Journal OEconomique
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Principes de l'Œconomie, fondés sur la Science naturelle & sur la Physique.

Par M. Linnæus, Docteur en Médecine, de l'Académie des Sciences de Stokolm.


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Le Globe terrestre n'est composé que d'élémens ou de choses naturelles : les élémens sont les substances simples ; mais les choses naturelles sont des corps qui ont reçu leur configuration de la main du Créateur.
Nous appellons Physique la science qui a pour objet les élémens; & à celle qui examine les propriétés des corps figurés, nous donnons le nom de Science naturelle.
Toutes les choses que comprend cette derniere Science se distribuant en trois regnes, c'est-à-dire, le minéral, le végétal & l'animal, il est nécessaire de la partager en trois parties, qui sont la minérologie, ou la connoissance des fossiles, la botanique, ou la connois-


sance des plantes, & la Zoologie, ou la connoissance des animaux, oiseaux, poissons, reptiles, &c.

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Il faut que tout ce dont l'homme a besoin, ou pour la subsistance, ou pour sa commodité (élémens ou choses naturelles, n'importe) se trouve sur notre Globe. Les élémens d'eux-mêmes ne peuvent fournir ni à la nourriture, ni au vêtement de l'homme; ce sont les choses naturelles qui principalement sont propres à servir à ces deux fins, quoiqu'un grand nombre d'entr'elles ne puissent être utiles, étant brutes ou telles que la nature nous les livre, & qu'il faille les préparer par les forces des élémens.
On donne le nom d'Œconomie à la Science qui nous enseigne la maniere de préparer les choses naturelles à notre usage par le moyen des élémens. Ainsi la connoissance de ces choses naturelles &, celle de l'action des élémens sur les corps, & de la maniere de diriger cette action à de certaines fins, sont les deux pivots sur lesquels roule toute l'Œconomie.
Or comme les choses naturelles


sont divisées en trois regnes, nous sommes obligés de distribuer aussi la Science Œconomique en trois parties; sçavoir, la métallique pour les métaux & mineraux; la végétale qui comprend l'agriculture dans toute son étendue, & l'animale, qui a pour objet les bêtes domestiques, la chasse, la pêche, &c.

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Quoique par sa situation le regne minéral soit inférieur aux deux autres, il ne l'est peut-être en aucune sorte par son utilité. Un détail des avantages qu'il procure, prouveroit au moins que sans lui la nature humaine ne pourroit peut-être subsister; cependant le regne végétal me paroit plus nécessaire encore à la conservation de l'homme que l'argent & l'or. Tous les animaux ne se nourrissent-ils pas avec des plantes, & ne semble-t-il pas que la chair n'est autre chose qu'un légume préparé par une machine merveilleuse. N'y a-t-il pas encore aujourd'hui des sectes entieres, qui comme les Pythagoriciens & les Gymnosophistes de l'antiquité ne vivent que de plantes ? La dixiéme partie de l'Europe n'est-


elle pas sémée de grains & de légumes pour la nourriture des hommes? & le reste n'est-il pas couvert d'herbe pour celle des animaux ? Or ces plantes & ces grains ne réussissant point, la famine détruit les uns & les autres, & les pays où ce malheur arrive se trouvent dépeuplés en peu de tems. C'est par ces raisons que l'on ne pourra jamais trop s'appliquer à la connoissance d'un regne dans lequel tout ce qui peut contenter nos besoins & flatter nos goûts se trouve réuni. Quelle diversité dans les salades ? quelle variété dans les racines ? combien n'avons-nous pas d'espéces de pommes, de poires, de melons, de concombres, de fruits à noyaux, de légumes d'été ?

