Jevons
*  in La Théorie de l'économie politique. Trad. fr. Paris, Giard & Brière, 1909. 406 p.
1. Statistical Society
2. Formel
3. Littéralement présents en nous, present with us.
4. Critical points.
5. Littéralement le point final.
6. Lectures on Political Economy.

William Stanley Jevons (1835-1882)|

APPENDICE III*

Extrait du Journal de la Société de Statistique (1)
de Londres. (juin 1866).

Bref résumé d'une Théorie Générale Mathématique de l'Économie Politique.

1° L'exposé suivant décrit brièvement la nature d'une théorie d'Économie (Politique) qui ramène le problème principal de cette science à une forme mathématique. Evidemment l'Économie (Politique), qui traite de quantités, a nécessairement toujours été mathématique en son objet, mais on n'a pu en faire l'exposé exact et général, ni comprendre facilement ses lois quantitatives, parce que l'on a négligé les puissantes méthodes d'expression qui ont été appliquées à la plupart des autres sciences avec tant de succès. Quoiqu'il [sic] en soit, il ne faut pas supposer que parce que l'Economie (Politique) deviendra mathématique en la forme, elle donnera par suite matière à des calculs rigoureux. Les principes mathématiques pourront devenir incontestables et certains tandis que les données particulières demeureront aussi exactes (2) qu'elles le furent toujours.
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2° On ne pourra arriver à une théorie exacte de l'Economie (Politique) qu'en remontant aux mobiles fondamentaux de l'action humaine — les sensations de plaisir et d'effort. Une grande partie de ces sensations naît périodiquement des besoins et désirs de l'esprit et du corps et des efforts pénibles que nous sommes continuellement poussés à accomplir en vue de satisfaire nos besoins.
L'Economie (Politique) recherche les relations entre les plaisirs et les efforts ordinaires et a un champ de recherches assez large. Mais l'Economie (Politique) ne traite pas de tous les mobiles humains. Il y a presque toujours à nos actes (3) des mobiles nés de la conscience, de la compassion ou de quelque source morale ou religieuse, dont l'Economie (Politique) ne peut et ne saurait prétendre traiter. Ils continueront à être pour nous des forces extérieures troublantes; et devront être étudiés, s'ils le sont jamais, par d'autres branches appropriées du savoir.
3° Nous traitons toujours les sensations comme étant susceptibles de plus ou de moins et je prétends maintenant que ce sont des quantités susceptibles d'un traitement scientifique.
Notre évaluation des montants comparatifs de sensations s'accomplit par l'acte du choix ou de la volonté. De deux décisions possibles, le choix que nous faisons de l'une prouve que d'après notre évaluation la décision choisie promet la plus grande balance de plaisir. Quand il y a une force prépondérante considérable d'un côté, l'évaluation du montant de cette balance est sans doute très grossière, mais le point délicat (4) de cette théorie sera la juste évaluation de mobiles opposés, que nous ferons, lorsqu'ils sont presque égaux et que nous hésitons entre eux.
4° Ainsi que plusieurs auteurs l'ont déjà indiqué, les sensations ont deux dimensions : l'intensité et la durée. Pendant un instant indivisible, un effort ou un plaisir peuvent être soit faibles, soit
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intenses, ils peuvent aussi durer longtemps ou peu. Si l'intensité demeure constante, la quantité de sensation engendrée est obtenue en multipliant les unités d'intensité par celles de durée. Mais comme cela est ordinairement le cas, l'intensité varie suivant quelque fonction du temps, la quantité de sensation est obtenue par une somme d'infiniment petits ou intégration.
Ainsi, la durée d'une sensation étant représentée par l'abscisse d'une courbe, l'intensité sera l'ordonnée et la quantité de sensations l'aire de cette courbe.
5° Le plaisir et l'effort sont opposés, bien entendu, comme le sont des quantités positives et négatives.
6° Un principe de l'esprit que toute théorie exacte doit faire entrer en compte est celui de prévision. Tout plaisir ou effort futur attendu nous affecte avec des sensations similaires dans le temps présent, mais avec une intensité réduite dans une proportion donnée, suivant son incertitude et son éloignement dans le temps. Mais les effets de la prévision sont simplement de compliquer, sans les modifier, les autres parties de la théorie.
7° Tels sont les principes principaux [sic] de sensations sur lesquels l'Economie (Politique) est basée. Une seconde partie de la théorie procède des sensations aux objets utiles ou utilités grâce auxquels une sensation de plaisir est accrue ou un effort supprimé.
