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soit absolument mauvaise, mais qu’est-ce que c’est que la médiocrité, surtout dans un mauvais genre? | |
— Les Préjugés trop bravés et trop suivis, est un nouveau roman fort mauvais de Mlle Fauque, à qui nous devons le Triomphe de l’Amitié, et d’autres mauvais romans dans lesquels les sots disent qu’il y a de l’esprit. | |
JUILLET | |
1er juillet 1755. |
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Nous avons depuis un mois un nouvel ouvrage sur le commerce, intitulé Essai
sur la nature du commerce en général, traduit de l’anglais,
en un assez gros volume in-12. Ce livre n’est pas traduit de l’anglais,
comme on l’a mis sans doute à dessein sur le titre ; c’est un ouvrage
originairement composé en français par un Anglais, M. de
Cantillon, homme de condition, qui a fini ses jours en Languedoc où il
s’était retiré, et où il a vécu de longues
années. Quoique ceux qui prennent à tâche de traiter
de pareilles matières ne doivent pas s’attendre à des succès
fort brillants, le genre de suffrage qu’ils obtiennent est plus flatteur
que celui qu’on prodigue pendant un jour à des phénomènes
de littérature passagers et rapides, que le lendemain replonge dans
le néant d’où ils n’étaient pas sortis la veille.
M. de Cantillon et ses semblables pensent et écrivent par conséquent
pour le petit nombre de ceux qui pensent parmi une nation; et ces sortes
d’ouvrages ont cela de bon et d’avantageux que les fautes et les erreurs
mêmes dans lesquelles le sort de l’humanité peut faire tomber
un auteur, tournent au profit des lecteurs, pourvu que le plan et l’idée
générale du livre ne portent pas sur des systèmes
faux, ou sur des fondements chimériques : car, en examinant, rectifiant,
restreignant, modifiant les idées d’un homme qui s’est égaré dans
ses médita- |
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tions, on trouve une infinité de choses utiles, agréables et neuves, au lieu que les fautes de bel esprit sont ordinairement sans ressource, et ne sont que des taches qu’on ne peut le plus souvent effacer sans faire tort au fond et sans endommager la beauté réelle de l’ouvrage. Vous lirez donc le livre de M. de Cantillon avec grand plaisir; vous y trouverez les idées de commerce réduites aux principes les plus simples de la société humaine et de son origine, et ces idées sont bonnes non-seulement pour mettre dans l’esprit de la justesse et de la netteté sur une matière qui est devenue un objet très-important pour tous les peuples de l’Europe, et qui tient aujourd’hui aux principes de gouvernement et de politique2, mais encore à vous faire naître une infinité de vues qui ne se seraient peut-être jamais développées dans votre tête sans leur secours. | |
Le livre dont j’ai l’honneur de vous rendre compte embrasse trois objets et est divisé en trois parties, savoir : la richesse, le troc et les changes. Vous voyez que sans les richesses il n’y aurait point de commerce, Le troc est le principe du commerce intérieur et de la circulation, le commerce avec l’étranger fait naître le change et la balance; de quelque manière qu’on envisage une société d’hommes, on ne peut s’en former une idée sans celle de la propriété. C’est la propriété en général, et celle des terres en particulier, qui fait le fondement de la société, de nos gouvernements, de tous nos arrangements civils et politiques : voilà la première idée. La seconde est que la propriété des terres n’a pas pu rester également partagée entre les hommes, et qu’elle a dû nécessairement devenir le partage d’un petit nombre d’entre eux : voilà l’origine du commerce3 non-seulement entre les propriétaires des terres, qui, ne cultivant pas tous les mêmes fruits, devaient songer à se procurer une partie des fruits de leurs voisins en leur cédant une partie de leur cru, mais encore entre les propriétaires et ceux qui ne possédaient rien, et qui par conséquent n’avaient d’autre ressource que d’imaginer quelque travail, et de chercher dans leur industrie et leur savoir-faire de quoi obliger les propriétaires de leur céder quelque portion du produit de la terre en récompense de ce travail, et pour les empêcher de mourir de faim. Suivant ces principes, la société se partage en deux classes générales; celle des propriétaires des terres et celle des entrepreneurs et des |
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gens à gages, qui sont
tous ceux qui ne possèdent
point de bien en fonds, mais que rien n’empêche de devenir propriétaires
en faisant des acquisitions suivant leur commodité, leurs fantaisies,
et d’autres circonstances. Il est clair aussi que ce sont les propriétaires
des terres qui nourrissent toute la société. Nous subsistons
tous des fruits de la terre, et sans sa culture point de propriété,
et par conséquent point de société, et encore
moins de commerce. Chacun, occupé de son seul intérêt
personnel, inquiet de sa subsistance, n’attendrait rien de son voisin,
et courrait pourvoir à ses besoins au hasard et sans plan4.
