a) on met en ligne de compte 1. Les dépenses que font les Marchands, & la peine qu'ils prennent pour leur commerce. C'est là la principale raison, pourquoi on peut vendre une chose plus qu'elle ne coûte. Et par dépenses il faut entendre ici celles qui se font ordinairement; car on n'a nul égard aux extraordinaires. Ainsi l'on se moqueroit d'un Marchand, qui prétendroit vendre plus cher ses marchandises, sous prétexte qu'en les allant chercher ailleurs il se seroit cassé la Jambe, ou qu'il auroit eû une grosse Maladie; ou à cause qu'il en auroit perdu une partie par un Naufrage, ou par un Vol, à moins que de tels accidens n'eussent fait devenir rares ces sor-[10]tes de marchandises. Il seroit encore plus ridicule de prétendre, que les Acheteurs le dedommageassent des dépenses superflues, ou de celles qu'il a faites pour ne pas entendre son métier, ou faute de soin & de vigilance. Mais rien n'est plus juste que de se faire paier honnêtement le tems qu'on emploie, & la peine ou les soins que l'on se donne pour transporter, garder, & débiter ses marchandises ; comme aussi les gages des Commis, Facteurs, ou Garçons de boutique, que l'on est obligé de tenir. Ce seroit même une grande inhumanité, & une chose très-propre à décourager l'industrie humaine , que de réduire tout le gain qui peut légitimement revenir du Négoce, & de tout autre Commerce, ou de toute Profession en général, à ce qui suffit pour fournir aux nécessitez absolues d'une vie dure & laborieuse. Il faut encore considérer ici 2. La difficulté, la longueur, & le danger des Chemins, ou de la Navigation ; comme aussi la difference de la valeur des Monnoies & des Marchandises selon la diversité des lieux. 3. Ceux qui vendent en détail, peuvent mettre un plus haut prix à leurs marchandises, que les Marchands en gros. Car, outre que la Vente en détail est plus pénible, & plus incommode ; on gagne bien davantage à recevoir tout à la fois une grosse somme d'argent, qu'à en tirer peu-à-peu de petites. 4. Le Prix courant baisse ou hausse quelquefois tout d'un coup, selon que quelque raison particuliére (b) augmente ou diminue le nombre des Acheteurs, & la quantité d'Argent ou de Marchandises. 5. On met aussi (1) une chose à plus haut prix , lors qu'on ne la vend que pour faire plaisir à une personne, qui nous en prie, & à qui on ne l'auroit pas vendue sans cela. Au contraire le Prix diminue, lors que la Marchandise cherche marchand, comme on parle, c'est-à-dire, lors que le Vendeur va offrir ses marchandises aux Acheteurs, & les solliciter à en prendre; sur tout s'il s'adresse à des gens, qui tiennent pour maxime, avec un Ancien (2), que rien de superflu n'est à bon marché, quand il ne coûteroit qu'un sou. La raison en est, dit-on, qu'en ce cas-là il y a disette d'Acheteurs. Ajoûtez à cela, que la chose qu'on veut vendre alors est souvent peu nécessaire à l'Acheteur, qui ne l'auroit point achetée sans cette occasion qui se présente de l'avoir à grand marché. Souvent même, en pareil cas, on n'achète pas tant pour s'accommoder soi-même, que pour faire plaisir au Vendeur. De là vient aussi que, dans les Encans, on a ordinairement les choses à meilleur marché qu'elles ne valent d'ailleurs; parce que c'est la Loi de ces sortes de Ventes, (3) qu'on adjuge la marchandise au plus offrant & dernier enchérisseur : quoi que ceux qui se surdisent les uns aux autres, à force de s'échauffer & de se piquer au jeu, fassent quelquefois monter l'enchère de ce qui se crie au delà du prix ordinaire ; le grand nombre d'Acheteurs augmentant alors le Prix. 6. Enfin, on peut faire entrer dans le Prix commun des marchandises le dommage que reçoit le Vendeur, ou le gain qu'il perd en les vendant ; sur tout lorsque l'Acheteur vient de lui-même s'offrir. Car ce seroit être bien sot que d'aliéner son bien, sans prendre ses mesures en sorte [11] du moins que l'on ne perde rien au marché qu'on fait. Et ici il faut sur tout avoir égard au délai ou à l'avance du paiement. Car le tems du paiement (4) est une partie du Prix : & il vaut mieux (c) sans doute vendre comptant, qu'à crédit, puis qu'on auroit pû faire un nouveau profit en trafiquant de son argent. (5)

(a) Voiez Grotius, ubi supra, num. 2

(b) Voiez Tacit. Annal. Lib. VI. Cap. XVII. num. 4. Ed. Rycq. & Socrat. Hist. Eccles, Lib. III. Cap. XVII. au commencement.

