François Pétis de la Croix (1622-1695), secrétaire-interprète du roi pour les langues turque et arabe, est le père de François Pétis de la Croix (1653-1713), lui-même secrétaire-interprète du roi, professeur d'arabe au Collège royal et auteur de l'ouvrage à succès Les Mille et un jours (1710-1712).

Le texte de la lettre ci-contre est extrait d'un ouvrage du voyageur Jean de Thévenot. D'après l'avertissement, c'est l'éditeur qui est à l'origine de ce dont elle débat : "... ayant trouvé dans ce Livre de Voyage de feu Monsieur de Thevenot , quelques mots Orientaux, dont l'érudition est entièrement contraire à celle qui est employée dans le Livre du Couronnement de Soliman, que Monsieur Chardin, fils de celuy donc je viens de parler, donna au public il y a quelque temps ; quoique je ne pusse pas douter de l'habilité de nôtre Autheur, j'ay crû néanmoins que je devois consulter là dessus ceux qui sont versez dans les Langues Orientales ; & comme Monsieur de la Croix Secrétaire, Interprète de sa Majesté, vn des bons amis de feu Monsieur de Thevenot, & qui a eu la bonté de m'aider à mettre ses Mémoires en ordre, est vn de ceux à qui je me suis adressé, j'ay esté bien aise de mettre icy la Lettre même qu'il m'a écrite, pour l'instruction du Lecteur, sur cette matière d'érudition Orientale."

La discussion de François Pétis restitue de façon vivace l'état de l'orientalisme en France au XVIIe siècle.

 
Source :  http://gallica.bnf.fr
 

 

L E T T R E  D E  M O N S I E V R  

 

de la Croix Secretaire, Interprete du Roy, sur quelques poincts d’érudition Orientale qui sont dans ce Livre.  



E répondray Monsieur en moins de paroles que je pouray au billet que vous m’avez fait l’honneur de m’écrire, sur la crainte que vous témoignés avoir, que l’on trouve à redire à quelques mots d’erudition Orientale, qui sont dans le Livre du Voyage de Monsieur de Thevenot, par ce que vous les rencontrés autrement dans celuy qui est intitulé le Couronnement de Soliman ; mais vous me permetrez de vous dire que cette crainte me paroist estre contre la justice que vous devés à cet illustre Voyageur, & qui n’ignorant pas sa capacité, c’est à vous de croire, puis qu’il les a écrits, qu’il ne peut y avoir de manque, & qu’au contraire tout ce qui se lit qui n’y est pas conforme est reprehensible: Son premier Voyage dans l’Orient, luy avoit acquis la connoissance des Langues Turquesque & Arabesque, & le second celle de la Persienne : Ces trois Langues qu’il possedoit si bien, & qu’il faut necessairement savoir quand on veut se mêler des Livres Orientaux, jointes à l’Histoire, aux Mathematiques,à l’Astronomie, à la Botanique & autres Sciences naturelles où il excelloit, l’avoient rendu si profond dans toute cette érudition Orientale, comme vous devés l’avoir reconnu dans ses Memoires particuliers, qu’il y a peu d’Occidentaux qui l’égalent dans ces matières, & qu’il n’y en a point qui ne doivent profiter de ses instructions.
Je ne doute pas mesme que celuy qui a écrit le Livre du Couronnement de Soliman ne soit de mon avis en cette rencontre, & je ne crois pas par exemple qu’il veüille soûtenir que le mot de Mehter qu’il attribuë au grand Chambellan du Roy de Perse, & qu’il fait superlatif, par la signification qu’il luy donne, soit Arabe, quand il verra que nostre Autheur dit que ce mot est Persien, & qu’il est comparatif, puisque son superlatif est Mehterin, qui signifie le plus grand.
Je m’assûre aussi qu’il confessera volontiers que Toboat est Arabe & non pas Persien, & qu’il reconnoîtra bien s’il fait l’Arabe ou
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le Persien, que ce mot qui signifie des Cercueils n’a pas le caractere des pluriers Persiens, qui se terminent ordinairement en Ha ou en An, mais des Arabes.
Pour ce qui est du mot Divanbeghi qu’il dit estre corrompu de Divanum Begh, cette proposition ne s’entend point; Divanum Begh n’ayant jamais esté en vsage ny dans la Langue Turquesque ni dans la Persienne & ne pouvant donner de sens; au contraire de Divanbeghi, qui signifie, comme dit nostre Autheur, en tres-bon Turc le Seigneur du Divan, & dans lequel la Syntaxe Turquesque est parfaitement observée.
Vous n’avés pas aussi davantage à craindre pour les deux mots de Turban & de Munedgim que vous me marqués, & dont se sert nostre Autheur : Quoy qu’en dise celuy du Couronnement de Soliman, il auroit bien mal-fait d’écrire Dhulbandt, ce mot seroit aussi monstrueux dans vn Livre en François, qu’il pourroit l’estre dans la bouche d’vn homme qui le prononceroit : Turban est vn mot François que l’vsage a établi, & Dhulbandt est vn mot Persien, pourveu qu’il soit écrit selon sa véritable ortographe (car il faut l’écrire Dulband) & quand vn François s’énonce en sa langue il ne doit point se servir des mots des autres Nations, pour se faire entendre quand il y en a de François qui expriment la mesme chose ; ainsi qu’vn homme se rendroit ridicule qui en parlant François diroit Chimchir au lieu de Cimetrere, quoy que l’vn vienne de l’autre : Mais il y a plus, car le mot de Dulband ne signifie point en Persien ce que l’on entend en François par celuy de Turban , comme le croit l’Autheur du Couronnement de Soliman, & au lieu de blâmer les Ecrivans qui n’entendoient pas la Langue, & de dire que le bonnet du Roy estoit lié à l’entour en façon de Dhulbandt par vne fine toile, il devoit dire puis qu’il prétend qu’on se serve des mots Persiens, que le bonnet du Roy estoit lié en façon de Destar, qui est le Turban, par vne Dulband ou fine toile, puisque Dulband n’est qu’vne partie du Turban, que l’on nomme en Persien Destar, comme en Turc Sarik, & ne signifie que la toile qui est tortillée autour du Kaouk ou bonnet du Turban ; & le Turban fait entendre vne coëffure entiere à la Levantine.
Pour ce qui concerne le mot de Munedgim, qui signifie Astrologue, & duquel s’est servi nostre Autheur, il n’y a point de dissertation à faire; celuy de Munehiziim qui est employé dans le Livre



