Ce texte ci-contre a été transcrit à partir d'un exemplaire qui fait partie du fonds d'ouvrages anciens du Centre de documentation de la Maison des Sciences Économiques. Ce fonds a été répertorié, en son temps, par Marguerite Leblanc. On trouvera ci-dessous la présentation qu'elle donnait du rapport.

"Ce rapport, imprimé par ordre de la Convention et envoyé aux 84 départements, fait un bref historique du commerce des grains. Les idées de l'auteur peuvent se résumer en cette phrase : «laissez passer les grains partout dans l'intérieur de la République, l'activité et la surveillance naturelle du commerce porteront facilement les grains dans tous les lieux où ils manquent; la concurrence de mille légions de marchands les forcera de se contenter de profits modérés et vous aurez partout, avec l'égalité de l'abondance et la juste proportion des prix, une égale assurance de la vie».

"A la suite de ce rapport est indiqué le prix moyen du froment, chaque année, réduit au septier de Paris, depuis 1756, les prix communs du blé-froment par chaque semaine du 1er au 8 octobre et du 8 au 16 du même mois 1792, enfin le texte du Décret de la Convention Nationale du 8 décembre 1792... relatif à la libre circulation des grains, farines, légumes secs dans toute l'étendue du territoire de la République française." (M. Leblanc, De Thomas More à Chaptal. Contribution bibliographique à l'histoire économique. Inventaire d'un fonds d'ouvrages anciens. Paris, Cujas, 1961. 160)

Notice biographique de Jacques Creusé-Latouche par M. DORIGNY

 

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CONVENTION NATIONALE.



RAPPORT

Des Députés de la Convention nationale réunis, pour présenter leurs idées en faveur de la liberté entière du Commerce des Grains,

PAR J. A. CREUSÉ-LATOUCHE
Député de la Vienne à la Convention Nationale;

Imprimé par ordre de la Convention Nationale, & envoyé
aux 84 Départemens.


(Le peuple attend du pain, & il en aura en abondance,
dès qu'il le laissera librement circuler).


CITOYENS,

DANS une de vos précédentes séances, Saint-Just vous a montré clairement la cause générale du renchérissement de tous les objets de consommation. Mais il n'a pas assez développé, ce me semble, une cause spéciale & immédiate, d'où proviennent les embarras alarmans que nous éprouvons, dans toutes les parties de la République, sur l'objet particulier ces grains.
On a répandu de grandes erreurs sur cette matière, qui
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ont troublé, à des époques très-marquées, la tranquillité publique. De fausses mesures ont été prises ; & les mauvais effets, quoique bien frappans, n'en ont pas été assez observés. On a blâmé & accusé indistinctement des lois multipliées & variées jusqu'à l'infini, & très-opposées entre elles. Enfin, on a confondu tous les temps, tous les faits & toutes les personnes, sans faire attention aux traits divers qui leur ont imprimé de si différens caractères.
On vous a dit que toutes les lois faites jusqu'à ce jour sur les subsistances, n'avoient été que l'ouvrage des rois, des tyrans & de tous les ennemis du peuple : & en même-temps l'on s'est flatté d'entrevoir comme une conception toute nouvelle, quelques principes intermédiaires entre la liberté entière du commerce des grains, & son absolue interdiction. Mais ceux qui se sont livrés à cette présomption, ignorent sans doute qu'il n'est pas un seul de ces moyens régulateurs qui ne se trouve dans tous les vieux codes de l'Europe, ouvrages si spécialement marqués, en effet, par la tyrannie, l'ignorance & la barbarie.
Il faut enfin attaquer & détruire des erreurs dont les effets ne sont plus douteux. Il faut montrer les fausses mesures, avec les maux qu'elles ont produits, comme des écueils que nous devons éviter. Il faut distinguer tant de faits que l'on a confondus, & les rapprocher de leurs conséquences. Pour assurer au peuple sa subsistance, il faut lui en montrer les véritables sources, que je ne sais quelles passions, ou je ne sais quel aveuglement semblent méconnoître; &, ce qui est plus malheureux encore, semblent vouloir tarir.
Voyez le tableau du prix du bled en France, depuis 1756 jusqu'en 1790. Ces prix sont les prix moyens de chaque année, réduits sur le septier de Paris, qui pèse 240 livres poids de marc.
Depuis 1756 jusqu'en 1766, le prix du bled a été de 14 à 18 livres.
En 1766, le bled a été de 20 livres. Il a encore monté rapidement dans les années suivantes : & dans les dernières années du règne de Louis XV, il a été de 25 à 29 livres.
En 1774, ce prix est retombé; & depuis cette époque