Vous suivrez notre auteur avec grand plaisir dans les spéculations
qui naissent de ces premières idées. M. de Cantillon
partage tout le produit de la terre en trois parts : un tiers que le
fermier donne au propriétaire ; un autre tiers qu’il dépense
pour les frais et le maintien de ses assistants ; un autre tiers enfin
qu’il garde pour le profit de son entreprise. En suivant notre auteur,
on voit clairement que ce sont là les trois ressorts qui donnent
et entretiennent le mouvement de nos immenses machines politiques,
je veux dire de tous les États, de quelque forme et étendue
qu’ils puissent être. |
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Je vais, selon ma coutume, soumettre à votre jugement quelques idées qui me sont venues en lisant notre Anglais, et qui serviront peut-être à éclaircir différentes questions importantes. M. de Cantillon observe qu’on ne peut jamais manquer d’artisans dans un État lorsqu’il y a suffisamment d’ouvrage pour les employer constamment. « Par ces inductions, dit-il, il est aisé de comprendre que les écoles de charité en Angleterre, et en France les projets pour augmenter le nombre des artisans, sont fort inutiles. Si le roi de France envoyait cent mille sujets, à ses frais, en Hollande pour y apprendre la marine, ils seraient inutiles à leur retour si l’on n’envoyait pas plus de vaisseaux en mer qu’auparavant, etc. » Ces réflexions sont très-justes, du moins à l’égard d’un peuple industrieux. Vous n’avez que faire de vous mettre, pour ainsi dire, en frais de son apprentissage : faites-lui sentir le besoin d’une profession, et bientôt vous aurez des artisans qui l’exerceront. Que le gouvernement en France favorise la marine, et bientôt il aura un nombre suffisant de sujets qui embrasseront cette profession d’eux-mêmes, parce qu’ils seront sûrs d’y trouver leur subsistance et leur profit. La |
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raison en est simple : supposez qu’il n’y ait point de tailleur dans un bourg, le premier qui s’y établira gagnera beaucoup, parce que tous les habitants auront besoin de lui; et comme il aura plus de pratiques qu’il n’en pourra satisfaire, il tiendra son travail à un très-haut prix. Bientôt d’autres, voyant prospérer cet homme et faire fortune en si peu de temps, auront envie d’embrasser la profession de tailleur. Alors il s’établira dans ce bourg un nombre suffisant de tailleurs ; le prix du travail tombera; tous les habitants du bourg se trouveront habillés, et à un prix raisonnable : au lieu d’un tailleur établi dans ce bourg qui y faisait fortune, il y en aura trois ou quatre qui, à la vérité, ne feront pas fortune si vite, mais qui auront de quoi vivre honnêtement, eux et leur famille. Peut-être que sur le succès du premier établi, il s’en établira trop dans le bourg comme cela pourrait arriver. Alors les plus habiles et les plus honnêtes gens d’entre eux auront de l’ouvrage, et les moins habiles et les fripons (car à la longue il n’y a que les honnêtes gens qui se soutiennent), feront banqueroute et seront obligés de quitter le bourg pour chercher fortune ailleurs. Toutes ces opérations se font toute l’année d’elles-mêmes, sans que le gouvernement soit en peine un instant, ou dans le cas de craindre que ses sujets manquent de tailleurs qui les habillent. Il en est de même de toutes les professions et de tous les métiers, depuis les plus nécessaires jusqu’aux plus frivoles. Du moment que le besoin en existe, vous trouverez des gens qui les exercent, parce qu’ils sont sûrs d’y trouver leur subsistance. Il n’y a qu’un peuple naturellement paresseux et indolent qui soit sans ressource à cet égard, et qui aimera mieux rester dans l’oisiveté que de se procurer les commodités de la vie au prix d’un travail réciproque et de ces avantages. | |
Ces réflexions, qui découlent naturellement des principes de notre auteur, nous conduisent à une question importante, et qui aurait dû être éclaircie dans l’ouvrage qui nous occupe. Suivant la police de nos États, tous les artisans sont partagés en différentes communautés, selon les différentes professions qu’ils exercent. Chaque communauté a ses lois, ses règlements, ses coutumes, à l’égard, soit de l’apprentissage, soit de l’exercice de la profession. Un ouvrier n’est en droit d’exercer sa profession dans nos villes qu’autant qu’il est agrégé à sa communauté, c’est- |
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à-dire qu’il est reconnu par elle pour habile,
et que, soumis au règlement, il ait obtenu le droit de maîtrise.
