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CHAPITRE XIX.

De la valeur comparée des métaux dont on fait les monnoies.

 

LE cuivre, l'argent et l'or, qu'on emploie dans les monnoies, ont, comme toutes les marchandises une valeur fondée sur leur utilité ; et cette valeur augmente ou diminue à proportion qu'on les juge plus rares ou plus abondans.

Les métaux sont rares ou abondans, suivant la quantité plus ou moins grande, et suivant qu'on les emploie à plus ou moins d'usages

Supposons qu'il y ait en Europe cent fois autant de cuivre que d'argent, et vingt fois autant d'argent que d'or. Dans cette supposition, où nous ne considérons ces métaux que par rapport à la quantité, il faudra cent livres de cuivre pour faire une valeur équivalente à une livre d'argent, et vingt [131] livres d'argent pour en faire une équivalente à une livre d'or. On exprimera donc ces rapports, en disant que le cuivre est à l'argent comme cent à un, et que l'argent est à l'or comme vingt à un

Mais si on découvre des mines fort abondantes en argent et sur-tout en or, ces métaux n'auront plus la même valeur relative. Le cuivre sera, par exemple, à l'argent comme cinquante à un, et l'argent sera à l'or comme dix à un.

Il ne peut pas y avoir toujours, dans le commerce, une même quantité de chacun de ces métaux. Leur valeur relative doit donc varier de tems à autre. Cependant elle ne varie pas seulement en raison de la quantité, parce que la quantité restant la même, il y a une autre cause qui peut rendre ces métaux plus rares ou plus abondans.

En effet, l'usage qu'on fait d'un métal peut être plus ou moins commun. Si on employoit le cuivre dans la plupart des ustensiles où on emploie la terre, ce métal deviendroit plus rare; et au lieu d'être à l'argent dans le rapport de cinquante à un, il pourroit être dans le rapport de trente à un. Il deviendroit au contraire plus abondant, et il seroit à l'argent comme quatre-vingt à un, si dans nos cuisines, on venoit à se servir de fer, au lieu de batteries de cuivre.

Ce n'est donc pas uniquement par la quantité que nous jugeons de l'abondance ou de la rareté d'une chose : c'est par la quantité considérée relativement aux usages que nous en faisons. Or il est [132] évident que cette quantité relative diminue à mesure que nous employons une chose à un plus grand nombre d'usages; et qu'elle augmente à mesure que nous l'employons à un plus petit nombre.

Nous ferons le même raisonnement sur l'or et sur l'argent. Que lorsque ces métaux sont dans le rapport de vingt à un, l'usage s'introduise de prodiguer l'argent sur les meubles et sur les habits, l'argent deviendra plus rare, et pourra être avec l'or dans le rapport de dix à un. Mais qu'alors on vienne à préférer, dans les meubles et dans les habits, l'or à l'argent, l'or à son tour deviendra plus rare, et sera avec l'argent dans le rapport d'un à quinze.

Les métaux sont donc plus rares ou plus abondans, suivant que nous les employons à plus ou moins d'usages. Par conséquent, nous ne pouvons juger de leur valeur relative, qu'autant que nous pouvons comparer les usages qu'on fait de l'un avec ceux qu'on fait de l'autre.

Mais comment juger de ces usages et les comparer ? Par la quantité qu'on demande de chacun de ces métaux dans le marché. Car on n'achète les choses qu'autant qu'on en veut faire usage. La valeur relative des métaux est donc appréciée dans les marchés. A la vérité, elle ne l'est pas géométriquement : elle ne peut l'être avec une exacte précision. Mais enfin les marchés seuls font la règle, et le gouvernement est obligé de la suivre.

Leur valeur relative se règle dans les marchés.

[133] Si cette valeur doit varier de tems à autre, les variations n'en sont jamais brusques, parce que les usages changent toujours lentement. Aussi l'or et l'argent conservent-ils long-tems la même valeur, relativement l'un à l'autre.

Elle n'éprouve pas des variations brusques.

Entre des peuples voisins, le commerce tend à rendre les mêmes choses également abondantes chez les uns et chez les autres ; et par conséquent il leur donne chez tous la même valeur ; il y réussit, sur-tout quand elles sont, comme l'or et l'argent, d'un transport qui se fait facilement et sans obstacle. C'est qu'alors elles circulent parmi plusieurs nations, comme elles circuleroient dans une seule ; et elles se vendent dans tous les marchés, comme si elles se vendoient dans un seul marché commun.

Comment le rapport de l'or à l'argent peut être le même chez plusieurs nations.

Supposons que les états de l'Europe sont tous dans l'usage de défendre l'exportation et l'importation de l'or et de l'argent, et que cette prohibition a eu son effet.

Supposons encore qu'il y a en Angleterre et en France la même quantité d'or, mais plus d'argent dans l'un de ces royaumes que dans l'autre. Supposons enfin qu'il y a en Hollande beaucoup plus d'or que par-tout ailleurs, et beaucoup moins d'argent.

Dans ces suppositions où la quantité de l'or relativement à l'argent est différente d'un état à l'autre, la valeur relative de ces métaux ne pourra pas être la même dans les marchés de ces trois nations. L'or, par exemple, aura un prix en France, [134] un autre en Hollande, un autre en Angleterre.

Mais si on permet à ces métaux de circuler librement parmi tous les peuples de l'Europe, alors on ne les appréciera pas d'après le rapport où ils sont l'un à l'autre en France, en Hollande ou en Angleterre ; mais on les appréciera d'après le rapport où ils sont l'un à l'autre chez toutes les nations prises ensemble. Quoique inégalement répartis, ils seront censés être en même quantité par-tout ; parce que ce qu'il y aura de plus en or, par exemple, aujourd'hui dans un état, peut en sortir et passer demain dans un autre. Voilà pourquoi, dans tous les marchés de l'Europe, on juge du rapport de l'or à l'argent, comme on en jugeroit dans un seul marché commun.

On voit donc comment la valeur relative de l'or à l'argent s'apprécie de la même manière dans plusieurs états, où ces métaux passent librement de l'un chez l'autre. Mais lorsque des nations éloignées ne peuvent pas avoir entr'elles un commerce continuel, et, pour ainsi dire, journalier, alors cette valeur s'apprécie différemment chez chacune, parce qu'elle se règle dans des marchés qui n'ont point entre eux assez de relation, et dont, par cette raison, on ne sauroit former un seul marché commun. Au Japon, par exemple, l'or est à l'argent comme un à huit, tandis qu'il est en Europe comme un à quatorze et demi, ou comme un à quinze.

J'ai dit que les marchés font la loi au gouvernement. Pour le comprendre, supposons que, dans [135] tous les marchés de l'Europe, l'or soit à l'argent comme un à quatorze, et que cependant le gouvernement évalue en France ces métaux dans le rapport d'un à quinze, et voyons ce qui doit en résulter.

Le gouvernement est forcé d'évaluer ces métaux, comme on les évalue dans les marchés.

En France, il faudra quinze onces d'argent pour payer une once d'or ; tandis que, chez l'étranger, on payera une once d'or avec quatorze onces d'argent : sur quinze onces d'argent, on gagnera donc une once, toutes les fois qu'on en portera chez l'étranger pour l'échanger contre de l'or, et, par conséquent, l'argent sortira insensiblement du royaume. Quand ensuite le gouvernement voudra le faire revenir, il perdra encore un quinzième; parce que, pour une once d'or, on ne lui donnera que quatorze onces d'argent. Or il éviteroit toutes ces pertes, s'il se conformoit au prix du marché commun.