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CONVENTION NATIONALE.
RAPPORT
Des Députés de la Convention nationale
réunis, pour présenter leurs idées en faveur de la
liberté entière du Commerce des Grains,
PAR J. A. CREUSÉ-LATOUCHE
Député de la Vienne à la Convention Nationale;
Imprimé par ordre de la Convention Nationale, & envoyé
aux 84 Départemens.
(Le peuple attend du pain, & il en aura en abondance,
dès qu'il le laissera librement circuler).
CITOYENS,
DANS
une de vos précédentes séances, Saint-Just vous a
montré clairement la cause générale du renchérissement
de tous les objets de consommation. Mais il n'a pas assez développé,
ce me semble, une cause spéciale & immédiate, d'où
proviennent les embarras alarmans que nous éprouvons, dans toutes
les parties de la République, sur l'objet particulier ces grains.
On a répandu de
grandes erreurs sur cette matière, qui
A
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ont troublé, à des époques très-marquées,
la tranquillité publique. De fausses mesures ont été
prises ; & les mauvais effets, quoique bien frappans, n'en ont pas
été assez observés. On a blâmé &
accusé indistinctement des lois multipliées & variées
jusqu'à l'infini, & très-opposées entre elles.
Enfin, on a confondu tous les temps, tous les faits & toutes les personnes,
sans faire attention aux traits divers qui leur ont imprimé de
si différens caractères.
On vous a dit que toutes
les lois faites jusqu'à ce jour sur les subsistances, n'avoient
été que l'ouvrage des rois, des tyrans & de tous les
ennemis du peuple : & en même-temps l'on s'est flatté
d'entrevoir comme une conception toute nouvelle, quelques principes intermédiaires
entre la liberté entière du commerce des grains, & son
absolue interdiction. Mais ceux qui se sont livrés à cette
présomption, ignorent sans doute qu'il n'est pas un seul de ces
moyens régulateurs qui ne se trouve dans tous les vieux codes de
l'Europe, ouvrages si spécialement marqués, en effet, par
la tyrannie, l'ignorance & la barbarie.
Il faut enfin attaquer
& détruire des erreurs dont les effets ne sont plus douteux.
Il faut montrer les fausses mesures, avec les maux qu'elles ont produits,
comme des écueils que nous devons éviter. Il faut distinguer
tant de faits que l'on a confondus, & les rapprocher de leurs conséquences.
Pour assurer au peuple sa subsistance, il faut lui en montrer les véritables
sources, que je ne sais quelles passions, ou je ne sais quel aveuglement
semblent méconnoître; &, ce qui est plus malheureux encore,
semblent vouloir tarir.
Voyez le tableau du prix
du bled en France, depuis 1756 jusqu'en 1790. Ces prix sont les prix moyens
de chaque année, réduits sur le septier de Paris, qui pèse
240 livres poids de marc.
Depuis 1756 jusqu'en 1766,
le prix du bled a été de 14 à 18 livres.
En 1766, le bled a été
de 20 livres. Il a encore monté rapidement dans les années
suivantes : & dans les dernières années du règne
de Louis XV, il a été de 25 à 29 livres.
En 1774, ce prix est retombé;
& depuis cette époque
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jusqu'en 1788, il a été à 20 & 19
livres, & n'a jamais passé 23 ; excepté dans l'année
1775, où plusieurs provinces avoient manqué, & où
l'on vit quelques soulèvemens.
Voyez le tableau du prix
des bleds dans tous les départemens, relevé du 1 au 16 octobre
dernier, & réduit aussi au septier de Paris. Ce tableau présente
des inégalités sans exemple. Tandis que plusieurs départemens
ont le bled à 24, 26, 27 & 23 livres, d'autres le paient, à
la même époque, 56, 60, & jusqu'à 64 liv.; d'autres,
depuis 40 jusqu'à 50; & d'autres, depuis 30 jusqu'à
40.
La situation où
nous sommes, par rapport aux subsistances, présente peut-être
une des plus grandes contradictions que l'on puisse trouver dans une société.
Je ne crains pas d'affirmer
que jamais la France n'eût autant de grains qu'elle en possède
actuellement. Cependant on ne vit jamais une cherté aussi excessive,
ni aussi disproportionnée avec les autres objets de consommation,
dans un grand nombre de départemens.
On paroît avoir
cessé d'accuser les marchands de grains, parce qu'en effet la crainte
& les dénonciations les ont forcés de renoncer à
ce commerce. Mais les accusations se dirigent maintenant contre les cultivateurs.
Hélas ! Lorsque l'on souffre, l'on s'en prend à qui l'on
peut.
Mais est-ce la faute des
cultivateurs, si le département de Loire & Cher, par exemple,
placé, entre celui de la Sarthe & du Loiret, qui ont le bled
à 29 & à 31 liv., ne pouvant en tirer de secours, le
paye 45 liv. ?
Le département
des Landes paye le bled 26 liv., & ce département est situé
entre la Gironde & les basses Pyrenées, qui le paienr 41 &
42 liv.
Mettez sous vos yeux le
tableau du prix des bleds dans tous les départemens, & vous
verrez cette inégalité monstrueuse entre des départemens
qui se touchent. Elle existe également entre des villes d'un même
département, & entre des cantons limitrophes (1). Est-ce que
dans les uns, tous
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Ceux qui ont traversé la France en 1789, doivent se rappeler d'avoir
vu des inégalitésà-peu-près aussi étonnantes
entre des villes assez voisines.