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La plûpart de nos maisons & de nos meubles ne sont-ils pas faits de bois ? ne construit-on pas de bois des vaisseaux qui nous mettent en état de faire le tour du monde ? La seule plante de lin ne conserve-t-elle pas beaucoup mieux & beaucoup plus sûrement l'histoire & toutes les sciences que des monumens de mar-


bre ? Comment pourrions-nous nous servir si commodément des peaux des animaux, si les tanneurs n'avoient pas trouvé le secret de faire leur tan avec des écorces de sumac, de coriaria de chêne, de saule, de bouleau & autres arbres ? Comment les teinturiers donneroient-ils des couleurs aux étoffes, si le regne végétal ne leur fournissoit pas l'indigo, la guede, la garance, la serratula, la curcumma, le saffran, le roucou. Ne devons-nous pas à ce même regne le vin, le thé, le caffé & le tabac, dont cependant je n'ose décider si c'est un effet de la grace ou de la colère de Dieu, lorsqu'il en a accordé l'usage aux hommes ?

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On seroit en droit de dire que Dieu ne nous a pas seulement donné dans le regne végétal tout ce que nous pouvons souhaiter de meilleur pour notre nourriture, notre vêtement & notre logement ; mais qu'il a encore voulu qu'il servît à délecter nos sens. Il a étendu sur toute la terre un tapis de fleurs, & il y a mis l'homme afin qu'il jouisse des plaisirs


innocens que leur odeur, leur couleur & leur saveur variées à l'infini peuvent lui donner.

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* Adam Smith fait à plusieurs reprises allusion dans La Richesse des Nations à cette pratique des Hollandais. Il est impossible de savoir de quel ouvrage il la tenait lui-même, si, comme Linné, il la tenait du traité sur les aromates de Pison, ou autrement. Le catalogue et le plan de sa bibliothèque ne nous renseignent que sur la présence de plusieurs ouvrages de Linné et l'absence de ceux de Pison. p. taieb Dans la distribution de ses biens le Maître de la nature en donne à chaque pays qui lui sont propres; mais si l'on est obligé de chercher ailleurs ce que l'on trouve pas chez soi, un sage Œconome sçait tirer parti de cette circonstance, & faire ensorte que personne n'y gagne plus que lui. Les Hollandois, par exemple, gardent pour eux les cloux de girofle, les muscades & la canelle ; & l'exportation des semences de ces épices est défendue sous peine de mort. Voici de quelle maniere le Hollandois Pison en parle dans sa Mantissa aromat. pag. 177. Les petits Rois des Indes Orientales éblouis par le profit présent de quelques milliers de risdales qu'on leur distribua, détruisirent tous les gerofliers de leurs pays; & les nôtres, qui n'ont en vûe que le gain, auroient cru commettre une grande imprudence s'ils eussent permis que le prix de cette précieuse épice diminuât par son abondance.* Lorsque l'Arabie heureuse possédoit encore


toute seule l'arbre qui porte le caffé, ce fruit attiroit des sommes immenses dans le pays ; mais depuis que Witsen a trouvé le moyen d'en faire passer de la semence fraîche aux Indes Orientales & au Cap de Bonne Espérance, d'où elle s'est répandue dans la suite jusqu'en Amérique, on peut appeller son pays natal l'Arabie moins heureuse. Les Espagnols ne se sont-ils pas irrités contre la nation Angloise qui s'étoit mise sur le pied de chercher l'hoematoxylon, (bois de Brésil,) qui ne croît que dans quelques Provinces soumises à la domination Espagnole, au point de s'emparer de tous les vaisseaux Anglois où ils en trouvoient, ce qui fut ensuite une des principales raisons qui engagerent les deux Puissances dans la derniere guerre.

