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FRAGMENTS D'UN ÉLOGE DE COLBERT.
(1771.)



L'Académie française ayant mis au concours l'Eloge de Colbert, pour l'année 1772, Lavoisier eut l'intention de concourir et commença à rédiger un travail qu'il n'eut pas le temps de terminer, et dont nous n'avons que des fragments destines à être reliés dans un récit continu. Cependant la première partie est assez complète. Il y a lieu de remarquer que le premier fragment n'était pas destiné à faire partie de l'Éloge de Colbert, mais que c'est une page où Lavoisier se trace à lui-même le plan de son travail et indique l'esprit dans lequel il voulait le concevoir. (Note de l'Éditeur.)

 
 

Afin d'éviter la marche uniforme et fastidieuse de la plupart des vies et des éloges, je commencerai celui de M. de Colbert par un tableau éloquent du désordre qui régnait dans les finances aux approches de son ministère.

Je reprendrai les choses dès Sully même ; je ferai voir les ministres qui ont succédé à ce grand homme, s'écartant de la route qu'il avait suivie et s'efforçant de replonger la France dans l'état dont il l'avait tirée. Je passerai à Colbert; je ferai un tableau raccourci du caractère de ce




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ministre; je le peindrai comme un homme arrivant au ministère avec des connaissances profondes, acquises de longue main dans le silence du cabinet, un homme qui, dans un âge peu avancé, avait déjà passé par presque tous les grades de la société, qui avait vu les hommes dans tous les états, qui avait été à portée de discuter et de peser, en quelque façon, les intérêts de tous les ordres de la nation, enfin qui s'était formé un plan général d'administration.

Après ce début, qui devra être serré et fortement écrit, j'entrerai en matière; je tâcherai du développer successivement les vices d'administration auxquels Colbert crut devoir remédier de préférence ; j'exposerai ses idées sur le commerce, l'agriculture, la marine, etc., et, après avoir bien fait saisir au lecteur l'esprit qui le conduisait, j'exposerai ses opérations qui n'en seront que les conséquences.



Lorsque des hommes nés libres ont voulu se rassembler sous des lois et vivre sous une constitution politique, ils ont fait le sacrifice d'une portion de leur volonté, d'une portion de leur force, enfin d'une portion des fruits destinés à leur subsistance pour pouvoir jouir avec tranquillité de la portion qu'ils se réservaient.

De la masse des volontés réunies s'est formée l'autorité souveraine.

De la masse des forces a résulté la puissance.

Enfin de la masse des subsistances s'est formé le patrimoine ou le revenu de l'État.

C'est ainsi que, dans le premier âge de la société, chacun contribuait en nature, chacun secourait l'État de ses propres bras; chaque citoyen partageait avec lui l'excédent de sa subsistance. On ignorait alors l'art de comparer la force aux denrées et de tout évaluer en argent.

Si les choses eussent pu demeurer dans ce premier état de simplicité, la finance eût cessé d'être un art, et le citoyen financier n'eût été qu'un bon économe ; mais sitôt qu'à la chose même on substitua sa représentation, sitôt que la monnaie se fut introduite dans la société, un



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nouvel ordre de choses fut établi et la constitution politique commença, dès lors, à porter dans son sein le germe d'une altération continuelle. Bientôt, au lieu d'exiger le tribut en nature, on trouva plus commode de le recevoir en argent, c'est-à-dire qu'au lieu d'exiger la denrée même, on se contenta d'une monnaie qui n'était autre chose qu'une soumission de la représenter à volonté.

Lorsque, dans la suite, le souverain voulut forcer la perception, lorsqu'il voulut exiger des citoyens des soumissions plus fortes qu'ils n'étaient en état d'en acquitter, alors, semblables à ces effets qui se négocient sur la place, ces soumissions s'éloignèrent insensiblement do leur valeur originaire et le souverain ne fit qu'augmenter son numéraire, sans augmenter sa richesse.

