LES PARADOXES
DU SEIGNEUR DE MALESTROICT,
CONSEILLER DU ROY, & MAISTRE ORDINAIRE
DE SES COMPTES,
SUR LE FAICT DES MONNOYES,
PRESENTEZ À SA MAIESTÉ, AU MOIS DE MARS, M.D.LXVI

 

Au Roi

Sire, ayant travaillé trois ans, tant par commandement de vostre Maiesté, que par ordonnance de vostre Chambre des Comptes, au faict des monnoyes, à elle renvoyé pour vous en donner advis: & d'autant que la chose qui plus nous doibt inciter d'y regarder de plus, c'est l'estrange encherissement que nous voyons pour le iourd'huy de toutes choses: Lequel combien que chascun, tant grand que petit, le sente à sa bourse: si est-ce que peu de gens peuvent gouster la source & origine de ce mal, lequel fault necessairement tirer du fons & abysme desdictes monnoyes, & icelle demonstrer par raisons grandement paradoxes, c'est à dire, fort esloingnees de l'opinion du vulgaire. Il m'a semblé, Sire, que pour traicter la matiere selon son naturel, & attendant faire paroistre à vostre Maiesté un plus grand fruict de mon labeur, ie ne pouvois mieux faire, pour acheminer l'oeuvre, que de mettre en avant les deux Paradoxes que i'ai osé presenter à vostre Maiesté, à fin qu'ilz en soient mieux receus & veux par tout: & qu'estans bien entendus, chascun congnoisse le tort qu'il [90] se faict d'encherir, mettre & allouer lesdictes monnoyes par dessus le prix de voz Ordonnances. Lesquelles par ce moyen seront mieux gardees, qu'elles n'ont accoustumé: dont adviendra à vous premierement, Sire, puis à voz subiectz, un grand & incroyable profict.

Vostre treshumble & tresobeissant
subiect & serviteur,
de-malestroict.


PREMIER PARADOXE

Que lon se plainct à tort en France, de l'encherissement de toutes choses, attendu que rien n'y est enchery puis trois cens ans.

DEUXIÈME PARADOXE

Qu'il y a beaucoup à perdre sur un escu, ou autre monnoye d'or & d'argent, encores qu'on la mette pour mesme pris qu'on la reçoit.

PARADOXE PREMIER

Que lon se plainct à tort en France, de l'encherissement de toutes choses, attendu que rien n'y est enchery puis trois cens ans.

Depuis que l'ancienne permutation a esté commuée en emption & vendition, & que la premiere richesse des hommes qui consistoit en bestail, a esté transferee à l'or & à l'argent, par lesquelz toutes choses ont esté depuis estimées, vendues, & appreciées, & par conséquent sont iceux metaux les vraiz iustes iuges du bon marché, ou de la cherté de toutes choses.

Lon ne peult dire, qu'une chose soit maintenant plus chere qu'elle n'estoit il y a trois cens ans, sinon que pour l'achapter il faille maintenant bailler plus d'or ou d'argent que lon n'en bailloit alors.

Or est il que pour l'achapt de toutes choses, lon ne baille point maintenant plus d'or ny d'argent que lon en bailloit alors.

Doncques, puis ledict temps rien n'est enchery en France.

[92] Les maximes sont claires.

La mineure se preuve en ceste maniere:

Du temps du Roy Phylippes de Valoys, qui commença à regner en l'an mil trois cens vingt huict, l'escu d'or aux fleurs de lis sans nombre aussi bon, voire meilleur en pois & aloy que les escuz soleil de maintenant, ne valoit que vingt solz tournois. Et combien que lors l'aulne de bon velours ne valoit que quatre livres, pour paier ces quatre livres falloit bailler quatre escuz, ou monnoye d'argent à l'equipolent. Ladicte aulne de velours, encores qu'elle couste maintenant dix livres, qui font six livres d'avantage: Neantmoins pour paier ces dix livres ne faut que ladicte somme de quatre escuz, à raison de cinquante solz piece, comme ils font par l'ordonnance, ou monnoyes d'argent à la valeur. Doncques ladicte aulne de velours n'est point maintenant plus chere, qu'elle n'estoit alors.

Il y a pareille raison pour toutes autres marchandises de garde, que les marchands appellent Latines.

Si nous regardons aux autres marchandises, qui sont plus perissables, comme bledz, vins, & autres semblables, nous y trouverons pareille raison. Mais pour en faire le compte il n'est pas raisonnable de nous fonder sur ceste année, qui est la plus estrange & irreguliere qui ait paravanture iamais esté veuë en France, que les bledz & vins ont esté quasi tous perdus, voire le boys des vignes & les noyers gelez. Nous prendrons doncques une année commune, comme lon a accoustumé faire en l'estimation des choses casueles & incertaines, & mettons le muy de vin moiennement bon, à douze livres tournois.

