AOUT 1755 | 71 |
face à la tête de la tragédie de David et Bethsabée; mais la perte de deux personnes qui nous étaient chères, et que nous avons vues périr à la fleur de leur âge, nous a fait passer l’envie de nous réjouir. Le curé nous a tenu parole ; il est revenu avec une seconde tragédie, intitulée Balthazar, tout aussi bonne que la première. Je crois qu’il n’a pas pu trouver d’imprimeur ; mais il est reparti pour sa cure un peu plus content de nous. C’est à l’occasion de son Balthazar qu’il dit cet excellent mot sur les plans de tragédie, dont je me souviens d’avoir fait mention dans mon article de la tragédie de Philoctète. | |
— J’étais mal informé de la personne de M. de Cantillon |
72 | CORRESPONDANCE LITTÉRAIRE. |
lorsque j’eus l’honneur de vous parler de son excellent ouvrage sur le commerce. Cantillon, Anglais et homme d’esprit, comme son livre le prouve de reste, faisait, du temps de la Régence, la banque à Paris, où il avait un crédit immense. Dans les commencements du système, Law le fit venir et lui dit : « Si nous étions en Angleterre, il faudrait traiter ensemble, et nous arranger; mais vous savez qu’étant en France, je puis vous dire que vous serez à la Bastille ce soir si vous ne me donnez pas votre parole de sortir du royaume en deux fois vingt-quatre heures. » Cantillon se mit à rêver un moment, et lui dit : « Tenez, je ne m’en irai pas, mais je ferai réussir votre système. » En conséquence il prit une quantité immense de papier qu’il fit débiter sur la place par tous les agents de change à la fois, et que son crédit fit passer; et peu de jours après, il partit pour la Hollande avec un portefeuille de plusieurs millions. Il passait pour être très-bien avec Mme la princesse d’Auvergne. On dit communément qu’il périt dans un incendie à Londres, dans sa maison, en 1733. Le fait est que l’incendie fut éteint assez promptement, et qu’on trouva Cantillon poignardé. Le feu paraissait avoir été mis pour tromper sur ce crime, et cette aventure donna lieu à beaucoup de contes dans le temps. | |
— Vous lirez avec grand plaisir une brochure intitulée Questions sur le commerce des Français au Levant, écrite à la manière anglaise, avec beaucoup de sens et de force, par M. de Forbonnais, auteur des Éléments du commerce. La bonne façon de politiquer est celle des anciens. Cette maxime n’arrange pas nos gens à secret, qui sont toujours occupés d’importants riens, et qui croient que le salut d’un peuple consiste dans le mystère. Le vrai intérêt de l’État n’a pas besoin de voile. Nous pouvons parler hautement de tout ce qu’il faut |
AOUT 1755 | 73 |
faire pour nous maintenir
dans le commerce du Levant, sans craindre de révéler nos
secrets aux Anglais, nos rivaux. Les gens à secret ont de petits
tours pour faire des dupes et des sots ; mais ils ne font rien pour l’avantage
réel de l’État. |
|
— Les manuscrits de la Pucelle, de M. de Voltaire, se multiplient insensiblement à Paris. Il n’est pas impossible d’en avoir quatorze chants pour le prix de cinq à dix louis ; ce qui me fait croire que ce ne sera plus longtemps sans être imprimé. J’attends cependant les ordres de S. A., et je tâcherai d’attraper un de ces manuscrits, si elle juge à propos d’y mettre cet argent. |
|
15 août 1755. |
|
— On vient d’enrichir notre littérature d’un ouvrage unique dans son genre. Les Mémoires de Mme de Staal, qui paraissent depuis quelques jours en trois volumes in-12, ont un succès prodigieux et le méritent à tous égards. La prose de M. de Voltaire à part, je n’en connais pas de plus agréable que celle de Mme de Staal. Une rapidité étonnante, une touche fine et légère, des traits de pinceau sans nombre, des réflexions neuves, fines et vraies, un naturel et une chaleur toujours également soutenus, font le mérite de ces Mémoires, à un point d’autant plus éminent que l’historique qui en fait le fond est peu intéressant en lui-même et n’a d’autre charme que celui que les grâces légères et piquantes de Mme de Staal répandent sur tout ce qu’elles manient. Voila donc un modèle pour ceux qui se mêlent d’écrire des Mémoires : ils pourront hardiment juger de leur mérite et du degré de perfection où ils auront porté leurs ouvrages, à proportion qu’ils se trouveront plus ou moins près de celui de Mme de Staal. C’est dans son livre qu’ils doivent étudier le secret de rendre intéressants les plus petits détails et les plus indifférents en apparence; c’est d’elle qu’ils doivent apprendre (si toutefois cela s’apprend) l’art de ne jamais dire que ce qu’il faut, et de le dire de la manière la plus piquante. Ces Mémoires seront encore d’une utilité infinie aux jeunes gens qui, par leur naissance et par leur état, étant destinés à vivre dans le monde, ont intérêt à en acquérir de bonne heure l’usage, cette science si difficile définir, si peu stable dans ses principes, dont le premier est d’en changer tou- |