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les cultivateurs seroient également libéraux
& faciles; tandis qu'ils seroient aussi généralement
obstinés & impitoyables dans les autres?
C'est donc encore plus
avant, qu'il faut chercher la cause du mal.
Je vous ai dit que la
France ne manquoit pas de grains. On est généralement d'accord
sur la propriété qu'a le sol de la France de nourrir tous
ceux qui l'habitent.
Il est aisé de
trouver dans un tableau du prix des grains chaque année, à
commencer d'une telle époque, de longues séries d'années,
où le bled a été constamment à des prix assez
rapprochés. Par exemple, depuis 1756 jusqu'à 1766, le prix
du froment a été constamment de 15 à 18 liv. le septier;
& le gouvernement permettoit encore souvent des exportations. Depuis
1774 jusqu'en 1788, le prix a été constamment de 20 à
23 liv., & dans la plupart de ces années, le gouvernement avoit
permis aussi des exportations. Une telle uniformité de prix montre
que la France n'éprouvoit point d'embarras pour sa subsistance,
& qu'elle n'étoit point à la discrétion des étrangers,
Depuis
25 ans il s'est fait des défrichemens, par le moyen des exemptions
accordées à ces entreprises. L'agriculture s'est un peu
perfectionnée, par l'usage plus étendu des prairies artificielles,
sur-tout dans la ci-devant généralité de Paris, où
cette culture avoit été encouragée ; non pas à
la vérité, par des motifs bien purs, puisqu'on n'avoit eu
en vue que d'augmenter les impôts des campagnes, en proportion de
leurs progrès. Mais, quoi qu'il en soit de ce motif, beaucoup de
terres n'en sont pas moins devenues plus fertiles.
Une
observation qui me paroît échapper constamment au plus grand
nombre, c'est que la consommation du bled n'est pas la même dans
tous les tems. Il est bien vrai que les hommes de travail qui habitent
les villes, se nourrissent principalement de pain, & qu'ils l'ont,
dans tous les tems, à-peu-près de la même qualité.
Mais
les habitans de beaucoup de lieux stériles en froment, & beaucoup
de pauvres habitans des campagnes, règlent le genre de leur nourriture
& leurs consommations, sur leurs
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ressources. Suivant le bon marché ou la cherté
du bled, suivant l'abondance ou la rareté de cette denrée,
ils mangent du pain plus ou moins blanc, ou plus ou moins noir; du froment,
ou du méteil, ou du sègle, ou de menus grains. Enfin de
grandes contrées consomment plus ou moins de bled de turquie, de
sarrazin, de chataignes, de légumes & de pommes de terre; &
en font même à-peu-près leur unique nourriture, lorsque
les prix des meilleurs grains s'éloignent trop de leurs facultés.
Or,
depuis la révolution, toutes les parties de la France ont été
plus ou moins tourmentées par la cherté des grains. Il en
résulte que la consommation a été forcément
diminuée, & que la crise actuelle la restreint malheureusement
encore, puisque cette crise est des plus violentes.
Cependant
depuis trois ans, les récoltes ont été bonnes, &
la dernière a été supérieure. Et depuis 4
ans, les exportations ont été défendues. Mais puisqu'il
est bien évident qu'avec la cherté qu'on éprouve,
& qu'on a éprouvée plus ou moins pendant ces trois
années,
les malheureux, & les pays stériles en bled, n'ont pu consommer
comme auparavant; il en résulte que la France accumule devant
elle, quoique forcément, une masse de provisions, qui assureroit
encore sa subsistance, quand elle auroit quelqu'accident à éprouver,
sur la récolte de l'année prochaine. Ajoutez à cette
quantité de bleds de la dernière récolte, & mêmes
des années précédentes, (car il y en a, sur-tout
dans les départemens du nord,) les bleds que l'on a tirés
& que l'on doit tirer encore de l'étranger; & vous verrez
que le peuple français est réellement au sein de l'abondance,
quoiqu'il n'en jouisse pas.
Il
ne s'agit donc que de rapprocher les subsistances des con- sommateurs.
On propose differens moyens. Presque tous sont hors des mesures ordinaires.
Votre comité d'agriculture qui vous a en proposé plusieurs
de ce genre, a senti néanmoins la nécessité de protéger
la circulation intérieure; & vous ne pouvez plus douter du
besoin urgent de revenir à ce moyen, lorsque je vous ai fait appercevoir
l'énorme inégalité du prix des grains dans les divers
départemens, où l'abondance des uns n'est point employée
au soulagement des autres.
Mais
je vous rappellerai que toutes les autres mesures
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prohibitives, inquisitoriales & extraordinaires,
ont été la police de toute l'Europe, lorsque l'Europe, plongée
dans les ténèbres de la barbarie, n'étoit gouvernée
que par des tyrans insensés. Leurs erreurs continuelles éloignoient
toujours des peuples l'abondance & la prospérité, lors
même que dans de grandes extrémités, ils croyoient
prendre quelque soin de leur soulagement.
Suivons
la marche de la législation, en France & chez nos voisins.
Nous verrons constamment l'absurde tyrannie imaginer, varier & étendre
toutes ces gênes, & ne produire que la misère, lorsqu'elle
croyoit par ces moyens procurer l'abondance. Nous verrons au contraire
les entraves se briser à l'apparition des lumières, &
sous de meilleures administrations; & l'abondance, & le soulagement
du peuple suivre immédiatement ces réformes; & nous
reverrons encore les mêmes maux revenir par le retour des mêmes
égaremens.
