A MM. LES AUTEURS
DU MERCURE DE FRANCE.


MESSIEURS,

LORSQUE l'on parle d'un homme dont la vertu et les vertus sont universellement respectées, il est nécessaire de le faire avec égard, même quand on ne partage pas ses opinions.

Et si cet homme de bien a de plus êté un homme d'Etat, un homme de génie, un savant, un littérateur très-distingué, avant de parler de ses opérations, de ses travaux, de ses ouvrages, il serait convenable d'en avoir quelque idée.
Le nom de M. Turgot pouvait suffire pour rappeller ces deux principes, dont M. G. M. s'est malheureusement écarté dans le dernier N° du Mercure.
Il n'a fait sur ce ministre qu'une seule phrase, et il aura sûrement quelque regret de voir combien elle offre de choses et de mots qui n'ont point de rapport avec la vérité.
Turgot, dit-il, élevé à l'école des économistes. — M. Turgot avait exposé et même assez développé depuis 1749 jusqu'en 1753 ses idées philosophiques et ses
 
( 2 )
maximes relatives au gouvernement. Il a placé en 1756, dans le septième volume de l'Encyclopédie, deux articles, l'un sur les Foires et les Marchés, l'autre sur les Fondations, dont la doctrine ressemble beaucoup à celle des articles Fermiers et Grains insérés par M. Quesnay dans le même volume; et c'est aussi l'époque où M. de Gournay exprimait des opinions semblables dans les Mémoires qu'il avait à rédiger, et les opérations qu'il proposait comme Intendant du commerce. — On ne peut pas dire que M. Turgot, ni M. Quesnay, ni M. de Gournay aient êté à l'école l'un de l'autre. Ils furent trois hommes éclairés arrivant aux mêmes vérités par des routes différentes.
Tous les trois reconnurent que l'éducation des troupeaux, l'agriculture, la pêche, l'exploitation des mines et des carrières sont, comme le fut la chasse dans les premiers tems, les sources des richesses, puisque ce sont les seuls travaux où la générosité de la providence, unique véritable productrice, est alliée à l'intelligence humaine et à la force des ouvriers pour fournir aux travailleurs leur subsistance, ainsi que les matières premières et les instrumens du travail. Ils trouvèrent que les arts, les manufactures et le commerce ne pourraient s'exercer, ne pourraient avoir lieu, si les subsistances et les matières premières ne les précédaient pas, ne leur êtaient pas offertes ; et que ces heureux emplois de l'esprit et du corps,qui procurent tant de si douces jouissances à tout le monde, n'opèrent cependant qu'une conservation, une accumulation, une appropriation, une utile répartition et une
 
( 3 )
juste distribution des richesses déjà existantes : distribution, répartition, effectuées par le payement légitime des salaires que mérite, que réclame le service, et par le perpétuel échange des ouvrages de l'art contre les produits de la nature, ou de ces produits entre eux. Ils ne confondirent point les gains avec les produits, l'acquisition des richesses pour soi-même, avec leur création pour soi et les autres, pour l'humanité entière. Ils observèrent que tout travail demande des avances ou un capital quelconque, puisqu'il est impossible de travailler et de faire travailler, si l'on n'a pas le moyen de vivre et de faire vivre ses coo-pérateurs pendant le travail, ou si l'on manque des matières et des outils que le travail exige. Ils virent que l'usage des capitaux mis dans toute entreprise devait être payé par un profit, ou un intérêt, comme le travail l'est par un salaire. La formation journalière de nouveaux capitaux et leur accroissement continu, suites naturelles du profit que peut donner le travail au-delà de ses fraix et du loyer des capitaux anciens, leur parurent donc le plus grand intérêt du genre humain, et ils regardèrent sur-tout la conservation, l'augmentation des capitaux et des travaux de l'agriculture, mère-nourrice universelle, comme la plus importante affaire des sociétés politiques.
Ces résultats généraux des recherches et des méditations des trois hommes estimables et studieux que nous venons de nommer, ne peuvent certainement leur être imputés à blâme; ce sont des vérités très-intéressantes, assez claires pour les esprits attentifs, et que
 