Il s’agit de savoir si ces arrangements sont convenables ou nuisibles
au bien public. Au premier abord, on croirait volontiers que rien ne
convient mieux au maintien du bon ordre parmi les citoyens. En y regardant
de près, je trouve qu’il n’y a rien de si contraire aux progrès
de toutes sortes d’arts et de métiers, et à l’industrie
générale. Sans entrer dans le détail des abus qui
en sont inséparables, il en résulte deux inconvénients
d’une conséquence infinie : une perte de temps considérable
en premier lieu, et une dépense inutile et ordinairement fort
onéreuse. Tous ceux qui embrassent une profession sont obligés
d’en faire l’apprentissage pendant un certain temps ordonné par
les lois de la communauté. Que le jeune apprenti ait la conception
prompte ou tardive, c’est de quoi ces règlements se mettront peu
en peine. Ce qu’il y a de sûr, c’est que l’imbécile qui
a rempli le temps de son apprentissage est reconnu maître, et que
l’homme habile qui n’en est pas au bout, reste garçon; et comme
les termes de presque tous les apprentissages sont beaucoup trop longs,
en proportion des choses qu’on a à apprendre dans chaque métier,
il en résulte la perte d’un temps considérable pendant
lequel un grand nombre de citoyens ne gagnent rien, et sont par conséquent
inutiles à l’État. Les frais de l’apprentissage, des privilèges
de maîtrise, etc., sont un autre inconvénient de cette police.
Ces frais, dans lesquels on constitue chaque particulier utile à l’État
par son travail, tournent au profit de la communauté qui ne sert à rien
; et ce qui arrive le plus souvent, c’est que l’habile homme ne devient
pas maître faute d’argent, et l’ignorant est en droit d’exercer
parce qu’il a de quoi payer. Je trouve que les hommes ont un merveilleux
penchant pour la pédanterie; elle préside à tous
leurs arrangements : en tous leurs établissements, ils se soucient
fort peu du fond, mais ils n’ont garde de négliger les formalités.
Si, au lieu de toutes ces communautés et de leurs vains règlements,
chaque citoyen était en droit d’exercer sa profession à sa
fantaisie, sans se mettre en peine de tous ces droits superflus de maîtrise,
etc., et sans qu’il pût être inquiété par personne,
pourvu que son état fût décent et honnête,
il arriverait que le degré de capacité seul déciderait
du sort et de la fortune des |
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citoyens, et que les plus habiles seraient les plus courus. Nos artisans vaudraient mieux, et les plus médiocres d’entre eux seraient obligés à des efforts continuels pour ne pas mourir de faim. Cependant les changements qu’on pourrait faire à cet égard sont beaucoup plus difficiles qu’on ne croirait. Je suis sûr que ces opérations, à moins que d’être conduites avec toute la prudence imaginable, seraient seules capables de causer d’étranges révolutions dans un État, tant la force de l’habitude sur l’esprit de l’homme est redoutable. | |
Autre observation, il n’y a point de question qu’on n’ait agitée de nos jours avec autant de chaleur que celle du luxe; cependant elle est peu éclaircie. D’un côté, des moralistes sévères ont déclamé contre le luxe avec une véhémence outrée qui peut entraîner dans le moment, mais qui ne décide rien. De l’autre, beaucoup de petits esprits l’ont défendu par des raffinements politiques qui pouvaient bien fournir le sujet d’une épître en vers fort agréable à M. de Voltaire, mais qui ne doivent jamais imposer à un esprit vraiment philosophique et fait pour percer jusqu’à la vérité. Personne n’a, ce me semble, encore traité cette question intéressante dans son véritable point de vue. Notre auteur, qui était si près d’elle, n’y a pas touche. C’est suivant ces raisonnements cependant que je vais indiquer la seule théorie du luxe qui paraisse juste et fondée. Préalablement, pour mettre fin à toutes les déclamations les plus touchantes du monde contre le luxe, je voudrais observer à nos philosophes que le luxe s’établit indépendamment des volontés d’un peuple, et même nécessairement ; et que lorsque son tour est venu, il n’y a point de puissance humaine qui puisse l’arrêter. Déclamer donc contre un peuple qui vit dans le luxe, c’est déclamer contre un malade de ce qu’il a la fièvre. | |