du Couronnement, n’est pas vn mot de Langue, il ne signifie rien, & comme celui dont il est question est entièrement de science, il est purement Arabe, & sa racine est Nedgem, dont les lettres radicales sont Nun, Dgim, Mim, entre lesquelles vous voyez qu’il n’y a ni H. ni Z, & qu’il faut Munedgim.
Il n’en est pas de mesme du mot de Khanum, qui est interpreté dans le Livre du Couronnement, par celuy de Duchesse ; il est moins de science que de Cour, mais pour cela il n’a pas moins bien esté employé par nostre Autheur, & les gens qui ont pénétré dans la Cour du Roy de Perse disent comme luy, que Begum est le titre des Reines & des Princesses, & Khanum celuy des premieres Dames de son Serrail: Et je m’étonne aussi bien que vous de la signification qui est donnée à ce mot dans le Livre du Couronnement de Soliman, puis qu’elle n’a aucun caractere qui approche de la signification naturelle de Khanum, & encore moins de l’artificielle, qui ne va au plus qu’à le faire signifier vne Dame aimée. Ce mot à son origine de la galanterie, son etymologie est Khan, qui est en vsage en Perse, principalement pour signifier vn Commendant ou Gouverneur de Province ou de Ville, & les deux autres Lettres, ou plûtost la consonante M, avec sa voyelle ou motion qui l’accompagne, est vne affixe qui luy tient lieu, soit en Persien, soit en Turc du pronom possessif de premiere personne; & ainsi ce mot Khanum signifie mon Kan, mon Commandant, mon Gouverneur en terme masculin, qui a esté attribué par les Rois de Perse aux femmes qu’ils aimoient particulierement, de la mesme manière que quelque homme amoureux attribueroit en François celuy de mon Vainqueur à vne Dame qu’il affectionneroit beaucoup : Ce qui est fort éloigné de la serieuse signification de Duchesse, qui est dans le Livre du Couronnement de Soliman.
Venons Monsieur à ce qui reste dans vostre billet, assavoir aux deux mots de Sarazins & de Sofi: Il n’y a assûrement rien à reprendre à l’erudition de Monsieur de Thevenot, ni en l’vn, ni en l’autre, & quand il fait entendre que Sarazins vient de Sarak derober, l’on ne sauroit y trouver à redire, il y a bien plus à se formalizer de l’etymologie de ce mot, qui est marqué dans Livre du Couronnement de Soliman, nonobstant la longue dissertation qui y est inserée, & l’insulte qui y est faite à ceux, qui y sont nommés Faiseurs de Relations, & aux anciens Historiens mesme; Comment celuy qui l’a écrit veut-il que Sarazin vienne de Sara Net-