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jusqu'en 1788, il a été à 20 & 19 livres, & n'a jamais passé 23 ; excepté dans l'année 1775, où plusieurs provinces avoient manqué, & où l'on vit quelques soulèvemens.
Voyez le tableau du prix des bleds dans tous les départemens, relevé du 1 au 16 octobre dernier, & réduit aussi au septier de Paris. Ce tableau présente des inégalités sans exemple. Tandis que plusieurs départemens ont le bled à 24, 26, 27 & 23 livres, d'autres le paient, à la même époque, 56, 60, & jusqu'à 64 liv.; d'autres, depuis 40 jusqu'à 50; & d'autres, depuis 30 jusqu'à 40.
La situation où nous sommes, par rapport aux subsistances, présente peut-être une des plus grandes contradictions que l'on puisse trouver dans une société.
Je ne crains pas d'affirmer que jamais la France n'eût autant de grains qu'elle en possède actuellement. Cependant on ne vit jamais une cherté aussi excessive, ni aussi disproportionnée avec les autres objets de consommation, dans un grand nombre de départemens.
On paroît avoir cessé d'accuser les marchands de grains, parce qu'en effet la crainte & les dénonciations les ont forcés de renoncer à ce commerce. Mais les accusations se dirigent maintenant contre les cultivateurs. Hélas ! Lorsque l'on souffre, l'on s'en prend à qui l'on peut.
Mais est-ce la faute des cultivateurs, si le département de Loire & Cher, par exemple, placé, entre celui de la Sarthe & du Loiret, qui ont le bled à 29 & à 31 liv., ne pouvant en tirer de secours, le paye 45 liv. ?
Le département des Landes paye le bled 26 liv., & ce département est situé entre la Gironde & les basses Pyrenées, qui le paienr 41 & 42 liv.
Mettez sous vos yeux le tableau du prix des bleds dans tous les départemens, & vous verrez cette inégalité monstrueuse entre des départemens qui se touchent. Elle existe également entre des villes d'un même département, & entre des cantons limitrophes (1). Est-ce que dans les uns, tous

(1) Ceux qui ont traversé la France en 1789, doivent se rappeler d'avoir vu des inégalitésà-peu-près aussi étonnantes entre des villes assez voisines.

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les cultivateurs seroient également libéraux & faciles; tandis qu'ils seroient aussi généralement obstinés & impitoyables dans les autres?
C'est donc encore plus avant, qu'il faut chercher la cause du mal.
Je vous ai dit que la France ne manquoit pas de grains. On est généralement d'accord sur la propriété qu'a le sol de la France de nourrir tous ceux qui l'habitent.
Il est aisé de trouver dans un tableau du prix des grains chaque année, à commencer d'une telle époque, de longues séries d'années, où le bled a été constamment à des prix assez rapprochés. Par exemple, depuis 1756 jusqu'à 1766, le prix du froment a été constamment de 15 à 18 liv. le septier; & le gouvernement permettoit encore souvent des exportations. Depuis 1774 jusqu'en 1788, le prix a été constamment de 20 à 23 liv., & dans la plupart de ces années, le gouvernement avoit permis aussi des exportations. Une telle uniformité de prix montre que la France n'éprouvoit point d'embarras pour sa subsistance, & qu'elle n'étoit point à la discrétion des étrangers,
Depuis 25 ans il s'est fait des défrichemens, par le moyen des exemptions accordées à ces entreprises. L'agriculture s'est un peu perfectionnée, par l'usage plus étendu des prairies artificielles, sur-tout dans la ci-devant généralité de Paris, où cette culture avoit été encouragée ; non pas à la vérité, par des motifs bien purs, puisqu'on n'avoit eu en vue que d'augmenter les impôts des campagnes, en proportion de leurs progrès. Mais, quoi qu'il en soit de ce motif, beaucoup de terres n'en sont pas moins devenues plus fertiles.
Une observation qui me paroît échapper constamment au plus grand nombre, c'est que la consommation du bled n'est pas la même dans tous les tems. Il est bien vrai que les hommes de travail qui habitent les villes, se nourrissent principalement de pain, & qu'ils l'ont, dans tous les tems, à-peu-près de la même qualité.
Mais les habitans de beaucoup de lieux stériles en froment, & beaucoup de pauvres habitans des campagnes, règlent le genre de leur nourriture & leurs consommations, sur leurs

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ressources. Suivant le bon marché ou la cherté du bled, suivant l'abondance ou la rareté de cette denrée, ils mangent du pain plus ou moins blanc, ou plus ou moins noir; du froment, ou du méteil, ou du sègle, ou de menus grains. Enfin de grandes contrées consomment plus ou moins de bled de turquie, de sarrazin, de chataignes, de légumes & de pommes de terre; & en font même à-peu-près leur unique nourriture, lorsque les prix des meilleurs grains s'éloignent trop de leurs facultés.
Or, depuis la révolution, toutes les parties de la France ont été plus ou moins tourmentées par la cherté des grains. Il en résulte que la consommation a été forcément diminuée, & que la crise actuelle la restreint malheureusement encore, puisque cette crise est des plus violentes.
Cependant depuis trois ans, les récoltes ont été bonnes, & la dernière a été supérieure. Et depuis 4 ans, les exportations ont été défendues. Mais puisqu'il est bien évident qu'avec la cherté qu'on éprouve, & qu'on a éprouvée plus ou moins pendant ces trois années, les malheureux, & les pays stériles en bled, n'ont pu consommer comme auparavant; il en résulte que la France accumule devant elle, quoique forcément, une masse de provisions, qui assureroit encore sa subsistance, quand elle auroit quelqu'accident à éprouver, sur la récolte de l'année prochaine. Ajoutez à cette quantité de bleds de la dernière récolte, & mêmes des années précédentes, (car il y en a, sur-tout dans les départemens du nord,) les bleds que l'on a tirés & que l'on doit tirer encore de l'étranger; & vous verrez que le peuple français est réellement au sein de l'abondance, quoiqu'il n'en jouisse pas.
Il ne s'agit donc que de rapprocher les subsistances des con- sommateurs. On propose differens moyens. Presque tous sont hors des mesures ordinaires. Votre comité d'agriculture qui vous a en proposé plusieurs de ce genre, a senti néanmoins la nécessité de protéger la circulation intérieure; & vous ne pouvez plus douter du besoin urgent de revenir à ce moyen, lorsque je vous ai fait appercevoir l'énorme inégalité du prix des grains dans les divers départemens, où l'abondance des uns n'est point employée au soulagement des autres.
Mais je vous rappellerai que toutes les autres mesures