Jettons
d'abord nos regards sur l'Angleterre. Vers le milieu du quinzième
siècle, sous le règne violent d'Edouard IV, on astreignit
aux formalités les plus gênantes les marchands de grains.
Ces précautions ne remédièrent point, à beaucoup
près, aux maux dont l'Angleterre étoit constamment affligée.
Sous
Edouard VI, en 1552, l'ignorance prit un parti beaucoup plus extrême.
On fit une loi qui défendoit d'acheter des grains pour les revendre.
On faisoit alors ce raisonnement specieux & trompeur, que fait encore
aujourd'hui, pour son propre malheur, la portion de nos concitoyens la
plus nombreuse & la plus souffrante ; & qu'adoptent encore aussi
malheureusement ceux qui ne se font aucune idée des puissans effets
de la division du travail & des emplois sur le bonheur du peuple.
On croyoit qu'il y auroit un bénéfice clair pour le consommateur,
si l'on supprimoit tout intermédiaire entre le cultivateur &
lui.
Que
n'exigeoit-on aussi que le manufacturier détaillât lui-même
les marchandises de sa fabrique, afin que le public les eut à meilleur
marché ?
Mais
on sentoit que le manufacturier étoit attaché dans un lieu,
tandis que le marchand pouvoit se porter par-tout auprès des consommateurs.
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Une
manufacture exige tout le capital, tout l'emploi, toutes les facultés,
toutes les attentions, & toute la présence du manufacturier.
Eh
bien ! le cultivateur est un manufacturier de grains : & pour maintenir
les succès & la bonne conduite de sa manufacture, il faut que
toutes les facultés soient continuellement enchaînées
auprès d'elle.
Il
est bien vrai que nombre de cultivateurs peuvent conduire de leurs grains
à des marchés qui les avoisinent ; mais ils ne le peuvent
que dans des temps, & en des quantités qu'on ne peut raisonnablement
leur fixer. En ce moment, par exemple, (Décembre) les battages
ne peuvent être avancés, & les cultivateurs ont à
peine términé leur semaille.
Mais
dans tous les temps, comment voudroit-on que les cultivateurs portassent
de grandes quantités de leurs grains à des consommateurs
éloignés de 50 à 100 lieues, qui en manquent ou qui
n'en cueillent pas ? Et comment voudroit-on que les cultivateurs seuls
puissent exécuter eux-mêmes de promptes expéditions
de vaisseaux sur nos ports, pour des départemens le long de nos
côtes, qui les attendent dans un pressant besoin ? Ces seuls exemples
montrent combien réfléchissent peu ceux qui, adoptant les
préjugés vulgaires des temps les plus barbares, qualifient
d'odieux, un commerce tellement essentiel, qu'il faudroit sans lui, que
la moitié d'une nation mourût de faim, pendant que l'autre
seroit obligée de faire manger aux bêtes son superflu.
Enfin,
& le manufacturier & le cultivateur ont l'un l'autre de grosses
avances à faire, des capitaux à faire rentrer, du temps,
des travaux, & des soins à donner à leurs manufactures,
d'où dépend si immédiatement le bonheur du peuple.
Et ce n'est qu'au préjudice de la terre, & par conséquent
aux dépens du peuple, que l'on peut détourner le cultivateur
de ces travaux & de ces soins, en le forçant de faire imparfaitement
deux professions, lorsqu'il importe tant à la société
qu'il perfectionne d'abord celle à laquelle il est consacré.
Entre
les consommateurs & les manufacturiers, se trouve un agent naturel
& nécessaire, qui, en procurant à ceux-ci
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les débouchés les plus simples, & la rentrée
la plus facile de leurs capitaux, favorise & encourage les fabriques
& les exploitations, en achetant même à meilleur marché
que ne le pourrait faire le consommateur.
Mais on craint que le
marchand n'abuse du besoin du consommateur, lorsqu'il lui revend sa denrée.
Ceux qui pressent cette
objection, sans se douter de tous les maux qu'ils font, comme nous le
voyons depuis quatre ans, & en ce moment même, où les
maux du peuple sont au comble, précisément lorsque le commerce
des grains n'existe plus ; ceux-là, dis-je, raisonnent toujours
comme si tout le blé d'un grand Empire se trouvoit renfermé
dans un petit nombre de mains. Et au contraire, il n'existe pas une seule
matière qui soit aussi divisée. Et l'on ne voit pas que
l'effet d'un commerce libre est de la subdiviser encore. De sorte que,
sous un tel régime, ce n'est ni un, ni deux, ni vingt marchands
qui peuvent faire la loi ; & qu'ils la reçoivent tous de leur
propre concurrence, n'ayant pas tous les mêmes moyens d'attendre,
& de se hazarder dans des spéculations que mille évènemens
peuvent déjouer.
N'existe-t-il pas dans
le retour périodique des récoltes, & dans la détresse
publique même, qui ralentit la consommation générale,
une puissance redoutable qui défend l'intérêt du peuple
contre le marchand, s'il vouloit être inhumain ? J'aurai dans un
moment un exemple curieux à vous rapporter, de cette force qu'oppose
le retour des récoltes contre les spéculateurs.
