Introduction

 

En 1617, Charles-Emmanuel de Madruzzo, 8e comte de Challant, fit procéder à l'inventaire de tous les biens meubles du château d'Issogne (Italie). Cet inventaire consiste en deux documents, de dimensions inégales, répertoriés dans les Archives du château de Chdtillon sous la Catégorie Inventaires, vol. 58, liasse 4.

Un article de Joseph-César Perrin intitulé "Inventaire des biens meubles du château d'Issogne (1617-1618)" 1 a fait connaître le plus volumineux des deux, tout en ne produisant pas l'index en forme de disposition des lieux qui clôt ce document, ni l'indication dont l'index est suivi. Or celle-ci stipule que "La bibliothèque a fait l'objet d'un Inventaire particulier" (La libraria hà un Inventario particolare). Aussi, contrairement à ce qui est généralement tenu pour avéré, les livres inscrits aux feuilles numérotées de 17 à 19 de l'inventaire général et qui, selon la disposition des lieux de l'index, ont été retrouvés dans le cabinet du Comte (Gabinetto del Sigr Conte) ne peuvent donc pas être considérés comme représentatifs de l'état de la bibliothèque du Château d'Issogne à l'époque, soit à la charnière des années 1617 (15 décembre) et 1618 (2 janvier).

L'état véritable de la bibliothèque est contenue dans l'autre document : un cahier de 14 feuillets pliés en deux, que seul Justin Boson a évoqué 2. Le document indique en titre que les livres dans leur ensemble étaient situés dans le cabinet de la chapelle (Gabinetto della capella). Le catalogage à part des ouvrages de langue allemande refléchit une disposition distincte de ceux, majoritaires, en latin, français, italien, voire espagnol. Hors les livres retrouvés dans le cabinet du Comte, l'inventaire totalise environ 600 titres. Même en tenant compte de ce qu'en volumes le nombre est nécessairement plus grand, la bibliothèque Challant est de petite importance comparativement aux bibliothèques princières ou aristocratiques comme celle de la Maison de Savoie dont l'inventaire Torrini nous donne l'idée de ce qu'elle était en 1659. Toutefois, son contenu en auteurs, sujets et éditions objective ce que Francesco Agostino Della Chiesa, évêque de Saluces (Saluzzo) en a dit en deux endroits de sa Relation de l'état présent du Piémont 3 :

" Non loin de Nus à la faveur d’un pont assurant le passage de la rive droite à la rive gauche de la Doire, on parvient à Fénis et aux autres Terres du Comté de Challant, au-delà desquelles du même Challant, et d'autres déjà nommées sont Issogne, qui a un très beau Château, dans lequel est conservée une très riche bibliothèque, constituée à grands frais..."4

" Dans le château d'Issogne le Cardinal Charles Madrucce, évêque de Trente 5 entretient une très belle bibliothèque, remplie de toutes sortes de livres..." 6

Le rédacteur commun des deux inventaires est Etienne Jaquin, curé d'Issogne. A ses côtés apparait, pour l'inventaire général, un personnage dénommé Dialley faisant office de témoin. Il est écrit en fin d'inventaire qu'il "atteste, en français dans le texte, avoir toujours assisté à la confection de l'inventaire suscrit". Selon toute probabilité il s'agirait de Pierre Antoine Dialley, répertorié par Jean-Baptiste de Tillier dans son Nobiliaire 7, qui y est dit né à Verrès 8, y possédant beaucoup de biens et châtelain du comte de Challant. C'est à lui d'ailleurs que, selon l'inventaire, furent confiées à l'époque toutes les clefs de tout le château.

L'inventaire de la bibliothèque est l'oeuvre conjointe de Etienne Jaquin et de Michel Bornel, curé de Hone et de Bard. En titre il est indiqué que le document a été établi l'année de la régence (regenza) de Messire Foppulo, et in fine la même personne, Alessandro Foppulo, y est mentionnée comme y ayant aidé. D'après d'autres documents des mêmes années conservés aux Archives d'Aoste, Alexandre Foppulo, ou Foppuli, est donné comme le "conseiller du très illustre cardinal de Madruzzo". La présence de ce conseiller du cardinal Carlo Gaudenzio Madruzzo, oncle de Charles Emmanuel Comte de Challant, rapporté à l'extrait ci-dessus de Franceso Agostino Della Chiesa, pourrait indiquer que, si le neveu est à l'origine d'un recensement des biens meubles du château, la bibliothèque serait, quant à elle, plutôt à associer à l'oncle.

La rédaction d'un inventaire, dans l'urgence ou pas, présuppose en général au moins deux personnes : l'une qui énumère les objets, l'autre qui en note la description. Le catalogage des livres de la bibliothèque Challant n'a pas failli à la règle. Cela provient moins du fait que ses auteurs étaient deux que d'évidents quiproquos dans la transcription. Bien que les deux documents aient le même signataire prédominant (Jaquin), les nombreuses variations d'écriture qui s'y produisent me rendent impossible d'affirmer qu'il en a été le scribe et qu'il l'a été de bout en bout.

