Ce passage relatif à l'ouvrage de Necker Sur la législation et le commerce des grains a été transcrit d'après le volume I de la Correspondance littéraire secrète, 7 janvier - 24 juin 1775 de Louis-François Mettra, publiée et annotée par Tawfik Mekki-Barrada, Göteborg, Acta universitatis gothoburgensis; Paris, Touzot, 1986. p. 136-139. La transcription n'a d'autre objet que de restituer avec d'autres documents, et autant qu'il est possible, l'accueil fait à leur époque aux élaborations théoriques du libéralisme en France et à ses essais pratiques.

Conformément à cet objet, les références des passages du livre de Necker mentionnés dans la Correspondance sont données en notes. Ces références ont été établies en fonction de la seconde édition de l'ouvrage, parue à Paris, également chez Pissot et en 1775, qui comporte 275 pages là où la première en comporte 420. Le lecteur accède aux références en survolant du pointeur les passages concernés.

L'absence de pagination de la transcription respecte celle du périodique original qui n'en a pas comporté jusqu'en 1787. (p. taieb, 2003)


Correspondance Littéraire Secrete.
 

N. 19. De Paris le 29 Avril. 1775

 

M.

 

M. Necker pénétré des principes de Colbert avoit travaillé à son éloge avec plaisir : le génie de ce Ministre l’a animé encore dans la composition d’un ouvrage sur la Legislation & le Commerce des grains. Cette matiere si importante par elle-même fixe l’attention de tout le monde en ce moment où une societé de philosophes l’ont choisie pour objet principal de leurs travaux & où l’administration paroit s’en occuper plus particulierement d’aprés de nouveaux principes. Le peuple toujours pressé de juger & surtout disposé à blâmer les operations du Gouvernement, prêt à se porter à tous les excès lorsque son imagination conçoit quelques alarmes sur sa nourriture premiere, attribue à de facheuses suites de la révolution dans le systême du Gouvernement sur le commerce des grains, le renchérissement actuel du pain qui n’en est peut-être que l’effet momentané. Cet instant étoit favorable au succès d’un ouvrage dont l’objet est de combattre les idées adoptées par le Ministère : aussi celui que je vous annonce sort à peine de la presse & il a déjà la plus grande célébrité. Il contient 420. pages in 8°. Voulant me presser de vous en donner une idée, je n’ai pu que le parcourir à la hâte. L’auteur y expose sa façon de penser avec une moderation qui dans ce siecle n’est pas un petit mérite mais qui n’ote rien à la liberté dont le Ministere laisse jouir ceux qui veulent publier des idées inspirées par l’amour du bien.

La population que M.N. fait monter en France à 24. millions d’hommes, y est selon lui , la source des richesses & sans doute à ce dernier égard, vous serez ainsi que tous les gens sensés, de son avis, mais ce que vous aurez peut-être peine à croire, c’est que depuis dix ans ce Royaume est devenu possesseur de près de la moitié des métaux qui se sont amassés en Europe pendant cet intervalle. Ce calcul est fondé sur ce que depuis dix ans l’un dans l’autre, la France a monnoyé 43. millions par an : en y joignant 7. millions convertis en vaisselle, bijoux &c., on aura la moitié de cent millions restant net des sommes importées chaque année d’amerique en Europe, déduction faite de celles qui passent annuellement dans les Indes ou à la Chine. Or M. N. cherche à insinuer qu’un pays agricole doit contenir autant d’hommes qu’il en peut nourrir par le bled qu’il produit, & que comme le plus haut point de cul-


