Nouvelles Ephémérides, avril 1176
NOUVELLES
EPHEMERIDES
ÉCONOMIQUES.

SECONDE PARTIE.

ANALYSES,
ET CRITIQUES RAISONNÉES.

N°. PREMIER.

SUITE des Observations économistes
  à M. l'Abbé de Condillac, par
M. l'Abbé Baudeau
.
N°. III.
Des diverses classes de citoyens qu'on doit
  distinguer dans les Etats civilisés.

VOICI, Monsieur, votre Analyse des sociétés policées.

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|132| “Il n'y a en général que deux classes de citoyens : celle des propriétaires, à qui toutes les terres & toutes les productions appartiennent ; & celle des salariés qui, n'ayant ni terres, ni productions en propre, subsistent avec les salaires dus à leur travail.
“La premiere peut facilement contribuer (aux dépenses publiques), parceque toutes les productions étant à elle, si elle n'a pas tout l'argent, elle a plus que l'équivalent, & que d'ailleurs il passe entièrement par ses mains.
“La seconde ne le sauroit : elle ne peut pas fournir la subsistance à ceux qui travaillent, puisqu'elle n'a point de productions en propre ; elle ne peut pas leur donner de l'argent dont ils ont besoin pour acheter cette subsistance, puisqu'elle n'a pour tout argent que son salaire, & que ce salaire réduit au plus bas par la concurrence, n'est précisément que ce qu'il lui faut pour subsister elle-même”. (page 313 & 314.

|133| Ce texte si formel va me fournir plusieurs observations.
La premiere & la plus directe aura pour objet la troisieme classe de citoyens, très clairement distinguée des deux autres par nos Maîtres, ou plutôt par la nature même de son art, de ses travaux, de ses avances ; classe que vous affectez d'une part de confondre avec la deux autres ; tandis que vous êtes obligé, par 1a force de la vérité, de les distinguer vous-même toutes les fois qu'il s'agit d'expliquer les rapports mutuels des fonctions qui s'exercent dans les sociétés policées, la distribution des subsistances & des matieres ouvrées, la circulation de l'argent qui fait, pour ainsi dire, la vie politique des Empires.
Cette classes, Monsieur, c'est celle des cultivateurs en chef, des entrepreneurs & directeurs de toute exploitation productive avec les ouvriers agricoles qui marchent à leur suite.
En lisant votre Ouvrage, on ne sait avec laquelle des deux autres vous l'avez confondue : est-ce avec celle

|134|des propriétaires ? est-ce avec celle des salariés ?
Me permettrez-vous de remarquer en passant que vous adoptez ici tout naturellement, sans vous en appercevoir, le langage ancien des Economistes ; que vous appellez avec nous le propriétaire foncier par son nom de propriétaire ; que vous ne lui donnez plus le titre de colon, variété qui n'est pas unique dans votre Ouvrage, & qui montre, je crois, que vous n'êtes pas encore bien accoutumé vous-même au langage nouveau que vous semblez vouloir introduire.
Quoi qu'il en soit, vous n'ignorez pas, Monsieur, sur quels fondements nous appuyons la distinction de cette classe, pour en former trois absolument différentes l'une de l'autre, comme nos Maîtres l'ont établi depuis plus de seize ans, & non pas deux simplement, comme vous essayez de le faire.
Les avances, foncieres sont totalement séparées des avances d'exploitation. Voilà, Monsieur, la distinction essentielle, fondamentale. Les

|135|fonctions, les devoirs & les droits du propriétaire foncier sont absolument différents des fonctions, des devoirs & des droits du cultivateur en chef. Il seroit bien étonnant que ces vérités vous fussent étrangeres.
En ce cas, je vous dirois, Monsieur, jettez les yeux sur une certaine étendue de terres en friche : hélas ! nous n'en manquons pas en France (même aux portes de Paris), graces aux prohibitions, aux exclusions, aux monopoles, aux exactions de toute espece.
Avant d'y pouvoir établir un fermier, une culture annuelle, réguliere & perpétuelle, que faut-il ? des bâtiments ou corps de fermes, des chemins, des clôtures, des plantations, des préparations du sol ; des extirpations de pierres, de troncs & de racines ; des écoulements d'eau & des abris.
Ce sont là, Monsieur, comme vous savez, les avances foncieres, les vrais travaux des propriétaire, les vrais fondements de son droit de propriété.