Après ce préambule, voyons si le luxe est un état de santé ou de maladie pour un peuple. M. de Cantillon emploie un chapitre entier à prouver que la multiplication et le décrois-sement des peuples dans un État dépendent principalement de la volonté des modes et des façons de vivre des propriétaires des terres. J’ai prouvé dans une de mes feuilles que la richesse d’un État ne consistait pas dans la quantité d’or et d’argent, mais dans le nombre des habitants. C’est l’abondance d’hommes qui entretient la vigueur, le mouvement, la |
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circulation, les forces d’un corps politique. Ces deux principes posés, il est évident que le luxe est un état de maladie qui tend à la destruction du corps politique, parce qu’il tend nécessairement à la diminution du nombre des habitants, et les diminue en effet tous les jours. Si un homme vivant frugalement peut se contenter du produit de deux arpents de terre, il en faut le double ou le triple à celui qui vit dans le luxe, parce qu’il s’est créé des besoins que l’autre ne connaît point, et dont il se passe par conséquent sans aucune peine. Voilà donc un seul homme à qui il faut autant de terre pour vivre qu’à trois ou quatre de la première espèce. A proportion donc que le luxe fait des progrès, il faut plus de terrain à un peuple pour sa subsistance ; et comme l’étendue de ses possessions reste la même, il faut nécessairement qu’il devienne moins nombreux. Aux premiers habitants il ne fallait que du pain, de l’ail, des racines, etc., à ceux-ci il faut, outre cela, de la viande, par conséquent du pâturage, de la bière, du vin, des légumes, etc. C’est par ces degrés, si grossiers en apparence, que nous augmentons toujours la quantité de terre qu’il nous faut pour notre subsistance, et que nous parvenons enfin au luxe le plus raffiné, tandis que le nombre des habitants diminue en exacte proportion des progrès du luxe; car le luxe rend les enfants onéreux à leurs pères, et tient dans le célibat une infinité de gens qui aiment mieux vivre commodément et seuls que d’avoir une famille qui les réduirait au simple nécessaire. Sans compter qu’un homme ne songe au mariage que lorsqu’il est sûr de procurer et de laisser à ses enfants la même aisance dont il jouit, et que le luxe oblige encore les pères de famille à prendre des précautions contre la trop grande augmentation de leur famille. Voilà les premiers principes d’une théorie du luxe, qui font voir quel grand mal c’est en effet, mais qui préviennent en même temps nos déclamations en nous avertissant que c’est le sort de la nature humaine et de ses vicissitudes qui conduit un peuple, ainsi que l’homme individuel, par tous ces différents états de santé et de maladie jusqu’au moment de son dépérissement. |
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— L’épître de M. de Voltaire sur le lac de Genève n’a encore trouvé aucun partisan contre la censure générale du public de Paris. On ne saurait en effet se dissimuler qu’elle est trop mau- |
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mais sans feu et sans chaleur. C’est bien dommage, car la ma tiére est intéressante. On dit que le roi va donner incessamment une ordonnance par laquelle il sera défendu de faire des vœux avant l’âge de vingt-cinq ans. Je voudrais que, dans cette ordonnance, le gouvernement prît pour texte une observation de M. de Cantillon que nous venons de quitter, et dont les maximes valent un peu mieux que celles de M. d’Harnoncourt; savoir, que les moines ne sont, comme on dit, d’aucune utilité ni d’aucun ornement en paix ni en guerre, en deçà du paradis. | |
— Le poëte Simonide nous est connu, dès le collége, par son naufrage et les soins que les dieux eurent de le tirer d’une maison qui devait tomber en ruine. Nous lisons tout cela dans les Fables de Phedre. M. de Boissy fils vient de donner en deux parties l’histoire de ce Simonide et du siècle ou il a vécu, avec des éclaircissements chronologiques. C’est une compilation fort ennuyeuse, un fatras d’érudition et de citations fait dans le goût des érudits d’Allemagne. | |
— On a traduit l’excellent ouvrage de Gravina, della Ragione poetica, sous le titre de : Raison, ou Idée de la poésie. | |