ture amène à la plus grande population, l’exportation des grains entraîne la diminution des habitans. “Un pays qui recueilleroit beaucoup de bleds & qui en vendroit constamment à l’étranger auroit une population imparfaite... Un pays qui n’en vendroit jamais à l’étranger, mais qui ne tireroit pas de ses terres tout le parti possible, auroit également une population imparfaite... La liberté constante d’exporter les grains n’est pas necessaire aux progrès de l’agriculture en France... Elle peut au contraire la contrarier.... Les établissemens d’instruie sont l’unique moyen d’élever la consommation au niveau de la plus grande culture.” Voilà les principes & les assertions sur lesquelles s’exerce l’auteur dans la premiere partie de son ouvrage. M. Necker cependant, qui fuit les extrêmes, ne se dissimule point les inconveniens d’une loi permanente contre l’exportation des grains. Mettre obstacle à leur sortie, lorsqu’il y a un superflu évident, independamment d’une provision de prudence pour l’année suivante, c’est empêcher de convertir un bien périssable, dans un bien plus durable qui est l’argent... Dans la question des grains, on n’a discuté pendant longtemps que la liberté ou la gêne absolue ; il est temps de chercher entre ces deux extrêmes quelques modifications raisonnables.... Si, comme je vous le conseille. M., vous vous procurez cet ouvrage interessant par son sujet & par la maniere dont il est traité, vous verrez avec quelle sagacité y sont discutées les diverses modifications qu’on peut apporter tant à l’exportation des grains à l’étranger qu’à la liberté de leur commerce dans l’interieur du Royaume. M. N. pense que le bien de l’État répugne à toute loi absolue à ce sujet : Il combat particulierement les loix d’Angleterre qui accordent des primes pour la sortie des grains & surtout l’application qu’on voudroit faire à la France, de l’exemple de cette nation. Il examine s’il seroit convenable de renouveller annuellement une loi sur le commerce des grains. Pour que ce parti lui parût préférable, il faudroit “qu’il y eut constamment à la tête de l’Administration, un homme dont le génie étendu parcourût toutes les circonstances ; dont l’esprit moelleux & flexible sçut y conformer ses desseins & ses volontés ; qui doué d’une ame ardente & d’une raison tranquille, fut passionné dans la recherche du bien & calme dans le choix des moyens ; qui juge integre & sensé des droits des differentes classes de la société, sçut tenir d’une main assurée la balance de leurs prétentions ; qui se faisant une juste idée de la prosperité publique la secondât sans précipitation & considerant les passions des hommes comme un fruit de la terre, proportionnât sa marche à cette nature éternelle & ne se fit un


tableau de la perfection que pour exciter son propre courage & non pour s’irriter des obstacles”. Les français sous ce regne ne peuvent douter qu’il existe des hommes dans lesquels se trouvent reunies les qualités necessaires au bonheur de la nation dans la conduite de ses intérêts; mais, ajoute M. N., s’il existoit un administrateur capable de varier sans cesse les loix sur les grains d’une maniere conforme au bien de l’Etat & de n’être pas effrayé par cette entreprise, on devroit peut-être à ses vertus de le préserver d’un semblable écueil. Cette opinion a pu dans certains temps être fondée mais elle trouvera en ce moment des contradicteurs qui ne manqueront pas d’exemples pour appuyer leur sentiment.

