PROJET D'IMPOSITION

GÉNÉRALE ET VOLONTAIRE.


L'ÉTAT a besoin d'un secours pressant & momentané ; il ne peut attendre ce secours que du patriotisme de tous les Français. L'Assemblée Nationale n'a pas le temps d'établir une imposition juste, avec la proportion exacte que demande la justice ; cependant il ne faut pas laisser la chose publique en danger, il faut une imposition, qui puisse facilement & promptement être recueillie & portée au trésor public ; il faut qu'elle soit volontaire & libre ; car il seroit impossible d'établir assez promptement une imposition forcée qui ne fût pas une injustice : c'est dans les vertus de ses citoyens que la patrie doit trouver le remède à ses maux, la seule base de sa puissance.

Le projet que je présente me paroît remplir le but.

Sur 26 millions d'habitans, 12 millions seront seuls imposés, les pauvres ne le seront point.

Sur 12 millions de citoyens imposés, 6 millions ne payeront que 20 sous, 4 millions ne payeront que 30 sous, le peuple sera à peine imposé.

Il se trouve que deux millions d'habitans supportent presque tout l'impôt, mais avec une proportion telle que le plus riche ne paye que 300 liv.

Chaque citoyen pourra se ranger de lui-même dans une des 21 classes ci-après (1), & en cela l'imposition sera volontaire & libre, mais chaque citoyen possédant quelque chose, ou faisant un commerce quelconque, sera tenu de se ranger dans une de ces 21 classes.

Le citoyen ne possédant rien, vivant du travail de ses mains, sera seul exempt de cette imposition.

Avec le produit de cet impôt, on subviendra aux besoins de l'année courante & à ceux de l'année prochaine, & l'Assemblée Nationale pourra s'occuper avec calme d'assurer la félicité publique.

(1) Le projet fait fond sur le nombre de classes établies pour la capitation. (plt)

 

[2]

1re.

classe,

6 millions d'ames

à

1 l.

6,000,000

liv.

2e.

. .

4 millions

à

1 l.

10 s.

6,000,000.

3e.

100 mille ames

à

3 l.

300,000.

4e.

idem

à

6 l.

600,000.

5e.

idem

à

12 l.

1,200,000.

6e.

idem

à

18 l.

1,800,000.

7e.

idem

à

24 l.

2,400,000.

8e.

idem

à

30 l.

3,000,000.

9e.

idem

à

36 l.

3,600,000.

10e.

idem

à

48 l.

4,800,000.

11e.

idem

à

55 l.

5,500,000.

12e.

idem

à

65 l.

6,500,000.

13e.

idem

à

75 l.

7,500,000.

14e.

idem

à

85 l.

8,500,000.

15e.

idem

à

100 l.

10,000,000.

16e.

idem

à

120 l.

12,000,000.

17e.

idem

à

50 l.

15,000,000.

18e.

idem

à

180 l.

18,000,000.

19e.

idem

à

220 l.

22,000,000.

20e.

idem

à

240 l.

24,000,000.

21e.

idem

à

300 l.

30,000,000.

21 classes feront 12 millions d'ames, &

188,100,000.

liv.

Cette imposition sera payée pour une seule fois; c'est un effort que font tous les Français, pour secourir la Patrie ; les impôts doivent être payés indépendamment & comme ils l'étoient ci-devant, en attendant que l'Assemblée Nationale établisse dans les Finances un régime nouveau, plus juste, plus égal que celui qui est établi.

Une 22e.classe de 100 mille ames, qui comprendroient les citoyens les plus riches, pourroit encore être ajoutée aux 21 classes ci-dessus, & sous-divisée en 4 classes.

Premiere

classe.

25,000

ames.

à

500 l.

12,500,000

liv.

Seconde.

 

25,000

 

à

1000 l.

25,000,000

 

Troisième.

 

25,000

 

à

1500 l.

37,500,000

 

Quatrième.

 

25,000

 

à

2000 l.

50,000,000

 

 

 

 

 

 

125,000,000

liv.

En y joignant les sommes provenant des 21 premières classes, qui montent à

188,000,000

liv.

Le total se porte à

313,000,000

liv.

Je présume du patriotisme de mes concitoyens, qu' il [3] ne s'en trouveroit pas un seul qui de lui-même ne vînt se ranger dans une classe plus forte que celle qui seroit relative à sa fortune ; il seroit amplement pourvu aux besoins de l'État, & personne ne seroit surchargé.

Aucune classe de citoyens ne seroit opprimée, puisque chacun choisiroit la somme qu'il veut payer, ou qu'il peut payer relativement à sa fortune.

Il a été calculé & annoncé par M. Dupont (2) au milieu de l'Assemblée Nationale, qu'une imposition du quart du revenu net, ne produiroit que 75 millions, somme assurément insuffisante.

Cependant un tel impôt ruineroit tous les propriétaires de terres, venant sur-tout après une année où les fonds n'ont pas produit de revenu, une année pendant laquelle les propriétaires riches ont été obligés de nourrir les propriétaires pauvres & mourant de faim, & venant encore dans une année peu abondante.

Cet inconvénient est assurément bien grand, mais ce n'est pas le seul, on ôteroit aux agriculteurs leurs moyens d'avances, & l'on sait combien l'agriculture en exige ; on décourageroit, on anéantiroit pour ainsi-dire la manufacture précieuse des subsistances.

On mettroit une gène, une inquisition bien odieuse parmi tous les propriétaires ; tel propriétaire paroît avoir 20,000 liv. de rente, mais ce revenu est si casuel, il est sujet à tant d'événemens, à tant de dépenses pour y parvenir ! D'un autre côté, on ignore les dettes du propriétaire qui paroît les posséder, il peut lui importer qu'elles soient ignorées ; il est odieux de l'obliger à produire un [sic] espèce de bilan par ses déclarations, que son revenu est réduit à une telle somme.