L'or et l'argent ayant été choisis pour servir dans la société de signes représentatifs de toutes choses, il en résulta une nouvelle cause d'altération dans la monnaie. L'or et l'argent renfermèrent à la fois la double qualité de signe et de marchandise; leur valeur intrinsèque dut donc changer, à ce dernier titre, suivant qu'ils furent plus ou moins multipliés, plus ou moins recherchés dans le commerce.

Des besoins pressants obligèrent le souverain d'anticiper ses revenus, de les aliéner, de les engager, de faire des emprunts; et les reconnaissances de ces avances et de ces emprunts formèrent dans la société une nouvelle monnaie dont l'effet fut nécessairement d'abaisser la valeur de la première. Les changements arbitraires qu'éprouva la valeur de la livre numéraire servirent encore de nouveau moyen pour avilir la monnaie; mais on ne s'aperçut pas que ce palliatif dangereux, en diminuant les dettes, diminuait les revenus dans la proportion, et que le rapport était le même ; l'effet de ces différentes causes d'avilissement de la monnaie diminua de plus eu plus le revenu de l'Etat, de sorte que l'impôt, qui, dans l'origine, avait été allégué sur ses besoins réels. s'écarta toujours de plus en plus des proportions sur lesquelles il avait été calculé.

C'est ainsi que le problème politique, simple dans son origine, se compliqua de plus en plus; depuis l'établissement de la monnaie, le




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commerce, à mesure qu'il s'étendit, rendit les combinaisons plus difficiles encore; il s'établit une banque, un crédit national; l'État eut un compte ouvert avec toutes les nations. Celui qui avait fait entrer moins de marchandises dans la mise commune fut obligé de solder en argent; de là, la balance du commerce; de là, l'art de la faire pencher à son avantage; dès lors, il n'y eut point d'opération de finance, quelque simple qu'elle fût, qui, en changeant la valeur du numéraire, en changeant celle de la main-d'œuvre, n'influât sur le commerce national, et ces deux objets : commerce et finance, acquirent un tel degré de connexité que la prospérité de l'une fut une suite nécessaire et dépendante de celle de l'autre.
 

Je perdrais de vue mon objet, si je voulais développer ici le tableau dont je viens de tracer une légère esquisse. Ce n'est point de la théorie de l'administration dont je me propose de m'occuper ici, mais de l'administration mise en action : l'éloge de M. de Colbert m'en fournira le sujet.

Un règne faible, une minorité tumultueuse, des divisions intestines, des guerres multipliées avaient affaibli la France pendant les premières années du règne de Louis XIV; les sages principes de Sully avaient été méconnus, et cette force vigoureuse, que ce vaste génie avait imprimée pendant le temps de son administration à la machine politique, avait été détruite insensiblement par la résistance que lui avaient opposée soixante ans d'une mauvaise administration ; les impôts augmentés de 60 p. 100 avaient anéanti la consommation; les tailles portées à un prix excessif avaient dévasté les campagnes; la rigueur même de leur perception, les emprisonnements, les exécutions avaient fait abandonner la culture des terres; des aliénations, des emprunts, des affaires ruineuses avaient engagé tout le revenu de l'État; des offices sans nombre avaient été créés; les exemptions avaient été multipliées, les péages doublés; des impositions accablantes pour le commerce avaient été rétablies; des droits locaux, des douanes, des lignes de bureaux d'employés divisèrent la France en une infinité de royaumes.



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Un droit odieux destructif de tout commerce, de toute industrie, source de monopole et de vexation, impossible à régir, se percevait encore : il consistait en une imposition de 1 sol pour livre, ou du vingtième de la valeur de toutes les denrées et marchandises vendues et revendues dans le royaume; les pensions étaient arriérées; les payements de toute espèce étaient suspendus ; les dépenses de la maison du Roi augmentaient chaque jour et l'on manquait, en même temps, des choses les plus nécessaires; la comptabilité des trésoriers était dans le plus grand désordre; leurs comptes étaient en retard de quatre ou cinq années: enfin, de toutes parts, régnait une déprédation incroyable dans les finances et dans les affaires. La guerre civile de 1650 mit le comble à ce désordre ; elle bouleversa l'Etat, elle anéantit presque entièrement les droits d'aides et de gabelles, et le royaume, si riche, si puissant, si florissant, ou du moins si fait pour l'être, semblait être au moment de sa ruine et de sa destruction.