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prohibitives, inquisitoriales & extraordinaires, ont été la police de toute l'Europe, lorsque l'Europe, plongée dans les ténèbres de la barbarie, n'étoit gouvernée que par des tyrans insensés. Leurs erreurs continuelles éloignoient toujours des peuples l'abondance & la prospérité, lors même que dans de grandes extrémités, ils croyoient prendre quelque soin de leur soulagement.
Suivons la marche de la législation, en France & chez nos voisins. Nous verrons constamment l'absurde tyrannie imaginer, varier & étendre toutes ces gênes, & ne produire que la misère, lorsqu'elle croyoit par ces moyens procurer l'abondance. Nous verrons au contraire les entraves se briser à l'apparition des lumières, & sous de meilleures administrations; & l'abondance, & le soulagement du peuple suivre immédiatement ces réformes; & nous reverrons encore les mêmes maux revenir par le retour des mêmes égaremens.
Jettons d'abord nos regards sur l'Angleterre. Vers le milieu du quinzième siècle, sous le règne violent d'Edouard IV, on astreignit aux formalités les plus gênantes les marchands de grains. Ces précautions ne remédièrent point, à beaucoup près, aux maux dont l'Angleterre étoit constamment affligée.
Sous Edouard VI, en 1552, l'ignorance prit un parti beaucoup plus extrême. On fit une loi qui défendoit d'acheter des grains pour les revendre. On faisoit alors ce raisonnement specieux & trompeur, que fait encore aujourd'hui, pour son propre malheur, la portion de nos concitoyens la plus nombreuse & la plus souffrante ; & qu'adoptent encore aussi malheureusement ceux qui ne se font aucune idée des puissans effets de la division du travail & des emplois sur le bonheur du peuple. On croyoit qu'il y auroit un bénéfice clair pour le consommateur, si l'on supprimoit tout intermédiaire entre le cultivateur & lui.
Que n'exigeoit-on aussi que le manufacturier détaillât lui-même les marchandises de sa fabrique, afin que le public les eut à meilleur marché ?
Mais on sentoit que le manufacturier étoit attaché dans un lieu, tandis que le marchand pouvoit se porter par-tout auprès des consommateurs.

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Une manufacture exige tout le capital, tout l'emploi, toutes les facultés, toutes les attentions, & toute la présence du manufacturier.
Eh bien ! le cultivateur est un manufacturier de grains : & pour maintenir les succès & la bonne conduite de sa manufacture, il faut que toutes les facultés soient continuellement enchaînées auprès d'elle.
Il est bien vrai que nombre de cultivateurs peuvent conduire de leurs grains à des marchés qui les avoisinent ; mais ils ne le peuvent que dans des temps, & en des quantités qu'on ne peut raisonnablement leur fixer. En ce moment, par exemple, (Décembre) les battages ne peuvent être avancés, & les cultivateurs ont à peine términé leur semaille.
Mais dans tous les temps, comment voudroit-on que les cultivateurs portassent de grandes quantités de leurs grains à des consommateurs éloignés de 50 à 100 lieues, qui en manquent ou qui n'en cueillent pas ? Et comment voudroit-on que les cultivateurs seuls puissent exécuter eux-mêmes de promptes expéditions de vaisseaux sur nos ports, pour des départemens le long de nos côtes, qui les attendent dans un pressant besoin ? Ces seuls exemples montrent combien réfléchissent peu ceux qui, adoptant les préjugés vulgaires des temps les plus barbares, qualifient d'odieux, un commerce tellement essentiel, qu'il faudroit sans lui, que la moitié d'une nation mourût de faim, pendant que l'autre seroit obligée de faire manger aux bêtes son superflu.
Enfin, & le manufacturier & le cultivateur ont l'un l'autre de grosses avances à faire, des capitaux à faire rentrer, du temps, des travaux, & des soins à donner à leurs manufactures, d'où dépend si immédiatement le bonheur du peuple. Et ce n'est qu'au préjudice de la terre, & par conséquent aux dépens du peuple, que l'on peut détourner le cultivateur de ces travaux & de ces soins, en le forçant de faire imparfaitement deux professions, lorsqu'il importe tant à la société qu'il perfectionne d'abord celle à laquelle il est consacré.
Entre les consommateurs & les manufacturiers, se trouve un agent naturel & nécessaire, qui, en procurant à ceux-ci

