Sherlock Holmes

 

 

UNE large des part des publications sous l'Ancien Régime sont anonymes. L'anonymat n'est pas une pratique réservée aux obscurs. C'est un fait de société. C'est un jeu de société.

C'est ce qui permet après coup son infiltration et l'identification des auteurs de certains de ces livres, brochures ou articles qui sont parus sans nom, ou sous initiales et astérisques. Incidemment ce travail d'identification peut aboutir à enrichir la bibliographie d'auteurs connus, ou à réapprécier le poids ou la qualité de ceux qui le sont moins.

La plupart des auteurs des articles contenus dans les Éphémérides du Citoyen (1765-1772), comme dans les autres périodiques de l'époque, sont désignés par une simple lettre. Ainsi A et alpha y figuraient QUESNAY, B MIRABEAU, C ou X TURGOT. Diverses indications, notamment celles données de diverses façons par Dupont de Nemours, qui dirigea la revue après l'abbé Baudeau, ont permis d'identifier certains auteurs avec certitude. Mais d'autres identifications restent hypothétiques, en particulier les deux articles et la brochure que l'historien italien Roberto Zapperi attribue à Quesnay. Au moment où une nouvelle édition complète des œuvres économiques de François QUESNAY est en cours de réalisation à l'INED sous la direction de Jacqueline Hecht, Jean-Claude Perrot et Christine Théré, il n'est pas inutile de revenir sur le sujet.

Le premier des articles que Zapperi indique comme émanant de QUESNAY est un article paru dans le volume de novembre 1769. L'attribution ici semble indubitable. Aussi bien le titre de l'article que l'avertissement de Du Pont lèvent les équivoques. Le titre de l'article qui porte sur la “Comparaison des revenus des Terres, à la fin du seizieme siecle, & de ceux d'aujourd'hui, par Mr. V.” indique : “avec des Observations par Mr. A.” , initiale qui désigne QUESNAY dans les Éphémérides. En revanche, l'attribution des deux autres textes est moins directe. En particulier l'attribution de la brochure va de pair avec l'attribution du second article. Et dans les deux cas l'auteur est désigné par la lettre N. L'attribution du second article à QUESNAY est donc centrale, non seulement parce qu'elle commande l'attribution de la brochure, mais parce que les deux textes réunis représenteraient environ 100 pages format in-12°, qui viendraient s'ajouter aux œuvres économiques de QUESNAY.

Pour examiner en connaissance des cause l'identification proposée par Roberto Zapperi, il est bon d'avoir à l'esprit l'ensemble des faits ou des indices relatifs à l'article de Mr. N. dont on dispose.

Juillet 1768 

Les Ephémérides du citoyen, le journal physiocrate, annoncent dans leur numéro VII (p.165) la parution de Principes sur la liberté du commerce des grains, ouvrage de Louis-Paul Abeille, qui paraît d'ailleurs anonymement le même mois (Voyez la bibliographie). Aujourd'hui, Abeille est un auteur méconnu*. C'est pourtant un allié de la première heure de Quesnay, auteur de pamphlets en faveur de la liberté du commerce des grains. Quoique l'école physiocratique admette ses pamphlets parmi ses "classiques"  (reproduits dans le tome 6 de l'édition Yverdon de la Physiocratie), il n'a cependant jamais été considéré comme un de ses membres à part entière par les historiens de la pensée économique.

Août 1768

La brochure fait immédiatement l'objet d'une réplique de la part de François Véron de Forbonnais, intitulée Examen des Principes sur la liberté du Commerce des Grains. Ce texte est publié anonymement en supplément de numéro d'Août du Journal de l'agriculture, et en tiré-à-part.

Nov. 1768

Dupont de Nemours, éditeur des Ephémérides, annonce dans le numéro XI, à l'article "Principes sur la liberté du commerce des grains" , que la brochure de Forbonnais sera mise en parallèle avec sa critique dans le numéro suivant.

Déc. 1768

Le volume XII des Ephémérides est livré aux abonnés avec un supplément au volume XI intitulé, Examen de l'Examen des Principes sur la liberté du Commerce des Grains.