Tandis que des troubles de toute espèce agitaient ainsi la France, tandis que des secousses violentes avaient brisé ou relâché les principaux ressorts de la constitution politique, un de ces hommes rares que les siècles s'envient méditait en silence les grandes ressources de la nation. Né dans la médiocrité, élevé au milieu d'une classe d'hommes également éloignée des grandeurs qui font oublier l'état d'hommes et de l'humiliation qui détruit les ressorts de l'âme, Colbert avait parcouru, dans sa première jeunesse, presque toutes les classes de la société; destiné, par sa famille, à embrasser le parti du commerce, il en avait étudié d'abord à Reims, à Paris, à Lyon, les intérêts, les ressources. Son vaste génie s'accoutumait d'avance à en calculer la balance et les effets. On aurait dit qu'il sentait déjà quelle pourrait être son influence sur la prospérité d'un État.

Il est une certaine inquiétude dont une jeune âme, née pour les grandes choses, ne saurait se défendre : on la prendrait pour l'ambition, si une modération dans les désirs, une espèce de simplicité de caractère, une honnêteté dans les mœurs, une délicatesse dans les moyens n'en marquaient la différence. Cette inquiétude se fit sentir à Colbert,




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et il reconnut qu'il n'était pas né pour le commerce; il se hâta de revenir à Paris, mais il y rapportait un trésor d'observations, de réflexions, un esprit mûri par la réflexion, et surtout le grand avantage d'avoir observé les hommes et les choses dans une des branches les plus essentielles de l'administration. La fortune, lente à se déclarer en sa faveur, le rendit incertain dans sa marche; il changea plus d'une fois le plan qu'il s'était formé et passa successivement de l'étude du notaire dans celle du procureur, entra en qualité de commis chez le receveur des parties casuelles, de là chez M. Le Tellier, secrétaire d'Etat, d'où il passa secrétaire de M. le cardinal Mazarin. L'histoire, qui ne nous peint les grands hommes que lorsqu'ils commencent à jouer un rôle sur le grand théâtre du monde, ne nous a laissé que peu d'anecdotes sur les premiers 1emps de la vie du grand Colbert. Si l'on en juge par ce qu'il fit depuis, il est probable qu'il les passa dans de profondes méditations; qu'il observa les hommes dans tous les ordres de la société; qu'il étudia les différents ressorts de l'administration; enfin qu'il se forma, pendant cet intervalle, un certain nombre de principes d'économie politique dont le reste de sa vie ne fut qu'une application.
 

Ceux qui ont vu de près les ministres, ou ceux qui ont eu le malheur de l'être, n'ont été que trop à portée de remarquer qu'entraînés par le tourbillon des affaires, entourés souvent d'hommes artificieux qui ont l'art de leur présenter, sous les couleurs les plus séduisantes, ce qu'ils s'imaginent être le plus favorable à leur propre intérêt, ils tomberaient nécessairement dans un scepticisme involontaire, si un certain tact que donne la réflexion, si des connaissances et des principes acquis dans le silence du cabinet, avant d'arriver au ministère, ne les avait préparés d'avance à la crise perpétuelle dans laquelle ils doivent passer leurs jours.