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les débouchés les plus simples, & la rentrée la plus facile de leurs capitaux, favorise & encourage les fabriques & les exploitations, en achetant même à meilleur marché que ne le pourrait faire le consommateur.
Mais on craint que le marchand n'abuse du besoin du consommateur, lorsqu'il lui revend sa denrée.
Ceux qui pressent cette objection, sans se douter de tous les maux qu'ils font, comme nous le voyons depuis quatre ans, & en ce moment même, où les maux du peuple sont au comble, précisément lorsque le commerce des grains n'existe plus ; ceux-là, dis-je, raisonnent toujours comme si tout le blé d'un grand Empire se trouvoit renfermé dans un petit nombre de mains. Et au contraire, il n'existe pas une seule matière qui soit aussi divisée. Et l'on ne voit pas que l'effet d'un commerce libre est de la subdiviser encore. De sorte que, sous un tel régime, ce n'est ni un, ni deux, ni vingt marchands qui peuvent faire la loi ; & qu'ils la reçoivent tous de leur propre concurrence, n'ayant pas tous les mêmes moyens d'attendre, & de se hazarder dans des spéculations que mille évènemens peuvent déjouer.
N'existe-t-il pas dans le retour périodique des récoltes, & dans la détresse publique même, qui ralentit la consommation générale, une puissance redoutable qui défend l'intérêt du peuple contre le marchand, s'il vouloit être inhumain ? J'aurai dans un moment un exemple curieux à vous rapporter, de cette force qu'oppose le retour des récoltes contre les spéculateurs.
Le Gouvernement Anglois avoit donc adopté cette prévention vulgaire contre les marchands de grains. On ne tarda pas à en ressentir les effets. Six ans après, en 1558, sous le règne d'Elisabeth, il fallut revenir à permettre le commerce des blés ; mais ce fut avec des restrictions, des permissions, & des formalités difficultueuses, que l'on croyoit alors indispensables. Mais tel étoit l'état des lumières. L'Europe entière n'en savoit pas davantage. Les peuples, toujours souffrans entre les guerres civiles, l'oppression & les mauvaises loix, ne démêloient guère toutes les causes multipliées des différens malheurs qui les accabloient à la fois.

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Ce ne fut qu'un siècle après, en 1669, sous Charles II, que l'Angleterre, beaucoup plus éclairée, & commençant à entrevoir ses grands moyens de prospérité, donna, pour la première fois, le plus grand essort au commerce intérieur des grains. Une loi rendit ce commerce absolument libre.
On ne fut pas long-temps sans en recueillir les fruits. L'Angleterre se trouva bientôt si surchargée de grains, qu'en 1688, la législation se crut obligée, non pas d'en permettre l'exportation, mais de la forcer même par une gratification, tant que le blé ne seroit pas à un haut prix, qui fut déterminé.
Telle a été depuis cette époque, la législation de l'Angleterre sur les grains. Cette loi a été maintenue jusqu'à ce jour, l'on a donné une latitude plus grande encore à la liberté, sous le règne actuel.
Que ceux qui, en visitant ce pays, y ont vu avec quelle largesse & quelle délicatesse tous les ouvriers des villes & des campagnes sont nourris, nous disent si cette grande liberté de son commerce de grains y favorise les monopoles & les accaparemens, & y expose le peuple à manquer de subsistances.
On répond qu'en Angleterre on mange moins de pain qu'en France.
Mais cela n'a pas été ainsi de tout temps. Le peuple de nos villes ne se repréfente pas assez que l'agriculture est un art qui, comme tous les autres arts, est susceptible de plus & de moins d'accroissement & de décroissement. Dès que l'agriculture a joui en Angleterre, de quelques faveurs du gouvernement; dès qu'elle s'est vue assurée de la liberté, de la tranquillité & du respect des propriétés, son industrie s'est rapidement développée : elle s'est occupée de fertiliser les terres par la multiplication des fourages & du bétail ; & bientôt l'on a vu la terre donner en profusion toutes les espèces de productions. Pour favoriser la culture du bled, on a multiplié les bestiaux ; & la prodigeuse multiplication des bestiaux a mis promptement le peuple à même de se procurer à bon marché la nourriture la plus délicate & la plus substancielle, de consommer moins de pain.
On retrouve dans nos anciennes loix sur le commerce des grains, les mêmes traits d'aveuglement que dans les anciennes
B

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loix anglaises. Mais, comme cela devoit être sous notre monstrueux gouvernement, on n'y retrouve pas un retour aussi constant & aussi facile aux principes de cette partie de la felicité publique.
Cependant nous avons une loi de 1567, qui établit la liberté du commerce intérieur des grains, sans être assujetti à aucune formalité. Et l'on est étonné de voir cette première lueur de raison paroître en France, dans de pareils temps, tandis que l'Angleterre ne la connut que plus d'un siècle après. On ne peut juger de l'influence qu'eut ce règlement sur le sort du peuple, puisque la France ne cessa d'être déchirée par des guerres civiles, jusqu'au règne de Henri IV. Mais il faut vous dire que cette loi étoit l'ouvrage d'un homme dont les lumières & l'humanité font époque dans nos annales, du chancelier de l'Hôpital.
Et ce qui n'est pas moins remarquable, c'est que ce grand homme avoit conçu cette loi, comme l'unique remède d'une disette, qui affligeoit la France depuis deux ans.
Sully arriva enfin à un ministère paisible sous Henri IV. Sully brisa toutes les entraves qui avoient défiguré & détruit sous Henri III, la loi de l'Hôpital. Il protégea spécialement l'agriculture. Il favorisa le commerce des grains. Il réprima les parlemens, dont les préjugés & la manie réglémentaire luttoient contre l'idée de ce commerce. Et par le commerce des grains, il rendit le sol de la France abondant en productions, & le peuple heureux, autant toutes fois qu'il pouvoit l'être sous un roi. Mais souvenez-vous, que de cette longue suite de règnes, qui surchargent nos bibliothèques & la tête de nos érudits, celui-là étoit le seul dont le peuple avoit voulu conserver la mémoire, avant de connaître la liberté.
Les deux règnes suivans, marqués par la plus cruelle tyrannie, ne laissèrent en aucun temps respirer l'humanité. De fréquentes famines furent l'effet inévitable de tous les genres d'oppression. On en éprouva une en 1662 ; mais on a remarqué que ce désastre n'avoit été précédé que d'une année, d'un arrêt du parlement de Paris, qui, à force de formalités & de gênes, avoit presque interdit le commerce des grains.
On en éprouva d'autres sous ce règne de faste & de misère,