Dans le volume XII figure la mise en parallèle annoncée. Celle-ci prend la forme d'un résumé du livre d'Abeille par Abeille (p. 139 à 148) et à sa suite, un compte-rendu de l'ouvrage de Forbonnais réalisé par Dupont.

En exergue du supplément au volume XI, la parution sous cette forme de l'Examen de l'Examen est justifiée par l'impossibilité où s'est trouvé l'éditeur de le faire figurer dans le volume XI comme l'auteur le désirait (Voyez l'Avertissement). Ce supplément a une pagination très erratique. Il commence par les pages 1 et 2, puis passe sans transition aux pages 75 et 76, la numérotation continue alors normalement de 77 à 94. On constate alors une nouvelle incohérence puisque suivent les pages 23 et 24. On reprend ensuite la pagination originale de 97 à 120, pour revenir à 49 et 50, et sauter à nouveau à 123 puis continuer sans plus de bizarrerie jusqu'à la page 142, fin de l'Examen de l'examen.

2 décembre 1768

Turgot écrit à Dupont qu'il a “vu avec plaisir qu'on n'a pas mis”  l'Examen de l'Examen dans le tome XI qu'il vient de recevoir à Limoges (Éd. Schelle, tome 3, p. 20).

10 janvier 1769

Turgot reçoit le tome XII et le supplément au tome XI, et se déclare “ enchanté du parti que vous avez pris de donner séparément l'Examen de l'examen. Cela s'appelle lever noblement les difficultés”  (Éd. Schelle, tome 3, p. 56).

Septembre 1769

Dans la “ notice abrégée des différents écrits modernes qui ont concouru en France à former la science de l'économie politique”  que Dupont insère au début de chaque numéro des Ephémérides de l'année 1769, il signale qu'il a commis une erreur en désignant par la lettre N l'auteur de l'Examen de l'Examen. Dans la nomenclature des correspondants de la revue, cette lettre désignait Saint-Péravy (Ephémérides, IX, 1769 : 44, n.1). Tout est bien qui finit bien : désormais Q désignera Saint-Péravy, et N désignera... N.

Cependant, six pages plus loin, Dupont revient deux fois sur cette lancinante question. 

Il déclare d'abord : “ Nous avons joint à ce volume [XI] un SUPPÉMENT [sic] séparé, qui nous a été fourni par Mr. N. un de nos Correspondants de Versailles, & celui qui a inspiré le gout & donné la conoissance de la Philosophie économique, à l'Anglois Mr. E. Auteur des trois Lettres pour la Défense de la Physiocratie, que nous avons publiées dans nos Volumes troisieme, cinquieme & neuvieme de 1768.”  (op. cit. 50). 

Il "précisera" ensuite au sujet d'une brochure intitulée Réplique à la Réponse du Magistrat du Parlement de Rouen, sur le Commerce des Bleds,... que “ son AUTEUR (en majuscules dans le texte) est le même Mr. N. auquel nous devons le Supplément au onzieme Volume des Ephémérides dont nous venons de parler. L'EDITEUR, qui est en même-tems l'AUTEUR des notes, est M. de Vauvilliers...”  (op. cit. 51).

 

Ce qu'on peut tirer de cet enchevêtrement de précisions fournies par Dupont sans trop grand risque d'erreur, c'est que Mr. N. n'est ni Vauvilliers, ni Saint-Péravy. D'autre part, il semble clair que l'Examen de l'examen était destiné à paraître originellement dans le corps de du tome XI des Éphémérides, ce qui explique la pagination erratique du Supplément.

 

N est-il Quesnay?

Examinons maintenant le raisonnement par lequel Zapperi pense pouvoir attribuer l'Examen de l'examen à Quesnay. Tout d'abord, des lettres de Turgot du 2 décembre 1768, du 10 janvier 1769 et de la pagination singulière du texte, Zapperi (pp. 144-45) conclut que le texte a été retiré au dernier moment du volume XI des Ephémérides, et remplacé par la  "XIVe lettre sur la stabilité de l'ordre légal"  de M. B. (Mirabeau) qui débute effectivement page 73 et s'achève page 160. Il donne à ce retrait des raisons politiques : en butte aux foudres du pouvoir royal pour sa critique violente de Forbonnais, Quesnay aurait été incité à masquer sa participation à l'Examen de l'examen, et Dupont à retirer le texte dès les premières difficultés.