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Comment un Œconome peut-il s'attendre à cueillir des fruits abondans de ce regne quand il n'a pas une connoissance solide de la partie de la science naturelle que nous appellons Botanique ? Celui qui pour faire venir dans ses prairies un foin plus abondant voudroit les ensémen-


cer entreprendroit un travail fort inutile, s'il ne connoissoit pas les plantes qui croissent facilement, & qui conviennent à son terrein. Pour ensémencer donc avec avantage une prairie située dans un endroit élévé, il faut qu'il sçache les herbes qui peuvent venir d'elles-mêmes sur une hauteur semblable. Saignez des marais, déséchez-les, brûlez le gazon ou renversez-le sous terre, tout cela ne vous avancera de rien, si ensuite vous ensémencez le champ labouré avec des semences qui naturellement ne croissent que sur des hauteurs ; il en faut qui soient propres au bas terrein. En vain on fera venir des pays étrangers des plantes propres à la teinture pour en multiplier l'espèce chez soi, si l'on ne sçait pas en quel climat & en quel terroir chacune d'entr'elles vient sans le secours des hommes, & que l'on ne dirige point la culture sur les principes que fournit cette connoissance.

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Comment un Œconome peut-il faire réflexion sur quelque plante en particulier, & comment peut-il dé-


couvrir quelque chose d'utile quand il ne connoît pas la nature des végétaux en général, quand il ne sçait pas les chercher, les augmenter & en faire usage. On croyoit autrefois que le ginzeng ne croissoit qu'en Perse & en Tartarie; mais les Botanistes ont enfin découvert que ce reméde, le plus cher de tous, se trouve d'une aussi bonne qualité en Amérique. Quel homme auroit eu la pensée de chercher le vernis (résine connue dans les Apoticaireries) dans un autre pays que la Chine & le Japon, avant que les Botanistes l'ayent trouvé en Virginie ? Qui auroit cru que la rhubarbe dont on consomme tant de milliers d'onces par an pourroit croître dans un climat autre que celui des Orientaux ? & cependant les expériences Botaniques nous on fait voir que l'on en peut faire venir d'aussi bonne en Hollande. Qui se seroit imaginé que le tabac dont la Floride est le pays natal, pourroit croître dans un pays aussi septentrional que la Suéde, & néanmoins, après plusieurs tentatives, on y a trouvé un terroir qui lui est conve-

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nable. Tout le monde sçait que les Hollandois plantent l'aveneron sur leurs dunes, pour affermir par son moyen le sable mouvant, qui sans cela seroit continuellement agité par les vents ; mais j'ignore si en Scanie, où cette herbe croît abondamment d'elle-même, on a tâché d'en retirer la même utilité. Les patates qui viennent sans aucune culture en Virginie, furent d'abord regardées en Europe comme des plantes des plus singulieres, & l'on en prit des soins infinis : cependant un Œconôme instruit auroit aisément connu qu'ils peuvent croître dans nos pays Septentrionaux, puisqu'ils viennent en Amérique sur le même dégré de latitude. Comme les avantages que le thé procure à la Chine sont très considérables, on a souvent tenté de transporter cette plante en Europe ; mais ce transport ayant toujours été entrepris par mer, la chaleur excessive a toujours séché les racines & gâté la semence en passant sous la ligne. Mais comment ne voit-on pas qu'en faisant venir cette semence ou ces racines par la voie de la Russie, elles

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ne se gâteroient point & se planteroient à coup sûr avec avantage en Italie ou même en Suéde ? Combien la réussite de ce seul essai n'épargneroit-elle pas de sommes à l'Europe.

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Quoiqu'il soit aisé de concevoir combien une connoissance solide des plantes peut procurer d'avantages à un sage œconome, les personnes mêmes qui en sont convaincues semblent souvent désapprouver les soins scrupuleux avec les quels les Botanistes examinent une mousse ou un champignon. Ces objets, selon eux, sont trop vils pour mériter une pareille attention. Ils demandent sans cesse : A quoi cela sert-il ? Je conviens qu'il y a bien des choses dont nous ne savons pas l'utilité ; mais le tems nous l'enseignera aussitôt que nous les éprouverons & que nous les connoîtrons suffisamment. La nature n'a rien fait d'inutile ; tout le monde en convient. Demander au Lappon si la mousse censée inutile presque par-tout l'est aussi pour lui, & il vous répondra que les bruyères qui en sont couvertes lui