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si lâchement dit de Louis-le-grand, en 1693 & 1694. Le parlement de Paris s'en prit à la châsse de sainte Geneviève, aux marchands de bleds ; il fit faire des processions à l'une, & persécuta les autres.
Le mal ne faisoit que s'accroître. Louis XIV, qui dans les années antérieures, avoit étendu sur le commerce intérieur des grains, le fléau de sa fiscalité, anéantit ce commerce tout à fait par un règlement de 1699, où l'on trouve précisement les mêmes dispositions que l'on nous propose aujourd'hui comme les remèdes les plus salutaires. Mais il faut que l'on sache, que presque toutes les années qui suivirent, furent comptées par autant de famines, jusqu'à la mort du tyran.
Au commencement du règne suivant, le premier soulagement que le gouvernement se crut obligé d'accorder à un peuple épuisé, fut de revivifier un peu le commerce intérieur des grains, qui fut affranchi de tous droits.
Vers le milieu de ce siècle, ce commerce se faisoit tranquillement. Toutes les anciennes gênes, renouvelées arbitrairement il est vrai de tems en tems, par les parlemens & les intendans, étoient cependant généralement tombées en désuétude; il s'est fait librement de 1756 à 1766; & dans tout cet intervalle, le prix du bled fut de 14 à 18 liv. le septier, mesure de Paris.
En 1766, le prix du bled monta subitement : & ensuite il se soutint entre 29 & 25 liv. jusqu'en 1774, époque de la mort de Louis XV.
Par une loi de 1763, qui avoit établi la liberté du commerce des grains, il est évident que l'on avoit voulu seulement rendre cette liberté apparente, sans que le peuple pût en profiter. Louis XV faisoit le monopole des grains pour son compte; il vouloit donc d'abord que ses agens fussent couverts du bouclier de sa loi, contre les atteintes des parlemens, toujours ombrageux & règlementeurs en matière de grains : & qu'ensuite ils détruisissent cette liberté même, en se l'attribuant exclusivement à eux seuls. Les marchands ne pouvant soutenir la concurrence du gouvernement, qui pouvoit vendre avec perte pour les écarter, furent obligés de se retirer de ce commerce, où les agens du gouvernement

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avoient sur eux tout l'avantage. Des intendans s'efforçoient même de les en dégoûter; & je me rappelle, que dans la généralité où j'habitois alors, l'intendant poussa la vexation jusqu'à rançonner arbitrairement par des taxes énormes, tous les marchands de bled ; & qu'il donna pour toute réponse à leurs réclamations, pourquoi êtes-vous marchands de bled ? De ce moment ils cessèrent de l'être. Mais voyez la perfidie; (& c'est un autre fait que je n'ai su que long-tems après,) cet intendant qui faisoit honte à ces marchands de leur profession, & qui les en punissoit, faisoit vendre lui-même, dans le même tems & dans le même pays, des bleds pour le compte de Louis XV. (1) La liberté du commerce des grains n'exista donc plus. Louis XV avec son autorité & les intendans, en fut seul maître; l'activité ni la concurrence du commerce, ne pouvoient plus porter d'approvisionnemens dans les provinces qu'on avoit dégarnies ; & c'étoit par la destruction même du commerce, que le gouvernement devenoit seul maître du prix. Le même jeu répété dans toutes les provinces, produisoit également par-tout un renchérissement progressif.
Cette opération infâme avoit deux vues; l'une, de faire hausser le prix des grains, pour avoir un prétexte d'augmenter les impôts ; l'autre, de faire le profit de ce monopole, ou de ce privilège exclusif.
L'abbé Terrai arriva au ministère dans de telles circonstances, & il sut leur donner une nouvelle activité. Mais se trouvant trop gêné encore avec le petit nombre de commerçans qui pouvoient contrarier son monopole, il fit révoquer en 1770, la loi de 1763, qui avoir établi la liberté du commerce des grains. Sa loi de 1770, assujettissoit les marchands à des formalités gênantes & humiliantes, qui n'avoient pour but que d'anéantir un commerce qui l'étoit déjà presqu'entièrement d'avance.

(1) Cet intendant étoit M. de Blossac, dans la généralité de Poitiers. C'est à l'époque dont je parle, c'est-à-dire, dans les dernières années du règne de Louis XV, que cet intendant taxa à 200, 250 & 300 livres d'imposition des marchands de blé de la ville de Châtelleraut, ville d'entrepôt, sur une rivière navigable, qui étoient imposés auparavant 15, 20 & 25 livres; & qu'il fit vendre des blés venus dans des bateaux, pour le compte de Louis XV. Je tiens ce dernier fait d'un agent même employé par cet intendant à cette opération.