Tous les capitalistes, tous les négocians pourroient s'exempter de l'impôt, les seuls propriétaires de terre seroient obligés de le supporter, & au-dessus de la proportion réelle dans laquelle ils devroient le supporter.

L'imposition que je propose n'a aucun de ces inconvéniens.

Pour faire sentir la différence bien importante qu'il y a entre ces deux impositions, je dirai que certainement il y a en France 3 ou 4 millions de citoyens plus riches que je ne le suis. Cependant je me rangerai dans la classe de ceux qui payeront 300 liv.

[4] L'imposition ainsi faite doit produire, comme nous venons de le voir, 313 millions ou 188 millions, en supposant que 300 liv. soient le payement le plus fort.

Si l'imposition se fait au quart du revenu, je payerai environ 3 ou 4,000 liv. & elle ne produira, suivant les calculs de M. Dupont (2), qu'un résultat de 75 millions. Nous ne devons pas être alarmés sur la situation de la France.

Sa situation momentanée est critique à la vérité ; mais suppléons promptement à ce moment de crise, & établissons une administration dirigée par de bons principes, & soyons parfaitement tranquilles pour l'avenir.

D'après Smith, l'homme qui a le plus profondément écrit sur la nature & les causes de la puissance des nations, l'homme qui le mieux connu & le mieux traité ce sujet important, la France peut supporter trois fois autant de charges publiques qu'en peut supporter l'Angleterre.(3)

L'Angleterre n'est pas oppressée sous le poids des charges publiques. Cependant elles vont à environ 17 millions de liv. sterlins, c'est-à-dire, à 408 millions de nos liv. Celles de France, suivant le dernier compte rendu, s'élèvent à 472 millions.

La dette publique est plus forte en Angleterre qu'elle ne l'est en France. La France pourroit supporter 100 millions d'impôts en sus de ceux qu'elle supporte déjà, sans qu'aucune classe de citoyens fût surchargée, si les impôts étoient bien assis & bien administrés ; relevons notre courage & ne désespérons pas de la chose publique, ne nous effrayons point, ni de la dette, ni du déficit, ayons une Assemblée Nationale annuelle, des Assemblées Provinciales bien composées, une bonne Constitution, un Pouvoir Judiciaire organisé comme il doit l'être pour assurer la Liberté civile, & soyons surs que la France deviendra bientôt l'Empire le plus puissant qui ait jamais paru sur la terre.

(2) Il s'agit de Du Pont de Nemours. (plt)

(3) L'auteur du projet fait ici allusion au passage suivant de La Richesse des nations, extrait du chapitre II du Livre V. Les italiques mettent en évidence ce qu'il en a retenu. (plt)

"Le système fiscal français semble, à tous égards, inférieur à son homologue britannique. En Grande-Bretagne dix millions sterling sont levés annuellement sur moins de huit millions de personnes, sans qu'on puisse dire qu'un ordre particulier soit opprimé. D'après les compilations de l'abbé Expilly et les observations de l'auteur de l'Essai sur la législation et le commerce des grains, il semble probable que la France, y compris les provinces de la Lorraine et de Bar, a environ vingt-trois ou vingt-quatre millions d'habitants; peut-être le triple de la population de la Grande-Bretagne. Son sol et son climat sont meilleurs que ceux de la Grande-Bretagne. Le pays a été depuis bien plus longtemps amélioré et cultivé, et, pour cette raison, il est mieux pourvu de tout ce qui demande beaucoup de temps pour croître et s'accumuler, tel que de grandes villes, et des maisons pratiques et bien construites, en ville comme à la campagne. Avec de tels avantages on pourrait s'attendre à ce qu'on lève en France pour le soutien de l'État un revenu de trente millions aussi facilement qu'un revenu de dix millions en Grande-Bretagne. En 1765 et en 1766, l'ensemble du revenu payé au trésor de France, d'après les meilleurs comptes que j'aie pu avoir, quoiqu'ils soient, je l'avoue, très imparfaits, oscillait habituellement entre 308 et 325 millions de livres; c'est-à-dire qu'il ne s'élevait pas à quinze millions sterling; pas à la moitié de ce qu'on pourrait attendre, proportionnellement au nombre de la population de la Grande-Bretagne. Cependant il est généralement reconnu que les impôts sont beaucoup plus oppressifs en France qu'en Grande-Bretagne. Pourtant la France est certainement le grand empire d'Europe qui, après celui de la Grande-Bretagne, jouit du gouvernement le plus doux et le plus indulgent." (Voyez The Wealth of Nations, volume 2. Oxford, Clarendon Press, 1976. p. 905.)


Nota. Le projet d'imposition ci-dessus, qui ne peut qu'être l'ouvrage d'un zélé patriote, a tellement plu à plusieurs bons citoyens de Toulouse, qu'ils sont nommé Me. Mauras, Conseiller du Roi, Notaire de cette ville, rue Nazareth, pour recevoir sur un registre public les soumissions volontaires des personnes, qui, désirant venir au secours de l'État, offriront de les réaliser conformément au décret qui pourra être rendu par l'Assemblée Nationale, sanctionné par le Roi.
La liste de ces soumissions sera imprimée tous les huit jours & envoyée à l'Assemblée Nationale, ainsi qu'à M. Necker, premier Ministre des Finances. (4)


(4) On peut remarquer que le passage de La Richesse des nations évoqué réfère à un ouvrage de Necker, Sur la législation et le commerce des grains, paru en 1775. (plt)

A TOULOUSE, DE L'IMPRIMERIE DE NOEL-ÉTIENNE SENS.
5 Octobre 1789.

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