tiennent lieu de champs labourables & de prairies ; qu'elles fournissent en été & en hyver la nourriture nécessaire à ses rennes, en un mot qu'elles sont, sinon l'unique, du moins le principal soutien de toute son œconomie. Dans la Bothnie septentrionale on sçait ramasser cette mousse & en mêler en hyver dans le fourrage des bestiaux, qui par ce moyen sont bien nourris, au lieu que ceux des autres paysans Suédois meurent d'inanition, & ont de la peine à se soutenir de bout dans cette saison, quoique tous les rochers qui sont autour de leurs habitations soient couverts de la même mousse. Dans les nuits de la plus rude saison le Lappon repose dans un lit fait avec de la mousse aux ours, pendant que les pauvres Suédois meurent de froid clans leurs forêts. Celui-là fait servir la mousse des marais de couche, de lange, de couverture & de coussin à ses enfans ; & en effet elle est plus douce que la soye de nos berceaux, & très-propre à garantir le corps tendre de l'enfant de l'acreté de l'urine. L'Islandois a trouvé le secret de

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se préparer des mets nourrissans & d'un bon goût de la mousse qui croît chez lui, au lieu que nos pauvres meurent de faim dans les grandes disettes de denrées, tandis que toutes nos forêts sont remplies de la même espéce de mousse. Le Finois appliqué à la pêche sçait se préparer du pain & toutes sortes de mets avec les langues marines, au lieu que dans nos Provinces où tous les rivages en fourmillent, nos pauvres ne croyent plus avoir aucune ressource quand les vivres ordinaires leur manquent. Les François donnent au vin de Pontac la couleur la plus foncée par le moyen de leur mousse marine. La fumée de certains champignons garantit le Lappon & ses troupeaux des légions de cousins & de taons qui l'environnent, & celle d'une autre espéce lui procure l'odeur qui flatte le plus son odorat.

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Quand dans les contrées basses de quelques Provinces, la récolte du seigle avoit manqué une seule fois, j'ai vû avec l'affliction la plus vive le pauvre peuple mourir de misere, sans qu'il ait fait le moindre essai


pour trouver une autre nourriture à la place du bled, & cependant tous les marais sont remplis de missine, les plants à choux de porreaux les champs de racines succulentes, les guérets d'asperges, & les prairies de cambroc, que d'autres nations sçavent mettre à profit pour leur conservation, lors même qu'elles n'ont qu'une seule des choses que je viens de nommer. Mais personne n'a pû les lui faire connoître, ni lui apprendre à les préparer, parce que personne n'a connu à fond la botanique & l'œconomie.

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Un Œconome initié dans les mistères de la Botanique, trouve dans cette science occasion de faire une infinité d'essais & de découvertes dont l'utilité doit ensuite nécessairement influer sur son état & sur sa fortune. Combien n'y a-t-il pas encore de plantes propres à la teinture qui n'ont jamais été essayées, ou qui du moins ne l'ont jamais été comme il le falloit, & dont les teinturiers n'ont point entendu parler ? Presque toutes les especes de mousse contiennent une couleur. Ne pourroit- 3 iij


on pas tirer parti de la sanicle, de la grassette ? Le romarin sauvage, ledum, ne pourroit-il pas être employé avec avantage?

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Les principes de la Botanique appliqué à l'œconomie, mettent en état de cueillir & de serrer toutes choses dans leur tems. Une personne à qui la Botanique n'a pas fait connoître la petiveria ne pourra jamais deviner pourquoi à la Jamaique la viande en certains tems, sur-tout dans une grande sécheresse de l'été, a un goût si amer qu'on ne peut en manger, & à plus forte raison en faire provision ? Comment sçaura-t-elle d'où vient que les grives mangées en certains tems & en certains lieux, lachent le ventre, quand elle n'aura pas appris que c'est l'effet du nerprun, que ces oiseaux aiment beaucoup ? Comment découvrira-t-elle la cause qui en quelques endroits fait mourir les bestiaux subitement, quand au printems on les mene paître pour la premiere fois, en ne connoissant pas la propriété funeste de la ciguë ? Comment pourra-t-elle choisir de bon bois de charpente pour  


ses bâtimens, n'ayant pas une connoissance solide de la nature, des propriétés & des différens âges des arbres?