|136|Avant ces dépenses, les friches ne valoient rien, ou du moins presque rien ; la propriété de ces déserts n'étoit qu'un droit illusoire, qu'une expectative, qu'une faculté d'acquérir des revenus.
Par les avances foncieres, le sol brut & sauvage devient un fond cultivable, une vraie richesse, une source féconde & perpétuelle de productions. Le devoir du propriétaire foncier est de les entretenir, de les renouveller, de les améliorer de plus en plus, sous peine de perdre son revenu.
Mais, Monsieur, le propriétaire, après avoir ainsi formé par ces avances le domaine vraiment susceptible de culture, a rempli toutes ses fonctions. Faire valoir habituellement la ferme ou la métairie, c'est une entreprise absolument différente. Labourer, fumer, semer, herser, récolter, vendre les productions, tels sont les travaux du cultivateur en chef. Ses avances, essentiellement distinguées de celles du propriétaire, sont

|137|de deux sortes, vous le savez sans doute; les unes sont primitives, ou de premier établissement, savoir, les troupeaux, les animaux de labourage & de charroi, ceux de la basse cour ; les instruments aratoires, les meubles & ustensiles du ménage agricole, les premieres semences & les subsistances provisoires.
Les autres avances du cultivateur sont annuelles & journalieres ; ce sont les gages ; les entretiens, les salaires, les subsistances, les semences qu'il est obligé de dépenser habituellement & périodiquement pendant le cours d'une année.
Le devoir du cultivateur est de perfectionner la pratique de l'agriculture, d'épargner les frais & d'augmenter la production, sous peine de gagner moins sur son exploitation.
A des traits si bien marqués on ne peut plus méconnoître une profession totalement distinguée de celle du propriétaire. Vous ne m'objecterez pas sans doute que, dans les premiers temps de la civilisation,dans la premiere

|138|origine d'une famille isolée, le même homme est à la fois propriétaire & cultivateur; vous savez bien qu'à cette époque le même homme fabrique aussi son habitation, ses outils, ses meubles, ses vêtements ; qu'il se sert lui-même, & qu'il confond par conséquent toutes les fonctions de la classes qu'il vous a plu de mettre la seconde & la derniere de la société, avec celle de la premiere.
Il n'en est pas moins vrai que bâtir une grange & l'entretenir, est un travail ; filer la laine, tisser le drap, coudre l'habit, un autre travail tout différent ; labourer un champ, semer & moissonner, encore un autre travail aussi différent.
Le fermier cultivateur n'est point, Monsieur, le salarié du propriétaire. La récolte est le fruit de ses dépenses & de son travail ; elle est sa propriété ; c'est lui qui en a fait les avances, c'est lui qui en court les risques, c'est lui qui en prend toute la peine.
Pour supposer le contraire, il faudroit imaginer que la terre produit d'elle-même, il faudroit oublier que

|139|ses récoltes sont proportionnées à la mise & à l'intelligence du cultivateur.
Si quelque citadin pouvoit raisonnet d'après une si étrange supposition, vous n'auriez qu'à lui proposer de chasser d'une ferme tout l'attelier du laboureur pendant l'espace d'une premiere année ; de récolter l'année suivante les productions qui naîtroient d'elles mêmes en vertu des seules avances foncieres faites par le pro priétaire, & de vendre toute cette récolte pour salarier la troisieme année des ouvriers agricoles, il verroit quelle moisson & quelle culture il auroit établie.
A quoi bon, Monsieur, effacer autant qu'il est en vous, de l'esprit de vos Lecteurs ces idées si vraies, si simples, si nécessaires, sur la classe respectable des cultivateurs ?
Ils ne sont, Monsieur, ni propriétaires fonciers, ni salariés ; c'est un point qui me paroît de la plus suprême évidence.
C'est à eux qu'appartient la majeure partie des productions ; le reste est le

|140|partage de la classe des propriétaires, dans laquelle est compris le Souverain ; c'est par inattention que vous avez annoncé le contraire, en disant “que toutes les terres & tontes les productions appartiennent aux propriéraires» ; mais cette inattention influe beaucoup trop sur vôtre Ouvrage.
En réduisant les sociétés policées à deux classes, vous anéantiriez le Tableau Economique, ce chef-d'oeuvre du Maître, cet abrégé précieux de la doctrine économique. Vous n'avez sûrement pas eu l'intention de faire ce tort à la science, ni à la mémoire du Docteur Quesnay, dont vous fûtes avant moi le disciple & l'ami.
Mais les envieux de sa gloire (vous savez qu'il en existe beaucoup : hé ! quel rnérite supérieur n'en a pas suscitépar milliers !) les envieux de cette gloire si justement acquise, ont saisi avec avidité cette occasion de déprimer sa doctrine : peut être, Monsieur, trouveriez vous que ce motif secret a beaucoup influé sur les éloges

|141|prodigués tout-à-coup à vos éléments.
Vous n'êtes sûrement pas complice de ces desseins cachés ; vous n'ignorez même au fond, ni ne contestez la distinction des trois classes, & j'en trouve la preuve dans votre Ouvrage (page 268 ).
“Telle est donc (dites-vous, Monsieur) en général la répartition des richesses entre les campagnes & les villes : c'est que les campagnes sont riches en productions par le travail (vous auriez pu ajouter, & les avances) du laboureur, & que les villes sont riches en argent par les revenus des pro- priétaires, & par l'industrie des artisans”.
Ici vous adoptez clairement le langage économique; vous distinguez comme nous le laboureur riche en producttions, premiere classe ; le propriétaire riche en argent de ses revenus, seconde classe ; l'artisan riche en salaires de son industrie, troisieme classe.
Ailleurs (page 326) vous aviez