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Mais ce fut toujours pendant cet anéantissement du commerce, & sous une loi réglementaire & prohibitive, que le bled se soutint pendant plusieurs années, depuis 25 jusqu'à 28 livres, c'est-à-dire, au prix le plus cher où on l'eût encore vu.
Après Louis XV, Turgot fut ministre. Son premier soin fut de redonner la liberté la plus entière au commerce intérieur des grains; sa loi de 1774, quoique bien contrariée par le parlement de Paris, quoique décriée d'abord par quelques soulèvemens partiels excités pour le perdre; cette loi a été observée jusqu'à la révolution; & pendant cette suite de treize années, le prix du bled qui valoit 25 à 29 livres dans les dernières années de Louis XV, n'est jamais monté au-dessus de 23 livres, & il a été à 22, 20 & 19 liv. Mais il faut observer, que dans toutes les années où il alla jusqu'à 23, de grandes provinces naturellement fertiles, avoient manqué; & dans les autres années des exportations furent toujours permises.
Arrêtons-nous un instant sur tous ces faits.
A mesure que l'Angleterre s'éclaire, elle favorise le commerce intérieur des grains; à mesure qu'elle le favorise, le peuple voit naître l'abondance. Enfin par l'effet de cette seule liberté, l'Angleterre se trouve avoir un tel superflu, qu'elle est obligée de forcer l'exportation ; & c'est ainsi qu'elle n'a cessé de prospérer depuis un siècle entier.
En France, la misère suit toujours les prohibitions & les gênes; & quelques instans de liberté pour le commerce des grains, dans le long & triste cours de notre histoire, font voir aux mêmes époques, quelques instans de soulagement pour le peuple.
Quels sont ceux qui ont entravé le commerce des grains dans notre patrie ? Cette énumération ne sera pas favorable aux adversaires de la liberté de ce commerce. Ce sont Louis XIV, les plus odieux de ses prédécesseurs; les parlemens, les intendans, Louis XV & Terray, auxquels vous aurez dans un moment à ajouter le ministre Necker. Pour Louis XV & Terray, leurs intentions ne font pas un problême ; ils vouloient

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faire monter le bled à un prix très-cher; pour y réussir, ils détruisoient la liberté du commerce des grains.
Quels sont au contraire ceux qui l'ont favorisé ? Ils ne sont que trois: & ce sont les trois seuls hommes qui ayent porté tout à la fois de grandes lumières & de grandes vertus à la Cour de nos Rois. Je ne vous dirai pas s'ils étoient amis de l'humanité : L'Hôpital s'opposoit aux crimes de Catherine de Médicis, Sully diminua les tailles, Turgot supprima les corvées, & voulut abolir les fiefs.
Nous voici arrivés à l'époque de la révolution. Il sembloit que la providence eût voulu éprouver le peuple français pour la liberté, en la lui présentant dans une année des plus désastreuses. Il y fut sensible malgré les maux qui l'accabloient; il sut reconnoître ce bien précieux & s'y attacher, comme il l'a fait depuis avec de nouveaux succès, sans calculer ses sacrifices, & sans se laisser décourager par ses malheurs. Mais il est de mon devoir, il est du vôtre, Législateurs, de lui montrer celles de ses erreurs qui les ont augmentés, & qui me manqueroient pas d'y mettre le comble.
Le fléau d'une grêle sans exemple, avoit ravagé nos moissons en 1788, sur-tout dans nos provinces les plus fertiles, telles que la Brie, la Beauce, le Soissonnois, la Normandie, la Picardie, le Hainaut, la Flandre, la Champagne, & beaucoup d'autres. L'approche des états-généraux, l'attente des plus grands événemens, le sentiment confus que le peuple commençoit déjà à avoir de ses droits, excitèrent par-tout d'avance une égale agitation. A ces mouvemens se joignirent quelques inquiétudes produites par l'évidence d'une mauvaise récolte.
Mais dès le mois de novembre de l'année 1788, Necker, dont un de vos orateurs a critiqué à si bon droit les opérations & les principes en matière de subsistances, & n'en a pas moins raisonné & conclu comme lui, (1) Necker fit rendre un arrêt

(1) Dans un ouvrage composé en 1775, pour décrier les opérations de Turgot, Necker, après avoir considéré le commerce des grains par les suppositions les plus ridicules, avouoit que le commerce étoit utile & même nécessaire ; puis il pensoit aussi qu'il falloit le régler ; puis il cherchoit des règles qui n'eussënt pas plus de dangers que le commerce même sans frein,

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du conseil qui jettoit publiquement des soupçons sur les marchands de grains, & défendoit de vendre ailleurs que dans les marchés ; ce règlement fut le premier signal d'un trouble universel.
Le 18 décembre, le parlement de Paris rendit un arrêt, toutes les chambres assemblées, les Pairs y séant, qui fut un autre signal d'alarmes & de désordres. Cet arrêt insignifiant défendoit vaguement les manoeuvres frauduleuses, tendant à empêcher l'approvisionnement des marchés ; le même parlement ordonna à tous ses magistrats subordonnés, de faire des recensemens. De ce moment, tout commerce de grains fut interrompu, le trouble fut plus grand dans les marchés, les cultivateurs se virent inquiétés & menacés, les marchés eurent moins de concours.
Au mois de mars 1789, le parlement de Dijon rendit un arrêt qui défendoit d'exporter du bled hors de son ressort. Le parlement de Besançon suivit le même exemple ; & ces deux arrêts coupables & inhumains, pensèrent être des arrêts de famine & de mort pour la ville de Lyon, & même pour celle de Paris. La ville de Lyon envoya faire des représentations à ces parlemens ; elle en obtint la permission de faire quelques approvisionnemens. Mais le peuple alarmé par la publicité des premiers arrêts, s'opposa à leurs transports : & voilà