Et viendrons au Roy Iehan successeur dudict Philippes, qui commença à regner en l'an mil trois cens cinquante, & fist forger les premiers francz à pied & à cheval d'or fin, lesquelz ne valoient lors que vingt solz tournois, & maintenant se mettent pour soixante solz, qui est le triple. Si en ce temps là le muy de vin moiennement bon valoit quatre livres, pour paier ces quatre livres falloit bailler quatre desdicts francz d'or, ou monnoye d'argent à l'advenant. Si maintenant nous achaptons ledict muy de vin douze livres, qui est le pris que nous avons supposé pour une année commune: pour paier lesdictes douze livres, ne fault que pareil nombre de quatre francz d'or à ladicte raison de soixante solz tournois piece, ou monnoye d'argent à la valeur. Parquoy ne se peult dire, que puis ledict temps y ait sur ledict vin aucun encherissement. Le semblable est des grains, & autres telles marchandises.

Nous avons compté par l'or: comptons maintenant par l'argent, & le prenons de plus loing, comme du temps du Roy sainct Loys, qui com-[93]mença à regner en l'an mil deux cens vingt sept, & fist forger les premiers solz, valans douze deniers tournois piece, pour lors appelez gros tournois. Ces gros tournois ou douzains estoient tous d'argent fin, & n'y en avoit que soixante quatre au marc.

Des douzains de maintenant, mesmement des derniers forgez par le Roy Henry deuxiesme, d'aloy à trois deniers & demi fin, de quatre vingt treize pieces & demie au marc d'oeuvre, y en a en un marc d'argent fin, trois cens vingt, qui est le quintuple de ce qu'il y en avoit du temps dudict sainct Loys.

Partant de l'un desdicts solz lon en a faict cinq, & par consequent les vingt solz de maintenant n'en valent que quatre de ce temps là: les vingt cinq livres, cinq livres: les cens, vingt. Et ainsi de plus grande ou plus petite somme.

Doncques si pour le iourd'huy nous achaptons l'aulne de velours dix livres, qui ne se vendoit du temps dudict sainct Loys que quarante solz, nous n'en baillons point plus d'argent qu'il s'en bailloit alors.

L'aulne de drap, qui se vend maintenant cens solz, ne revient qu'à vingt solz du temps passé.

Le muy de vin n'est point maintenant plus cher à douze livres dix solz, qu'il estoit alors à cinquante solz.

Si le chappon couste maintenant dix solz, ce ne sont que deux solz du temps passé.

La pinte de vin, qui couste maintenant à la taverne trois blancz, n'est point plus chere que quand elle estoit lors à un liard.

La paire de souliers n'est point maintenant plus chere à quinze solz, que lors à trois solz.

Si la iournée d'un homme & d'un cheval couste à l'hostellerie en année commune vingt cinq solz, ce n'est point plus cher que cinq solz qu'elle pouvoit couster alors.

La iournée d'un manoeuvre ou gaigne denier, qui couste maintenant cinq solz, n'est point plus chere qu'elle estoit lors à douze deniers.

Le Gentilhomme qui a maintenant cinq cens livres de rente, n'est point plus riche que celuy qui lors n'en avoit que cent.

Une terre ou maison qui se vend maintenant vingt cinq mil francs, n'est point plus chere qu'elle estoit lors à cinq mil livres.

Le tout pour la raison dessusdicte, qui est, que les vingt cinq mil livres de maintenant ne contiennent point plus grande quantité d'argent fin, que les cinq mil livres du temps dudict sainct Loys.

[94] Et ainsi l'encherissement que l'on cuide estre maintenant sur toutes choses, ce n'est qu'une opinion vaine, ou image de compte sans effet ni substance quelconque. Car tousiours fault revenir à nostre premier point, qui est, de sçavoir & entendre pour vray, que nous ne baillons point maintenant plus grande quantité d'or ou d'argent fin, qu'il s'en bailloit le temps passé pour l'achapt de toutes choses. Ce qui se voit & verifie tout de mesme, de temps en temps, & de regne en regne, depuis ledict sainct Loys, iusques à present.

Parquoy ne se peult dire ny soustenir, qu'aucune chose soit encherie puis ledict temps.

 

PARADOXE DEUXIÈME

Qu'il y a beaucoup à perdre sur un escu, ou autre monnoye d'or & d'argent, encores qu'on la mette pour mesme pris qu'on la reçoit ....