Le Gouvernement Anglois
avoit donc adopté cette prévention vulgaire contre les marchands
de grains. On ne tarda pas à en ressentir les effets. Six ans après,
en 1558, sous le règne d'Elisabeth, il fallut revenir à
permettre le commerce des blés ; mais ce fut avec des restrictions,
des permissions, & des formalités difficultueuses, que l'on
croyoit alors indispensables. Mais tel étoit l'état des
lumières. L'Europe entière n'en savoit pas davantage. Les
peuples, toujours souffrans entre les guerres civiles, l'oppression &
les mauvaises loix, ne démêloient guère toutes les
causes multipliées des différens malheurs qui les accabloient
à la fois.
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Ce ne fut
qu'un siècle après, en 1669, sous Charles II, que l'Angleterre,
beaucoup plus éclairée, & commençant à
entrevoir ses grands moyens de prospérité, donna, pour la
première fois, le plus grand essort au
commerce intérieur des grains. Une loi rendit ce commerce absolument
libre.
On ne fut pas long-temps
sans en recueillir les fruits. L'Angleterre se trouva bientôt si
surchargée de grains, qu'en 1688, la législation se crut
obligée, non pas d'en permettre l'exportation, mais de la forcer
même par une gratification, tant que le blé ne seroit pas
à un haut prix, qui fut déterminé.
Telle a été
depuis cette époque, la législation de l'Angleterre sur
les grains. Cette loi a été maintenue jusqu'à ce
jour, l'on a donné une latitude plus grande encore à la
liberté, sous le règne actuel.
Que ceux qui, en visitant
ce pays, y ont vu avec quelle largesse & quelle délicatesse
tous les ouvriers des villes & des campagnes sont nourris, nous disent
si cette grande liberté de son commerce de grains y favorise les
monopoles & les accaparemens, & y expose le peuple à manquer
de subsistances.
On répond qu'en
Angleterre on mange moins de pain qu'en France.
Mais cela n'a pas été
ainsi de tout temps. Le peuple de nos villes ne se repréfente pas
assez que l'agriculture est un art qui, comme tous les autres arts, est
susceptible de plus & de moins d'accroissement & de décroissement.
Dès que l'agriculture a joui en Angleterre, de quelques faveurs
du gouvernement; dès qu'elle s'est vue assurée de la liberté,
de la tranquillité & du respect des propriétés,
son industrie s'est rapidement développée : elle s'est occupée
de fertiliser les terres par la multiplication des fourages & du bétail
; & bientôt l'on a vu la terre donner en profusion toutes les
espèces de productions. Pour favoriser la culture du bled, on a
multiplié les bestiaux ; & la prodigeuse
multiplication des bestiaux a mis promptement le peuple à même
de se procurer à bon marché la nourriture la plus délicate
& la plus substancielle, de consommer moins de pain.
On retrouve dans nos anciennes
loix sur le commerce des grains, les mêmes traits d'aveuglement
que dans les anciennes
B
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loix anglaises. Mais, comme cela devoit être sous notre
monstrueux gouvernement, on n'y retrouve pas un retour aussi constant
& aussi facile aux principes de cette partie de la felicité
publique.
Cependant nous avons une
loi de 1567, qui établit la liberté du commerce intérieur
des grains, sans être assujetti à aucune formalité.
Et l'on est étonné de voir cette première lueur de
raison paroître en France, dans de pareils temps, tandis que l'Angleterre
ne la connut que plus d'un siècle après. On ne peut juger
de l'influence qu'eut ce règlement sur le sort du peuple, puisque
la France ne cessa d'être déchirée par des guerres
civiles, jusqu'au règne de Henri IV. Mais il faut vous dire que
cette loi étoit l'ouvrage d'un homme dont les lumières &
l'humanité font époque dans nos annales, du chancelier de
l'Hôpital.
Et ce qui n'est pas moins
remarquable, c'est que ce grand homme avoit conçu cette loi, comme
l'unique remède d'une disette, qui affligeoit la France depuis
deux ans.
Sully arriva enfin à
un ministère paisible sous Henri IV. Sully brisa toutes les entraves
qui avoient défiguré & détruit sous Henri III,
la loi de l'Hôpital. Il protégea spécialement l'agriculture.
Il favorisa le commerce des grains. Il réprima les parlemens, dont
les préjugés & la manie réglémentaire
luttoient contre l'idée de ce commerce. Et par le commerce des
grains, il rendit le sol de la France abondant en productions, & le
peuple heureux, autant toutes fois qu'il pouvoit l'être sous un
roi. Mais souvenez-vous, que de cette longue suite de règnes, qui
surchargent nos bibliothèques & la tête de nos érudits,
celui-là étoit le seul dont le peuple avoit voulu conserver
la mémoire, avant de connaître la liberté.
Les deux règnes
suivans, marqués par la plus cruelle tyrannie, ne laissèrent
en aucun temps respirer l'humanité. De fréquentes famines
furent l'effet inévitable de tous les genres d'oppression. On en
éprouva une en 1662 ; mais on a remarqué que ce désastre
n'avoit été précédé que d'une année,
d'un arrêt du parlement de Paris, qui, à force de formalités
& de gênes, avoit presque interdit le commerce des grains.
On en éprouva d'autres
sous ce règne de faste & de misère,
(11)
si lâchement dit de Louis-le-grand, en 1693
& 1694. Le parlement de Paris s'en prit à la châsse de
sainte Geneviève, aux marchands de bleds ; il fit faire des processions
à l'une, & persécuta les autres.