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Et comment après tout cela un Œconome peut-il retirer aucun profit des livres, si la Botanique ne lui a pas fait connoître auparavant les plantes dont il est parlé ? Comment peut-il chercher dans les pays étrangers des plantes propres à la teinture, ou des herbes qui puissent rendre le foin de ses prairies plus abondant, s'il n'en a jamais entendu parler ? Comment enfin pourra-t-il communiquer aux autres les expériences qu'il aura faites lui-même sur l'utilité de telle & telle plante, si la Botanique ne lui a point appris à s'expliquer avec clarté sur de semblables sujets ? Je ne crois point qu'après ces considérations quelqu'un puisse douter de la grande utilité que l'étude de la Botanique peut apporter à l'œconomie.
Le regne animal, loin d'être moins considérable que le végétal, est le plus parfait des trois que Dieu a créés. L'homme sçait tirer parti des 3 iv


animaux de la terre, des oiseaux de l'air & des poissons des eaux. On voit par l'exemple des Chinois que tous les quadrupedes sont mangeables. Les vers les plus vils servent de nourriture aux Américains. Il faut que les oiseaux passent d'une partie du monde dans l'autre, que les poissons approchent des bords de la mer, & que les huitres & les coquilles couvrent les rivages, afin que nos cuisines soient abondamment pourvûes. N'est -ce pas pour nous que l'abeille prépare le miel, & le ver à soye ne travaille-t-il pas pour nous? Le castor, la civette & la gazelle ne fournissent-ils pas à nos Apoticaires le castoreum, le musc & le bézoar ? N'est-ce pas ce même regne qui nous livre les perles, l'yvoire, les côtes de baleine, les cornes de licorne ou des naruals, le caret, &c ? Ne nous donne-t-il pas la plus grande partie de nos habits, & en même-tems les plus chauds ? Et les oiseaux en particulier ne fournissent-ils pas aux Indiens leurs plus belles parures, & les aigrettes aux Turcs ? Que pouvons-nous comparer à la grandeur de l'élé-

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phant, à la force du cheval, à la vigueur du taureau sauvage, à la beauté du paon, au chant du rossignol ? C'est ici que l'on voit des animaux traverser les champs, des oiseaux fendre l'air, des poissons reluire dans la mer, des insectes briller par-tout, & en un mot tout concourir suivant sa destination ou à l'utilité, ou aux plaisirs de l'homme.

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La vie pastorale fut anciennement regardée comme la plus innocente & la plus heureuse. Et combien d'avantages les bestiaux ne procurent-ils pas encore aujourd'hui dans les Campagnes ? N'en tire-t-on pas du lait, du beure, du fromage, des peaux, de la viande, du suif, &c ? Les brebis nous habillent, & les chevaux nous transportent nous & nos effets d'un endroit à l'autre. Quoique le Lappon n'ait ni pain ni vin, une seule espéce d'animaux suffit pour le faire vivre content.
Plus les avantages du regne animal sont considérables, plus nous devons naturellement nous appliquer à tout ce qui peut-contribuer à nous les faire obtenir. Or ne sera-t-il pas
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encore ici nécessaire de connoître la nature & les propriétés de chaque animal ? En Amérique plusieurs Nations ne vivent que de la chasse. Les Finois appliqués à la pêche ne subsistent que par elle. Le Lappon ne mange, pour ainsi dire, aucun légume, & ne vit que du regne animal.