— L’Idée de l’homme physique et moral est un très-mauvais livre de M. La Caze, docteur de la Faculté de Paris; obscur, ma1 fait, et n’ayant pas trop le sens commun. Malheureusement, il doit servir d’introduction à un traité de médecine qui suivra, si Dieu n’y met ordre. | |
— M. de Cantilon, dont j’ai eu l’honneur de vous entretenir dans ma feuille précédente, cite souvent dans son ouvrage sur la Nature du commerce, un autre ouvrage qu’il comptait donner comme supplément au premier, et qui contenait principalement différents calculs aussi ingénieux qu’intéressants. Cet ouvrage, à ce qu’on assure, est perdu, et malgré tous les soins qu’on s’est donné pour le retrouver, on n’y a pas réussi encore. Les éloges que mérite le premier volume ne peuvent qu’augmenter les regrets de la perte du second. |
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Après avoir médité avec cet auteur sur les progrès et les effets de la société depuis son origine, qui est l’établissement du droit de propriété, vous ne serez pas fâché peut-être de voir un autre philosophe reprendre les choses de plus haut, de considérer avec lui l’état de nature, dont les droits sont antérieurs à toute société, et de réfléchir sur l’homme sauvage, afin de pouvoir lui comparer l’homme civil, et décider l’importante question : Lequel des deux est en effet le plus heureux? L’Académie de Dijon proposa pour le prix de l’année passée la question : QUELLE EST L’ORIGINE DE L’INÉGALITÉ PARMI LES HOMMES, ET SI ELLE EST AUTORISÉE PAR LA LOI NATURELLE? J’ignore à qui elle a adjugé le prix qu’elle a coutume de donner; mais je doute qu’il y ait eu parmi les concurrents un discours approchant de celui qui vient d’être imprimé à Amsterdam sous le titre de Discours sur l’origine et les fondements, de l’inégalité parmi les hommes, par Jean-Jacques Rousseau, citoyen de Genève, dédié à la république de Genève par une longue dédicace remplie de feu et d’éloquence. La fameuse question si les sciences et les arts ont contribué à épurer ou à gâter les mœurs a donné la première occasion à M. Rousseau de développer ses talents. Un style simple à la fois et noble, plein de lumière, d’énergie et de chaleur, une éloquence mâle et touchante, ont attiré à ses ouvrages une grande célébrité; et si M. Rousseau avait pu ne jamais outrer et toujours garder la mesure, il aurait joui sans aucun mélange de la considération que méritent les écrivains remplis de zèle pour la vertu et la vérité, et qui ne lui est pas refusée par les juges équitables qui savent qu’il ne faut pas exiger des gens de bien d’être sans défaut. Il y a apparence que le Discours sur l’inégalité n’est, pour ainsi dire, qu’une suite du précédent sur les sciences, et que c’est celui-ci qui a donné occasion à M. Rousseau de méditer sur la nature de l’homme et sur sa vocation. |
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Son objet est grand et beau. L’espèce humaine, selon notre auteur, a, ainsi que l’homme individuel, ses différents âges par lesquels la révolution des siècles la conduit de la faiblesse de l’enfance à la vigueur de l’adolescence et de l’âge viril, et par tous ces changements à la décrépitude de la vieillesse. C’est donc la vie de notre espèce que M. Rousseau entreprend de décrire. Dans la première partie de son ouvrage, il tâche de nous donner des idées justes sur l’état de nature; et dans la |
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seconde, il examine par quelle suite de moyens, de réflexions et d’actions, l’espèce humaine a pu sortir de cet état, se civiliser et former les différentes sociétés policées qui paraissent avoir totalement changé son caractère et sa constitution. Le citoyen de Genève reproche avec raison à tous les philosophes qui ont médité sur cet important objet de ne s’être pas formé une idée bien distincte de l’état de nature, de l’avoir toujours confondu avec l’état civil, et d’avoir transporté sans cesse à l’état de nature des idées qu’ils avaient prises dans la société. Hobbes et Puffendorf sont singulièrement dans ce cas, et les plus grands génies ne se sont pas toujours garantis de cette confusion et de ce rétrécissement d’idées qui empêchent de pénétrer dans le sanctuaire de la vérité, et