Le mal ne faisoit que
s'accroître. Louis XIV, qui dans les années antérieures,
avoit étendu sur le commerce intérieur des grains, le fléau
de sa fiscalité, anéantit ce commerce tout à fait
par un règlement de 1699, où l'on trouve précisement
les mêmes dispositions que l'on nous propose aujourd'hui comme les
remèdes les plus salutaires. Mais il faut que l'on sache, que presque
toutes les années qui suivirent, furent comptées par autant
de famines, jusqu'à la mort du tyran.
Au commencement du règne
suivant, le premier soulagement que le gouvernement se crut obligé
d'accorder à un peuple épuisé, fut de revivifier
un peu le commerce intérieur des grains, qui fut affranchi de tous
droits.
Vers le milieu de ce siècle,
ce commerce se faisoit tranquillement. Toutes les anciennes gênes,
renouvelées arbitrairement il est vrai de tems en tems, par les
parlemens & les intendans, étoient cependant généralement
tombées en désuétude; il s'est fait librement de
1756 à 1766; & dans tout cet intervalle, le prix du bled fut
de 14 à 18 liv. le septier, mesure de Paris.
En 1766, le prix du bled
monta subitement : & ensuite il se soutint entre 29 & 25 liv.
jusqu'en 1774, époque de la mort de Louis XV.
Par une loi de 1763, qui
avoit établi la liberté du commerce des grains, il est évident
que l'on avoit voulu seulement rendre cette liberté apparente,
sans que le peuple pût en profiter. Louis XV faisoit le monopole
des grains pour son compte; il vouloit donc d'abord que ses agens fussent
couverts du bouclier de sa loi, contre les atteintes des parlemens, toujours
ombrageux & règlementeurs en matière
de grains : & qu'ensuite ils détruisissent cette liberté
même, en se l'attribuant exclusivement à eux seuls. Les marchands
ne pouvant soutenir la concurrence du gouvernement, qui pouvoit vendre
avec perte pour les écarter, furent obligés de se retirer
de ce commerce, où les agens du gouvernement
(12)
avoient sur eux tout l'avantage. Des intendans s'efforçoient
même de les en dégoûter; & je me rappelle, que
dans la généralité où j'habitois alors, l'intendant
poussa la vexation jusqu'à rançonner arbitrairement par
des taxes énormes, tous les marchands de bled ; & qu'il donna
pour toute réponse à leurs réclamations, pourquoi
êtes-vous marchands de bled ? De ce moment ils cessèrent
de l'être. Mais voyez la perfidie; (& c'est un autre fait que
je n'ai su que long-tems après,) cet intendant qui faisoit honte
à ces marchands de leur profession, & qui les en punissoit,
faisoit vendre lui-même, dans le même tems & dans le même
pays, des bleds pour le compte de Louis XV. (1) La liberté du commerce
des grains n'exista donc plus. Louis XV avec son autorité &
les intendans, en fut seul maître; l'activité ni la concurrence
du commerce, ne pouvoient plus porter d'approvisionnemens dans les provinces
qu'on avoit dégarnies ; & c'étoit par la destruction
même du commerce, que le gouvernement devenoit seul maître
du prix. Le même jeu répété dans toutes les
provinces, produisoit également par-tout un renchérissement
progressif.
Cette opération
infâme avoit deux vues; l'une, de faire hausser le prix des grains,
pour avoir un prétexte d'augmenter les impôts ; l'autre,
de faire le profit de ce monopole, ou de ce privilège exclusif.
L'abbé Terrai arriva
au ministère dans de telles circonstances, & il sut leur donner
une nouvelle activité. Mais se trouvant trop gêné
encore avec le petit nombre de commerçans qui pouvoient contrarier
son monopole, il fit révoquer en 1770, la loi de 1763, qui avoir
établi la liberté du commerce des grains. Sa loi de 1770,
assujettissoit les marchands à des formalités gênantes
& humiliantes, qui n'avoient pour but que d'anéantir un commerce
qui l'étoit déjà presqu'entièrement d'avance.
(1) Cet
intendant étoit M. de Blossac, dans la généralité
de Poitiers. C'est à l'époque dont je parle, c'est-à-dire,
dans les dernières années du règne de Louis XV, que
cet intendant taxa à 200, 250 & 300 livres d'imposition des
marchands de blé de la ville de Châtelleraut, ville d'entrepôt,
sur une rivière navigable, qui étoient imposés auparavant
15, 20 & 25 livres; & qu'il fit vendre des blés venus dans
des bateaux, pour le compte de Louis XV. Je tiens ce dernier fait d'un
agent même employé par cet intendant à cette opération.
(13)
Mais ce fut
toujours pendant cet anéantissement du commerce, & sous une
loi réglementaire & prohibitive, que le bled se soutint pendant
plusieurs années, depuis 25 jusqu'à 28 livres, c'est-à-dire,
au prix le plus cher où on l'eût encore vu.
Après
Louis XV, Turgot fut ministre. Son premier soin fut de redonner la liberté
la plus entière au commerce intérieur des grains; sa loi
de 1774, quoique bien contrariée par le parlement de Paris, quoique
décriée d'abord par quelques soulèvemens partiels
excités pour le perdre; cette loi a été observée
jusqu'à la révolution; & pendant cette suite de treize
années, le prix du bled qui valoit 25 à 29 livres dans les
dernières années de Louis XV, n'est jamais monté
au-dessus de 23 livres, & il a été à 22, 20 &
19 liv. Mais il faut observer, que dans toutes les années où
il alla jusqu'à 23, de grandes provinces naturellement fertiles,
avoient manqué; & dans les autres années des exportations
furent toujours permises.
