FÉVRIER 1764. 453
 

lettre plaintive de Zéila. On dit que M. Dorat compte nous donner plusieurs héroïdes dans ce goût-là. Ses amis devraient bien lui conseiller d'aller plus doucement: il ne faut pas vouloir être sublime tous les mois.

— Le 24 du mois dernier, l'Académie royale de musique a fait l'ouverture de son théâtre dans la nouvelle salle du palais des Tuileries, par la représentation de l'opéra de Castor et Pollux dont le poëme est de M. Bernard et la musique de M. Rameau. Cette salle, construite sur le modèle de celle du Palais-Royal, qui a été brûlée il y a environ dix mois, a excité un mécontentement général dans tous les ordres de spectateurs. On a trouvé les loges trop élevées et alignées de manière que les spectateurs peuvent se regarder fort commodément, mais qu'ils ne peuvent voir le théâtre sans prendre une attitude gênée; les halcons, qui sont les places les plus chères, sont si bien masqués que la moitié du monde qu'ils pourraient contenir ne peut absolument pas voir le théâtre. Enfin il est incompréhensible qu'un écolier en architecture ait pu commettre les fautes qu'on reproche à cette nouvelle salle d'une voix unanime. On nous dit depuis quinze ans que M. Souffot est le premier architecte du royaume et même de l'Europe, car nous accordons volontiers des brevets au nom de l'Europe, quoiqu'il n'y ait point de nation qui connaisse moins les autres que la nation française. Cependant ce premier architecte de l'Europe a fait à Lyon une salle de comédie où l'on n'entend point; il vient d'en faire une à Paris où l'on n'y voit point: je crois que l'Europe fera bien de ne plus employer son premier architecte à la construction des salles de spectacle. Ses amis disent à présent qu'il a plus de talent pour les églises que pour les théâtres, et ils citent pour preuve l'église de Sainte-Geneviève; dont les fondements sont à peine sortis de terre; mais dans vingt ans d'ici, lorsque cette église sera achevée, nous verrons ce que M. Soufflot sait faire en ce genre: en attendant, nous savons à n'en pouvoir douter qu'il est mauvais architecte de théâtre. La chute de la nouvelle salle fera hâter la construction de l'ancienne au Palais-Royal, et il faut espérer qu'on y évitera les fautes dans lesquelles M. Soufflot est tombé, et qu'on n'en fera pas d'autres, à moins qu'il ne soit écrit dans le livre du destin que Paris ne verra jamais une salle de spectacle supportable.



FÉVRIER 1764. 457
 
les ouvrages qui paraissent avec approbation et privilège. Dans la République de Platon, un plat coquin d’auteur serait sûrement chassé, et le censeur qui l’aurait approuvé, aussi.

— On a revu avec plaisir, sur le théâtre de la Comédie-Française, M. Grandval, qui s’était retiré il y a deux ans. Il a repris ses engagements avec la Comédie, et doit jouer les rôles de père, communément dits rôles à manteau. Je ne sais si cet acteur, si aimable autrefois, s’aquittera bien de son nouvel emploi. Les comédiens ont, comme les peintres, leur temps, passé lequel leur talent baisse. Ils sont surtout sujets à se blaser dans leur métier; à ne plus jouer que de routine, et à mettre la charge à la place de la véritable chaleur. On s’aperçoit avec un extrême regret d’un tel changement dans un acteur qu’on a tant de fois et si justement applaudi. Je doute que M. Grandval puisse réussir dans le genre de rôles qu’il a choisi. Il vient de jouer celui de Simon, dans l’Andrienne; on voit qu’il a travaillé ce rôle avec un soin extrême ; quelle différence cependant entre son jeu et celui de feu Sarrasin. On n’a point d’idée de la perfection dont l’art du théâtre est susceptible quand on n’a pas vu Sarrasin dans le rôle de Simon. Que nous sommes loin aujourd’hui de cette vérité ! Ces acteurs ne nous ont quittés que d’hier, et l’on dirait qu’il y a cinquante ans que nous les avons perdus : tout l’esprit de la comédie s’est perdu avec eux. Le retour même de M. Grandval prouve que rien ne se remplace.

— On a fait à Genève une nouvelle édition de l’Histoire du Danemark, par M. Mallet, qui a vécu plusieurs années à Copenhague et qui est maintenant retiré dans sa patrie. Cet ouvrage, qui n’est point achevé, consiste en six volumes et est fort estimé.

— M. Valmont de Bomare a déjà fait plusieurs compilations d’histoire naturelle, tirées des écrits de Wallerius, de Lehman, et d’autres ouvrages allemands que M. le baron d’Holbach a traduits en français. Ce M. Valmont de Bomare vient de publier une nouvelle compilation intitulée Dictionnaire raisonné universel d’histoire naturelle, cinq volumes.

— On a enfin rendu publique la Philosophie rurale, qui porte aussi le titre d’Économie générale et politique de l’agriculture, réduite à l’ordre immuable des lois physiques et morales qui assurent la prospérité des empires. Trois volumes in-12. Cet ouvrage reste à M. Quesnay, médecin consultant du roi, aidé de




458 CORRESPONDANCE LITTÉRAIRE.
 
M. le marquis de Mirabeau, autrement dit l’Ami des hommes. C’est un recueil d’idées communes énoncées d’une manière fort énigmatique. On peut dire que rien n’est plus obscur que cet ouvrage, si ce n’est la préface qui est à la tête.

— Il vient de paraître un autre ouvrage intitulé des Corps politiques et de leurs gouvernements. Deux volumes in-12. C’est un abrégé de la République de Bodin. L’esprit de compilation nous saisit et nous obsède de toutes parts. Jamais surtout les écrits politiques n’ont été plus nombreux. Ceux qui s’imaginent qu’il en résultera le moindre bien réel sont, à mon avis, bien loin de leur attente.

 

MARS
 

1" mars 1764.

 

M. Lemierre aime les sujets antiques ; il n’en a pas traité d’autres jusqu’à présent. Pourquoi le dieu favorable aux poëtes lui a-t-il refusé cette touchante simplicité, cette éloquence mâle et pathétique, cette énergie et cette âme dont les anciens tragiques étaient doués ? Avec du génie, M. Lemierre aurait fait revivre en France les beaux jours d’Athènes. Le génie fait tout; c’est dommage qu’il soit si rare. La seule vertu que je connaisse à M. Lemierre, c’est de conduire ses sujets d’une manière simple et naturelle. Il n’admet ni épisode, ni rien qui soit étranger à son sujet ; ses pièces marchent bien et naturellement depuis le commencement jusqu’à la fin ; mais cela ne suffit pas pour réussir. Il faut du caractère et du génie ; il faut cette chaleur, sa compagne inséparable ; il faut des discours vrais et touchants pour obtenir le suffrage du public. Rien de tout cela dans Idoménée. Point de caractères, point d’intérêt, point de chaleur. Les discours surtout sont presque toujours faux et pitoyables. On a voulu faire un mérite au poëte de n’avoir pas été aussi prodigue en maximes et lieux communs que ses confrères. C’en