|142|dit : “toutes les richesses ne se multiplient qu'en raison de notre travail (toujours oubliant les avances); nous devons toutes les productions au travail du cultivateur, nous devons au travail de l'artisan ou de l'artiste toutes les formes données aux matieres premieres”.
Dans ce passage, vous ne dites point ce qu'on doit au propriétaire, à son travail, à ses avances ; mais vous ne l' ignorez pas, & vous l'aviez dit très éloquemment (page 97 ).
“J'ai desséché des marais, j'ai élevé des digues qui mettent mes terres à l'abri des inondations ; j'ai conduit des eaux dans des prairies qu'elles rendent fertiles ; j ai fait des plantations dont le produit m'appartient, & dont cependant je ne jouirai pas : en un mot, j'ai donné à des terres sans valeur une valeur qui est à moi tant qu'elle dure, & sur laquelle par conséquent je conserve des droits pour le temps où je ne serai plus”.
Il seroit certainement impossible de

|143|mieux désigner les avances foncieres, & les droits du propriétaire.
C'est donc, Monsieur, selon vous-même, avec beaucoup de raison & de justesse que j'avois analysé, d'après nos maîtres, les sociétés policées en trois classes, celle des propriétaires, celle des cultivateurs, & celle des autres arts.
C'est sur le fondement de cette distinction en trois classes qu'est fondé le Tableau Economique.
Vous n'êtes pas sans doute, Monsieur, du nombre de ceux qui veulent tourner en ridicule cette formule admirable & son Auteur immortel votre Maître & le mien en métaphysique, en économie.
Cette “répartition des richesses entre les villes & les campagnes, entre les cultivateurs, les propriétaires & les artisans dont vous parlez ( page 368 ), est précisément l'objet du Tableau.
Si j'étois obligé de vous en démontrer encore l'utilité, je me servirois pour preuve de votre propre exemple.

|144|C'est faute d'avoir pris la peine de graver dans votre esprit assez profondément la formule abrégée de toute la science, que vous avez voulu réduire la société civile à deux classes au lieu de trois, oubliant une classe bien capitale & bien essentielle, celle des cultivateurs.
C'est par la même faute qu'il vous échappe de dire “que tout l'argent passe entiérement parles mains des propriétaires fonciers (ibidem)”. Jettez les yeux sur le tableau, vous y verrez une vérité bien frappante ; c'est que les cultivateurs ne donnent point en argent ou revenus au propriétaire toute la valeur des productions récoltées.
La masse de ces productions se divise très évidemment en trois portions. La première n'est point vendue ; c'est celle que les cultivateurs sement ou consomment eux--mêmes ; la seconde est vendue pour payer en argent le revenu du propriétaire particulier & l'impôt du Souverain; la troisieme est vendue pour payer aux artisans & aux marchands ouvriers

|145| & autres agents de la troisieme classe tout ce qu'ils fournissent aux cultivateurs.
Cette portion d'argent n'a, Monsieur, qu'une circulation incomplette; elle va de la classe productive ou cultivatrice, à celle des arts stériles, sans passer entre les mains des propriétaires.
Quand votre fermier achete des souliers, un meuble, un habit, il opère la premiere marche de cette circulation.
Les artisans, les marchands, les gens à talents quelconques, ne rendent jamais aux propriétaires immédiatement une seule obole de cet argent-là ; ils l'emploient tout en achats de subsistances ou de matieres premieres, & ces productions appartiennent (comme vous dites vous-même, pages 326 & 368) au laboureur.
Cette partie considérable du pécule circulant ne passe donc point entre les mains du propriétaire. C'est ce que vous auriez trouvé très clairement exposé dans l'explication du tableau économique, par moi publiée dans

1776. Tome V.           G

|146|les Ephémérides de 1767 & 1768 8 (1).
Consolez-vous, Monsieur, vous n'êtes pas le seul Ecrivain justement célebre qui soit tombé, contre ses propres intentions, dans des fautes graves, faute d'avoir eu l'attention
d'apprendre & de retenir le Tableau économique ; c'est ce qui nous donne plus d'attachement pour cette formule, plus de vénération pour son inventeur.
Quand on la sait bien une fois, on ne l'oublie jamais, & l'on ne tombe plus dans les contradictions semblables à celles que je me suis vu forcé de relever ici dans votre Ouvrage, & que j'aurai l'occasion de vous montrer encore par la suite, afin que vous en préserviez la troisieme partie qui n'est point encore publique, & que vous les fassiez disparoître à la seconde édition du volume qui contient les deux pretnieres.

La suite aux plus prochains Recueils.


(1) On trouve encore quelques exemplaires de cette explication chef Delalain , Libraire , rue & à côté de l'ancienne Comédie Françoise.