& il n'en trouvoit point. Il parloit avec sensibiiité des souffrances du peuple; & il ne proposoit rien. Il convenoit seulement que la question étoit infiniment délicate. Enfin, après avoir bien démontré la difficulté de résoudre son problême, il nous apprenoit pour toute conclusion, qu'il falloit y procéder avec des règles sages. Necker ajoutoit qu'il n'y avoit guère qu'un homme qui fût capable d'imaginer ces règles, & de les appliquer suivant les circonstances ; & il est aisé de voir que l'homme qu'il désignoit, n'étoit autre que lui-même. On va voir comment cet homme unique s'y entendoit.
C'est dit Necker que les adversaires de la liberté du commerce des grains ont pris cette expression de commerce sans frein, artifice de Rhéteur, employé pour effrayer la multitude, & décrier des principes que l'on ne peut réfuter. Le commerce des blés a son frein, là où tous les autres commerces ont le leur : dans l'immense quantité de la matière à vendre, dans sa divifion entre tous les propriétaires & toutes les parties du territoire, dans les sources qui la reproduisent continuellement, dans les risques & les frais de garde, dans la concurrence des vendeurs, dans les besoins qu'ils ont de faire rentrer leurs fonds, & dans l'infinie variété des chances & des vicissitudes auxquels ils sont exposés.

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l'effet que produisent les mauvaises lois en matière de subsistances ! le mal qu'elles font d'abord, ne peut être réparé de long-tems par des lois meilleures.
Des intendans, notamment ceux de Champagne & de Soissons, rendirent pour leurs provinces, des ordonnances semblables aux arrêts des parlemens de Bourgogne & de Franche-Comté ; les alarmes & les insurrections n'en devinrent que plus universelles ; la libre circulation devint en horreur. Necker l'éprouva lui-même, en faisant chercher par-tout des grains pour l'approvisionnement de Paris ; les agens achetoient ; leur concurrrence faisoit hausser les prix ;
mais les bleds ne pouvoient passer : & les seuls fruits de ses commissions dans chaque province, étoient de nouveaux troubles, & une plus grande cherté.
En vain ce ministre fit rendre au mois d'avril un nouvel arrêt du conseil, qui en attribuant aux marchands de grains tout le mal qu'il avoit fait lui-même, les rendoit encore plus odieux ; & qui autorisoit les magistrats à forcer les cultivateurs de garnir les marchés. Les seuls effets que produisit cette nouvelle mesure, furent de rendre le peuple plus furieux, les marchés plus dégarnis, & le bled encore plus cher.
Les anciennes autorités commençoient à tomber ; elles étoient inconstitutionnelles, elles étoient injustes, elles n'avoient plus la confiance ; & par cela même elles n'avoient aucune force pour empêcher le peuple de se nuire à lui-même. Ce peuple dans l'excès de sa misère, se portoit sans obstacle à toutes les extrémités. Des grains étoient taxés, des convois étoient pillés, & presque par-tout ils étoient arrêtés. Des citoyens de tout état, devinrent victimes des soupçons d'accaparemens ; les approvisionnemens que Necker s'étoit mis dans la nécessité de faire acheter par-tout au loin, pour Paris, fortifioient par-tout ces soupçons d'accaparement; le peuple toujours plus souffrant encore par les extrémités où le portoit le désespoir, ne croyoit voir que des accapareurs. Des citoyens qui le servoient, d'autres absolument étrangers au commerce des grains, lui paroissoient sur les plus frivoles dénonciations, des conjurés pour l'affamer ; & personne ne