(c) Voiez Martial, Lib. V. Epigr. XXX. & ce que rapporte Polybe, in Excerpt. Vales, pag. 155. 156. au sujet de Scipion le Jeune.

Le Prix propre ou intrinséque ne suffisoit pas pour le Commerce de la Vie.

§. XI. DEPUIS que la plupart des Peuples eurent renoncé à la simplicité des prémiers siécles, on remarqua bien-tôt que le Prix propre & intrinséque, tant Prix commun, que Légitime, ne suffisoit pas pour toutes les affaires qu'on pouvoit avoir ensemble, & pour la facilité du Commerce, qui devenoit tous les jours plus étendu &plus florissant. Car il n'y avoit pas moien de trafiquer autrement que par des Echanges, &, quand un homme avoit travaillé pour un autre, il falloit que celui-ci ou travaillât pour lui à son tour, ou lui donnât en revanche quelque chose de ses biens. Or, comme la Curiosité, le Luxe, la Sensualité, & les autres passions des Hommes multiplient si fort leurs besoins, ou plûtôt leurs désirs, que non contens de ce qui se trouve dans chaque Pais, ils recherchent avec empressement les raretez, les commoditez, & les délices des autres Climats ; il étoit difficile que chacun eût des choses que les autres voulussent prendre en troc pour celles qu'il souhaittoit, ou qui fussent précisément d'égale valeur. D'ailleurs, dans les Etats civilisez, où il y a divers Ordres de Citoiens & diverses Professions, bien des gens ne trouveroient pas dequoi subsister, ou du moins qu'avec beaucoup de peine, si l'on ne pouvoit se pourvoir de ce dont on a besoin, qu'en donnant chose pour (1) chose, ou travail pour travail. Et on voit en effet que les Peuples, (a) qui ignorent l'usage de la Monnoie, ménent une vie dure & simple.

(a) Voiez Auger, Busbequii Epist. III. au sujet des mœurs des Peuples de la Colchide & ce que dit Maxime de Tyr, Diss. XXXVI. pag. 368. Edit. Cantabr. Davis. mais qui ne peut avoir lieu que dans le païs des idées.

Du Prix éminent, ou de la Monnoie.

§. XII. LA plûpart des Nations cherchant à augmenter les douceurs & les commoditez de la Vie, jugérent donc à propos d'attacher, par une Convention générale, à une certaine chose un Prix éminent, par lequel on mesurât le Prix propre & intrinséque de toutes les autres, & qui renfermât virtuellement la valeur de chacune; en sorte qu'à la faveur de cette chose, que l'on appelle Monnoie, on pût se pourvoir, quand on voudroit, de tout ce qui seroit à vendre, & faire commodément toutes sortes de Commerces & de Contracts (1).

 

La Monnoie est ordinairement faite de quelque Métal.