L'une des choses qui plus a trompé & rendu pauvre le François & la France, & qui plus a faict contemner & enfreindre, depuis cent ans, les Ordonnances faictes par les Roys sur le cours & mise des monnoyes, les prenant & alouant à plus hault pris que le Prince ne les a evaluées. En quoy l'opinion du vulgaire a tousiours esté maistresse car quelque resistance que les Roys aient sceu faire, ilz ont finalement esté vaincus & contrainctz de suivre en cela la volonté desordonnée du peuple, & de hausser l'escu de iour en iour. Tellement que de vingt solz qu'il valoit du temps dudict Roy Philippes de Valois, a monté de regne en regne, & de degré en degré, à XXV.XXX.XXXV. XL.XLV. & iusques à cinquante solz, ou il est maintenant par l'ordonnance. Ce qui a apporté une perte inestimable & dommage irreparable, tant aux Roys qu'à leurs subiectz. C'est un erreur commun de long temps inveteré & enraciné aux cerveaux de la plus part des hommes, qui pensent n'estre possible qu'ils puissent riens perdre sur un escu ou autre monnoye, soit domestique ou estrangere, pourveu qu'ilz la mettent pour le mesme pris qu'elle [95] leur aura esté baillée. Ces pauvres gens sont bien loing de leur compte, ainsi qu'il sera clairement demonstré par les mesme termes du Paradoxe precedent.

Quand du temps dudict Philippes de Valoys les escuz, comme dict a esté, ne valoient que vingt solz piece, qui maintenant se mettent à cinquante solz pour le moins: le Gentilhomme qui avoit cinquante solz de menuz cens ou rentes, pour ces cinquante solz recevoit deux escuz & demy, ou monnoye d'argent à la valeur: pour lesquels deux escuz & demy il avoit demie aulne demy quart de velours, à raison de quatre livres l'aulne, qui est le prix qu'il valoit alors, revenant aux quatre escuz qu'il vault de present. Maintenant pour payement desdictz cinquante solz de rente, ce Gentilhomme ne reçoit qu'un escu, ou monnoye d'argent à l'equipolent. Pour cet escu, il n'aura au iourd'huy qu'un quartier de velours, à raison de dix livres que vaut maintenant l'aulne: au lieu qu'il en avoit le temps passé demie aulne demy quart. Il pert doncques un quartier & demy de velours sur son escu, combien qu'il l'ayt mis pour cinquante solz, qui est le mesme pris qu'il l'a receu. Et s'il prent ou met l'escu pour cinquante un, ou cinquante deux solz, sa perte sera plus grande à l'equipolent.

L'officier qui avoit lors vingt livres de gaiges, pour payement de sesdictz gaiges, recevoit vingt escuz, ou monnoye d'argent à l'advenant. Pour lesquelz vingt escuz il pouvoit avoir cinq aulnes de velours, à ladicte raison de quatre livres l'aulne, qui estoient les quatre escuz, qu'il vault de ceste heure. Maintenant pour payement d'iceux vingt livres de gaiges, cest officier ne reçoit que huict escuz à cinquante solz piece ou monnoye d'argent à la valeur: pour lesquels huict escuz il n'aura que deux aulnes de velours, à ladicte raison de dix livres l'aulne qu'il vault maintenant, au lieu qu'il avoit accoustumé d'en avoir cinq. Parquoy est manifeste qu'il pert sur ses huict escuz trois aulnes de velours, nonobstant qu'il ayt mis sesdictz escuz pour cinquante solz piece, comme il les a receus.

Le Bourgeois qui du temps du Roy Iehan avoit trente six livres de rente foncière ou constituée, pour payement de sadicte rente, avoit trente six francs d'or à pied ou à cheval, à raison de vingt solz piece qu'ilz valoient lors, ou monnoye d'argent à l'equipolent. Pour lesquelz trente six francz d'or, il pouvoit avoir neuf muys de vin, à raison de quatre livres dudict temps, qui estoient quatre francz d'or valans douze livres de present, qui est le pris, ou pour une année commune nous avons apprecié ledict muy de vin. Si ce bourgeois est maintenant payé de sadicte rente de trente six livres en ladicte monnoye de franz d'or, il n'en recevra que [96] douze, valans, à raison de soixante solz piece, comme ilz se mettent à present, ladicte somme de trente six livres: pour lesquels douze francz d'or, il n'aura pour le iourd'huy que trois muys de vin, à ladicte raison de douze livres qu'il vault à present, au lieu que lors il en avait neuf muys. Il pert doncques six muys de vin sur ces douze francz d'or, encores qu'il les ayt mis pour mesme pris de soixante solz qu'il les a receus.

Il y a pareille perte sur toutes autres especes d'or, & en achapt de toutes sortes de vivres & marchandises, dont i'obmettray le discours, pour obvier à prolixité.

Comptons maintenant par la monnoye d'argent.