Un objet est utile quand il affecte les sens dans la direction du plaisir au moment présent ou quand on s'attend à ce qu'il agisse ainsi à quelque moment futur. Nous devons donc distinguer avec soin l'utilité actuelle dans l'usage actuel de l'utilité future évaluée qui, tout en faisant la part de la force imparfaite d'anticipation, donne cependant une certaine utilité actuelle.
Montant d'utilité correspond à montant de plaisir produit. Mais fournir de manière continue et uniforme un objet utile aux sens où aux désirs ne produira pas ordinairement des montants uniformes de plaisir. Tout appétit ou sens arrive plus ou moins rapidement à la satiété. Lorsque l'on a reçu une certaine quantité d'un article, une quantité ultérieure nous est indifférente, ou
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peut même exciter notre dégoût. Chaque application successive excitera normalement les sensations avec une moindre intensité que 1a précédente. L'utilité de la dernière portion d'un objet décroît, donc, habituellement, dans une proportion déterminée ou suivant une fonction de la quantité totale reçue. Cette variation existant théoriquement même pour les quantités les plus petites, nous devons avoir recours aux infiniment petits et ce que nous appellerons coefficient d'utilité est le rapport entre le dernier incrément ou fourniture infiniment petite de l'objet, et l'incrément de plaisir dont il est la cause, tous deux, bien entendu, évalués dans leurs unités appropriées.
9° Le coefficient d'utilité est donc quelque fonction généralement décroissante de la quantité totale de l'objet consommé. C'est ici la loi la plus importante de toute la théorie.
Celte fonction d'utilité est particulière à chaque sorte d'objet et plus ou moins à chaque individu. Ainsi, l'appétit de pain sec est satisfait beaucoup plus rapidement que celui de vin, de vêtements, de beau mobilier, d'objets d'art ou finalement d'argent. Et chacun a ses goûts particuliers pour lesquels il est presque insatiable.
10° Une troisième partie de la théorie traite du travail qui — quel que soit le moyen par lequel nous recherchons le plaisir — est toujours accompagné par une certaine fatigue pénible, qui augmente rapidement comme une fonction de l'intensité ou de la durée du travail. Et l'on fournira du travail à la fois en intensité et en durée jusqu'à ce que la pénibilité de l'incrément ultérieur soit plus grande que le plaisir de l'incrément de produit qu'il a permis d'obtenir. Le travail s'arrêtera alors, mais jusqu'à ce point il aura toujours été accompagné d'un excès de plaisir.
Il est évident que la limite (5) du travail dépendra du taux final d'utilité de l'objet produit.
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11° Je suppose, comme une vérité évidente, que les capacités des hommes sont infiniment variées, soit par la nature, soit par l'éducation, de telle sorte que, à la fois, la même personne aura un pouvoir variable de production pour les différents objets, et que ceux de deux personnes varieront pour le même objet.
Ceci est évidemment en opposition avec la simplification erronée de la science faite par Ricardo, en supposant que tous les travailleurs ont un certain pouvoir uniforme; les classes supérieures de mécaniciens au autres producteurs qualifiés et instruits étant considérées comme de simples exceptions à la règle.
12° La théorie de la rente qui intervient ici n'est pas matériellement différente de celle développée par le Dr Anderson et les auteurs postérieurs.
13° Nous arrivons alors à la théorie de l'échange qui est une conséquence déduite des lois de l'utilité.
Si une personne a un objet quelconque, mais qu'un objet appartenant à une autre personne ait une plus grande utilité pour la première, elle sera heureuse de donner le sien en échange de l'autre. Mais il est une condition nécessaire : c'est que l'autre personne gagne également ou tout au moins ne perde pas par l'échange.
On ne peut savoir si l'échange se produira ou non qu'en évaluant l'utilité des objets de part et d'autre, ce que l'on fait par l'intégration des fonctions convenables d'utilité de zéro à la quantité totale de chaque objet. Une balance d'utilité de part et d'autre conduira à l'échange.
14° Supposons cependant que les objets utiles de chacun soient des produits dont il puisse être donné plus ou moins et cela même par quantités infinitésimales. Tel est, en substance, le cas pour les ventes commerciales ordinaires. Il n'y a plus alors de montants définis d'utilité à balancer, mais l'une des personnes donnera à l'autre une quantité telle de son produit et dans un tel rapport d'échange, que s'il en donnait une quantité infiniment
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petite, soit en plus, soit en moins, mais dans le même rapport, il ne gagnerait pas d'utilité. Les incréments d'utilité perdus ou gagnés à la limite des quantités échangées doivent être égaux, car s'il n'en était pas ainsi, des échanges ultérieurs se produiraient.