Dans la quatrième partie de son ouvrage M. N. présente ses reflexions sur le systême le plus convenable. Il rejette absolument toute loi absolue : “Qu’en effet une heureuse abondance ou un amour excessif pour la liberté en Economie politique, déterminent à n’imposer aucune limite au commerce des grains & que chacun se livre à ce commerce à sa fantaisie, un moment arrivera où les spéculations inconsiderées des marchands, les hauts prix, les mouvemens populaires, les craintes de disette commanderont au Gouvernement d’abroger cette loi. Si celle qui lui succède proscrit totalement la liberté ou l’assujettit à des gênes équivalentes, le commerce des bleds déjà poursuivi par l’opinion, cesse totalement : le Gouvernement est obligé d’intervenir & de porter partout des secours ; la circulation ainsi arrêtée au dedans & au dehors. Si d’heureuses récoltes surviennent, le superflu s’accumule, les prix baissent sensiblement, la culture est moins animée, les proprietaires annoncent qu’elle est perdue, on crie à la liberté, l’ancienne loi est retablie, de nouveau l’on en abuse, de nouveau l’on en change & une succession continuelle de Loix absolues & contradictoires, appuyées sur des principes toujours invariables & toujours differens, gouvernent la France aux yeux de l’Europe étonnée.” Enfin N.N. propose détablir une Loi permanente sous quelques modifications, mais dont la base seroit la non-exportation & dont telles pourroient être les conditions 1o. de ne laisser sortir que les farines, parcequ’à ce moyen, les étrangers auroient à payer outre le prix des grains, les frais de mouture & le bénéfice que feroient les divers agens de ces opérations.D’ailleurs on fait les plus excellentes farines avec des bleds de différentes qualités au lieu qu’on n’a expedié communement au dehors que les bleds de la premiere sorte & capables du soutenir le transport. 2o. Ne permettre cette exportation que lorsque le bled seroit tombé à vingt livres le septier & au dessous, pendant deux marchés consecutifs dans les lieux de sortie. M. N.


propose cette limite parce qu’il est naturel que le prix commun soit au dessus de celui qu’on a fixé pour la sortie. C’est à dire, pour bien apprécier son systême, parceque, selon ses principes, l’exportation est dangereuse à moins d’une surabondance de grains qui ne peut avoir lieu que dans le cas très rare d’une longue suite de bien bonnés années. 3o. N’établir cette loi que pour 10. années, parceque dans cet espace de temps, l’accroissement de l’argent en Europe ou des événemens imprévus peuvent changer d’une manière sensible, les proportions qui subsistent aujourd’hui entre les circonstances essentielles qui composent l’ordre social. 4o. Ordonner qu’il y eut une provision modique dans les mains des Boulangers depuis le premier fevrier jusqu’au premier Juin. La réflexion d’après laquelle M. Necker insiste sur cette condition, est que les hazards sont terribles en matiere de subsistance. Il pense que cette précaution presente une sauvegarde importante contre les abus possibles de la liberté interieure &c. 5o. Permettre dans toutes les circonstances l’exportation des bleds venus de l’étranger. Je ne me suis pas permis, M., de discuter & encore moins de réfuter les propositions de M. N c’est une tache que M de Condorcet s’est chargé de remplir & dont il s’occupe maintenant. Mon empressement d’ailleurs ne m’a pas laissé le temps de faire une analysie aussi approfondie que cet ouvrage le mérite. Je desire que cette esquisse legere tracée à la hate vous en donne une idée convenable. M. Necker y paroît en tout point oppose aux principes du systême actuel & n’approuver gueres plus ceux qu’ils ont remplacés. Voici un de ses preceptes qui renferme une critique honnête & moderée. “Dans tous les pays où le peuple sans être abruti par l’esclavage, ne se mêle ni des loix ni des affaires, il est difficile de raisonner avec lui & dangereux de lui commander sans ménagement. Il faut le conduire comme un enfant sensible, employer avec lui plus de dexterité que de force, l’habituer avant d’ordonner, l’amener & non le contraindre.”&c.

Les marchands d’Eau-de-vie & Distillateurs de cette Ville ont été chez les Célestins pour les saisir, sur ce que ces bons moines alloient sur leurs brisées en distillant tant qu’ils pouvoient. Les Officiers saisissans n’ont pas eu beau jeu, car la République frocquée les a renfermés & les détiendroit encore si le Lieutenant de Police ne se fut transporté au Couvent pour leur procurer la liberté. Cette aventure va nous amener encore trois Procès & des Mémoires. Procès de la part des jurés ou Officiers Distillateurs qui ont été maltraités& procès de la Communauté & procès des fermiers du Roi à cause de la fraude des Droits dans les operations cachées entre les murs du Couvent.

J’ai l’honneur d’être &c.