de deviner ce qu’on ne voit point par ce qu’on voit. Vous trouverez beaucoup de lumière et de sagacité dans les méditations de M. Rousseau. Mais, de son côté, il n’a pu se défaire des défauts qu’on lui a reprochés quelquefois. Ses vues sont grandes, fines, neuves et philosophiques, mais sa logique n’est pas toujours exacte, et les conséquences et les réflexions qu’il tire de ses opinions sont souvent outrées. De là il arrive que, quelque plaisir qu’un livre aussi profondément médité vous fasse en effet, il reste toujours un défaut de justesse qui jette des nuages sur la vérité, et qui vous rend mal à votre aise. C’est un grand secret de ne point trop s’affectionner à ses systèmes et à ses opinions, et de leur assigner exactement le degré de probabilité qu’ils ont, de garder enfin, comme j’ai dit, la mesure, car la vérité outrée n’est plus vérité, et rien n’est plus contraire à ses intérêts et à ceux des philosophes qui la professent que l’esprit de système. | |
Tâchons d’examiner et de rectifier, s’il en est besoin, quelques-unes des idées de M. Rousseau : c’est l’objet de ces feuilles ; ce devrait être l’objet de tous les journalistes. Je ne trouve rien de plus inutile dans le monde que les faiseurs d’extraits. Les bons ouvrages n’en ont pas besoin, parce qu’il faut les lire, et non pas s’en rapporter à un extrait sec et insipide qui, sous prétexte d’en donner la substance, n’en offre que le squelette. Les mauvais ouvrages n’ont d’autre besoin que d’être oubliés. C’est donc nous importuner inutilement que de nous en donner des extraits ; et en bonne police, il devrait être défendu aux journalistes de parler d’un ouvrage bon ou mauvais lorsqu’ils n’ont |
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rien à dire, et à moins que les idées d’un auteur dont on entretient le public n’aient contribué à leur faire faire des observations neuves et intéressantes qui valent la peine d’être publiées. | |
Revenons à M. Rousseau. Suivant lui, l’homme sauvage, sortant des mains de la nature, est dans l’enfance de l’espèce humaine; de là, commençant à se civiliser, à cultiver la terre, à se réunir en société et en famille, il entre dans l’adolescence et dans l’âge fort de son espèce ; bientôt la société venant à se perfectionner, les familles à s’étendre, les États à s’agrandir, les arts et le luxe à s’introduire, l’homme décline successivement ; et suivant que toutes ces causes agissent plus ou moins promptement. il se trouve à la fin dans la décrépitude de son espèce. Voilà en peu de mots l’idée de M. Rousseau, autant que j’ai pu la saisir, car elle n’est établie que vaguement, comme toute la marche et la logique de son discours. Quoique, suivant cette idée, nous nous trouvions dans l’âge le moins heureux de l’espèce humaine, je veux dire dans la vieillesse, il faut convenir que l’idée en elle-même est grande et belle ; mais gardons-nous de la pousser trop loin, comme il arrive de temps en temps à M. Rousseau, et craignons de voir la vérité transformée en chimère, et l’éloquence en déclamation. « Il y a, dit le citoyen de Genève, un âge auquel l’homme individuel voudrait s’arrêter. Tu chercheras, ô homme ! l’âge auquel tu désirerais que ton espèce se fût arrêtée. Mécontent de ton état présent par des raisons qui annoncent à ta postérité de plus grands mécontentements encore, peut-être voudrais-tu pouvoir rétrograder, et ce sentiment doit faire l’éloge de tes premiers aïeux, la critique de tes contemporains, et l’effroi de ceux qui auront le malheur de vivre après toi. » Voilà, dis-je, de la déclamation. Supposons, avec M. Rousseau, que l’espèce humaine soit maintenant dans l’âge de vieillesse, qui répond à l’âge de soixante ou soixante-dix ans d’un individu : n’est-il pas évident qu’on ne peut pas faire un crime à un homme d’avoir soixante ans? et n’est-il pas aussi naturel d’avoir soixante ans que d’en avoir quinze? Or, ce qu’on ne peut reprocher à l’individu ne peut non plus faire un reproche pour l’espèce. La perfectibilité est la marque caractéristique qui distingue l’homme d’avec la bête. L’homme peut se perfectionner; la bête, sortie des mains de la |