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chin, & où y trouve-t’il son etymologie? s’il a quelque instruction des Langues Orientales, ce que je ne puis assurer, n’ayant point l’honneur de le connoître, ne doit-il pas savoir quand il est question d’etymologie au moins dans ces Langues, que ce sont les lettres radicales qui les établissent; Comment donc Sarazins en François, Saraceni en Latin d’où nous l’avons pris, ou en Grec Sarakeni , & en Arabe Sarakioun, peut-il estre tiré de Saranetchin, ou pour mieux favoriser sa pensée de Saranechin, puisque mesme selon les lettres qu’il attribuë à Sara Nechin le principal caractere de Nechin, qui est le premier Nun, n’est point du tout dans Sarazin, non plus que le Chin qu’il elude, & dont il fait les Anglois garands, il ne le peut pas: Mais de l’etymologie passons à la signification ; où cet Autheur a-t-il trouvé que Sara Netchin signifie ceux qui s’asseoient dans la campagne ? En quelle langue Sara signifie-t-il campagne; Ce mot a plusieurs significations qui n’approchent aucunement de celle-là : Le mot qui designe vn desert ou vne campagne sterile, c’est sahhra avec vn hha qui ne peut en aucune maniere non plus que le Sad qui commence ce mot, entrer dans l’ethymologie de Sarazin, puisque les Autheurs Orientaux n’ont jamais employé de Hha ni de Sad en écrivant le plurier Sarakioun ou Sarakin Sarazins, donc la racine Arabe est sarak dérober, qui est l’action principale de ces Peuples, & qui a pour lettres radicales vn Sin, vn Re, & vn Kof, lequel Kof les Grecs marquent par vn Kappa, & nous aussi bien que les Latins par vn C, dont nous avons encore adouci la prononciation par vn Z ou par vne S en disant Sarazins ou Sarasins, au lieu de Saracins : Sur quoi il y a encore à faire remarquer que les Sarazins ne sont point les Turcomans, come il est écrit dans le livre du Couronnement ; les derniers viennent du fond du Septentrion, & les Sarazins du Midy: Au temps que le mot de Sarazins ou Saracins a paru, l’on ne savoit ce que c’étoit que les Turkomans : Ceux à qui l’on a donné le nom de Sarazins estoient les Arabes Ismaëlites ou Agareneens, assavoir les Arabes du desert, qui n’habitent point dans les Villes, & qui exercent encore aujourd’hui, comme ils faisoient il y a plusieurs siecles, le métier de voleur, qui leur a donné le nom de Sarazins, bien auparavant sans doute que les Anglois qui ont la prononciation du Chin aussi facile que les François, eussent pû changer cette lettre du verbe Persien Netchinem en Zin, ainsi qu’il est mal supposé dans le livre du Couronnement de Soliman(1).