§. XIII. POUR cet effet, on n'a point trouvé de meilleur expédient que de se servir des Métaux les plus estimez, & les moins communs ; tels que sont (a) l'Or, l'Argent, & le Cuivre. Car, comme un Créancier prudent ne reçoit point pour caution le prémier venu, ou quelque homme de néant, mais seulement des gens riches & d'une probité reconnue : de même personne n'auroit voulu donner pour une chose qui se trouve par tout, par exemple, pour une poignée de Terre ou de Sable, un bien qu'il avoit aquis par son industrie, ou à force de travail. Il falloit donc que la Monnoie fût faite d'une matiére propre à être gardée & maniée aisément, & qui, à cause de sa rareté, pût égaler & [12] ajuster les Prix de plusieurs choses différentes. Ajoûtez à cela, que la substance des Métaux étant fort compacte & fort solide, ils peuvent être divisez en petites parties, sans s'user néanmoins que très-peu & qu'à la longue : deux qualitez essentielles à une chose qui doit tenir lieu de mesure commune dans le Commerce. Cependant, comme ce n'est pas par une vertu physique, mais par un pur effet de l'institution & des Conventions Humaines, que l'Argent à cet usage, * on peut, dans un cas de nécessité, ou même sans cela, emploier quelque autre matiere, du (b) Cuir, par exemple, du Papier, ou autres choses semblables, qui portent une empreinte particuliére. C'est ainsi que Timothée (c), Général des Athéniens, voiant que l'argent manquoit dans son Camp, persuada aux Marchands de prendre de ses Soldats son cachet en place de Monnoie, avec promesse que, dès qu'il auroit des espéces, il rendroit à tous ceux qui lui porteroient ces cachets, la valeur des denrées & des marchandises, pour lesquelles ils auroient été donnez; ce qu'il fit aussi. Les habitans des Roiaumes de (d) Congo & de Tombut en Afrique, comme aussi la plûpart des Peuples de l'Amérique Septentrionale, se servent pour monnoie d'une sorte de petites Coquilles de mer: les Apalachites, Peuple de la Floride (e), de certains grains blancs & noirs: les habitans de la Province de Caniclu (f), & ceux du Roiaume des Abyssins (g), de petits morceaux de Sel. Il faut avouer pourtant que ces sortes de choses ne sont bonnes que pour le commerce en détail (h). Remarquons encore en passant, qu'en certains Païs (i) on estime davantage, ou du moins autant (k), le Fer & le Cuivre, que l'Or & l'Argent, soit à cause de l'abondance de ces deux derniers Métaux, soit à cause du peu d'usage qu'ils ont d'ailleurs; au lieu que des prémiers on fait les instrumens les plus nécessaires à la vie, & les plus commodes pour une infinité d'ouvrages. En effet, sans la nécessité de la Monnoie, le Genre Humain se passeroit plus aisément d'Or & d'Argent, que de Fer (1).

(a) Plin. Hist. nat. Lib. XXXIII. Cap. III. vers la fin, explique pourquoi l'Or est le prémier des Métaux. Voiez pourtant Lib. XXXIV? C. XIV. & Lucien, dans le Charron, p. 350. Ed. Amst. où le Fer est mis au dessus, à certains égards.

* Voiez Philostrate, Vit. Apoll. Tyan. Lib. II. Cap. VII. Ed. Olear.

(b) Les anciens Lacédémoniens s'en servoient. Voiez Senec. de Benefic. Lib. V.

(c) Polyan. Strategem. Lib. III. Cap. X. num. 1.

(d) Leo African. Descript. Afric. Lib. VII. Cela a lieu aussi dans le roiaume de Siam, pour la petite monnoie, car la grosse est d'argent pur. Voiez J. Schouten, Descript. du Roiaume de Siam.

(e) Rochefort, Descript. des Antill. Part. II. C. VIII. num. 8.

(f) M. Paul Venet. Itiner. Lib. II. C. XXXVII.

(g) Franc. Alunnez, C. XLVI.

(h) Voiez Polydor, Virg. Lib. II. Cap. XX. & Alex. Neapolit. Lib. IV. Cap. XV. Budæus, ad Dig. Leg. I. de contrah. empt.

(i) Dans le Congo. Voiez encore Herod. in Thalia, au sujet des Ethiopiens, & Garcilasso de la Vega, Hist. des Yncas, Liv. I. Chap. XI. & Liv. V. Chap. VII. comme aussi l'Utopie de Th. Morus, Lib. II.

(k) En certains endroits d'Arabie. Voiez Diod. Sic. Lib. III. Cap. XLV. Strabo, Geogr. Lib. XVI. pag. 778. Ed. Paris. A. Ed. Amstel. Almelou.

 

Au reste, on prenoit d'abord au poids les pièces de Métal qui avoienr cours (1). Et de là vient qu'encore aujourd'hui, parmi plusieurs Nations, les termes de la Monnoie sont tirez de ceux des Poids. Mais, cela aiant été trouvé trop incommode, on s'avisa ensuite par tout de faire battre des espéces d'une certaine grosseur (2), & marquées au coin de l'Etat, en sorte que cette marque en régle exactement la valeur.

(l) Voiez Plin. Hist. nat. Lib. XXXIII. Cap. III.

Jusqu'où s'étend le pouvoir des Souverains de régler la valeur des espéces.