Arrêtons-nous un
instant sur tous ces faits.
A mesure que l'Angleterre
s'éclaire, elle favorise le commerce intérieur des grains;
à mesure qu'elle le favorise, le peuple voit naître l'abondance.
Enfin par l'effet de cette seule liberté, l'Angleterre se trouve
avoir un tel superflu, qu'elle est obligée de forcer l'exportation
; & c'est ainsi qu'elle n'a cessé de prospérer depuis
un siècle entier.
En France, la misère
suit toujours les prohibitions & les gênes; & quelques instans
de liberté pour le commerce des grains, dans le long & triste
cours de notre histoire, font voir aux mêmes époques, quelques
instans de soulagement pour le peuple.
Quels sont ceux qui ont
entravé le commerce des grains dans notre patrie ? Cette énumération
ne sera pas favorable aux adversaires de la liberté de ce commerce.
Ce sont Louis XIV, les plus odieux de ses prédécesseurs;
les parlemens, les intendans, Louis XV & Terray, auxquels vous aurez
dans un moment à ajouter le ministre Necker. Pour Louis XV &
Terray, leurs intentions ne font pas un problême ; ils vouloient
(14)
faire monter le bled à un prix très-cher; pour
y réussir, ils détruisoient la liberté du commerce
des grains.
Quels sont au contraire
ceux qui l'ont favorisé ? Ils ne sont que trois: & ce sont
les trois seuls hommes qui ayent porté tout à la fois de
grandes lumières & de grandes vertus à la Cour de nos
Rois. Je ne vous dirai pas s'ils étoient amis de l'humanité
: L'Hôpital s'opposoit aux crimes de Catherine de Médicis,
Sully diminua les tailles, Turgot supprima les corvées, & voulut
abolir les fiefs.
Nous voici arrivés
à l'époque de la révolution. Il sembloit que la providence
eût voulu éprouver le peuple français pour la liberté,
en la lui présentant dans une année des plus désastreuses.
Il y fut sensible malgré les maux qui l'accabloient; il sut reconnoître
ce bien précieux & s'y attacher, comme il l'a fait depuis avec
de nouveaux succès, sans calculer ses sacrifices, & sans se
laisser décourager par ses malheurs. Mais il est de mon devoir,
il est du vôtre, Législateurs, de lui montrer celles de ses
erreurs qui les ont augmentés, & qui me manqueroient pas d'y
mettre le comble.
Le fléau d'une
grêle sans exemple, avoit ravagé nos moissons en 1788, sur-tout
dans nos provinces les plus fertiles, telles que la Brie, la Beauce, le
Soissonnois, la Normandie, la Picardie, le Hainaut, la Flandre, la Champagne,
& beaucoup d'autres. L'approche des états-généraux,
l'attente des plus grands événemens, le sentiment confus
que le peuple commençoit déjà à avoir de ses
droits, excitèrent par-tout d'avance une égale agitation.
A ces mouvemens se joignirent quelques inquiétudes produites par
l'évidence d'une mauvaise récolte.
Mais dès le mois
de novembre de l'année 1788, Necker, dont un de vos orateurs a
critiqué à si bon droit les opérations & les
principes en matière de subsistances, & n'en a pas moins raisonné
& conclu comme lui, (1) Necker fit rendre un arrêt
(1) Dans
un ouvrage composé en 1775, pour décrier les opérations
de Turgot, Necker, après avoir considéré le commerce
des grains par les suppositions les plus ridicules, avouoit que le commerce
étoit utile & même nécessaire ; puis il pensoit
aussi qu'il falloit le régler ; puis il cherchoit des règles
qui n'eussënt pas plus de dangers que le commerce même sans
frein,
( 15 )
du conseil qui jettoit publiquement des soupçons sur
les marchands de grains, & défendoit de vendre ailleurs que
dans les marchés ; ce règlement fut le premier signal d'un
trouble universel.
Le 18 décembre,
le parlement de Paris rendit un arrêt, toutes les chambres
assemblées,
les Pairs y séant, qui fut un autre signal d'alarmes & de
désordres.
Cet arrêt insignifiant défendoit vaguement les manoeuvres
frauduleuses, tendant à empêcher l'approvisionnement des
marchés ; le même parlement ordonna à tous
ses magistrats subordonnés, de faire des recensemens. De ce
moment, tout commerce de grains fut interrompu, le trouble fut plus
grand
dans les marchés,
les cultivateurs se virent inquiétés & menacés,
les marchés eurent moins de concours.
Au mois de mars 1789,
le parlement de Dijon rendit un arrêt qui défendoit d'exporter
du bled hors de son ressort. Le parlement de Besançon suivit
le même exemple ; & ces deux arrêts coupables & inhumains,
pensèrent être des arrêts de famine & de mort
pour la ville de Lyon, & même pour celle de Paris. La ville
de Lyon envoya faire des représentations à ces parlemens
; elle en obtint la permission de faire quelques approvisionnemens.