Cependant le rapport des incréments des produits serait indéterminé sans l'existence de la loi d'après laquelle toutes les quantités du même produit étant uniformes en qualité doivent être échangées dans le même rapport. Par suite, le dernier incrément doit être échangé dans le même rapport que la totalité des quantités échangées. Expliquer dans le langage ordinaire comment l'équilibre s'établit dans ces conditions est presqu'impossible. Mais tout le problème se trouve éclairé en disant que dans tout échange semblable nous avons deux quantités inconnues et deux équations pour les déterminer. Les quantités inconnues sont les quantités de produits données et reçues. Les quantités connues sont celles des produits que l'on possédait auparavant. Nous avons aussi les fonctions d'utilité de ces produits, eu égard aux personnes. On peut ainsi établir, de part et d'autre, une équation cotre l'utilité gagnée et l'utilité perdue pour les derniers incréments échangés dans le rapport des quantités totales échangées.
15° Quand un seul des objets est indéfiniment divisible nous aurons seulement une quantité inconnue, savoir celle du produit divisible donné pour l'objet indivisible et aussi une équation pour la déterminer, à savoir celle relative à la personne possédant le produit divisible et susceptible d'en donner plus ou moins. Mais ceci ne s'applique pas à des objets uniques tels que statues, livres rares ou gemmes, auxquels la conception de plus ou moins ne saurait s'appliquer.
Quand les deux produits sont indivisibles, comme nous l'avions d'abord supposé (section 13), nous n'avons ni quantités inconnues ni équations.
16° Les équations d'échange peuvent être incompatibles ou sans solution. Cela indiquera soit qu'aucun échange ne peut s'effectuer,
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soit que l'une des parties à l'échange ne sera pas satisfaite même par la totalité du produit appartenant primitivement à l'autre.
17° Le principe de l'échange ainsi établi pour deux personnes et deux produits s'applique à un nombre quelconque de personnes et de produits. Par conséquent, il ne s'applique pas seulement au commerce général intérieur d'un pays, mais au commerce entre les collectivités d'hommes ou nations, c'est-à-dire au commerce international.
Le nombre des équations s'accroît très rapidement en vertu de la loi simple des combinaisons.
18° Bien entendu, ces équations dont il est question ici sont purement théoriques. Des lois aussi compliquées que celles de l'Economie (Politique) ne peuvent pas être exactement établies dans les cas individuels. On ne peut déceler que leur action que pour les collectivités et par la méthode des moyennes, nous devons nous déterminer d'après la forme de ces lois, dans leur perfection théorique et leur complication ; en pratique, nous devons nous contenter de lois empiriques et approximatives.
19° Remarquons que, bien que les échanges soient réglés par des équations, il ne peut y avoir égalité entre les totaux des utilités gagnées et perdues que l'on obtient par l'intégration des fonctions d'utilité des produits respectifs avant et après l'échange La balance est le gain d'utilité et d'après la nature de l'échange il doit y avoir gain au moins d'un côté.
20° Si l'on combine la théorie des échanges avec celle du travail et de la production, la quantité produite par chaque personne dépendra du résultat des échanges, ce qui peut considérablement modifier les conditions d'utilité.
On introduit ainsi une nouvelle série de quantités inconnues, mais l'on verra que l'on peut établir autant d'équations nouvelles (que de quantités) pour leur détermination. Chacune de ces équations est établie entre l'utilité du dernier incrément de production et la quantité de travail nécessaire à sa production.
21° La dernière partie de la théorie que je tenterai d'expliquer
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ici est celle relative au capital. Je donnerai da capital une définition différente de celle qui est (généralement) adoptée, et beaucoup plus simple. M. J. S. Mill dit (Principes, 3e édition, vol. I, p. 67) :
«Ce que le capital fait pour la production, c'est de lui offrir abri, protection, outils et matières premières que le travail exige, et d'alimenter et soutenir par tous autres moyens les travailleurs pendant le processus de production.»
Pour comprendre exactement ce qu'est le capital nous devons omettre de cette définition tout, sauf la dernière énumération. Je définis donc le capital : tous objets utiles qui, satisfaisant les besoins et désirs ordinaires du travailleur, lui permettent d'entreprendre des travaux dont les résultats ne seront obtenus qu'après un temps plus ou moins long. En résumé, le capital n'est pas autre chose que l'entretien des travailleurs.