§. XIV. QUOIQUE la valeur des espéces, aussi bien que celle de l'Or & de l'Argent massifs, dépende de l'institution & des Conventions Humaines; les Souverains n'ont pourtant pas un pouvoir si absolu de régler cette valeur, qu'ils ne doivent avoir égard à certaines choses. Par exemple, chez toutes les. Nations, dont nous avons connoissance, il est établi que la Monnoie d'Or doit valoir plus que celle d'Argent; & celle d'Argent plus que celle de Cuivre ; & qu'il doit y avoir une certaine (a) proportion entre l'Or & l'Ar-[13]gent. De plus, la Monnoie aiant été instituée pour faciliter le Commerce non seulement entre les Citoiens (b) d'un même Etat, mais encore avec les Etrangers : si un Souverain hausse trop la valeur de ses espéces, il les rend inutiles par rapport aux Etrangers, avec qui l'on voudra négocier. Que s'il fait emploier de méchant alloi, en sorte que la valeur intrinséque des espéces soit moindre que celle des Monnoies étrangéres, les Etrangers ne voudront pas non plus trafiquer avec ses Sujets, qu'en troquant marchandise pour marchandise : ce qui ne suffit pas pour l'entretien du commerce ; à moins qu'il ne sorte du Païs autant ou plus de marchandises, que les Etrangers ne leur en envoient ; & que les Etrangers, des marchandises de qui ils ont besoin, n'aient aussi besoin des leurs (c). D'ailleurs, comme après les Immeubles, le principal fond des biens d'une personne consiste en argent, il est clair que ce fond seroit considérablement diminué, si dans les espéces, du moins les plus grosses, il y avoit tant de bas alloi, que leur couleur rougeâtre fît sentir du prémier coup d'œuil leur peu de valeur propre & intrinséque (1). Un ancien Roi du Bosphore Cimmerien, (d) aiant besoin d'argent, ordonna à tous ses Sujets de porter celui qu'ils avoient à la Monnoie, pour le marquer à un nouveau coin. Cela fait, il augmenta du double la valeur des espéces, & gagna ainsi la moitié des sommes qu'il avoit reçues. La nécessité de l'Etat peut excuser l'action de ce Prince, bien entendu qu'aît rétabli ensuite les choses sur l'ancien pié, dès que ses affaires le lui permirent. Mais on ne sauroit donner aucune couleur à ce que les Historiens (e) rapportent de Nicéphore Phocas, Empereur d'Orient, qui aiant fait frapper une Monnoie plus légére que celle qui avoit cours, paioit de ce nouvel argent ceux à qui il devoit quelque chose, mais ne recevoit dans ses coffres que des anciennes espéces. Quelques Législateurs ont néanmoins introduit des Monnoies de peu de valeur, en vûe de bannir l'Avarice, le Luxe, & autres Vices semblables. C'est ainsi que (f) Lycurgue décria toutes les Monnoies d'or & d'argent, & ordonna qu'on ne se serviroit que de Monnoie de fer, (g) qu'il fit d'un si grand poids & d'un si petit prix qu'il falloit une Charrette à deux bœufs pour porter une somme de trente (h) Mines, & une Chambre entiére pour la serrer. Cette nouvelle Monnoie, ajoûte Plutarque, ne fut pas plûtôt répanduë, qu'elle chassa de Lacédémone plusieurs injustices & plusieurs crimes. Qui est-ce qui auroit voulu voler, ravir, ou recevoir pour prix de son injustice, une chose qu'on ne pouvoit cacher, dont la possession n'étoit point enviée, & qui étant mise en piéces, étoit inutile à tout ? Car on dit que les Ouvriers avoient ordre de tremper le Fer tout rouge dans le Vinaigre, pour en émousser la pointe, & le rendre inutile à tout autre emploi : ce fer ainsi trempé devenant si aigre & si éclattant qu'on ne pouvoit plus ni le battre , ni le forger. De plus, il chassa de Sparte tous les Arts inutiles & superflus ; & quand il ne les auroit pas chassez, la plûpart seroient tombéz d'eux-mêmes, & s'en seroient allez avec l'ancienne Monnoie; les Artisans ne trouvant pas à se défaire de leurs ouvrages, parce que cette Monnoie de fer n'avoit point de cours chez les autres Grecs, qui, bien loin de l'estimer, s'en moquoient, & en faisoient des railleries. Ainsi ceux de Sparte ne pouvoient acheter ni merceries, ni marchandises étrangéres : Aucun Marchand n'entroit dans leur Ports, [14] & dans toute la Laconie on n'auroit trouvé, ni Sophiste, ni diseur de bonne aventure, ni Charlatan, ni Vendeur d'Esclaves, ni Orfévre , ni Joüaillier ; car tous ces gens-là ne cherchent que l'Argent. Par ce moien le Luxe, dénué peu-à-peu de tout ce qui l'enflamme & qui le nourrit, se flétrissoit & tomboit enfin de lui-même. Mais Lysandre (i) aiant ensuite rétabli la Monnoie d'or & d'argent, ramena en même tems dans cet Etat l'Avarice. En général, on peut remarquer que, par tout ailleurs, ce Vice s'est accrû à mesure que l'usage de la Monnoie se répandoit. Car, tant que les Richesses consistérent en grains, en bétail , & autres choses semblables; le grand nombre & la vaste étendue de ces sortes de choses, la peine qu'il y avoit à les garder & à les faire valoir, la facilité avec laquelle elles s'usoient ou se corrompoient ; tout cela, dis-je, arrêtoit enfin le désir d'amasser du bien, qui n'a point de bornes depuis que l'invention de la Monnoie d'Or & d'Argent fournit le moien de posséder & d'embrasser aisément plusieurs millions.