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nature, reste avec le même degré de perfection qu’elle lui a assigné, sans l’augmenter, sans le détériorer, tandis que l’espèce humaine éprouve des révolutions étonnantes et continuelles, suivant lesquelles elle se fortifie et étend son bien-être, ou décroît et dépérit. Dès lors, l’état du malaise est aussi naturel que celui du bien-être, et il peut mériter la compassion, mais jamais la critique ni le reproche; sans quoi, je le répète, il faudrait faire un crime à un homme de soixante ans de n’avoir pas la vigueur d’un homme de vingt-cinq. Il n’y a point de bien dans l’univers qui n’ait ses inconvénients : la nature, en douant l’espèce humaine du talent de se perfectionner, l’a exposée de l’autre côté au risque de se détériorer. Du moment que je suis né, ma vocation est comme celle de tous les êtres qui respirent, de passer par différents âges, et de parvenir par la jeunesse et l’âge viril à la vieillesse, à la décrépitude, et enfin au moment de ma destruction, qui n’est pas moins naturel que celui où j’ai commencé d’être. L’espèce humaine est précisément dans le même cas. Supposé que la jeunesse de notre espèce soit passée, que les arrangements de la société, notre manière de vivre et de nous nourrir, et mille autres raisons que M. Rousseau détaille très-bien, nous aient vieillis, nous pouvons être à plaindre, mais nous ne sommes pas répréhensibles, parce qu’après la jeunesse arrive nécessairement la vieillesse, et l’espèce humaine vieillie est aussi bien dans l’état de sa vocation que l’espèce humaine l’était du temps de sa jeunesse. Il est singulier que M. Rousseau emploie cette arme contre ceux qui lui font des objections sur l’état de nature, et qu’il n’ait pas vu combien il était aisé de la tourner contre lui. « Je sais, dit-il, qu’on nous répète sans cesse que rien n’eût été si misérable que l’homme dans cet état, et s’il est vrai, comme je crois l’avoir prouvé, qu’il n’eût pu, qu’après bien des siècles, avoir le désir et l’occasion d’en sortir, ce serait un procès à faire à la nature et non à celui qu’elle aurait ainsi constitué. » Retournons cet argument : Je sais, dirais-je, que M. Rousseau nous répète sans cesse que rien n’est plus misérable que l’homme dans l’état où il se trouve aujourd’hui ; mais s’il est vrai, comme je crois l’avoir prouvé, qu’après bien des siècles et bien des révolutions il a dû se trouver précisément dans cet état où il est maintenant, ce serait un procès à |
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faire à la nature et non à celui qu’elle aurait ainsi constitué. D’ailleurs, est-il bien vrai que nous soyons si à plaindre d’avoir passé la jeunesse de la race humaine, et de nous trouver dans l’âge de la vieillesse de notre espèce? Est-il bien sûr qu’il faut être effrayé pour la postérité parce que, vraisemblablement, elle se trouvera dans la caducité de l’espèce humaine ? Comme il n’y a point de biens dans la nature sans inconvénients, il n’y existe non plus de mal qui n’ait ses dédommagements et ses remèdes. La vieillesse, accompagnée de raison et de sens, dégagée des prétentions de la vanité, n’est pas même un mal. Lorsque l’espèce humaine était dans sa jeunesse, elle ne sentait point son bonheur et ses avantages, parce que la réflexion lui était presque aussi étrangère qu’à la bête. Aujourd’hui qu’elle a vieilli, elle s’est fait une habitude de réfléchir qui lui fait bien sentir ses infirmités et ce qu’elle a perdu, mais qui la fait aussi souvenir sans cesse des biens dont elle jouit encore. Supposé que notre postérité soit menacée de se trouver dans la caducité de l’espèce, elle ne sera pas si effroyablement malheureuse que M. Rousseau le croit, parce que cet état entraîne nécessairement l’insensibilité aux maux comme aux biens, et l’espèce humaine sera alors à peu près dans le cas de ces vieillards imbéciles que nous disons être tombés en enfance, qui peuvent être à charge à la société, mais qui ne le sont pas à eux-mêmes, parce qu’ils n’ont point de connaissance de leur état. D’ailleurs cette décrépitude totale amènera l’espèce humaine à sa fin, et occasionnera nécessairement une révolution qui lui procurera sa jeunesse et ses premiers avantages. Si vous voulez vous donner la peine de suivre M. Rousseau de cette façon, vous aurez