J'ai tâché de transcrire le manuscrit, le plus complètement qu'il m'était possible. Ceci a impliqué d'identifier les ouvrages énumérés. Un inventaire antérieur (1565) et un catalogue postérieur (1775) de cette même bibliothèque ont été au point de départ de leur assignation. La confrontation d'autres inventaires (Roncas, Aymavilles...), publiés par les soins de l'Académie Saint-Anselme notamment, l'a égalemant aidée. C'est qu'il a fallu se familiariser avec des titres tronqués, ou abrégés irrégulièrement, ou donnés en mélangeant les langues, les rendant inconnaissables dans une langue parce qu'ils étaient en fait d'une autre, et aussi avec les pratiques d'écriture inscrites dans un territoire géographique et politique réunissant au coeur de l'Europe des versants opposés. De sorte que, chemin faisant, le fonds lui-même est devenu l'artisan de sa propre reconnaissance, sans qu'elle ait pu être complète.

Parallèlement est né l'intérêt de se représenter les livres mentionnés. C'est la raison pour laquelle chaque entrée déchiffrée est assortie d'une notice correspondant à l'édition effective, approchée ou supposée et de la vignette de la page de titre. De même, au fur et à mesure du déchiffrement, et puisque l'on avait les intitulés en bonne et due forme suivant nos normes, est apparu l'intérêt de conserver la façon dont les titres avaient été manuscrits, sans spécialement suivre les usages en matière de transcription.

La reconstitution ainsi obtenue n'est évidemment pas l'image de la bibliothèque. Mais on peut, me semble-t-il, la considérer comme en figurant un aperçu véridique.
On accède à celui-ci en survolant chacune des pages du fac-similé le long de la pliure qu'on y discerne, c'est-à-dire en passant sur celle-ci la souris, le curseur, le stylet ou le doigt suivant le système qu'on utilise.
Quatre cas se présentent alors dans les "infobulles" que cette action affiche :
- Transcription incomplète, voire nulle.
- Transcription complète, sans identification faute d'indications suffisantes.
- Transcription complète, avec identification, vignette neutre.
- Transcription complète, avec identification, vignette accordée.
Cette disposition morcelle l'inventaire. Aussi, sauf pour le titre, une transcription de l'ensemble de la page considérée double celle littérale du fac-similé.

Enfin on a adjoint à la liste de la bibliothèque celle des ouvrages retrouvés dans le cabinet du comte.

Au terme de ce préambule, il est bon de reconnaître que le résultat publié ici n'aurait probablement pas été possible, sauf sur plusieurs vies ou une vie très très longue, ce qui n'est pas plus souhaitable dans un cas que dans l'autre, sans la mise à disposition publique par voie informatique des catalogues des grands fonds d'ouvrages, et sans l'universalisation qu'en réalise le moteur de recherche Google. Il n'aurait pas été non plus possible pour les titres en langue allemande, même si la reconnaissance reste lacunaire sans qu'elle lui soit imputable, sans l'aide du Dr. Philipp Küsgens, spécialiste des textes allemands manuscrits rédigés entre le XVIIe et XXe siècles.

Ramené à une échelle humaine ancienne, il est bon de signaler que ce travail a été entamé avec Giulio Romero Passerin d'Entrèves; qu'il est continué avec lui pour l'image qu'il dessine d'un moment d'une triple aventure — du livre, des bibliothèques et de l'écriture, et d'une histoire — celle des pratiques nobiliaires afférentes.


1 "Inventaire des biens meubles du château d'Issogne". Société académique de St Anselme, bulletin 39. Aoste, Imprimerie ITLA, 1962. p. 92-142.
2 "Justin Boson, Le château d'Issogne. I.G.D.A. 1951. p. 41. Francesco Malaguzzi ne fait que citer Boson dans Legatura di pregio del secondo Cinquecento dalla raccolta di Gian Federico Madruzzo. Trente, Societa di Studi Trentini di Scienze storiche, 1993. p. 30
3 " Relatione dello stato presente del Piemonte. In Torino : per Gio. Zauatta, & Gio. Domenico Gaiardo, 1635.
4 " Non lungi da Nus col beneficio d'un ponte dalla destra ripa della Dora alla sinistra facendosi passaggio, si peruiene à Fenis, & all'altre Terre del Contado di Chialant, le quali oltre Chialant istesso, & altre già nominate sono Issogna, c'hà un bellissìmo Castello, nel quale si conserva un' assai copiosa Biblioteca, con molta spesa da quei Conti raccolta..." (p. 52)
5 "Nel Castello d'Issogna conserva il Cardinale Carlo Madruccio, Vescovo di Trento 4 una bellissime Biblioteca, ripiena d'ogni sorte di libri..." (p. 60)
6 L’auteur confond ici deux Madruce : Charles-Emmanuel à l’origine de l’inventaire considéré, qui n’était pas cardinal ; et son oncle Carlo Gaudenzio Madruzzo, qui l’était. Celui-ci, né à Issogne en 1562 et mort à Rome le 14 août 1629, fut prince évêque de Trente de 1600 à 1629, et devint cardinal en 1604. La confusion pourrait provenir de ce que Charles-Emmanuel succéda à son oncle comme prince-évêque de Trente le 14 aout 1629 et prit possession de son siège le 21 mai 1630.
7 ‎Jean-Baptiste de‎ Tillier, ‎Nobiliaire du Duché d'Aoste‎. Editions de la Tourneuve. Aoste 1970.
8 "dont la forteresse fait face au château d' Issogne, de l'autre côté orographique de la Doire Baltée.