(a) Voiez Platon, in Hipparcho, sub fin. pag. 514. C. Edit. Wech. & Polyb. Excerpt. Leg. XXVIII. Cap. V. & Bodin. de Republ. Lib. VI. Cap. III. p. 1071. & seqq.

(b) Dont aucun ne peut refuser la Monnoie de son Souverain. Voiez Orrion ? Dissert. Epicter. Lib. III. Cap. III. circa init. pag. 248. in fin. Ed. Colon

(c) Voiez Polyb. Lib. VI. Cap. XLVII. in fin.

(d) Leucon. Voiez Polyan. Lib. VI. Cap. IX. num. 1. ubi vid. Pancrat. Maasvic. Not. Voiez Bodin. de Republ. Lib. VI. Cap. III. & Gregor. Tholosanus, Syntag. Jur. Univ. Lib. XXXVI. Cap. II.

(e) Zorrar. &c. Voiez encore Mariana, Hist. Hisp. Lib. XV. Cap. IX.

(f) Plutarque, en sa Vie, pag. 44, 45. Ed. Wechel. J'ai suivi la version de Mr. Dacier, à un encroit près, dans la seconde période, ou il avoit mis, toutes les injustices & tous les crimes, pour, plusieurs injustices & plusieurs &c.

(g) Il y a eû même des Princes qui ont fait passer pour Monnoie, mais dans une autre vue, des morceaux d'Ecorce d'Arbre, comme fit un Grand Chan de Tartarie, apud M. Paul Venet. Lib. II. Cap. XXI ou des morceaux de Cuir, comme fit un Roi de Perse, dont parle G. Gentius, ad Sadi Rosar. Persic. Cap. III. Voiez Buchanan, Hut. Scot. Lib. XII. pag. 450.

(h) De 300 Ecus, à dix Ecus la

(i) Idem, in ejus Vita. Voiez Platon, De Legib. Lib. V. pag. 848. E. Ed. Wech.