Il est, bien entendu, parfaitement exact que les bâtiments, les outils, les matières premières, etc., sont des moyens nécessaires pour la production. Ce sont les résultats de l'application de capital à des stades imparfaits.
Sans capital l'homme doit obtenir des résultats immédiats faute de quoi il périt. Grâce au capital il peut semer au printemps ce qu'il récoltera à l'automne ; ou il peut entreprendre des travaux économisant de la main-d'oeuvre dans l'avenir, tels que routes et chemins de fer qui ne donneront pas leur plein rendement avant de nombreuses années. Les méthodes les plus perfectionnées d'application du capital nécessitent que l'on diffère le bénéfice de résultat.
22° Tandis que le montant du capital est évalué par le montant d'utilité dont on diffère la jouissance, le montant d'emploi de capital est le montant d'utilité multiplié par le nombre d'unités de temps pendant lequel la jouissance en est différée.
23° Sur un marché il n'y a qu'un taux unique d'intérêt pour tout le capital et c'est par conséquent le taux le plus bas, parce que le capital consiste seulement dans l'entretien (des travailleurs) et peut, par suite, être appliqué indifféremment à n'importe
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quelle branche d'industrie. Les bâtiments, outils, etc., qui ont été classés avec le capital sont au contraire habituellement utilisables pour la seule fin en vue de laquelle ils ont été créés. Le profit dont ils sont l'origine n'obéit par suite en aucune manière aux lois de l'intérêt du capital, mais plutôt à celle de la rente ou du produit des agents naturels. Cela a déjà été indiqué par le professeur Newman, dans ses Leçons d'Economie politique et par d'autres auteurs (6).
24° Comme l'on doit toujours supposer le travail aidé par du capital, le taux de l'intérêt est toujours déterminé par le rapport dans lequel un nouvel incrément de produit est à l'incrément de capital grâce auquel il a été obtenu. Comme l'intérêt de tout le capital doit être uniforme, le bénéfice que 1a masse de capital, déjà disponible confère au travailleur n'intervient en rien dans la détermination du taux de l'intérêt qui dépend seulement de la dernière portion ajoutée ou qui peut être ajoutée.
25° Nous pouvons maintenant expliquer aisément le fait connu que l'intérêt du capital tend à baisser très rapidement quand le montant de celui-ci augmente, en proportion du travail qu'il sert à entretenir. C'est parce que pour des incréments égaux de temps, les incréments nécessaires de capital s'accroissent avec le temps. Ainsi si j'entreprends un travail que je peux achever en une année, j'ai à en attendre le résultat en moyenne seulement pendant une demi-année. Si cependant je travaille pendant une deuxième année avant d'eu avoir le résultat, j'atteindrai pendant toute une année le résultat de la première année de travail et pendant une demi-année celui de la deuxième. Et ainsi j'emploie au moins trois fois autant de capital pendant la deuxième année que pendant la première. La troisième année, j'emploierai au moins cinq fois autant de capital, la quatrième année au moins sept fois autant et ainsi de suite. Par conséquent, à moins qu'en différant successivement l'emploi des résultats les
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avantages s'accroissent, suivant la série arithmétique 3, 5, 7, 9, etc., le profit proportionnel dû aux additions nouvelles doit baisser et, ainsi que cela a été dit précédemment, le taux le plus bas auquel on peut obtenir du capital gouverne le taux de tout le reste du capital.
26° L'opinion acceptée des auteurs actuels est que le taux de l'intérêt tend à baisser parce que les rendements du sol ne sont pas proportionnels au développement de la culture. Mais je dois maintenir que cette décroissance dans la proportionnalité des rendements retomberait principalement sur les salaires des travailleurs. Il n'y a aucune relation entre l'intérêt du capital et le rendement absolu du travail mais il y en a une seulement entre cet intérêt et l'accroissement de rendement que permet le dernier incrément de capital.
27° Ayant expliqué ainsi quelques-uns des traités principaux de la théorie, je terminerai sans m'aventurer dans les complications plus ardues du sujet dans lesquelles on fait entrer en compte les effets de l'argent, du crédit de la coalition du travail, du risque ou incertitude des entreprises ou des faillites.
Le résultat final de la théorie sera de fournir une détermination du taux des salaires ou du produit du travail après déduction de la rente, de l'intérêt, du profit, de l'assurance, des taxations qui sont autant de payements faits par le travailleur pour les avantages dont il bénéficie.

 



© Le Jardin aux sentiers qui bifurquent, 17 août 2001 12:56 , plt