L’Autheur de ce mesme Livre ne trouve pas aussi à propos que l’on dise le Grand Sofi, en parlant du Roy de Perse; effectivement cette maniere de parler seroit à desaprouver en ceux qui se serviroient de ce mot en parlant ou en écrivant à vn Roy de Perse & mesme à vn Persan: Texeira & d’autres ont écrit il y a longtemps qu’il ne faut point vser de ce terme : Mais ils n’ont pas dit qu’aucun Roy de Perse n’a jamais porté ce nom ainsi qu’il est marqué dans le Livre du Couronnement: Ces Messieurs estoient trop bien informez de l’Histoire Orientale; & quand Monsieur de Thevenot écrit Ismael Sofi, il fait bien connoître qu’il a leu les Autheurs Orientaux, & qu’il savoit que le nom de Sofi a esté vn des principaux instruments qui a élevé sur le thrône de Perse la famille qui y règne aujourd’huy : Son premier Roy joignit le nom ou surnom de Sofi à celuy d’Ismael, & il le prit à l’imitation de son Pere & de son grand-Pere qui avoient déja fait plusieurs tentatives pour s’élever au dessus du commun des hommes par la puissance; & ces deux Personnages n’affecterent de se dire Sofis, qu’afin de conserver à leur famille & la réputation, & la quantité d’Amis que leurs Ancestres, qu’il assûroient estre des descendants d’Aly par l’vn des Imans, leur avoient acquise, lors qu’ils estoient les Chefs de cet ordre & secte des Sofis, qui dans les derniers temps s’estoit rendue formidable. Cette secte dont l’application particuliere estoit à la Théologie mystique & à la contemplation , au temps de sa pieté, a esté dans le Mahumetisme la plus épurée de toutes celles de l’Orient, & il y a dans la Bibliotheque du Roy des livres manuscrits entiers touchant les Règles qu’elle observoit. La grande estime qu’Ismael savoit que ses Pères avoient acquise sous ce Nom, luy fist croire qu’il luy seroit fort vtile de le prendre, & il ne se trompa point, car il fut premierement suiuy de tout ce qui se rencontra de Sofis & de gens attachés aux Sofis, par le moyen desquels il établit la croyance que son Pere & son Ayeul n’avoient presque fait que proposer, assavoir qu’Aly estant le vray seul & vnique heritier de Mahomet, il le faloit suivre en toutes choses , si l’on vouloit estre sauvé : Et de vray l’on conceut vne si haute opinion de ce Sofi, que les Amis de sa Maison avec les Novateurs & les Mécontents n’eurent pas de peine à s’y joindre, & luy à les employer pour perdre Farokh Roy ou Sultan de Schirvan, qui avoit fait mourir son Pere Aidar : Ce qui ayant si bien reüssi à Ismael Sofi, il trou-

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va ensuite les moyens d’attaquer & de vaincre les autres Sultans de Perse, qui estoient de la famille des Akkoionlu, & de monter luy-mesme sur le thrône de l’Empire: Ainsi il n’est pas vray de dire qu’aucun des Rois de Perse n’a jamais porté le nom de Sofi, quoy que depuis Ismael ces Rois ayent cessé de le prendre, ayant abbaissé cet ordre des Sofis pour des raisons que je pouray dire ailleurs, outre qu’ils n’ont pas eu besoin d’artifice pour se maintenir. Et c’est ce Chah Ismael Sofi qui a donné occasion aux Europeans d’appeller les Rois de Perse Sofis, comme aprés Cezar ils ont nommé les Empereurs qui l’ont suivy, les Cezars, & aprés Osman ou Othman premier, ils ont appellé ceux de Turquie les Othomans(2).
Je vous diray aussi que l’on ne doit pas se formaliser si l’on trouve quelque diversité de prononciation és mots Orientaux dans ce Livre, principalement lors qu’il est question de Voyelles, ou des Consones Kha, hha , Kef & quelques autres: La différence des Païs fait qu’elles sont diversement prononcées; en des lieux l’on prononce Naméh, Bender & Bazerghian, & en d’autres Namah, Bendar, Bazerghion : les vns disent Kher & les autres Hher, les vns Gomron, les autres Komoron,& il en est ainsi de beaucoup d’autres ; mais les lettres figuratives se rencontrent toujours aux vns & aux autres mots.
Ainsi, Monsieur, vous voyez que Monsieur de Thevenot est assez justifié sur les choses ausquelles vous soupçonniez que l’on pourroit donner quelque atteinte , si elles estoient considerées par rapport au Livre du Couronnement de Soliman, contre lequel je ne prétends pas m’ériger en Critique; aussi ne l’ay-je pas entièrement examiné, & cette réponse vn peu longue à vostre billet, n’est que pour satisfaire à ce que vous avez desiré de moy, & au devoir de l’amitié dont nostre illustre Voyageur m’honoroit, aussi bien qu’à l’étroite obligation que j’ay d’avoir vne éternelle vénération pour sa mémoire. Je suis, &c.
 
 
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