Tandis que Colbert, ignoré, balançait dans le silence du cabinet les avantages et les intérêts du commerce, qu'il calculait l'effet des différents contrepoids qui maintiennent l'équilibre de la machine politique ; enfin, tandis qu'il combinait l'influence des différentes causes qui concourent à la prospérité d'un État et au bonheur des peuples, un jeune



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prince, l'espoir de la nation, avide de toute espèce de gloire pour les grandes choses, et pour lequel les grands hommes paraissaient être nés. méditait déjà de porter à son comble la gloire et le bonheur de la nation; il venait d'être affranchi d'un joug que son âme altière ne supportait qu'avec peine; le cardinal Mazarin, ministre souple, dissimulé, mais surtout politique adroit, lorsqu'il était question de son intérêt, venait de mourir, et, malgré les secousses terribles qui avaient agité l'État pendant son ministère, il laissait encore Louis XIV maître du plus beau royaume de l'univers.

La politique du cardinal avait eu soin de tenir le roi dans l'éloignement des affaires; il y avait peu de temps qu'il travaillait par lui-même, et il ne s'était instruit que parce qu'il avait voulu l'être.

Le jeune prince avait de grandes vues, mais il avait peu médité. Son âme l'entraînait vers le grand, vers le beau, mais il fallait suppléer à l'expérience qui lui manquait. Je dirais presque que le génie de Louis XIV n'avait encore acquis que la moitié de son existence; celui de Colbert avait précisément tout ce qui lui manquait; le hasard, qui ne sert que les grands hommes, rassembla ces deux génies, nés pour être unis. Les témoignages avantageux que le cardinal Mazarin avait rendus de Colbert, avant sa mort, avaient prévenu sur son compte; des conférences particulières qu'il eut avec ce dernier le décidèrent. . .

Mais, avant de développer . . . . . . . . . . . . . ., essayons de donner
ici une idée des principes que s'était formés le grand homme ; c'est par ses actions, c'est par les motifs mêmes qu'on trouve dans le préambule des lois qu'il a données que je chercherai son esprit.

 

Il m'est doux de me représenter un jeune monarque jaloux de toute espèce de gloire prenant sous Colbert les premiers principes de l'administration, discutant avec lui la cause de l'humanité et démêlant. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Déjà tout rempli de l'esprit de Colbert, je m'imagine qu'introduit dans le cabinet du monarque, je l'entends s'exprimer ainsi :

« Jusqu'ici les politiques ont estimé la richesse des États par la quan-




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tité d'argent monnayé qu'ils possédaient; de là tous leurs efforts se sont réunis pour attirer par tous les moyens possibles l'argent de l'étranger. Insensés, ils ressemblaient à des enfants qui s'amusent au bord de la mer, lorsqu'elle se retire, à arrêter quelques portions de son eau par une petite digue de sable; l'ordre physique s'oppose à leurs efforts, l'eau se filtre et passe à travers le sable et va se rejoindre à la masse immense qui baigne l'un et l'autre hémisphère.

« L'argent monnayé est un fluide, non pas, il est vrai, si mobile que l'eau, mais qui avec le temps prend nécessairement son niveau. Si par quelque artifice on parvient à retarder sa marche, à l'accumuler au delà de sa hauteur naturelle dans quelque partie de l'Europe, l'État qui en regorge en est puni lui-même par l'augmentation des mains-d'œuvre de toute espèce. Le renchérissement nécessaire de ses productions, de ses denrées en arrête l'exportation. Son industrie, son , commerce languit jusqu'à ce que par des canaux insensibles tout le trop-plein se soit écoulé.

« Vous apercevez, Sire, que le moment de prospérité d'un État est celui où, en possédant une portion d'argent moindre qu'il ne devrait naturellement en posséder dans la masse commune de l'Europe, il en reflue de toute part des Etats voisins par des canaux invisibles. Le moment de décadence, au contraire, est celui où le niveau de l'argent étant monté plus haut que dans le reste de l'Europe, les mains-d'œuvre de toute espèce sont renchéries, son exportation cesse, ses manufactures et son industrie languissent.

« La prospérité d'un Etat a donc un terme nécessaire que l'ordre des choses ne permet pas de passer ; tout l'art du politique consiste à reculer le terme, à prolonger l'instant du bonheur, et c'est sur quoi je me suis principalement proposé d'entretenir Votre Majesté.