Il faut sur tout avoir égard à la valeur des Fonds de terre

§. XV. LA Monnoie étant la régle du Prix des autres choses, il est clair qu'on ne doit (a) rien changer à la valeur des espéces que dans un grand besoin de l'Etat, & que, quand la nécessité y oblige (1), il faut faire ce changement le moindre qu'il est possible, pour ne pas causer trop d'embarras dans le Commerce & de desordre dans les affaires des Citoiens. Il y a pourtant une chose à remarquer au sujet de la valeur perpétuelle des mêmes espéces. Grotius dit (b), que l'Argent monnoié est naturellement susceptible d'équivalent, non seulement à l'égard de sa matiere, ou même du nom & de la forme particulière de chaque espéce, mais encore d'une façon plus générale, en ce qu'on le compare avec toutes les autres choses, ou du moins les plus nécessaires. Ces paroles signifient, que, l'usage de la Monnoie étant tel, qu'on peut non seulement donner une piéce pour une autre de même qualité & de même grosseur, comme cela se fait en matiére des autres choses qui sont susceptibles de remplacement, mais encore que la Monnoie renferme virtuellement le prix des autres choses; si une piéce vaut tant ou tant en telle ou telle occasion, c'est-à-dire, égale actuellement la valeur d'une autre chose de différente nature, cela (2) ne vient (c) ni de la matière seule des espéces, comme de ce qu'elles sont, par exemple, d'Or, ou d'Argent; ni du nom & de la forme particuliére qu'elles ont, comme de ce qu'on les appelle des Ducats, des Pistoles, des Ecus, des Florins &c. ou de ce qu'elles portent une certaine empreinte: mais de la comparaison que l'on fait, par rapport à la rareté ou à l'abondance, entre l'Argent & les autres choses, sur tout les plus nécessaires à la Vie. Tels sont principalement les Fonds de terre, d'où provient ou médiatement, ou immédiatement, presque tout ce qui sert à faire subsister les Hommes. Car, comme les revenus en sont toujours assez égaux, la stérilité d'une mauvaise année étant compensée par la fertilité d'une bonne; elles ont une valeur naturelle & intrinséque fort constante, sur laquelle on régle ordinairement le Prix des autres choses, du moins de celles qui ne doivent pas toute leur estimation au Luxe ou à la Folie des Hommes : & il est juste que ce qui provient ou qui tire sa nourriture des Terres, vaille plus ou moins selon la valeur des terres mêmes. Maintenant donc que les Terres sont presque par tout le principal fondement des Patrimoines, il faut que la valeur de l'Argent hausse, ou baisse, selon qu'il est rare ou abondant par rapport aux Terres. En effet, dans les Etats civilisez, le Peuple est composé en général de deux classes: l'une, de ceux qui cultivent la Terre ; l'autre, de deux qui, par leur industrie, s'appliquent en diverses manières à procurer ou augmenter les commo-[15]ditez de la Vie. Si donc, dans le tems que l'Argent roule en abondance, les Terres, & ce qui en provient, étoient à grand marché; les Laboureurs seroient ruïnez infailliblement. Que si, au contraire, lors que l'Argent est rare, les Terres, & leurs revenus, se vendoient fort cher, ceux qui ne subsistent que de leur industrie, mourroient de faim. L'expérience le prouve incontestablement. Lors qu'une recolte extraordinaire fait que les vivres deviennent à grand marché; sans que pour cela le travail & les ouvrages de ceux qui vivent de leur industrie se paient moins que dans les années moins fertiles; on voit que les Laboureurs ne sont guéres plus à leur aise, malgré l'abondance de leurs grains & de leurs fruits. D'autre côté, si, dans une grande cherté de vivres, on ne paie pas davantage le travail des Artisans, que quand ils étoient à meilleur marché; ceux-ci ont bien de la peine à subsister. Mais lors que la recolte a été médiocre, le commerce des Artisans & des Laboureurs va le mieux du monde, & l'on ne les entend guéres se plaindre, ni les uns ni les autres, de la misére du tems. D'où il s'ensuit, que, pour régler la juste valeur des Monnoies, il faut avoir égard sur tout à celle des Terres; principalement dans les Etats où l'on tire presque tout son entretien de ce qui croît ou qui se fabrique dans le Païs & non pas uniquement du Négoce ou de la Navigation.

(a) De là vient que, dans la Loi citée ci-dessus, §. 12. Note. 1. il est dit, cujus publica ac perpetua æstimatio &c. Voiez là-dessus Mornacius.

(b) Lib. II. Cap. XII. §. 17.

(c) Voiez la Loi, ubi supra ; & Lib. XLV. Tit. III. De solution. & liberat. Leg. XCIV. §. 1.

La valeur intrinséque de la Monnoie est sujette au changement, aussi bien que celle des autres choses.