Mais le peuple
alarmé par la publicité des premiers arrêts, s'opposa
à leurs transports : & voilà
& il n'en trouvoit point. Il parloit avec sensibiiité des
souffrances du peuple; & il ne proposoit rien. Il convenoit seulement
que la question étoit infiniment délicate. Enfin, après
avoir bien démontré la difficulté de résoudre
son problême, il nous apprenoit pour toute conclusion, qu'il falloit
y procéder avec des règles sages. Necker ajoutoit qu'il
n'y avoit guère qu'un homme qui fût capable d'imaginer ces
règles, & de les appliquer suivant les circonstances ; & il
est aisé de voir que l'homme qu'il désignoit, n'étoit
autre que lui-même. On va voir comment cet homme unique s'y entendoit.
C'est dit Necker que les adversaires de la liberté du commerce
des grains ont pris cette expression de commerce sans frein, artifice
de Rhéteur, employé pour effrayer la multitude, & décrier
des principes que l'on ne peut réfuter. Le commerce des blés
a son frein, là où tous les autres commerces ont le leur
: dans l'immense quantité de la matière à vendre,
dans sa divifion entre tous les propriétaires & toutes les
parties du territoire, dans les sources qui la reproduisent continuellement,
dans les risques & les frais de garde, dans la concurrence des vendeurs,
dans les besoins qu'ils ont de faire rentrer leurs fonds, & dans
l'infinie variété des chances & des vicissitudes auxquels
ils sont exposés.
( 16 )
l'effet que produisent les mauvaises lois en matière
de subsistances ! le mal qu'elles font d'abord, ne peut être réparé de
long-tems par des lois meilleures.
Des intendans, notamment ceux de Champagne & de Soissons, rendirent
pour leurs provinces, des ordonnances semblables aux arrêts des
parlemens de Bourgogne & de Franche-Comté ; les alarmes & les
insurrections n'en devinrent que plus universelles ; la libre circulation
devint en horreur. Necker l'éprouva lui-même, en faisant
chercher par-tout des grains pour l'approvisionnement de Paris ; les
agens achetoient ; leur concurrrence faisoit hausser les prix ;
mais les bleds ne pouvoient passer : & les seuls fruits de ses commissions
dans chaque province, étoient de nouveaux troubles, & une
plus grande cherté.
En vain ce ministre fit rendre au mois d'avril un nouvel arrêt
du conseil, qui en attribuant aux marchands de grains tout le mal qu'il
avoit fait lui-même, les rendoit encore plus odieux ; & qui
autorisoit les magistrats à forcer les cultivateurs de garnir
les marchés. Les seuls effets que produisit cette nouvelle mesure,
furent de rendre le peuple plus furieux, les marchés plus dégarnis, & le
bled encore plus cher.
Les anciennes autorités commençoient à tomber ;
elles étoient inconstitutionnelles, elles étoient injustes,
elles n'avoient plus la confiance ; & par cela même elles n'avoient
aucune force pour empêcher le peuple de se nuire à lui-même.
Ce peuple dans l'excès de sa misère, se portoit sans obstacle à toutes
les extrémités. Des grains étoient taxés,
des convois étoient pillés, & presque par-tout ils étoient
arrêtés. Des citoyens de tout état, devinrent victimes
des soupçons d'accaparemens ; les approvisionnemens que Necker
s'étoit mis dans la nécessité de faire acheter par-tout
au loin, pour Paris, fortifioient par-tout ces soupçons d'accaparement;
le peuple toujours plus souffrant encore par les extrémités
où le portoit le désespoir, ne croyoit voir que des accapareurs.
Des citoyens qui le servoient, d'autres absolument étrangers au
commerce des grains, lui paroissoient sur les plus frivoles dénonciations,
des conjurés pour l'affamer ; & personne ne
( 17 )
La récolte de 1789, attendue avec une si douloureuse
impatience, arriva. Celles de 1790, 1791 & 1992 pouvoit
porter de subsistances dans des contrées qui en manquoient totalement.
La récolte de 1789, attendue avec une si douloureuse impatience,
arriva. Celles de 1790, 1791 & 1992 l'ont suivie Mais quoique ces
récoltes successives ayent été assez bonnes
on a été surpris dans chacun des intervalles, de ne pas
jouir de l'abondance & des facilités, que l'on avoit dû se
promettre.
Les loix sur la libre circulation & sur la liberté du commerce,
ont été renouvelées par les nouvelles législations
; mais depuis 1789, cette liberté n'a jamais existé un
seul moment dans le fait. On avoir omis d'instruire le peuple sur cette
doctrine si salutaire & si nécessaire ; les nombreux ennemis
que la France avoit dans son sein, entretenoient perfidement les alarmes & les
soupçons du peuple : & ces traîtres s'attachoient
d'autant plus à flatter ces préjugés sur ce point
sensible, qu'ils y voyoient un moyen sûr de le soulever contre
ses loix, de lui faire détruire ses propres ressources, & de
le reconduire à sa ruine, & à la perte de sa liberté.