« Puisque tous les efforts humains ne peuvent parvenir à troubler l'équilibre de la balance du commerce, puisqu'un Etat même ne pourrait la faire pencher que pour quelques instants en sa faveur et qu'il accélérerait même par là le moment de sa décadence, quel sera donc le but auquel doit tendre un profond politique ? Il doit avoir deux objets



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principaux : premièrement, de faire pencher en sa faveur la balance des hommes, c'est-à-dire d'augmenter sa population; secondement, d'entretenir toujours un genre de commerce dont l'effet soit d'anéantir continuellement l'excédent du numéraire, de faire écouler le trop-plein de l'argent qui pourrait s'engorger et qui éteindrait l'industrie.

« Sully, ce profond politique, à qui la France doit son salut et sa gloire, trouva les campagnes en partie désertes; les guerres intestines avaient dépeuplé vos champs; le laboureur manquait à la terre; la charrue ne la sillonnait plus, faute de bras et de chevaux pour la conduire. Tous ses soins se portèrent vers l'agriculture, et il sut en peu de temps la remettre en vigueur. La libre exportation des blés fut le moyen qui lui parut le plus efficace pour parvenir à son but.

« Il en est à peu près du corps politique comme du corps humain, c'est du parfait équilibre de toutes les parties que dépend la santé; le médecin, lorsqu'il est consulté, doit observer quelle est la partie faible, quel est le viscère affecté par la maladie; et c'est à le rétablir dans le degré de force qui lui convient que doit tendre le secours de son art. Telle fut la conduite de Sully. Mais le régime qui convient à l'état malade n'est pas celui qui convient à l'état de santé. Aujourd'hui un équilibre presque parfait règne entre le commerce et l'agriculture, et je crois l'exportation dangereuse. Qu'avons-nous besoin de porter nos denrées à l'étranger pour le nourrir chez lui, tandis que par des moyens sûrs nous pouvons l'obliger de venir les consommer chez nous? Le débouché n'est-il pas le même dans les deux cas, et nous avons les hommes de plus? Le commerce, la navigation, l'établissement des manufactures : voilà le moyen d'attirer les hommes, parce que partout où l'on peut occuper des bras, partout où l'on peut offrir une subsistance assurée, les hommes y viendront toujours en foule.

« Je dirais presque que le commerce (et surtout les manufactures) est l'art de concentrer une grande masse de subsistances, de la réduire sous le volume le plus petit qu'il est possible, afin d'en faciliter l'exportation et de la rendre plus avantageuse. Je me hâte d'expliquer ce que cette définition présente d'abstrait : les productions des manufactures




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ne sont autre chose que des matières premières dont la main-d'œuvre a changé ou perfectionné la forme, d'où il suit que la valeur de toute marchandise manufacturée consiste : 1° dans la valeur de sa matière première; 2° dans la valeur des denrées de toute espèce consommées par les différents agents qui ont concouru à sa fabrication.

« Exporter une marchandise manufacturée, la vendre à l'étranger, est pour l'État et pour la balance du commerce précisément !a même chose que si on eût exporté sa matière première et toutes les denrées consommées pendant sa fabrication; mais la différence essentielle, c'est que, dans le premier cas, nous avons les hommes qui nous restent et le bénéfice de leur main-d'œuvre.

« Il est un avenir éloigné sans doute et qui ne l'est peut-être que trop, sur lequel je ne puis m'empêcher de promener mes regards, et je dois encore en entretenir Votre Majesté : il est un terme à la prospérité des États, le commerce ne peut acquérir qu'une extension limitée et les bornes mêmes en sont beaucoup plus resserrées qu'on ne pense. Toute exportation de marchandises et de denrées, en attirant l'argent de l'étranger, en augmentant la masse du numéraire dans l'Etat, tend à l'augmentation du prix des mains-d'œuvre et par là même au ralentissement du commerce et de l'industrie. C'est ici que je vais développer à Votre Majesté un secret en administration qu'on ne s'est point encore avisé de soupçonner.