§ XVI. DE là il paroît, comment il faut décider une question que l'on propose, savoir, s'il est juste qu'un Fonds de terre, qui étoit estimé cent Ecus il y a deux cens ans vaille davantage aujourd'hui, toutes choses d'ailleurs égales? & si un Ouvrage, qui passoit alors pour bien paié à un Ecu, n'est pas aujourd'hui trop peu ? Il y en a qui le nient par la raison que les Ecus d'aujourd'hui sont de même poids & de même alloi, & ont le même nom & la même forme, que les anciens. Mais il faut bien considérer ici, que, pendant les deux derniers Siécles, il nous est venu des Indes & de l'Afrique, une si grande quantité d'Or & d'Argent, & qu'on a même tiré tant d'Argent de nos mines d'Europe, que la valeur intrinséque des Monnoies est peu-à-peu considérablement diminuée; en sorte que, selon le cacul [sic] d'un Auteur (a) Moderne, tout doit valoir aujourd'hui dix fois plus qu'autrefois, à cause de l'abondance d'Or & d'Argent (1). Il faut donc, toutes choses d'ailleurs égales, augmenter, suivant cette proportion, le prix des Terres, & le salaire des Ouvriers (b). En effet, supposons que, dans un Païs où tout le commerce se fait par un simple échange des denrées & des marchandises, il y ait peu de Vin, & beaucoup de Froment: en ce cas-là, il faut donner une grande mesure de Froment, pour un petit pot de Vin. Mais si l'on s'y met à bien cultiver les Vignes, & à en planter même de nouvelles, en sorte qu'au bout de quelques années on recueille plus de Raisins, qu'on ne faisoit auparavant ; il faudra alors sans contredit donner une plus grande mesure de Vin pour la même quantité de Froment. Par la même raison, lors que dans un Païs il y a en général peu d'Argent, en comparaison des autres choses; il faut donner beaucoup de celles-ci pour une petite somme. Mais aussi-tôt que l'Argent roule en plus grande quantité, les mêmes choses doivent être paiées davantage. En effet, la matiére des Monnoies pouvant entrer & entrant d'ordinaire dans le commerce par sa valeur propre & intrinséque, aussi bien que les autres sortes de marchandises; cette valeur doit hausser, ou baisser, selon qu'il y a peu ou beaucoup d'Or, par exemple. Or, le Prix éminent de la Monnoie suit nécessairement la valeur intrinséque des Métaux, dont elle est faite, car il ne seroit pas convenable, qu'une égale quantité d'Argent, par exemple, valût beaucoup plus ou beaucoup [16] moins, dans un seul & même endroit, étant considérée comme une marchandise, que quand elle tient lieu de Monnoie, c'est-à-dire, qu'une seule & même chose, emploiée pour se mesurer elle-même, fût plus ou moins grande entant que mesurée, qu'entant que mesurante. C'est la raison pourquoi, au lieu que l'abondance d'Argent monnoié a fait changer le Prix de presque toutes les autres choses, l'Or & l'Argent massif conservent néanmoins toûjours leur ancienne valeur; car une Once d'Argent, par exemple, se vend aujourd'hui, aussi bien qu'autrefois, un Ecu Impérial. En effet, si l'Argent massif valoit, par exemple, quatre fois plus qu'autrefois, il faudroit donner pour une Once quatre Ecus; de sorte que, sur ce pié-là, on ne gagneroit guéres à frapper de la Monnoie. Quand, donc on dit, que le Prix d'une chose a changé, il faut bien distinguer, si c'est proprement la valeur intrinséque de la chose même, ou bien la valeur de la Monnoie. Le premier arrive, lors qu'y aiant une même quantité d'Argent, la chose commence à être ou plus rare, ou plus abondante. L'autre, lors qu'y aiant une même quantité de cette chose, l'Argent en général commence à, rouler plus, ou moins dans le Commerce. De sorte que, si, après une mauvaise recolte , on donne trois Ecus d'un boisseau de Blé que l'on avoit pour un Ecu quand les vivres étoient en abondance, (c) c'est parce que la valeur du Blé a changé, & non pas celle de l'Argent. Mais lors qu'une Terre, qui valoit cent Ecus, il y a un siécle, en vaut ajourd'hui deux cens, ce n'est pas proprement la valeur de la Terre, mais celle de l'Argent, qui a changé (d). La Monnoie cependant n'est pas pour cela moins propre à servir de mesure commune : car ce changement ne se fait pas tout d'un coup, comme il arrive aux autres choses par mille accidens imprévûs; mais la valeur de l'Argent diminue d'une manière si lente & si insensible qu'on ne s'en apperçoit que longtems après (e).

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(a) Bodin de Republ. Lib. VI. C. II. pag. 1028.

(b) Voiez Valer. Maxim. Lib. IV. Cap. III. § 12.

(c) Voiez Joseph. Bell. Jud. Lib. VI. Cap. XXXVI. pag. 939. G. Ed. Genev.

(d) Voiez Sueton. in August. Cap. XLI. Franc. Lopez de Gomar. Hist. Ind. Cap. CXVII.

(e) Voiez Jacob. Gothofred. Dissert. de mutatione & augmento moneta aurea.