Cette crise malheureuse, presque toujours continuelle depuis la première
révolution, a reçu une nouvelle violence au milieu des
agitations de cette année, & a fait une nouvelle explosion
depuis la révolution du 10 août. Le peuple aigri tout à la
fois, & par les périls qui avoient menacé sa liberté, & par
la découverte de tant de trahisons & de com plots, est tombé dans
de nouvelles convulsions, où l'ont précipité sur-tout
tant de millionnaires & d'agitateurs, par les plus perfides suggestions
au sujet des subsistances; le projet de le faire mourir de faim, se
confondoit dans ses idées avec le projet de l'opprimer. Enfin
vous savez, Citoyens, à quelles extrémités on
s'est porté dans tant de villes, & les violations d'un exemple si funeste que les loix ont reçues,
lorsqu'on a proclamé l'impunité de ceux qui avoient arrêté des
subsistances destinées à leurs frères, & commis
même des assassinats dans ces occasions. Vous connoissez les
nouveaux crimes que l'on vous dénonce chaque jour: mais vous
n'apprendrez pas sans étonnement ni sans douleur, que les meurtriers
du vertueux Simonneau, dont la France entière indi-
C
( 18 )
gnée, attendoit que l'on fît un exemple pour
le maintien des loix, non seulement jouissent de la liberté à Etampes,
mais même y sont couverts d'une sorte de gloire, & y ont été portés
en triomphe.
Une loi du 16 septembre, est venue joindre ses funestes influences à toutes
ces causes qui agissoient si violemment. Les déclarations ne pouvant
jamais donner, quoique l'on fasse, que de faux résultats,
les citoyens de chaque contrée
en ont tiré les plus malheureuses conséquences. A la vue
des renchérissemens & des mouvemens accidentels, qu'ont produits
des approvisionnemens précipités pour nos armées,
chaque département, chaque district & même chaque commune,
s'exagérant à soi-même ses besoins & ses craintes, a cru ne pouvoir assurer sa propre existence, qu'en s'opposant absolument à tout
transport de grains.
D'un autre côté,
la défense de vendre ailleurs que
dans les marchés, mesure employée si malheureufement par
Necker en 1789, & par Louis XIV vers la fin de son odieux règne,
a produit aussi les mêmes effets; ceux d'accroître les inquiétudes,
d'intimider les cultivateurs, d'augmenter la misère des ouvriers
de la campagne, en les forçant de perdre les journées précieuses
; d'ajouter au prix naturel des grains, les frais des transports multipliés, & de
troubler les marchés même par l'affluence de de ces ouvriers, & de
tous les concurrens alarmés ; c'est de vos commissaires envoyés
dans la Seine inférieure & dans plusieurs autres départemens,
que je tiens ces faits : ils sont ici : & ils
peuvent vous les attester. (1)
Voilà, Citoyens,
les causes bien immédiates & bien
naturelles des maux qui nous affligent, & qui susbsiteront toujours,
tant que le peuple égaré par les loix mêmes, sera
invité par de telles loix, à abhorrer la liberté du
commerce & la libre circulation.
(1) L'obligation de ne vendre que dans les marchés
a un inconvénient des plus terribles, auquel il n'y a rien à répondre
: c'est qu'il est impossible d'y faire les approvisionnemens des grandes
villes, & de plusieurs départemens qui ne cueillent pas de
grains, sans dégarnir rapidement ces marchés, faire hausser
le prix, effrayer le peuple, & l'exciter à l'insurrection.
( 19 )
Ces soulèvemens & ces alarmes ne produisent pas
seulement l'effet de réduire aux horreurs de la famine, les contrées
qui se trouvent dépourvues de grains, mais ils en font encore
hausser considérablement le prix dans les lieux mêmes où ils
abondent.
Lorsque de pareils évènemens arrivent, les départemens
qui sont dans l'abondance, s'imaginent d'abord que la famine est chez
leurs voisins, & dans la plus grande partie de la république. Ils croyent que toute la France affamée viendra
bientôt leur enlever leurs subsistances pour les dévorer
; alors chacun tremble & double ses provisions de peur de manquer, & il
paroît moins de bled dans la circulation. Enfin, la crainte des
violences empêche les marchands & les propriétaires
de grains de les exposer sur les routes & dans les marchés
où il n'existe pas assez de force pour les protéger. Le
petit nombre de ceux qui s'offrent pour vendre, jugent le prix courant,
sur le prix à peu près des pays qui manquent ; & les
consommateurs pressés par le besoin ou par l'inquiétude, & les
approvisionneurs des grandes villes, ou des contrées disetteuses,
se présentant en concurrence & avec effroi, contribuent tous
eux-mêmes à augmenter la cherté. Voilà pourquoi
le bled est toujours cher dans les temps de troubles.
Quand nous considérons les progrès de l'esprit humain en
France depuis 4 ans, nous cherchons vainement dans toutes les histoires
du monde, un seul exemple d'une marche aussi rapide. Mais en matière
de subsistances, il semble au contraire que depuis 4 ans, nous ayons
rétrogradé de deux siécles. Que chacun de vous tâche
de recueillir en sa mémoire, tout ce qu'il a entendu raconter,
dénoncer, soupconner sur les accaparemens depuis la révolution
; qu'il porte son examen sur chaque fait ; qu'il remonte aux principes
des événemens; qu'il en recueille les circonstances, qu'il
prenne connoissance des personnes ; & il verra que si quelque chose
ressembla jamais aux anciennes visions populaires de sorciers & de
spectres, ce sont actuellement celles de monopoles & d'accaparemens; & l'opinion
est tellement perdue sur ce point, que si une seule voix proclame au
hazard quelqu'accusation d'acca-
( 19 )
l'effet que produisent les mauvaises lois en matière
de subsistances ! le mal qu'elles font d'abord, ne peut être réparé de
long-tems par des lois meilleures.
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