« L'argent attire les denrées et les denrées attirent l'argent, c'est-à-dire par exemple que si nous considérons deux Etats voisins, isolés comme deux particuliers, dont l'un eût tout l'argent, l'autre toutes les denrées, en peu de temps un niveau nécessaire s'établira entre eux, et chacun aura à peu près la moitié de l'argent et la moitié des denrées.

« Ce niveau, que l'ordre physique des choses ne permet pas de troubler, existe à peu de chose près dans tous les États de l'Europe; ce serait donc en vain que nous formerions le projet d'attirer en France, par le commerce, une partie de l'argent monnayé qui circule dans toute l'Europe; nous parviendrions bien à hausser artificiellement



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pour quelques instants le niveau, mais nous en serions bientôt punis nous-mêmes par le ralentissement de notre commerce. En effet, dès que nous aurions dans la masse de l'argent monnayé qui circule en Europe une portion plus considérable en proportion que nos voisins, nécessairement notre main-d'œuvre renchérirait et nos manufacturiers languiraient jusqu'à ce que le trop-plein de notre argent se fut écoulé et que nous fussions rentrés dans les bornes.

« Nous sommes loin de ce terme, mais le système de votre administration n'en doit pas moins tendre à le reculer le plus qu'il est possible, et voici les réflexions que j'ai faites à ce sujet : le prince peut, quand il le veut, faire baisser artificiellement le prix des denrées de première nécessité en en défendant l'exportation et il en résultera un meilleur marché dans les mains-d'œuvre, j'avoue que cet expédient deviendrait dangereux à la longue, et que, quoi qu'on pût faire, l'argent qui rentrerait par le commerce forcerait à la longue les denrées de prendre à peu près leur niveau; aussi suis-je persuadé que cette méthode ne doit être employée qu'avec la plus grande réserve : je ne la conseillerais que dans deux cas : le premier, lorsqu'il paraîtrait évidemment que les manufactures languissent et ne peuvent atteindre à la concurrence de l'étranger; le second, lorsqu'on voit les mains-d'œuvre s'accroître trop rapidement, et qu'on prévoit d'avance le tort qui en résultera pour le commerce.

« Il est une autre réflexion qui tend à reculer l'époque de décadence qui est une suite et une conséquence d'une prospérité trop brillante et trop peu ménagée. Lorsque l'argent regorge dans un État, de l'état de signe il passe à celui de marchandise, on le convertit en galons, en dorures, en argenteries, il sort de la circulation et prévient le trop-plein que nous craignons.

« Lorsque Henri IV, par une bonne administration, fut parvenu à économiser 13 millions et à les renfermer en espèces à la Bastille, pensez-vous, Sire, que son opération fut nuisible au commerce et qu'il en eût résulté quelque inconvénient ? Au contraire, le trait est peut-être le mieux entendu, quoique le plus critiqué du ministère de Sully.




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« Ce vide d'argent qu'occasionnait ce dépôt n'y dû produire d'autre effet que de diminuer le prix des denrées, celui des mains-d'œuvre de toute espèce, et nécessairement en peu d'années l'État a regagné aux dépens de l'étranger le même argent qu'on avait intercepté. Ce n'est pas que peut-être il ne fût possible de produire un effet équivalent en employant le même argent en monuments utiles, en canaux qui auraient augmenté la masse des propriétés foncières de l'État. Ces sortes de travaux auraient rempli sans doute une partie du même objet. Les ouvrages publics en effet attirent des hommes et !es rassemblent, mais j'avouerai que l'avantage de ce dernier moyen ne me paraît pas aussi évidemment démontré que le premier.

« Peut-être serait-il encore dans les principes d'une saine politique que l'Etat eut un commerce étranger toujours établi, dont l'effet serait de lui enlever chaque année l'excédent de son numéraire. J'avoue qu'il serait dangereux qu'un pareil commerce fût établi avec une nation voisine lorsque ce que nous y porterions pourrait la rendre trop puissante : la Chine et l'Inde, par leur éloignement, paraîtraient propres à remplir cet objet, et je me propose de soumettre aux lumières de Votre Majesté quelques projets relatifs à cette idée.............»