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La récolte de 1789, attendue avec une si douloureuse impatience, arriva. Celles de 1790, 1791 & 1992 pouvoit porter de subsistances dans des contrées qui en manquoient totalement.
La récolte de 1789, attendue avec une si douloureuse impatience, arriva. Celles de 1790, 1791 & 1992 l'ont suivie Mais quoique ces récoltes successives ayent été assez bonnes
on a été surpris dans chacun des intervalles, de ne pas jouir de l'abondance & des facilités, que l'on avoit dû se promettre.
Les loix sur la libre circulation & sur la liberté du commerce, ont été renouvelées par les nouvelles législations ; mais depuis 1789, cette liberté n'a jamais existé un seul moment dans le fait. On avoir omis d'instruire le peuple sur cette doctrine si salutaire & si nécessaire ; les nombreux ennemis que la France avoit dans son sein, entretenoient perfidement les alarmes & les soupçons du peuple : & ces traîtres s'attachoient d'autant plus à flatter ces préjugés sur ce point sensible, qu'ils y voyoient un moyen sûr de le soulever contre ses loix, de lui faire détruire ses propres ressources, & de le reconduire à sa ruine, & à la perte de sa liberté.
Cette crise malheureuse, presque toujours continuelle depuis la première révolution, a reçu une nouvelle violence au milieu des agitations de cette année, & a fait une nouvelle explosion depuis la révolution du 10 août. Le peuple aigri tout à la fois, & par les périls qui avoient menacé sa liberté, & par la découverte de tant de trahisons & de com plots, est tombé dans de nouvelles convulsions, où l'ont précipité sur-tout tant de millionnaires & d'agitateurs, par les plus perfides suggestions au sujet des subsistances; le projet de le faire mourir de faim, se confondoit dans ses idées avec le projet de l'opprimer. Enfin vous savez, Citoyens, à quelles extrémités on s'est porté dans tant de villes, & les violations d'un exemple si funeste que les loix ont reçues, lorsqu'on a proclamé l'impunité de ceux qui avoient arrêté des subsistances destinées à leurs frères, & commis même des assassinats dans ces occasions. Vous connoissez les nouveaux crimes que l'on vous dénonce chaque jour: mais vous n'apprendrez pas sans étonnement ni sans douleur, que les meurtriers du vertueux Simonneau, dont la France entière indi-
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gnée, attendoit que l'on fît un exemple pour le maintien des loix, non seulement jouissent de la liberté à Etampes, mais même y sont couverts d'une sorte de gloire, & y ont été portés en triomphe.
Une loi du 16 septembre, est venue joindre ses funestes influences à toutes ces causes qui agissoient si violemment. Les déclarations ne pouvant jamais donner, quoique l'on fasse, que de faux résultats, les citoyens de chaque contrée en ont tiré les plus malheureuses conséquences. A la vue des renchérissemens & des mouvemens accidentels, qu'ont produits des approvisionnemens précipités pour nos armées, chaque département, chaque district & même chaque commune, s'exagérant à soi-même ses besoins & ses craintes, a cru ne pouvoir assurer sa propre existence, qu'en s'opposant absolument à tout transport de grains.
D'un autre côté, la défense de vendre ailleurs que dans les marchés, mesure employée si malheureufement par Necker en 1789, & par Louis XIV vers la fin de son odieux règne, a produit aussi les mêmes effets; ceux d'accroître les inquiétudes, d'intimider les cultivateurs, d'augmenter la misère des ouvriers de la campagne, en les forçant de perdre les journées précieuses ; d'ajouter au prix naturel des grains, les frais des transports multipliés, & de troubler les marchés même par l'affluence de de ces ouvriers, & de tous les concurrens alarmés ; c'est de vos commissaires envoyés dans la Seine inférieure & dans plusieurs autres départemens, que je tiens ces faits : ils sont ici : & ils peuvent vous les attester. (1)
Voilà, Citoyens, les causes bien immédiates & bien naturelles des maux qui nous affligent, & qui susbsiteront toujours, tant que le peuple égaré par les loix mêmes, sera invité par de telles loix, à abhorrer la liberté du commerce & la libre circulation.

(1) L'obligation de ne vendre que dans les marchés a un inconvénient des plus terribles, auquel il n'y a rien à répondre : c'est qu'il est impossible d'y faire les approvisionnemens des grandes villes, & de plusieurs départemens qui ne cueillent pas de grains, sans dégarnir rapidement ces marchés, faire hausser le prix, effrayer le peuple, & l'exciter à l'insurrection.

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Ces soulèvemens & ces alarmes ne produisent pas seulement l'effet de réduire aux horreurs de la famine, les contrées qui se trouvent dépourvues de grains, mais ils en font encore hausser considérablement le prix dans les lieux mêmes où ils abondent.
Lorsque de pareils évènemens arrivent, les départemens qui sont dans l'abondance, s'imaginent d'abord que la famine est chez leurs voisins, & dans la plus grande partie de la république. Ils croyent que toute la France affamée viendra bientôt leur enlever leurs subsistances pour les dévorer ; alors chacun tremble & double ses provisions de peur de manquer, & il paroît moins de bled dans la circulation. Enfin, la crainte des violences empêche les marchands & les propriétaires de grains de les exposer sur les routes & dans les marchés où il n'existe pas assez de force pour les protéger. Le petit nombre de ceux qui s'offrent pour vendre, jugent le prix courant, sur le prix à peu près des pays qui manquent ; & les consommateurs pressés par le besoin ou par l'inquiétude, & les approvisionneurs des grandes villes, ou des contrées disetteuses, se présentant en concurrence & avec effroi, contribuent tous eux-mêmes à augmenter la cherté. Voilà pourquoi le bled est toujours cher dans les temps de troubles.
Quand nous considérons les progrès de l'esprit humain en France depuis 4 ans, nous cherchons vainement dans toutes les histoires du monde, un seul exemple d'une marche aussi rapide. Mais en matière de subsistances, il semble au contraire que depuis 4 ans, nous ayons rétrogradé de deux siécles. Que chacun de vous tâche de recueillir en sa mémoire, tout ce qu'il a entendu raconter, dénoncer, soupconner sur les accaparemens depuis la révolution ; qu'il porte son examen sur chaque fait ; qu'il remonte aux principes des événemens; qu'il en recueille les circonstances, qu'il prenne connoissance des personnes ; & il verra que si quelque chose ressembla jamais aux anciennes visions populaires de sorciers & de spectres, ce sont actuellement celles de monopoles & d'accaparemens; & l'opinion est tellement perdue sur ce point, que si une seule voix proclame au hazard quelqu'accusation d'acca-


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l'effet que produisent les mauvaises lois en matière de subsistances ! le mal qu'elles font d'abord, ne peut être réparé de long-tems par des lois meilleures.