Le deuxième élément en faveur de la thèse "Quesnay", selon Zapperi, est l'utilisation de la lettre N. Quesnay aurait repris cette lettre code qu'il avait utilisée à plusieurs reprises dans le Journal de l'agriculture, du commerce et des finances quelques années auparavant.

Troisième élément, dans "la notice abrégée", Dupont identifie M. N. comme un correspondant de Versailles. Or Quesnay habite effectivement Versailles. 

Enfin, dernier élément, l'Examen de l'examen cite longuement (pp. 81-100) l'Essai sur l'amélioration des terres de Pattullo. Or, cette citation comprend l'extrait de l'article "Hommes" que Quesnay avait fait inséré dans cet ouvrage.

Ces quatres éléments (plus quelques points de moindre importance pour lesquels nous renvoyons le lecteur au texte de Zapperi) amènent l'historien italien à conclure que Quesnay est M. N. l'auteur de l'Examen de l'examen. Mais, bien que l'ensemble des indices patiemment collectés par Zapperi force l'intérêt, il n'emporte pas totalement conviction. En particulier, pourquoi M. N. ne pourrait-il pas être Abeille lui-même ?

 

Boeuf et abeille dessinés par Champollion.

Louis-Paul Abeille est, en effet, directement concerné par l'Examen de l'examen, puisqu'il s'agit de la critique de la critique qui a été adressée à son propre ouvrage Principes sur la liberté du commerce des grains

Mais sa connexion à l'affaire du Supplément s'avère encore plus étroite à la lumière de la correspondance entre Turgot et Dupont de Nemours de décembre 1768 à janvier 1769. Abeille y apparaît à plusieurs reprises, en particulier sous les sobriquets d'Apis (abeille, en latin), de bœuf Apis et de Dieu mugissant des égyptiens, Turgot référant tantôt à l'animal sacré nourri à Memphis, qui constituait le symbole vivant de la divinité égyptienne Apis, tantôt à l'image (taureau la tête décorée d'un disque) par laquelle elle était représentée. Ainsi la lettre du 10 janvier 1769, utilisée par Zapperi, relie très directement Abeille à l'Examen de l'examen : “Cet Apis devrait pourtant être bien content de vous dans le nouveau volume dont je suis enchanté. Et non moins enchanté du parti que vous avez pris de donner séparément l'Examen de l'examen ? Cela s'appelle lever noblement les difficultés; il est dommage que vous ne puissiez donner gratis au public les œuvres prolixes de M. B. Vous y gagneriez, je crois, plus que vos frais.”  Elle fait aussi apparaître avec les lettres de la période que les relations entre les trois personnages, Abeille, Du Pont et Turgot, ne sont ni simples, ni sereines.

Nous voici donc en présence d'au moins deux possibilités concernant la véritable identité de Mr. N. Pourra-t-on, à la manière des détectives de légende, percer cette identité ? Pourra-t-on, à leur différence, parvenir à la percer plus de deux siècles après les faits ? C'est le pari que nous vous proposons de relever.

Si vous possédez des éléments nouveaux ou si vous êtes intéressé par ce puzzle, faites nous parvenir vos suggestions, précisions ou questions à l'une des deux adresses suivantes (ou à toutes les deux) : 

charles.univ-paris1.fr ou plt@taieb.net

Tous les renseignements, ainsi collectés, seront mis à disposition du public sur cette page, avec le nom, et les coordonnées, des correspondants qui nous les auront proposés et, éventuellement, nos commentaires. Et pour commencer, nous vous livrons le texte de l'Examen de l'examen, tel qu'il est paru dans le supplément au volume XI des Ephémérides du Citoyen de 1768.

Pour les sources utilisées, voyez la rubrique bibliographie & références.

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