 
NAISSANCE DE COLBERT.
 

Colbert naquit à Reims au mois de novembre 1626, de Nicolas Colbert, sieur de Vandures, et de Marie Pussort. Son père avait été marchand de vins comme son aïeul, puis marchand de drap et ensuite de soie. Il l'envoya fort jeune à Paris pour apprendre la marchandise; de là il fut à Lyon et, s'étant brouillé avec son maître, il revint à Paris où il se mit clerc chez un notaire, puis chez Biterne, procureur au Châtelet, d'où il passa au service de Sabathier, trésorier des parties casuelles, en qualité de commis.

Jean-Baptiste Colbert, seigneur de Saint-Pouange, son cousin, le fit entrer en 1648 chez Michel Le Tellier, secrétaire d'État, dont il avait épousé la sœur. Le jeune Colbert s'y distingua bientôt par son assiduité



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et par son exactitude à s'acquitter de toutes les commissions qu'on lui donnait.

 
PORTRAIT DE COLBERT.
 

Colbert était d'une taille médiocre, plutôt maigre que gras; ses cheveux étaient noirs et en petite quantité, ce qui lui fit prendre de bonne heure la calotte; sa mine était basse, son air sombre et son regard sévère; il parlait peu et ne répondait jamais sur-le-champ, voulant être informé auparavant par des mémoires. Il était infatigable dans le travail et d'une exactitude surprenante; il avait une netteté d'esprit qui lui donnait moyen d'expédier promptement toutes sortes d'affaires sans confondre les matières; il comprenait avec peine, mais, quand il était instruit, il parlait avec justesse; il aimait les lettres sans avoir étudié; il se piquait de probité, et, quoiqu'il marquât un grand désintéressement; et qu'il témoignât ne vouloir s'enrichir que par les bienfaits du Roi, il ne laissait pas de remplir ses coffres par des voies indirectes. Il affecta beaucoup de modération dans le commencement de son ministère, mais, dès qu'il vit sa fortune affermie par ses grandes charges et par ses hautes alliances, il donna un libre cours à ses vastes desseins; il n'épargna rien pour tout ce qui pouvait contribuer à sa gloire; quoiqu'il fût très économe dans le particulier, il sacrifiait tout à son ambition : probité, honneur, reconnaissance. Il était d'une dureté insupportable et ne se souciait point de ruiner une infinité de familles, pourvu qu'il pût faire venir de l'argent à l'épargne. S'il n'a fait du bien à personne, il n'a du moins jamais répandu le sang de ses ennemis; il était souple et dissimulé ; son extérieur était modeste et il affectait une grande simplicité; il aimait les beaux-arts et s'y connaissait; il dormait peu et était sobre ; quoique son abord fût rebutant, il savait se radoucir auprès des dames qui lui avaient touché le cœur, mais il ne laissait pas de garder sa gravité avec elles en public, afin qu'on le crût incapable de se laisser gouverner par le beau sexe.




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PORTRAIT DE MAZARIN.
 

Mazarin, né pour l'intrigue, suppléait au génie qui lui manquait par la ruse, la dissimulation, la perfidie; esprit timide, méfiant, excellent homme d'État sous un ministre habile, mais incapable de tenir lui-même les rênes d'un gouvernement. Sacrifiant tout à ses vues et n'ayant d'autre but que de s'enrichir; toujours occupé des moyens de fouler le peuple et d'économiser à son profit les dépenses de la Cour; vendant tout; vendu lui-même à son insatiable avidité; sacrifiant le peuple et ménageant les grands : tel était Mazarin.

 

La jeunesse de Louis XIV avait été orageuse. Le royaume qui lui fut transmis était encore ébranlé des secousses violentes qu'il avait reçues; des divisions intestines, des guerres intérieures et extérieures avaient épuisé le royaume.