(4 )
l'on contesterait difficilement. Elles renferment tous les principes de la science que les Economistes ont cultivée.
Ceux-ci ne commencèrent à devenir un peu nombreux et à passer pour une école que sept ans plus tard, en 1763. — Il est donc clair qu'ils n'ont rien enseigné à M. Turgot.
M. G. M. ajoute que M. Turgot, élevé (selon lui, mais non pas selon le fait) à leur école, fut un des plus grands soutiens de la secte. — M. Turgot a êté un des ennemis les plus décidés de l'esprit de secte qui ait jamais existé. On peut voir ( pages 46 à 49 des Mémoires sur sa vie imprimés en 1781, et réimprimés en 1811) avec quelle force il s'élevait contre cet esprit d'association qu'il réprouvait comme un dangereux obstacle aux progrès des lumières et de la raison, et que l'on n'a jamais reproché avec justice qu'à deux ou trois des philosophes appliqués à l'étude de l'économie politique. Il leur prédisait le tort qu'ils feraient, qu'ils ont fait, aux autres et à leur propre doctrine.
M. G. M. poursuit et dit que M. Turgot réduit (pour réduisit) l'administration en une métaphysique ténébreuse et impuissante. Il avait êté pendant treize ans le plus grand et le plus habile administrateur qu'on eût encore vu parmi les Intendans de province, et c'êtaient les succès de son expérience constatée par cette administration qui l'avaient appellé au ministère.
Dans ce ministère, qui n'a pas tout-à-fait duré vingt-un mois, il a payé vingt-quatre millions de la dette arriérée, éteint vingt-huit millions d'anticipations, remboursé cin-
 
( 5 )
quante millions de la dette constituée, et particulièrement toutes les petites rentes que les rentiers domiciliés dans les provinces ne pouvaient recevoir qu'avec des fraix qui en absorbaient la plus grande partie.
Il a pourvu à de grandes dépenses extraordinaires, le sacre du Roi, le mariage d'une Princesse, les ravages d'une affreuse épizootie, etc.
Il a supprimé les corvées et une vingtaine d'impositions qui détruisaient plus de revenus qu'elles n'en produisaient. Il en a simplifié et adouci plusieurs autres.
Il a sagement et généreusement encouragé l'agriculture, la pêche en mer, l'industrie, le commerce, les sciences, les arts. Les diverses loix rendues à son rapport et sous son ministère, remplissent le septième et le. huitième volume de ses œuvres.
Il a institué la Caisse d'escompte, partant la Banque de France qui en est la suite.
Il a trouvé le crédit public à cinq et demi pour cent, et l'a laissé à quatre.
Il a laissé le projet des Assemblées provinciales, justement applaudies sous ses successeurs.
Il avait reçu l'administration des finances en 1774 avec dix-neuf millions de déficit. Il l'a remise pour 1777 avec quatre millions d'excèdent, au-delà des fonds assurés pour rembourser vingt-cinq millions par année.
Est-ce de la métaphysique ténébreuse et impuissante ? Sont-ce des chimères et de vaines théories substituées aux leçons de l'expérience, comme l'ajoute encore M. G. M.?
Qui est-ce qui a fait une plus belle expérience ?
 
( 6 )
C'est au sujet de l'ouvrage de M. de Monthion sur les ministres des finances, que la phrase dont je me plains a êté jetée sur le papier avec la rapidité qu'un journal comporte; M. de Monthion êtait un conseiller-d'état très-honnête homme, ayant quelques singularités dans le caractère, beau-frère de M. de Fourqueux, et un peu jaloux de ce que M. Turgot, qui avait et montrait en M. de Fourqueux la plus entière confiance, se renfermait pour lui dans une politesse assez réservée. Cette différence offensa l'amour-propre de M. de Monthion, et l'a rendu injuste envers M. Turgot; mais pas à beaucoup près tant que vient de l'être M. G. M., rédacteur plein d'esprit, qui par cette raison même sera bien fâché d'avoir écrit si légèrement sur un si grand homme.
Je désire que le chagrin qu'il en aura ne se tourne pas en courroux contre moi. Je ne fais ici que remplir le devoir d'un biographe exact et d'un historien véridique, sans aucune intention de déplaire à l'un des Auteurs du Mercure, que j'estime tous, et dont je chéris l'impartialité, la loyauté.

DU PONT (de Nemours).
 
(Extrait du Mercure de France, du 31 juillet 1813.)