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Il faut que toutes les chasses différentes se fassent selon les propriétés & les différens instincts de chaque espéce d'animaux. Depuis que l'on sçait la maniere de sauter du liévre, on le tire facilement quand il se leve de son gîte. Depuis que l'on connoît les endroits où l'ours aime à faire sa taniére d'hyvcr, on le prend plus facilement. Depuis que l'on a observé que le loup cervier se trouvant sur un arbre regarde & entend avec étonnement les chiens, on le tire très-commodément. Depuis que l'on a vû avec combien de facilité les soles montent de l'eau sur la glace, & combien il leur est difficile de redescendre dans l'eau, on les prend sans peine. L'avidité de manger de la chair qui se trouve dans les ani-


maux carnaciers nous a appris de les attirer par des leures dans des trapes, dans des piéges & dans des fosses. Cependant tous ne se laissent pas surprendre de la même maniere, l'instinct qui fait agir chaque espécc en particulier a fait inventer aux Hommes autant de méthodes différentes. Cette même avidité a encore fait imaginer la maniere de chasscr le gibier par des animaux carnaciers tels que sont les chiens, de prendre les oiseaux par des oiseaux de proye, & de chasser les mouches par le caméléon.

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Lorsqu'on a observé que les grives, après s'être baignées, volent sur le champ sur les arbres pour y chercher leur nourriture, on en a pris occasion d'inventer les lacqs que l'on a coûtume de leur tendre. Après que l'on a vû qu'en automne, quand les bayes sont dans leur maturité, les cocqs de bois & de bruyeres cherchent toujours dans les bois les sentiers étroits, & qu'ils aiment à se percher en des endroits où ils sont à couvert, il n'a pas été difficile d'imaginer une manière de les sur- 3 vj


prendre. Le grand goût qu'ont les hermines pour les champignons, a fait que l'on s'en sert pour les attirer dans des piéges. Le passage automnal des pinçons donne aux HoIlandois occasion d'en prendre des millions. La peur que l'alouette a de l'autour, & sa coutûme de se tapir sur terre sitôt qu'elle l'apperçoit, nous a montré la maniere de la prendre avec des autours de papier. La grande curiosité avec laquelle le rossignol examine tout ce qui se passe dans le voisinage de son arbre, nous a fait voir combien il est facile de le surprendre. L'étourderie du coq de bruyere, quand il est en chaleur, nous a appris le tems & la maniere de le tirer. Le langage des bêtes nous a donné occasion d'imiter la voix des canards, des poules de bois, des coucous, des mésanges & le cri des chevreuils. Depuis que l'on a sçu que les lamproycs s'attachent aux pierres du rivage en les suçant, on a inventé des filets avec lesquels on peut raser ces pierres & en arracher ainsi ce poisson. La coûtume du brême de côtoyer les rivages dans le tems du

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fraye, a donné occasion à l'invention des nasses. L'usage du brochet de monter en haut au printems, a fait inventer la pêche à la ligne. La eoûtume de la perche de frayer sur des fonds pierreux, a fait faire des filets à bourse : & le saumon sautant contre un fond pierreux, a donné l'idée de la façon de le prendre, dont à présent on se sert en tout pays. Toutes ces choses deviennent d'autant plus importantes, que des Provinces entieres ne subsistent que par la chasse de quelqu'espéce d''animaux, ou par la pêche de quelqu'espéce de poisson.

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Un Œconome qui ne connoîtra pas les sexes des abeilles, & comment elles se multiplient, retirera beaucoup moins de fruit de ses ruches qu'un autre qui aura cette connoissance. Une personne qui ne sçait pas à fond tout ce qui regarde la métamorphose des vers à soye, se flatte en vain qu'elle en aura du profit. En ignorant de quelle maniere se produisent la cochenille ordinaire, celle de la renouée & le kermès, on perdra ses peines à les vouloir faire multiplier d'une


façon contraire à leur nature. Quand je considère combien d'insectes contiennent de couleurs, je suis étonné que l'on en ait essayé & employé si peu ; mais je cesse d'être surpris quand je pense à l'ignorance pour ainsi dire universelle qui regne à leur égard. Un pêcheur instruit voit par des marques extérieures si une moule contient des perles ou non, & n'a pas besoin, comme les ignorans, de tuer plus d'un million de meres pour avoir une seule de ces productions.