Le Gentilhomme, ou autre de quelque estat qu'il soit, qui du temps dudict sainct Loys avoit seize livres de cens ou rente, pour luy payer ceste rente, on luy bailloit cinq marcz d'argent fin, ou monnoye d'or à l'equipolent. Car comme dicte a esté au premier Paradoxe, au marc d'argent fin n'y avoit lors que la quantité de soixante quatre pieces appellez solz ou grostour. Maintenant pour luy payer ceste rente, on ne luy baille qu'un marc d'argent fin, par ce que les seize livres, qui font trois cens vingt pieces des nouveaulx solz, ou douzains, ne contiennent au plus qu'un marc dudict argent fin, qui n'est que la cinquiesme partie de l'argent contenu aux premiers seize livres. En ce temps là, lon avoit pour seize livres, seize aulnes de drap, à raison de vingt solz l'aulne, aussi bon ou meilleur que celuy qui à present couste cent solz tournois. Maintenant pour seize livres lon n'a que trois aulnes un cinquiesme dudict drap, à cent solz l'aulne, au lieu que lon en avoit seize le temps passé: qui est perte de douze aulnes quatre cinquiesme de drap sur seize livres, combien que lon ayt mis chacune livre pour pareil pris de vingt solz qu'elle a esté receue.

Si nous le prenons au solt ou douzain, nous trouverons le semblable. Car pour dix solz que le Gentilhomme recevoit anciennement de ses rentes ou censives, contenant autant d'argent fin que les cinquante de maintenant, il pouvoit avoir cinq chappons, à raison de deux solz piece. Maintenant pour dix solz il n'a qu'un chappon, qui est perte sur dix solz de quatre chappons, combien qu'il ayt mis lesdictz solz pour douze deniers chacun, qui est le mesme pris qu'il les a receus.

Si celuy qui tient l'opinion contraire à ce paradoxe vouloit replicquer, & dire qu'il ne se soucie point combien vault l'escu, la livre ou le solt, & qu'ayant cent livres de rente ou de gaiges, ce luy est tout un en quelles especes d'or ou d'argent on le paye, ne pour quel pris on les luy baille, pourveu qu'il ayt tousiours sa somme de [97] cent livres, & qu'il mette ses dictes especes pour le mesme pris qu'il les reçoit: faultdroit par mesme moyen qu'il se vantast d'avoir pour le iourd'huy autant de marchandise pour deux solz ou douzains nouveaulx, qui sont quasi tous de cuyvre, que lon en avoit le temps passé pour deux desdictz vielz solz ou gros tournois, qui estoient tous d'argent fin: & autant à present pour un escu, que lon en avoit lors pour deux & demy. En quoy faisant il introduiroit & mettroit en avant un troisieme Paradoxe, bien plus estrange & plus difficile à croire que le premier. Car ce seroit à dire, que toutes choses seroient maintenant à meilleur marché qu'elles n'estoient d'ancienneté, d'autant que pour l'achapt d'icelles lon bailleroit maintenant moins d'or & d'argent, que lon n'en bailloit alors. Ce qui ne se peult demonstrer, car il n'est pas vray : & nous suffira bien de croire le premier Paradoxe, qui monstre que rien n'est enchery, sans tant nous abuser, que de cuider les choses estre maintenant à meilleur marché, qu'elles n'estoient le temps passé.

L'energie & intention de ces deux Paradoxes est, pour monstrer (par le premier) que le Roy & les subiectz achappent maintenant toutes choses aussi cher que lon faisoit le temps passé, par ce qu'il fault bailler aussi grande quantite d'or & d'argent, que lon faisoit alors. Mais au moyen du surhaulsement de pris des monnoyes d'or, dont provient par necessité l'empirement & affoiblissement de celles d'argent, le Roy ne reçoit en payement de ses droitz domaniaulx & autres, aussi grande quantité d'or & d'argent fin que ses predecesseurs. Pareillement les Seigneurs & autres subiectz de sa Maiesté qui ont cens, rentes, gaiges, estatz & appointements, n'en reçoivent aussi grande quantité d'or & d'argent fin qu'ils recevoient le temps passé, mais sont (comme le Roy) payez en cuyvre, au lieu d'or & d'argent. Pour lequel cuyvre (suivant le deuxiesme Paradoxe) lon ne peult recouvrer autant de marchandise que lon avoit pour semblable quantité d'or & d'argent fin: aussi la perte que lon cuide avoir par l'encherissement de toutes choses, ne vient pas de plus bailler, mais de moins recevoir en quantité d'or & d'argent fin, que lon avoit accoustumé.

[98] En quoy nous voyons clairement, que tant plus nous haulsons le pris des monnoyes, tant plus nous y perdons: car de là vient le grand encherissement, qui est maintenant de toutes choses, qui amène une pauvreté generale à tout ce Royaume.

Les mouvements, occasions, & progrets de ce mal, seront cy apres amplement deduicts & demonstrez, avec le moyen certain, & infalible pour y remedier, au grand bien & honneur de sa Maiesté, soulagement & commodité de tous ses subiectz.

FIN

Fermeture de la fenêtre