Le Roi lui-même n'avait que l'ombre de l'autorité; élevé dans une soumission aveugle pour Mazarin, il n'avait point osé secouer le joug : il n'osait point régner.

Les marines anglaise et hollandaise florissaient, tandis qu'il n'en existait pas même en France.

 

M. de Colbert vit la perception des droits sous un aspect nouveau; il vit que la plupart des revenus du souverain consistaient dans une portion d'intérêt dans l'aisance publique; que le Roi, par la nature des impositions, jouissait d'une portion d'intérêts plus ou moins forte, dans chaque espèce de commerce, sans y faire de fond, d'où il conclut que tout ce qui tendrait à augmenter le commerce tendrait, en même temps, à l'amélioration des finances du Roi.

 

Au milieu du chaos qui l'environnait, soutenu par son courage et par la profondeur de ses vues, il alla droit au bien, sans passer, comme ses prédécesseurs, par la route oblique des formes inutiles. La saine



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raison lui apprit qu'autant elles sont respectables lorsqu'il s'agit de décider de la fortune, de la vie ou de l'honneur des citoyens, autant il est dangereux d'y asservir les principes de l'administration politique. Il ne discuta pas si tel ou tel impôt était domanial, s'il était ancien ou nouveau, mais s'il était à charge au peuple; s'il ne nuisait pas à la perception d'autres revenus plus commodes et plus abondants.

 

Une preuve que la bonne administration fait baisser le prix de la main-d'œuvre, c'est que le blé fut plus bas du temps de M. de Colbert qu'il ne l'avait été précédemment.

Son prix moyen était de 12 à 13 livres pendant le commencement du siècle de M. de Colbert; il tomba constamment à 10 pendant son ministère.

Les soins que s'est donnés M. de Colbert pour protéger le commerce ont porté la France, sous son ministère, au plus haut degré de prospérité. L'exportation des blés qu'il avait permise, contre ses principes, commença à porter une première atteinte à ses établissements ; l'argent que le commerce attira de l'étranger prépara la décadence elle-même du commerce, en faisant hausser toutes les mains-d'œuvre.

M. de Colbert le vit, le sentit pendant les dernières années de sa vie; il défendit l'exportation des blés; mais à sa mort ce système fut renversé, et celui qu'on adopta fit perdre à la France tout ce qu'elle avait gagné par la bonne administration.

 

Dire que Colbert fut le protecteur des arts, que c'est à lui que nous sommes redevables de presque tous les monuments que nous connaissons, que nous avons sous les yeux, dont nous jouissons, c'est le plus bel éloge, peut-être, que nous puissions faire de ses connaissances, de son goût, de son esprit philosophique, et j'entends que vous me reprochez déjà de n'avoir pas commencé par là son éloge.

Il n'est pas donné à tons les hommes de connaître le mérite des




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sciences et de la philosophie, de connaître l'influence de la littérature sur les mœurs, des sciences sur le commerce et l'industrie. Si la protection de Colbert se fût bornée à une impulsion momentanée..............................Il rassembla les savants, les artistes de tous genres ; il en forma autant de petites républiques, dont la force active se perpétuait d'âge en âge.

Ces établissements, le plus beau présent qu'ait jamais reçu l'humanité, sont autant de monuments élevés contre l'ignorance et la barbarie. Ces corps, doués d'une force active, conserveront non seulement d'âge en âge l'impulsion originaire que leur a donnée un grand ministre, mais leur force active détruira la résistance que pourraient leur opposer l'ignorance, la superstition et la barbarie.

Je comparerais volontiers ces corps à ces masses immenses qui roulent sur nos têtes et auxquelles le créateur de toutes choses a primitivement imprimé une force de projection qu'ils conservent depuis l'origine du monde.

Si Colbert n'eût fait que protéger les sciences, son objet eût été manqué, et ses bienfaits seraient morts avec lui.