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Une personne qui veut éléver, chasser, prendre ou employer utilement des animaux domestiques, des bêtes sauvages, des oiseaux, des poissons, &c. doit connoître leur nourriture, leurs tems & leurs mœurs, s'il nous est permis de nous exprimer ainsi. Or cette Zoologie ne s'apprend jamais mieux qu'en élévant un ou deux de ces animaux auprès de soi, afin de les observer continuellement. Il faudroit s'y prendre de la même maniere avec les poissons & avec les oiseaux. On a essayé la même chose avec les insectes.
Il est souvent aussi nécessaire de


détruire certains animaux, qu'il est utile d'en éléver & d'en entretenir d'autres. Il faut donc avant toute chose qu'un Œconome sache prevenir les dommages que peuvent lui causer les insectes. Il y auroit beaucoup à dire sur un article si étendu & si important ; mais je ne répéterai pas ici ce qui en a été dit dans le discours que j'ai prononcé dans l'Académie en quittant la premiere fois la place de Président.

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Un Œconome qui fondera ainsi sa maison sur les principes de la science naturelle , lui donne une grande solidité; & si en même-tems il y ajoute l'appui de la Physique, elle demeurera inébranlable.
La Physique nous apprend comment les quatre élemens agissent sur les choses naturelles, & comment on peut augmenter ou affoiblir leur action selon que notre utilité l'exige. Il faut qu'un Œconome sache imiter par une chaleur artificielle le climat où telle & telle plante vient d'elle-même. Il faut qu'il sache donner à chaque végétal la terre qu'il aime, & qu'il n'ignore pas dans quelle pro-

* partie de la chimie qui enseigne à connaître la nature et les proportions des métaux utiles contenus dans les mélanges naturels ou artificiels. dokimasia, épreuve. p. taieb

portion il faut l'arroser. Il faut que par le moyen de la Chymie, de la Physique & de la Docimasie *, il sache fondre, séparer & épurer tous les métaux, construire des machines qui puissent être mises en mouvement par le vent ou par l'eau, & inventer enfin toutes sortes d'instrumens nécessaires ou utiles à la culture & à la conservation de tout ce que l'Œconomie embrasse.

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Il seroit à souhaiter que dans nos Académies la Minérologie, la Botanique & la Zoologie fussent un jour estimées aussi nécessaires que la Métaphysique & la Logique, & que chaque Maître ès-Arts fut obligé de posséder la Physique & la Science naturelle. Ce seroit alors que l'on pourroit espérer de voir l'Etat fleurir.
Ceux de ces Maîtres qui se trouveroient répandus dans les campagnes seroient en état d'instruire les peuples, & de profiter des découvertes accidentelles que les plus simples font tous les jours : ils les suivroient, ils les perfectionneroient, & souvent seroient en état de faire les frais des expériences qui les conduiroient à


quelque chose d'utile. Et ne seroit-ce pas beaucoup gagner que de leur apprendre les moyens de se soulager dans les tems de disette, & dans leurs maladies de leur montrer les remédes chez eux-mêmes, & de leur épargner de courir chez les Apoticaires ? Mais je souhaite trop, sans doute ; car quelque naturelle & facile que soit l'exécution de cette idée, il n'est aucun état qui en ait tiré parti ; & de tous les peuples au monde, les Romains seuls, au commencement de l'Ere Chrétienne, ont entrepris de mettre l'Œconomie sur un meilleur pied qu'elle n'étoit dans les siéclcs précédens.

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