la satisfaction de réfléchir avec un philosophe profond et lumineux, mais vous serez toujours obligé de prendre garde qu’il ne vous mène trop loin. Ce défaut même, cependant, a ses avantages pour les lecteurs, en leur procurant l’occasion d’exercer leur esprit à la justesse, en rectifiant les idées d’un esprit vrai, mais bouillant, et en les retenant dans leurs vraies limites; et comme il n’y a rien de si intéressant, ni de si agréable à la fois que de méditer sur l’homme, nous pourrons souvent revenir au discours de M. Rousseau et en prendre le texte pour réfléchir sur ces importants objets. Le citoyen de Genève vante beaucoup le bonheur de l’homme sauvage. Qu’en |
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sait-il ? Il se plaint avec raison de nos voyageurs qui n’ont pas su l’observer : c’est donc de son imagination qu’il tire les idées qu’il a de cet état. Mais il faut se défier de son imagination autant que des relations des voyageurs, surtout quand on est un peu entiché d’un système ; car alors cette sorcière mensongère vous peint tout suivant vos idées : elle vous cache les malheurs de la vie sauvage, et transforme ses moindres avantages en autant de délices. Pour avoir une idée juste de la vie des sauvages il faudrait avoir vécu longtemps parmi eux, et, dans ses descriptions, avoir moins pour objet de faire la satire de la nôtre que d’exposer l’exacte vérité. Il y a deux articles très-philosophiques dans ce Discours qui méritent d’être examinés avec soin, et que je ne négligerai point lorsque j’en trouverai l’occasion par la suite. L’un regarde l’origine des langues; l’autre, l’amour de l’homme sauvage. Vous trouverez aussi à la suite du Discours des notes sur différents endroits, dont une expose les malheurs de la société actuelle comparée à la vie sauvage, que je regarde comme un chef-d’œuvre d’éloquence. | |
— On vend depuis quelque temps sous le manteau un livre intitulé l’Ami de la fortune, ou Mémoires du marquis de S.A.. En deux parties in-12. Personne ne connaît ce marquis de S. A. Ses mémoires, qui sont très-mal écrits, regardent le ministère du cardinal de Fleury, dont il n’est pas l’ami, autant que de la fortune, celui de M. de Chauvelin, garde des sceaux, et les affaires de l’Europe de ce temps, tout voisins du nôtre. Il y a des gens qui attribuent cet ouvrage à l’auteur du Testament politique du cardinal Alberoni; mais j’aurai de la peine à le croire. Cet auteur fait mieux que cela. Ce qu’il résulte évidemment de la lecture de ces mémoires, c’est que le marquis de S. A. a joué le rôle d’un coquin. | |
— Mme Bourette, ci-devant Mme Curé, limonadière et poëte de | |
JUILLET 1755 | 59 |
son métier, a ramassé ses poésies en deux volumes, sous le titre : la Muse limonadière. Ce recueil vous divertira à force d’être mauvais et ridicule. Notre muse limonadière a chanté depuis les rois de France et de Perse jusqu’à son porteur d’eau : tous nos garçons beaux esprits y ont leurs vers, et Mme Bourette a fait imprimer en même temps toutes les lettres qu’elle a reçues dans sa vie. Elle dit, à propos d’une lettre d’un nommé M. Le Bœuf, qu’elle prouvait bien qu’il ne fallait pas toujours juger des gens par leur nom; cela vous fera juger de la finesse et du bon ton de Mmc Bourette. | |
— Il paraît une défense de la seconde partie de l’Histoire du peuple de Dieu, par le P. Berruyer, contre une brochure intitulée Instruction pastorale. | |
AOUT | |
1er août 1755. |
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Il y a longtemps que je cherche l’occasion de vous parler d’un phénoméne littéraire qu’on n’a fait qu’apercevoir l’année passée, et qui méritait d’être mieux connu, surtout dans un pays où l’on aime tant à se réjouir, et où la plaisanterie a tant de droits à l’amusement du public. Ce phénomène est une tragédie imprimée à Rouen, et dont on n’a jamais eu que trois ou quatre exemplaires à Paris. Elle est intitulée David et Bethsabée; son auteur, M. l’abbé Petit, est curé du Mont-Chauvet en basse Normandie. Pour vous donner une idée de cette piéce singulière, et du curé, encore plus singulier que sa pièce, je vais transcrire ici une lettre que j’ai eu occasion d’écrire à ce sujet. Cette forme lui conviendra à merveille. |